Chapitre II. Le style
p. 175-210
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un beau vers ? La Poëtique françoise à l’usage des Dames déclare, sans développement plus ample, que c’est un vers qui exprime « un grand sentiment ou une pensée éclatante ». Mais cette définition est incomplète, car elle fait abstraction de la forme pour n’envisager que le fond, et la forme mérite bien qu’on s’y arrête. Voltaire, en quelques lignes où il se rencontre avec Marmontel, dont on connaît déjà le sentiment1, a résolu la question d’une manière beaucoup moins étroite : « D’où vient, a-t-il dit2, que la Bérénice de Racine se fait lire ? … C’est que les vers sont bons : ce mot comprend tout, sentiment, vérité, décence, naturel, pureté de diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles, et toujours placées à propos ». Il pense certainement au vocabulaire, que nous venons d’étudier, mais aussi au style, qui consiste dans l’art de disposer les mots dans la phrase, d’en régler l’emploi, et de choisir les ornements qui donneront à la poésie l’éclat et la magnificence qui lui sont nécessaires, le mouvement, l’âme et la vie qu’on est en droit d’exiger d’elle.
2Le xviiie siècle reste fidèle aux grands préceptes qu’avait établis le classicisme, et auxquels il s’était conformé. Le principe de la séparation des genres entraîne l’unité de ton, qui interdit le mélange du style familier et du style qui convient à la haute poésie. L’unité de ton, dans les grands genres, a pour conséquence nécessaire la noblesse constante de l’expression. Ainsi le poème épique et le poème dramatique veulent une magnificence continue de la forme, tandis que la poésie légère est beaucoup moins tendue et que le propre de la poésie marotique consiste dans un aimable laisser-aller. « Un beau vers, dans le style tragique, écrit Marmontel3, est celui où parle la nature avec force et avec noblesse … Les passions tragiques, les sentiments élevés et les hautes pensées ont communément, dans les langues, une expression noble qui leur est propre ; et, quand il s’agit de les rendre, la majesté du style est naturellement soutenue par la grandeur de son objet ». À peine Marmontel reconnaît-il que certaines différences de plan sont nécessaires, ce qui est peut-être déjà l’indice d’un goût prêt à évoluer, et que le poète peut se départir d’une tension continue toutes les fois qu’il n’a pas de grandes choses à exprimer. Chamfort et l’abbé de la Porte, en 1776, maintiennent plus rigidement la doctrine classique : « La noblesse du style consiste, dans la tragédie, où l’on fait parler des princes et des rois, à n’user que de cette élégance qui leur est familière, et même à l’employer plus continuellement qu’ils ne le font dans la nature, parce qu’on les représente au théâtre dans leur plus grande décence »4.
3La noblesse de l’expression dépend elle-même d’un certain nombre de caractères définis par les grammairiens et les critiques. En premier lieu il faut signaler la pureté de l’élocution. L’écrivain doit s’exprimer correctement, en respectant la propriété des termes dont il use, et sans avoir recours à de dangereux néologismes qui dénaturent la langue. Ce sont là des recommandations sur lesquelles insiste l’abbé Girard5. Millevoye les reprend pour son compte dans les conseils qu’il donne aux poètes :
N’allez pas étaler l’effronté barbarisme
Ni l’absurde jargon du froid néologisme. (L’invention poétique)
4On les retrouve sous la plume des commentateurs, attentifs à signaler les fautes des auteurs les plus réputés. La haute tenue du style est une des qualités premières de la bonne poésie, qui autrement tombe dans le vulgaire et dans le trivial :
Corneille — ]e sais ce qu’est un songe, et le peu de croyance Qu’un homme doit donner à son extravagance (Pol.,l, 1 – Volt. : « Donner de croyance n’est pas d’un français pur ») — Et mon cœur, attendri sans être intimidé, N’ose déplaire aux yeux dont il est possédé (ib. – Volt. : « Expression impropre, vicieuse ; on ne peut dire : être possédé des yeux ») — Gilbert – Rentrent dans la poussière, Avec leur idole grossière, Tous ces tirans sacrés qui trafiquent l’erreur ! (L.H., III, 1, 8, 4 : « Trafiquer l’erreur est un solécisme : trafiquer n’admet que le régime indirect »).
5Sont également incompatibles avec un style châtié les proverbes, les formules toutes faites, les façons de parler bourgeoises et populaires6, tolérables tout au plus dans la comédie ou dans le genre burlesque.
6L’abondance de ces périphrases dont le xviiie siècle s’est montré si prodigue trouve elle aussi sa cause, du moins en partie, dans le même souci de noblesse constante qui anime le classicisme. L’abbé Papon, Louis Racine et Beauzée7 reconnaissent que la périphrase répond à plusieurs besoins. Ou bien elle évite la répétition d’un mot qui a déjà été employé. Ou bien elle est un artifice de bienséance, qui permet d’esquiver un terme que sa nouveauté ou sa bassesse rendent gênant. Ou bien, et c’est le cas qui nous intéresse ici, elle donne aux choses simples la majesté dont elles sont naturellement dépourvues. Lorsqu’Œnone rappelle à Phèdre que depuis trois jours elle n’a ni dormi ni mangé, elle se garde bien de s’exprimer d’une manière aussi prosaïque ; elle lui dit au contraire avec beaucoup plus d’élégance poétique :
Le soleil a trois fois abandonné les deux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux,
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture. (Ph., I, 3)
7Voilà qui a de la grâce et de l’accent : « Le génie de la poésie, déclare Beauzée, consiste à amuser l’imagination par des images, qui au fond se réduisent souvent à une pensée que le discours ordinaire exprimeroit avec plus de simplicité, mais d’une manière ou trop sèche ou trop basse : la périphrase poétique présente la pensée sous une forme plus gracieuse ou plus noble ». Et Beauzée félicite Voltaire, au lieu d’avoir écrit tout uniment à la pointe du jour, d’avoir préféré à ces quelques mots des vers plus ornés :
L’aurore cependant, au visage vermeil.
Ouvrait dans l’Orient les portes du soleil ;
La nuit en d’autres lieux portait ses voiles sombres ;
Les songes voltigeants fuyaient avec les ombres.
8Le grand J.-B. Rousseau, à cette formule prosaïque : nous sommes en automne, a substitué deux strophes remplies de détails agréables et intéressants :
Le soleil, dont la violence
Nous a faits languir si longtemps,
Arme de feux moins éclatants
Les rayons que son char nous lance,
Et plus paisible dans son cours,
Laisse la céleste Balance
Arbitre des nuits et des jours.
L’Aurore, désormais stérile
Pour la divinité des fleurs.
De l’heureux tribut de ses pleurs
Enrichit un dieu plus utile ;
Et sur tous les coteaux voisins,
On voit briller l’ambre fertile
Dont elle dore nos raisins.
9Gresset s’est montré tout aussi habile. Alors qu’il pouvait dire sans apprêt : Sur la Montagne Sainte Geneviève, quartier de l’Université, rue Saint Jacques, se trouve le Collège Louis-le-Grand, il a usé de belles périphrases qui n’ont plus rien d’aride :
Sur cette montagne empestée,
Où la foule toujours crottée
Des prestolets provinciaux
Trotte sans cesse et sans repos
Vers ces demeures odieuses
Où règnent les longs arguments
Et les harangues ennuyeuses.
Loin du séjour des agréments,
Enfin, pour fixer notre vue,
Dans cette pédantesque rue
Où trente faquins d’imprimeurs
Avec un air de conséquence.
Donnent froidement audience
A cent faméliques auteurs,
Il est un édifice immense
Où, dans un loisir studieux,
Les doctes arts forment l’enfance
Des fils des héros et des dieux.
10Ces vers sont admirables, d’autant plus que ni la Montagne Sainte-Geneviève, ni la rue Saint-Jacques, ni le collège Louis-le-Grand ne sont nommés. Mais A. Chénier lui aussi sait exprimer avec élégance qu’il mourra un jour :
Quand d’un souffle jaloux la Parque meurtrière
Viendra de mon flambeau dissiper la lumière. (III, 101)
11à moins qu’il ne rappelle à un enfant, dans le même style orné, l’époque où il faisait ses dents :
Lorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs,
De tes yeux enfantins faisaient couler les pleurs (I, 147)
12Mais la haute poésie, si elle doit éviter les négligences du parler populaire et la platitude, est dans l’obligation de fuir au même degré la boursouflure. « Le grand art des vers, déclare Voltaire8, consiste à n’être jamais ni ampoulé ni bas ». Il faut joindre à cette observation quelques lignes importantes de Rollin9 : « La noblesse des pensées entraîne ordinairement celle des paroles, qui à leur tour servent beaucoup à relever les pensées. Mais il faut bien se donner de garde de prendre pour sublime une apparence de grandeur bâtie ordinairement sur de grands mots assemblés au hasard, et qui n’est, à la bien examiner, qu’une vaine enflure de parole, plus digne de mépris que d’admiration. En effet, l’enflure n’est pas moins vicieuse dans le discours que dans les corps. Elle n’a que de faux dehors et une apparence trompeuse ; mais en dedans elle est creuse et vide ». Sont donc répréhensibles, selon Rollin, les vers suivants de Malherbe, qui veulent peindre la pénitence de saint Pierre :
C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent.
Ses soupirs se font vents que les chênes combattent ;
Et ses pleurs, qui tantôt descendoient mollement.
Ressemblent un torrent qui des hautes montagnes
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément.
13Toute cette description est forcée, prétentieuse, et pèche contre la vraisemblance. Elle blesse les goûts du classicisme par son exagération et ne satisfait pas ses désirs de magnificence mesurée10.
14Sont également exclus du beau style les jeux de mots cherchés et les équivoques dont un Oreste ou une Médée ne sauraient orner leurs discours. Ces amusettes, qui sans doute mettent en lumière la virtuosité d’un poète maître de sa langue, outre qu’elles sont une surcharge inutile, ne conviennent pas à la majesté vraie des personnages de tragédie et pèchent contre la vraisemblance des situations. Il suffit de signaler les deux cas suivants critiqués par Voltaire :
Corneille – Et nous ouvrant son cœur, nous ouvrait ses trésors (Pompée, I, 3 : « Semble un jeu de mots. Tout ce qui a l’air d’une pointe est l’opposé du style sérieux ») — Et son sort que tu plains te doit faire penser Que ton cœur est sensible et qu’on peut le percer (ibid., IV, 1 : « C’est une équivoque. Le mot sensible est pris ici au physique. Ptolémée entend que César n’est pas invulnérable. Jamais le mot sensible ne souffre cette acception »).
15Mais alors on peut se demander jusqu’à quel point les antithèses, que certains rangent parmi les figures de rhétorique, ne constituent pas elles aussi des pointes et des jeux de mots. Son prestige est en baisse et sur son compte les jugements sont assez partagés. L’antithèse est admise sans restriction dans les genres légers, où on la considère même comme un trait de finesse épigrammatique et de grâce. Aussi a-t-on loué sans réserve ces deux alexandrins de Voltaire, qui sont partout cités :
Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
16L’abbé Mallet pourtant ne voudrait la tolérer que dans les harangues et les discours académiques. Il est vrai que cette manière de voir n’est pas universellement adoptée. Elle est blâmable, pensent les meilleurs auteurs, si l’on en fait un procédé constant et étudié, afin de donner au style un éclat affecté. Au contraire, quand elle est en situation, elle a l’avantage de conférer à la pensée une concision vigoureuse et saisissante. « Les antithèses, dit le P. Bouhours approuvé par Rollin11, plaisent infiniment dans les ouvrages d’esprit ». Demandre en fait l’éloge12 : « L’antithèse est une figure de rhétorique propre à orner et à embellir le discours : elle consiste à opposer les pensées l’une à l’autre pour leur donner plus de jour. Les antithèses bien ménagées … font à peu près le même effet que dans la peinture les ombres et les jours qu’un bon peintre a l’art de dispenser à propos ; ou, dans la musique, les voix hautes et les voix basses qu’un maître habile sait mêler ensemble ». Marmontel13, en leur accordant sa pleine approbation, cite des vers de Virgile qui brillent par des oppositions de mots adroites et savantes :
- Hectare si nequeo superos, Acheronta movebo.
- Imperium terris, animos aequabit Olympo.
- Servare porui ; perdere an possim rogas ?
17Il les fait suivre de quelques alexandrins français pareillement construits :
- Triste amante des morts, elle hait les vivants. (Voltaire)
- La crainte a fait les dieux, l’audace a fait les rois. (Crébillon)
- Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. (Corneille)
18C’est peut-être à ce dernier vers que pensait Millevoye quand il a parlé de
Ces termes qui, surpris et charmés d’être ensemble.
D’un hymen favorable empruntant le secours,
Fécondant la pensée, animent le discours. (L’Invention poétique)
19En tout cas il a été loué par tous les commentateurs et il a provoqué cette remarque de Voltaire : « Racine admirait surtout ce vers, et le faisait admirer à ses enfants. En effet ce mot aspire, qui d’ordinaire s’emploie avec s’élever, devient une beauté frappante quand on le joint à descendre. C’est cet heureux emploi des mots qui fait la belle poésie, et qui fait passer un ouvrage à la postérité ». L’antithèse engendre la sobriété et donne au style une concision vigoureuse. Bien que certains critiques en dénoncent l’industrieux et parfois pénible artifice, l’exemple des grands classiques lui conserve encore d’assez nombreux partisans, qui ne se contentent pas d’en faire un ornement isolé, mais bien au contraire la cultivent en des développements étendus. En voici un exemple de J.-B. Rousseau, cité par Demandre :
Ne connaissez-vous point son esprit haut et bas,
Sans cesse possédé de nouvelles pensées.
Qui sont au même instant par d’autres effacées 2
En moins d’un tour de main passant du blanc au noir,
Le matin raisonnable, impertinent le soir ;
Tantôt faisant le fou, tantôt le politique.
Aujourd’hui querelleur, et demain pacifique,
Sans raison satisfait, sans sujet irrité.
Contrariant, bourru, chimérique, éventé,
Homme dont la cervelle incessamment voltige,
Enfin persécuté d’un éternel vertige. (Le Capricieux)
20Les vers suivants sont de Voltaire :
De tous ses favoris, Mornay seul l’accompagne,
Mornay son confident, mais jamais son flatteur,
Trop vertueux soutien du parti de l’erreur,
Qui, signalant toujours son zèle et sa prudence,
Servit également son Eglise et la France,
Censeur des courtisans, mais à la cour aimé.
Fier ennemi de Rome, et de Rome estimé. (La Henriade, I)
21Un des grands principes auxquels s’est attaché le classicisme, c’est celui qui exige la logique et la clarté de l’expression. Sur ce point la doctrine du xviiie siècle n’a pas été moins ferme que celle du XVIIe. Tout vers, pour être bon, doit présenter un enchaînement rigoureux des parties qui le composent, tant au point de vue des idées que de la forme, et les manquements les plus légers sont blâmés sans indulgence. « Il faut, dit Rollin14, quand on emploie la métaphore, demeurer toujours dans la même similitude, et ne pas sauter brusquement d’une image à une autre, ni, par exemple, après avoir commencé par la tempête, finir par l’incendie. On reproche ce défaut à Horace dans ce vers :
Et male tornatos incudi reddere versus,
22où il joint ensemble deux idées bien différentes, le tour et l’enclume ». Voltaire, rencontrant chez Corneille ces deux alexandrins :
Je ne sais quel malheur aujourd’hui me menace
Et coule dans ma joie une secrète glace. (Rod., I, 7)
23note que la glace ne coule point. De même La Harpe, se heurtant chez Voltaire aux vers suivants :
Les flambeaux de la haine entre nous allumés
Jamais des mains du temps ne seront consumés,
24proteste que des mains ne consument point15. Le même critique blâme L. Racine d’avoir écrit en parlant de Dieu :
La troupe des anges l’escorte.
Et son char que le vent emporte
A les chérubins pour appui.
25« Il est presque comique, remarque-t-il16, de donner à ce char les chérubins pour appui, puisqu’on vient de dire que le vent l’emporte ». Ces observations se résument dans quelques lignes des Eléments de Littérature, où Marmontel réclame des images justes, en étroite analogie avec les idées : « L’image qui ne s’applique pas exactement à l’idée qu’elle enveloppe, l’obscurcit au lieu de la rendre sensible : il faut que le voile ne fasse aucun pli, ou que du moins, pour parler le langage des peintres, le nu soit bien ressenti sous la draperie »17.
26Les notions de logique et de clarté sont donc mitoyennes, et nous passons ainsi aux conditions de limpidité auxquelles doit obéir le beau style. C’est ici que se pose de nouveau la question de l’inversion. L’inversion a pour elle de nombreux partisans, parce qu’elle rappelle la liberté dont usaient les Anciens dans la construction de leurs phrases, parce qu’elle offre des facilités aux poètes lorsqu’il leur faut attraper la césure ou la rime, parce qu’elle est un tour généralement réservé aux vers, qu’elle distingue ainsi de la prose, enfin parce que l’esprit trouve un certain plaisir à rétablir les liaisons que l’ordre des mots lui dérobe. « L’inversion, remarque encore L. Racine18, ajoute beaucoup de noblesse lorsque, sans causer la moindre obscurité, dont notre langue est toujours ennemie, elle tient l’attention suspendue, comme à la fin de cette stance de Malherbe :
Et tombent avec eux, d’une chute commune,
Tous ceux que leur fortune
Faisoit leurs serviteurs.
27Cependant, malgré la faveur que lui témoignent des hommes comme le P. Du Cerceau et l’abbé Joannet, on lui reproche d’engendrer le désordre et de gêner la compréhension. Fontenelle soutient que le français, par la rigueur de ses constructions, a le mérite d’être clair et l’emporte ainsi sur les langues anciennes ; il relève, à propos d’un vers d’Horace, la séparation trop fréquente en latin de l’épithète et du mot qu’elle qualifie. Il importe donc que les poètes en usent avec mesure, et seulement quand l’effort d’attention nécessaire ne devra pas être trop considérable. « Certainement, dit-il19, la licence effrénée des transpositions produira toujours de l’obscurité et de l’embarras, exigera du lecteur, et principalement de l’auditeur, une attention pénible, qui n’ira qu’à entendre le sens littéral, et non à envisager l’idée, et produira dans la phrase une confusion et un chaos où l’on ne se reconnoîtra que lorsqu’on sera parvenu jusqu’au bout ». Cependant, avec du jugement et un peu de goût, tout peut s’arranger à la satisfaction générale : il suffira d’exclure les inversions trop contournées et difficiles, mais on conservera les autres, qui sont une des grâces de notre style poétique. C’est la solution moyenne que défendent D’Alembert, Domairon et La Harpe20. Selon celui-ci, on l’évitera dans la tragédie, quand le personnage doit s’exprimer simplement ; au contraire le poète l’emploiera quand il devra parler en son nom personnel, sur un ton inspiré et noble. Pourtant il fuira toujours les transpositions qui obscurcissent le sens. En effet La Harpe déclare mauvais ce vers de Horian :
Ceux qui louaient le plus de son chant l’harmonie.
28« Les inversions dures, note-t-il, sont un défaut partout… Les règles de la construction poétique, senties par les oreilles délicates et exercées, exigeaient que l’on dît :
Tous ceux qui de son chant admiraient l’harmonie.
29De cette manière l’inversion est bien placée ».
30L’obligation d’être clair entraîne celle de ne pas surcharger la phrase de mots qui, loin de rendre l’idée plus nette, l’obscurcissent, l’alourdissent sans utilité et dispersent l’attention. Le poète doit donc viser à la concision, ce qui supprime du même coup tous les jeux d’un verbalisme chatoyant. Le classicisme réduit au minimum les dépenses de vocabulaire. Voici quelques exemples de vers critiqués par Voltaire et La Harpe :
Corneille – Remettez en ses mains trône, sceptre, couronne (Pomp., I, 3 -Volt. : « Ce ne sont point trois choses différentes, c’est la même idée sous trois figures diverses, c’est un pléonasme, une négligence ») – Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme (Pol., I, 1 – Volt. : « Ce mot toute est inutile et fait languir le vers ; une vaine épithète affaiblit toujours la diction et la pensée ») – Voltaire – De vos feux devant moi vous étouffiez la flamme (L. H., III, 1, 1, 3 : « Vous étouffiez la flamme de vos feux est une phrase qui pèche par la redondance des mots ») – Et mon nom, ma grandeur et mon autorité N’ont point encor l’éclat et la maturité. Le poids … (L.H., III, 1, 3, 13 : « Trop de mots, style lâche et prolixe »).
31Il est également recommandé aux poètes de s’attacher à la précision des termes, afin que l’esprit ne s’égare pas sur ce qu’ils ont l’intention de dire. Les mots ont un sens définitif, qu’il n’appartient pas aux écrivains de changer selon leur bon plaisir. C’est encore la clarté de l’expression qui est en jeu. Pour écrire en vers, il faut d’abord savoir sa langue, éviter les incohérences et les absurdités. À un autre degré, les négligences conduisent à des à-peu-près qui, s’ils frisent parfois le comique, constituent sans discussion possible d’intolérables galimatias. Je cite donc toute une série de vers blâmés :
Corneille – Rome l’eût laissé vivre, et sa légalité N’eût point… (Nic, I, 5 -Voir. : « Légalité n’a jamais signifié justice, équité, magnanimité. ») – Par un peu de remise épargnons son ennui Pour faire en plein repos ce qu’il trouble aujourd’hui (Pol., I, 1 – Volt. : « Cela est à peine intelligible. Ce style est à la fois négligé et forcé. Pour juger si des vers sont mauvais, mettez-les en prose ; si cette prose est incorrecte, les vers le sont. Epargnons son ennui par un peu de remise, pour faire en plein repos ce qu’il trouble. Vous voyez combien une telle phrase révolte. Les vers doivent avoir la clarté, la pureté de la prose la plus correcte, et l’élégance, la force, la hardiesse, l’harmonie de la poësie. La première leçon était : Remettons ce dessein qui l’accable d’ennui. Nous le pourrons demain aussi bien qu’aujourd’hui. Il y a là quelque incorrection, mais il vaut mieux pécher un peu contre l’exactitude de la syntaxe que de faire des vers obscurs et mal tournés. ») – La Motte – Et l’honneur de passer pour chaste Le résout à l’être en effet (L. H., III, 1, 8, 1 : « L’honneur de passer qui résout à être ! Quel choix étrange de mots ! ») – Et du fond vif de mes pensées. Songe toujours à t’appuyer (L.H., III, 1, 8, 2 : « Je ne m’arrête pas trop aux vers où l’on s’appuie du fond vif des pensées. ») -Tout ce que l’esprit fait éclore, Doit d’une élégance sonore Emprunter un éclat nouveau. (L.H., ibid. : « Quoiqu’on dise fort bien des vers sonores, parce que les vers rendent un son, je ne crois pas qu’on puisse donner l’épithète de sonore à l’élégance, qui ne présente aucun rapport avec le son. ») – Gilbert – Tombez, temples chrétiens, désormais inutiles. Embrasez-vous, autels … (L.H., III, 1, 8, 4 : « Embrasez-vous, autels, pour dire qu’on brûle ces autels, est un contre-sens ridicule. Embrasez-vous exprimerait un miracle. ») – Voltaire – Si quelque rejeton de nos derniers tyrans N’allumait en secret des feux plus dévorants (L. H., III, 1, 3, 13 : « Ces figures sont incohérentes en elles-mêmes, puisqu’on ne sait ce que c’est qu’un rejeton qui allume des feux. »)
32Indépendamment des qualités que nous venons d’énumérer et qui lui sont indispensables, la poésie doit encore briller par la richesse de ses ornements, qui consistent dans les innombrables images, tropes et figures de rhétorique dont elle tire tout son prix. C’est par là surtout, au jugement de certains critiques, de Louis Racine par exemple, qu’elle se distingue de la prose, bien plus que par sa forme métrique. La classification des images et des figures de rhétorique n’est pas très rigoureuse au xviiie siècle ; elle varie selon les auteurs, et la ligne de démarcation qui les sépare n’est pas tracée avec toute la précision désirable. L’acception du mot ”image” est souvent beaucoup plus étendue que celle que nous lui accordons aujourd’hui. « Idée, tableau de l’imagination », se contente de dire l’abbé Féraud dans son Dictionnaire, ce qui est évidemment une définition assez courte. Néanmoins nous donnerons à ce terme sa signification moderne, que Marmontel et quelques autres avaient déjà adoptée pour leur propre compte ; et c’est par les images que nous commencerons, en les distinguant des tropes et des autres figures.
33Si la plupart des critiques en font la parure principale de la poésie, elles rencontrent cependant des détracteurs, même des ennemis acharnés qui voient en elles une insulte à la raison. Saint Evremond est l’un des premiers qui leur ait témoigné une aversion décidée : « La poésie demande un génie particulier, qui ne s’accorde pas trop avec le bon sens. Tantôt c’est le langage des Dieux, tantôt c’est le langage des fous, rarement celui d’un honnête homme. Elle se plaît dans les fictions, dans les figures, toujours hors de la réalité des choses, et c’est cette réalité qui peut satisfaire un entendement bien sain »21. Le jugement de Montesquieu est tout aussi méprisant : il accuse les poètes de « mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures »22. Étant donné que la poésie a tendance à se dessécher et à s’intellectualiser de plus en plus, on en arrive ainsi à la condamnation doctrinale que porte contre les images l’abbé Trublet : « Les pensées sont autant au-dessus des images que ce qui apprend et prouve quelque chose est au-dessus de ce qui n’apprend et ne prouve rien. Cependant on dit que dans les vers les images valent bien mieux que les pensées. Tant pis pour les vers, car c’est une grande preuve de leur infériorité à la prose. De deux genres, celui dans lequel ce qui est le moins bon est le meilleur, dès lors est lui-même le moins bon »23. Fontenelle enfin, sans s’abandonner à un radicalisme aussi étroit, pense que les images usurpent plus qu’il ne devrait être permis sur ce que l’écrivain doit accorder à l’esprit : « Tout cela, déclare-t-il en conclusion d’une discussion détaillée24, paraît conclure en faveur des pensées comparées aux images et l’on pourroit assez légitimement croire qu’un ouvrage de poësie qui auroit moins d’images que de pensées, n’en seroit que plus digne de louange ».
34D’autres se contentent de conseiller la modération. Bruzeu de la Martinière concède que le style figuré est beaucoup mieux à sa place dans les vers qu’en prose ; cependant il n’en faut point abuser, car le grand mérite de tout ouvrage de l’esprit doit résulter de sa simplicité, tandis que les poètes sont trop portés à s’éloigner de la nature en la déguisant sans aucun ménagement25. Le classicisme, dans son essence discret et sobre, cherche parfois à limiter la liberté des poètes et à leur persuader qu’ils ne doivent point prodiguer le décor. Louis Racine, qui en fait grand cas, ne veut pourtant pas que, dans les ouvrages dramatiques, il s’étale avec indiscrétion : « Les comparaisons étendues, prononce-t-il, ne conviennent point à la tragédie ; mais les comparaisons abrégées, c’est-à-dire les métaphores, y sont nécessaires, et elle fait usage de toutes les figures les plus vives que la passion puisse inspirer, comme la prosopopée, l’apostrophe, etc. ». J’ai cité précédernrnent26 deux alexandrins de Voltaire qu’a critiqués La Harpe :
Les flambeaux de la haine entre nous allumés
Jamais des mains du Temps ne seront consumés.
35Ils sont suivis d’un troisième vers prononcé par un autre personnage :
Ne les éteignez point, mais cachez-en la flamme,
36ce qui provoque cette observation : « Il y a de l’affectation et du mauvais goût à prolonger cette figure des flambeaux ». Selon Rollin, modérer l’emploi des images est le devoir du poète, « car si l’usage en devient trop fréquent, elles perdent cette grâce même de la variété qui fait leur principal mérite ; et plus elles sont brillantes, plus elles choquent et lassent par cette affectation vicieuse, qui marque qu’elles ne sont point naturelles, mais recherchées avec trop de soin, et comme amenées par force ».
37Cependant les critiques, la plupart du temps, ne font aucune réserve, parce qu’ils sont pénétrés de l’idée que la poésie ne saurait exister sans l’emploi de grands et somptueux ornements qui la distinguent de la prose. Rémond de Saint Mard ne veut point qu’elle soit uniquement soumise à l’empire de la raison27 : notre sensibilité a en effet des droits qui doivent être respectés, et l’on ne doit pas oublier que les choses les plus admirables du monde ne nous touchent que si elles nous sont rendues sensibles. Outre cet avantage, les images ont encore celui d’éviter une écriture trop banale et presque vulgaire et de conserver à la haute poésie la dignité qu’on lui a toujours reconnue. Enfin elles se recommandent à l’approbation des lettrés parce que, traitées à la manière classique, elles flattent leur intellectualisme et leur semblent un aliment pour l’esprit. Selon Marmontel, elles sont un instrument de clarté. Il y a image, à son avis, « si, par exemple, le génie d’un homme ou son éloquence débrouille dans l’entendement le chaos des pensées, en dissipe l’obscurité, les rend distinctes et sensibles à l’imagination, en fait apercevoir et saisir les rapports »28. Non seulement ce langage indirect, ainsi que le note Rémond de Saint Mard, illumine la pensée du poète et la manifeste sous ses aspects les plus divers et les plus saisissants, mais encore il intéresse la curiosité du public ; il la tient en éveil et l’aiguise sans cesse par des détails piquants et imprévus, ou encore il agit avec une merveilleuse efficacité par les personnifications que signale avec force louanges Louis Racine. Rollin ne manque pas de faire remarquer que les images se présentent souvent comme des énigmes et sollicitent ainsi la perspicacité des lecteurs : « M. Rollin ajoute, dit Louis Racine29, que l’ingénieuse adresse qui fait chercher au loin des expressions étrangères à la place des naturelles qui sont sous la main, est la cause du plaisir que nous fait le style figuré ».
38Les images, comme les métaphores, qui sont moins étendues, consistent essentiellement dans des transpositions basées sur quelque analogie dont le poète a été frappé. Rollin signale que l’image résulte d’échanges. « La métaphore, écrit Voltaire30, est la marque d’un génie qui se représente vivement les objets. C’est la comparaison vive et subite qu’il fait des choses qui le touchent, avec les images sensibles que présente la nature. C’est l’effet d’une imagination animée et heureuse ». Cependant c’est chez Marmontel qu’on trouve à ce sujet les observations les plus intéressantes, car il indique que toutes les données des sens sont susceptibles d’équivalence réciproque et il dresse la hiérarchie des perceptions auxquelles l’écrivain peut faire appel : « Tous les sens, déclare-t-il, contribuent proportionnellement au langage figuré. Nous disons le coloris des idées, la voix du remords, la dureté de l’âme, la douceur du caractère, l’odeur de la bonne renommée. Mais les objets de la vue, plus clairs, plus vifs et plus distincts, ont l’avantage de se graver plus avant dans la mémoire et de se retracer plus facilement. La vue est par excellence le sens de l’imagination ; et les objets qui se communiquent à l’âme par l’entremise des yeux vont s’y peindre comme dans un miroir : aussi la vue est-elle celui de tous les sens qui enrichit le plus le langage poétique. Après la vue, c’est le toucher ; après le toucher, c’est l’ouïe ; après l’ouïe, c’est le goût ; et l’odorat, le plus foible de tous, fournit à peine une image entre mille. Parmi les objets du même sens, il en est de plus vifs, de plus frappans, de plus favorables à la peinture ; mais le choix en est au-dessus des règles : c’est au sentiment seul à le déterminer ». Marmontel note encore que, par des correspondances appropriées, on réussit à faire apprécier le caractère d’un mouvement, la durée, la succession plus ou moins lente ou plus ou moins rapide des sensations. Ces idées laissent présager l’art du xixe siècle.
39La métaphore, que certains auteurs mettent au nombre des tropes, appartient au groupe des images parce qu’elle est essentiellement une transposition et qu’elle suppose une comparaison sous-entendue. Ainsi la définissent, mais en usant de termes différents, l’abbé Joannet et l’abbé Papon31. Elle consiste, nous dit Rollin32, à employer, à la place des mots propres qui manquent ou qui ne sont pas assez énergiques, d’autres mots à signification plus lointaine, selon des rapports qu’aperçoit le poète, de telle sorte que le style en acquiert plus de grâce, de force, de noblesse et de variété. Quand la métaphore, continue Rollin, est plus développée, et qu’elle ne consiste pas en un seul mot, elle devient une allégorie, c’est-à-dire l’un des procédés dont use le plus volontiers le classicisme, et dont tous les arts, la poésie comme la peinture, font un usage permanent. L’allégorie, selon une définition que Marmontel approuve33, n’est autre chose qu’une « métaphore continuée » dont le but est de rendre son objet sensible ; il en cite plusieurs exemples, qui sont à son avis d’une perfection achevée : la Renommée dans l’Enéide, l’Envie dans les Métamorphoses d’Ovide et dans la Henriade, la Haine dans Armide, la Mollesse dans le Lutrin. Pour lui, rien n’est plus favorable aux arts, et surtout à la poésie : « La métaphysique se jeta dans la fiction, écrit-il avec enivrement34, comme la physique et la morale. Les vices, les vertus, les passions humaines ne furent plus des notions vagues. La sagesse, la justice, la vérité, l’amitié, la paix, la concorde, tous ces biens et les maux opposés, cette collection de tant de traits et de nuances ; les grâces, ces perceptions si délicates, si fugitives ; le temps même, cette abstraction que l’esprit se fatigue vainement à concevoir, et qu’il ne peut se résoudre à ne pas comprendre ; toutes ces idées factices et composées de notions primitives, qu’on a tant de peine à réunir dans une seule perception ; tout cela, dis-je, fut personnifié. Un merveilleux qui faisoit tomber sous le sens ce qui même eût échappé à l’intelligence la plus subtile, ne pouvait manquer de saisir, de captiver l’esprit humain : on ne connut bientôt plus d’autres idées que ces images allégoriques. Toutes les affections de l’âme, presque toutes ses perceptions prirent une forme sensible : l’homme fit des hommes de tout ; on distingua les idées métaphysiques aux traits du visage ; chacune d’elles eut un symbole, au lieu d’une définition ».
40Le personnification passe donc pour donner de la vie aux vers des poètes et pour rendre nobles les pensées les plus communes. « Dans la poésie d’Homère, écrit Louis Racine, non-seulement les fléches ont des aîles, l’ardeur de la vengeance les anime :
Et la fléche, en furie, avide de son sang,
Part, vole à lui, l’atteint, et lui perce le flanc.
41Lorsque de tant de traits lancés contre Ajax, les uns percent son bouclier, les autres tombent en chemin, ces derniers sont en fureur :
Et sur la terre épars, de leur rage frustrés,
Ils demandent le sang dont ils sont altérés …
42Cette hardiesse qui donne du sentiment aux êtres qui n’en ont point, est ordinaire aux passions : ce que n’ont point observé ceux qui ont critiqué ce vers :
Le flot qui l’apporta recule épouvanté. »
43La figure dont il s’agit est un procédé qu’approuve La Harpe dans ses commentaires sur les poètes. Rollin de son côté admire Virgile parce qu’il a représenté l’hiver comme un être qui fend les pierres et arrête par ses glaces le cours des eaux :
Et cum tristis hiems etiam nunc frigore saxa
Rumperet, et glacie cursus frenaret aquarum. (Géorg., IV, 135)
44À ce point la personnification se confond avec la prosopopée, fort goûtée par Rémond de Saint Mard, par Marmontel et Rollin, soit qu’elle donne la vie aux choses inanimées, soit que, comme l’écrit l’abbé Joannet35, « elle produise sur la scène des hommes qui ne sont plus et auxquels nous prêtons nos expressions et nos idées ». Rémond de Saint Mard en a parlé avec beaucoup d’enthousiasme : « Il nous faut de l’éclat, de la parure. Il faut absolument parler à notre imagination, décorer tout ce qu’on lui présente, sans quoi l’on nous fait mourir d’ennui. Que je vous dise, par exemple, tout uniment que le Soleil se lève, vous ne m’écouterez point ; mais si je vous dis que Phœbus sort du sein de l’Onde, qu’il monte sur son char, qu’il presse les flancs de ses coursiers, vous voilà attentif, l’intérêt vous saisit, la chaleur vous gagne ; et savez-vous pourquoi ? C’est qu’au lieu de vous représenter le soleil par son immensité, je vous l’ai peint comme un beau jeune homme, et je vous ai intéressé, parce que nous nous intéressons à ce qui nous ressemble, et surtout à ce qui nous ressemble en beau »36.
45Reportons-nous pourtant à la pénétrante analyse des images qu’a donnée Marmontel. À côté de celles qu’il a énumérées dans le passage que nous avons transcrit ci-dessus, il en a encore cité d’autres dans le même article : brûler de colère, d’impatience, d’amour ; être glacé d’effroi ; frissonner de crainte ; suspendre, précipiter son jugement ; balancer, recueillir les opinions ; l’âme s’élève ; les idées s’étendent ; le génie étincelle ; Dieu vole sur les ailes des vents ; son souffle anime la matière ; sa voix commande au néant ; un esprit solide ; une pensée hardie ; une attention profonde. Toutes sont banales, usées et dépourvues de couleur. Marmontel se heurte ici aux formules toutes faites du style classique, dont il ne réussit pas lui-même à se dégager. Ses idées, qui auraient dû être exploitées à fond, n’ont eu qu’un très mince succès à une époque où l’on savait si peu voir et si peu entendre. Il est utile de souligner ici avec quelle inexpérience les poètes français, avant 1830, ont profité du monde sensible, avec quelle indifférence ils l’ont traité et comment ils sont restés fidèles à des notations toutes faites sans ressentir le besoin d’aucune création. C’est Fontenelle qui nous indique le mieux l’état d’esprit de ses contemporains. Il affirme son intellectualisme en ces termes : « le champ de la pensée est sans comparaison plus vaste que celui de la vûe. On a tout vû depuis longtemps ; il s’en faut bien que l’on ait encore tout pensé ». Cette phrase n’est pas extraite, comme on pourrait le croire, d’un traité de philosophie, mais au contraire d’une dissertation consacrée à la poésie37. Les étrangers ont bien remarqué que notre langue poétique se desséchait de jour en jour et qu’elle se détachait progressivement de tout ce qui tombe sous le sens pour se confiner dans la notation des idées ». Les Français, leur fait dire Suard, observateurs hardis et confiants partout, souvent jusqu’à la témérité, sont timides en poésie, rejettent les métaphores et les images de l’imagination, remplissent de termes abstraits, arides et muets, un langage qui n’admet que des expressions pittoresques et sonores ». A. François, qui a cité ce texte, l’a fait suivre d’observations dont on ne saurait nier la justesse : « En admettant même, a-t-il dit38, qu’il y ait quelque place pour la métaphore dans la poésie française, il faut convenir que la métaphore y reste conventionnelle, mesurée, glacée. Bornée à un tout petit nombre de mots toujours les mêmes, elle finit par se complaire dans la personnification. Si, négligeant les témoins ordinaires, tragédies de Voltaire, traductions de Delille, poèmes de Saint Lambert et de Roucher, on consulte le plus grand effort de la poésie à cette époque, l’Hermès de Chénier, on ne trouve pas beaucoup plus :
Descends, oeil éternel, tout clarté, tout lumière,
Viens luire dans son âme, éclairer sa paupière,
Pénétrer avec lui dans le cœur des humains ;
De ce grand labyrinthe ouvre-lui les chemins,
Qu’il aille interroger ses plus sombres retraites.
Voir de tous leurs pensers les racines secrètes.
Fais de leurs passions à leurs doctes efforts
Tenter, étudier, compter tous les ressorts …
Fais régner sur les cœurs sa voix législatrice,
Pour qu’il les puisse instruire à vivre plus heureux ;
Les unir de liens qui semblent faits pour eux,
Etayer leur faiblesse et diriger leur force,
De l’honnête et du beau leur présenter l’amorce … (II, 63)
46L’image en aucun cas ne franchit les bornes du vocabulaire classique. C’est ce que Chénier appelle, en l’attribuant aux « grands mouvements de l’âme », un « langage métaphorique qui donne la vie à tout, et par qui les objets s’éclairent les uns les autres ».
47L’intellectualisme du xviiie siècle s’atteste parfaitement dans la tentative qu’ont faite certains critiques de classer les images d’après leur valeur poétique. Ils ont distingué d’abord celles qui concrétisent les abstractions par des peintures directement prises à la vie. Ainsi Fontenelle approuve Corneille pour ce qu’il a rendu d’une manière très vive les horreurs du Triumvirat. Le poète, dans Cinna, a en effet montré
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire.
48C’est là une personnification qui fixe pour l’œil l’idée de crimes monstrueux. Mais, le plus généralement, le classicisme ne fait pas appel aux sens ; les images réelles, pour nous servir du terme dont a usé Fontenelle, sont sacrifiées en fait à celles dont l’Antiquité fournit d’innombrables modèles, et qui sont tirées de la mythologie.
49Sur ce point, on le sait déjà, le xviiie siècle marque toutefois une certaine résistance. Les images fabuleuses, que Rémond de Saint Mard et la plupart des théoriciens jugent d’un si bel effet, ne rencontrent pas une approbation unanime. Bruzeu de la Martinière proteste qu’elles sont « la ressource ordinaire des poètes qui n’ont rien pensé eux-mêmes »39. Rollin, tout en alléguant des scrupules de chrétien, fait observer qu’il y a une certaine absurdité à prêter une puissance ou des sentiments quelconques à des divinités païennes qui n’ont jamais existé40. Fontenelle maintient énergiquement les droits du rationalisme classique. Il combat l’opinion généralement répandue que les images fabuleuses sont de beaucoup supérieures aux autres. À son avis elles n’apportent aucune force nouvelle à la poésie, et celui qui en use possède aussi peu de conviction que ses lecteurs : « Aux images fabuleuses, dit-il41, sont opposées les images purement réelles d’une tempête, d’une bataille, etc., sans l’intervention d’aucune divinité. Il s’agit maintenant de savoir lesquelles conviennent le mieux à la poësie, ou si elles lui conviennent également les unes et les autres. J’entends tous les poètes et même, je crois, tous les gens de lettres s’écrier d’une commune voix qu’il n’y a pas là de question. Les images fabuleuses l’emportent infiniment sur vos réelles. J’avoue cependant que j’en doute … Je lis une tempête décrite en très beaux vers : il n’y manque rien de tout ce qu’ont pu voir, de tout ce qu’ont pu ressentir ceux qui l’ont essuyée ; mais il y manque Neptune en courroux avec son trident. En bonne foi, m’aviserai-je de le regretter, ou aurai-je tort de ne pas m’en aviser ? Qu’eût-il fait de plus que ce que j’ai vu ? Je le défie de lever les eaux plus haut qu’elles ne l’ont été ; de répandre plus d’horreur dans ce malheureux vaisseau, et ainsi de tout le reste ; la réalité seule a tout épuisé … Horace, dans son Art poëtique, défend qu’on représente sur le théâtre les métamorphoses de Progné en oiseau et de Cadmus en serpent, et cela parce qu’il hait ces choses-là et qu’il ne croit point : Incredulus odi ».
50En outre, Fontenelle reprend l’argument de Bruzeu de la Martinière. Non seulement les images tirées de la Fable outragent la raison, mais elles chargent le vers d’ornements qui ne sont pas précisément neufs et elles sont l’aubaine des poètes sans talent. Car il n’y a aucun mérite d’invention à faire descendre dans des vers Junon ou Vulcain, puisque la littérature des Anciens a largement usé et même abusé de ces interventions faciles : il n’y a là qu’un artifice qui masque l’impuissance de l’écrivain. Que valent au juste ces figures ? Peu de chose : « Le fond, si l’on y prend garde, en est assez borné ; et il est difficile que les plus grands poètes en fassent un autre usage que les plus médiocres ; aussi je crois remarquer que ce sont ceux-ci qui en ornent le plus leurs ouvrages ; ils croient quasi que c’est leur imagination échauffée d’un feu divin qui enfante Jupiter lançant la foudre, et Neptune bouleversant les éléments. Quoi qu’il en soit, la mitologie est un trésor si commun, que les richesses que nous y prendrons désormais ne pourront pas nous faire beaucoup d’honneur »42. Ces réflexions sont assurément très judicieuses. Elles n’ont exercé pourtant qu’une influence assez restreinte sur les écrivains du xviiie siècle, bien que d’autres protestations aient précédé et suivi celle de Fontenelle. On sait que Voltaire — il l’avait déjà fait dans La Henriade — a rejeté le merveilleux païen. Mais d’autres poètes, tels que J.-B. Rousseau et Gresset, ont vanté avec enthousiasme la beauté des ornements mythologiques qu’on rencontre encore à une époque assez récente dans les œuvres de Parny. La tradition était en effet trop forte, l’enseignement des collèges trop pénétré des belles-lettres antiques pour que l’opposition pût avoir gain de cause. Rollin constate qu’il lutte contre une coutume solidement établie. Quant à Fontenelle, il trouve lui-même des excuses à la mode qu’il condamne. Après tout, déclare-t-il43, « notre éducation nous a tellement familiarisés avec les dieux d’Homère, de Virgile, d’Ovide, qu’à cet égard nous sommes presque nés païens ». Il reconnaît que les images fabuleuses sont agréables et assure qu’il n’entend pas les proscrire complètement, il désire seulement qu’on renonce à celles qui sont « ou inutiles, ou trop triviales »44.
51Malgré ces concessions, qui n’ont peut-être d’autre but que de ménager son public, il est très clair cependant que les goûts de Fontenelle vont ailleurs. Comme Rollin, qui félicite les poètes de donner de l’indignation ou de l’admiration aux fleuves et aux arbres, de l’orgueil au soleil, et ainsi de suite, il aime la prosopopée, surtout quand elle est dépouillée de tout appareil mythologique : « Si je veux présenter un bouquet avec des vers, écrit-il45, je puis dire ou que Flore s’est dépouillée de ses trésors pour une autre divinité, ou que les fleurs se sont disputé l’honneur d’être cueillies ; et si j’ai à choisir entre ces deux images, je croirai volontiers que la seconde a plus d’ame, parce qu’il me semble que la passion de celui qui a cueilli les fleurs ait passé jusqu’à elles ». Voilà assurément une image plus subtile et plus nouvelle que tout ce que pourrait offrir la mythologie. « Il y a de la hardiesse, déclare de son côté La Harpe46, dans cette figure :
La mer alors tranquille à regret l’a porté. (Volt.)
52C’est prêter un sentiment à la mer et aux vents, mais la vérité n’est point blessée ».
53Beaucoup plus répandues sont les images que Fontenelle nomme demi-fabuleuses47 et qu’il préfère à celles que fournit la mythologie, parce qu’elles blessent moins la raison. Il désigne sous ce nom les personnifications d’idées abstraites ou d’entités morales, et ces personnifications constituent la plus noble parure de la haute poésie. L’abstraction peut donc s’animer, s’appeler la Gloire, la Renommée, la Mort, conserver même exceptionnellement un nom emprunté aux mythes païens s’il est bien entendu que la divinité élue par le poète passe à l’état d’allégorie : donc Apollon signifiera seulement la Poésie ; Hébé, la Jeunesse ; Cérès, l’Agriculture48. « Je me souviens d’avoir vu ces vers sur ce que le feu roi n’avoit pas voulu être harangué par les compagnies de justice et par l’Académie françoise, dans une occasion qui cependant en étoit bien digne :
Aux Muses, à Thémis la bouche fut fermée ;
Mais dans les vastes airs la libre Renommée
S’échappa, publiant un éloge interdit.
Avide et curieux, l’univers l’entendit.
Les Muses et Thémis furent en vain muettes,
Elle les en vengea par toutes ses trompettes.
54Voilà, du moins à ce qu’il me semble, les images demi-fabuleuses et suffisamment fabuleuses, toutes fort anciennes, mises en œuvre d’une manière et assez nouvelle et assez heureuse. Cette âme, qu’on veut que les divinités répandent partout, y sera également répandue, si l’on sait personnifier, par une figure reçue de tout le monde, les êtres inanimés, et même ceux qui n’existent que dans l’esprit, mais qui ont un fondement bien réel. Les Ruines de Carthage peuvent parler à Marius exilé, et le consoler de ses malheurs. La Patrie peut faire ses reproches à César, qui va la détruire. Cet art de personnifier ouvre un champ bien moins borné et plus fertile que l’ancienne mythologie ». Ainsi Voltaire, dans La Henriade, a personnifié le Sommeil, l’Espérance, la Vérité, la Politique, la Religion, et donne un rôle important à la Discorde.
55Nous sommes ainsi fort loin de nos images modernes, qui consistent essentiellement dans des transpositions de sensations et que le xviiie siècle a dédaignées parce qu’elles ne lui semblaient pas suffisamment intellectuelles. Fontenelle, avec tous ses contemporains, leur préfère des abstractions qui ont à son avis le mérite éminent d’ouvrir un champ illimité à l’ingéniosité des poètes. Comme eux, il place les sens tout en bas de la hiérarchie et il ne songe qu’à des satisfactions d’un ordre plus relevé. Il poursuit donc son exposé en faisant une place, au-dessus des images réelles ou matérielles, fabuleuses et demi-fabuleuses, à celles qui ne parlent qu’à l’esprit et qu’il appelle spirituelles : « Les images matérielles, assure-t-il49, ne nous apprennent rien d’utile à savoir ; les spirituelles peuvent nous instruire utilement, tout au moins elles nous exerceront l’esprit, tandis que les autres n’amusent guère que les yeux ». Ici son rationalisme desséchant a enfin trouvé ce qu’il cherchait. « Quand La Motte, écrit-il50, a appelé les flatteurs
Idolâtres tyrans des rois,
56ou qu’il a dit :
Et le crime seroit paisible
Sans le remords incorruptible
Qui s’élève encor contre lui.
57Ces expressions, idolâtres tyrans, remords incorruptible, sont des images spirituelles. Je vois les flatteurs qui n’adorent les rois que pour s’en rendre maîtres, et un homme qui, applaudi sur ses crimes par des gens corrompus, porte au-dedans de lui-même un sentiment qui les lui reproche, et qu’il ne peut étouffer. La première image est portée sur deux mots, la seconde sur un seul. On pourroit rapporter du même auteur un très-grand nombre d’images pareilles, c’est même sur ce grand nombre qu’on a quelquefois le front de le blâmer ». Après cela, Fontenelle n’en déclare pas moins que de pareilles trouvailles sont capables de parler au cœur, de l’émouvoir et de l’intéresser, « et elles sont les seules qui aient ce pouvoir, la gloire la plus précieuse où la poésie puisse aspirer ». Étrange et incroyable illusion !
58Il ne s’arrête d’ailleurs pas en si beau diemin. Par delà cette catégorie, tout au sommet de l’échelle, il accorde en effet sa faveur aux figures « de l’ordre général de l’univers, de l’Espace, du Temps, des Esprits, de la Divinité », qui couronnent l’édifice de sa classification. Celles-ci en effet sont « placées dans une région où l’esprit humain ne s’élance qu’avec peine ; elles sont métaphysiques, on pourrait les appeler intellectuelles pour les distinguer de celles qui ne sont que spirituelles ». Dignes d’une élite, propres à n’être comprises que par des lettrés raffinés, elles sont appelées à réaliser l’alliance de la poésie avec la philosophie, à donner à la poésie les ailes qui lui permettront de remonter au ciel. Sans doute faut-il craindre qu’elles ne poussent l’écrivain à s’exprimer dans un langage presque barbare de logicien, en tout cas d’une manière trop technique. Pourtant la difficulté n’est pas insurmontable, car les hommes habiles savent éviter le jargon. C’est ainsi que La Motte a pu heureusement écrire cette invocation à la Muse :
Sur les ailes de Persée,
Transporte-moi du Lycée
Au sommet du double mont.
Sévère Philosophie,
Permets que la Poësie
De ses fleurs orne son front.
59Fontenelle voit dans ces heptasyllabes le dernier mot du talent poétique. En vérité de tels vers sont fort éloignés de notre goût moderne, et l’image ainsi conçue, loin de refléter le tempérament ou la sensibilité d’un artiste, n’est plus qu’un artifice d’école.
60Cependant les images ne sont pas les seuls ornements qui soient propres à relever le style poétique. À côté d’elles il faut encore nommer les tropes ; qui consistent à détourner un mot de son sens propre pour l’employer dans un sens figuré. Dumarsais leur a consacré en 1730 un ouvrage célèbre. Ils sont étudiés avec beaucoup de détails dans tous les ouvrages de doctrine, par l’abbé Joannet dans ses Eléments de Poësie françoise, par l’abbé Papon, par l’abbé Batteux, par l’abbé Girard, par bien d’autres encore. Leurs classifications, comme on peut s’y attendre, ne sont pas toujours très rigoureuses, et il y a de nombreuses divergences entre les divers auteurs. Tous du moins s’entendent pour attribuer la plus grande importance aux tropes et pour leur reconnaître des mérites éminents. Sans doute ils doivent surtout être clairs, faciles, se présenter sans effort et n’être mis en œuvre qu’en temps et lieu. Mais ils brillent d’un éclat incomparable, d’autant plus qu’ils sont consacrés par l’usage qu’en ont fait les grands poètes du xviie siècle, à qui les théoriciens du XVIIIe empruntent volontiers leurs exemples. Ils ornent le discours et le rendent plus noble ; ils servent à déguiser les idées dures, désagréables et tristes ; ils réveillent souvent quelque idée principale par le moyen d’une idée accessoire ; ils donnent enfin plus d’énergie et de pittoresque à l’expression. Tous n’ont pas la même valeur et ne présentent pas la même utilité pour les poètes, mais il en est qui leur sont indispensables et auxquels ils ne doivent jamais cesser d’avoir recours.
61Au premier rang, il faut placer l’antonomase, par laquelle, dit Dumarsais51, « on met un nom commun pour un nom propre, ou bien un nom propre pour un nom commun ». Ainsi Boileau, pour désigner des commentateurs, a nommé Saumaise, et, pour signifier des courtisanes, Phryné et Laïs :
- Aux Saumaises futurs préparer des tortures. (Ep., IX)
- Aux temps les plus féconds en Phrynés, en Laïs … (Sat., X)
62Ainsi a fait J.-B. Rousseau quand il a écrit :
Et de moi-même Aristarque incommode. (Ep., I)
63Mais l’antonomase, qui prend parfois l’aspect d’une périphrase, et qui souvent est classée comme telle, consiste aussi à ne pas nommer une personne, mais à la faire connaître en évoquant une des particularités de sa vie ou une de ses actions. Le destructeur de Carthage et de Numance, note Dumarsais, signifie par antonomase Scipion Emilien. Le vers fameux de Racine :
La fille de Minos et de Pasiphaé (Ph., I, 1)
64n’est autre qu’une antonomase. Ainsi J.-B. Rousseau, au lieu de nommer Horace, le Zéphir, l’Aquilon, Epictète, Alexandre a employé des tournures plus ingénieuses qui enchantent L. Racine52 : l’amant de Glycère, le volage amant de Clytie, le fougueux époux d’Orythie, l’esclave d’Epaphrodite, le fier meurtrier de Clitus. Ces énigmes savantes, déjà à la mode chez les poètes de la Pléiade, n’ont rien perdu de leur attrait pour ceux du xviiie siècle, nourris comme leurs lecteurs de mythologie et d’histoire ancienne. « Le style poëtique, remarque le P. Buffier53, qui dépend du génie personnel et qui règne surtout dans le poëme épique et dans le lyrique, consiste dans l’usage qu’il plaît au poëte de faire… de termes familiers à l’histoire fabuleuse et aux idées poétiques, termes qui ne seroient nulement admis dans la prose : ainsi la blonde Gérés pour dire la moisson, le chien de Procris pour la canicule, Flore aux douces haleines pour exprimer la douce odeur des fleurs, Progné pour l’hirondelle, et mille autres semblables dont l’usage est familier aux poëtes ». Mais l’antonomase peut prendre un tour moderne, de telle sorte que le vainqueur de l’Escaut est une appellation qui s’appliquera à Louis XIV.
65La métonymie nomme la cause au lieu de l’effet, ou l’effet au lieu de la cause en animant des matières privées de vie ou des idées abstraites. Ainsi Bacchus désigne le vin, les Muses la poésie, Clio l’histoire. Mme Deshoulières, pour exprimer que l’amour s’assoupit quand on n’a pas de quoi se nourrir, a dit :
L’amour languit sans Bacchus et Cérès
66« La poésie, a déclaré A. Chénier54, donne un corps, un visage à tous les vices, à toutes les vertus, aux passions ;… elle transporte sur le visage même qu’elle leur donne les traits, les marques, les signes par où elles se manifestent sur les visages des hommes … ; par exemple, Cybèle n’est que la terre, Cérés est le nom du blé ; Mars, Bellone, Erinnys ne sont que les noms de la guerre, Neptune, Amphitrite sont des synonymes de la mer. Vénus est le besoin de jouir ; Apollon, les Muses désignent le penchant et le goût de la poésie ».
67Inversement les poètes écrivent la « pâle mort », les « pâles maladies » pour indiquer que la mort et les maladies décolorent le visage. Virgile a déploré la « triste vieillesse », et Corneille a dit :
Parlez à mon esprit de mon triste devoir. (Cid, IV, 1)
68Il y a encore métonymie quand on a recours au contenant pour signifier le contenu :
- Fasse le juste ciel propice à mes désirs
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs. (Corn., Pomp., V, 5) - Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance (Rac, Andr., V, 5)
- Le ciel, qui m’accabla du poids de sa disgrâce,
Ne m’a point préparée à ce comble d’audace. (Volt., Mér., I, 3)
69ou bien quand, au lieu de la chose elle-même, on préfère nommer l’endroit où elle se passe ou dont elle tire son origine ; ainsi J.-B. Rousseau, voulant indiquer que Cicéron avait étudié la philosophie d’Aristote et celle de Zenon, a écrit les vers suivants :
C’est là que ce Romain, dont l’éloquente voix
D’un joug presque certain sauva la république,
Fortifiait son cœur dans l’étude des loix
Et du Lycée et du Portique. (J-B. Rousseau, Odes, II, 3)
70Ecouchard-Lebrun dit d’une manière analogue :
Et Sèvres d’une pure argile
Compose l’albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux. (Odes, V, 1)
71C’est le même trope dont on use quand on remplace la chose signifiée par le signe qui la traduit :
- A la fin j’ai quitté la robe pour l’épée (Corn., Ment., 1,1)
- Dans ma vieillesse languissante,
Le sceptre que je tiens pèse à ma main tremblante.
(Quinault, Phaëton, II, 5) - Avec elles il partage
Le sceptre du double mont.55 (J.-B. Rousseau, Odes, III, 5) - Ta lyre fière et hautaine Consacra l’illustre sort
D’un roi vainqueur de l’envie. (Idem, ibid., ib.) - Au pied de l’échafaud j’essaie encor ma lyre.
(A. Chénier, ïambes, X) - Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix.(Id., J. Capt., Odes, XV)
72On peut le reconnaître dans les substitutions fréquentes d’un nom abstrait à un terme concret :
- L’Occident réveillé par ce coup de tonnerre
Arma toute la terre
Pour laver ce forfait dans leur sang criminel.
(J.-B. Rousseau, Odes, III, 4) - Je vois, sous leur chef applaudi. Le Nord venger avec usure
Toutes les pertes du Midi. (Idem, ibid., III, 8)
73Enfin c’est par métonymie56 qu’on nomme telle ou telle partie du corps pour désigner telle faculté ou telle vertu dont elle passe pour être le siège. Ainsi la volonté et le courage semblent résider dans le cœur, la pensée dans la tête, la force dans le bras :
- Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète. (Rac, Brit., II, 3)
- Qu’on nomme crime ou non ce qui fait nos débats.
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras. (Corn., Cid, II, 8) - Je réunis pour vous mon service et mes vœux ;
Ce bras, qui fut à lui, combattra pour tous deux.
(Volt., Ad. du Guesclin, I, 1)
74Un autre trope également très répandu est la synecdoque. Dumarsais57 la définit comme une « espèce de métonymie par laquelle on donne une signification particulière à un mot qui dans le sens propre a une signification plus générale, ou au contraire on donne une signification générale à un mot qui dans le sens propre n’a qu’une signification particulière ». Elle n’est donc pas toujours facile à distinguer du type précédent. Elle se manifeste souvent dans le choix des nombres, lorsque, par élégance, « on met un singulier pour un pluriel, ou un pluriel pour un singulier ». Nous avons déjà signalé ce tour, par lequel on croit éviter la banalité de l’expression. En voici des exemples :
- Ces esclaves chassés des marais de Scythie
Portèrent chez le Parthe et la mort et l’effroi.
(J.-B. Rousseau, Odes, III, 4) - Le Batave se vit opposer votre égide
Au cruel démon des combats.(Idem, ibid., III, 6) - L’Anglais en frémissant admire leur courage.
(Ecouchard-Lebrun, Odes, V, 7) - Il demandait58 au chêne une vile pâture, Heureux de la ravir, armé d’un pieu sanglant. Au vorace animal qui s’engraisse de gland.
(Roucher, Les Mois, I) - Les cris de la corneille ont annoncé l’orage.
(Saint-Lambert, Saisons, L’Eté) - Son beau corps a roulé sous la vague marine.
(A. Chénier, J. Tarentine)
75ou, inversement :
- Les peuples nés aux bords que la Vistule arrose.
(J.-B. Rousseau, Odes, IV, 5) - Retirons-nous, dit-elle, en de plus doux climats. (Idem, ibid., ib.)
- Aux vengeances des Euménides
Vos jours seront abandonnés. (Idem, ibid., III, 7) - La foudre éclate, tombe, et des monts foudroyés
Descendent à grand bruit les graviers et les ondes.
(Saint-Lambert, Saisons, L’Eté)
76Il y a également synecdoque59 quand on désigne la partie par le tout, ou le tout par la partie :
- Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré. (Boileau, Lutrin, III) - Chaque climat produit des favoris de Mars :
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars. (Idem, Ep., I)
77Ou bien encore on nomme la matière pour signifier l’objet qu’elle a servi à fabriquer. Racine a écrit :
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin.
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin. (Ath., IV, 3)
78On peut citer bien des tours analogues :
- Souvent d’un plomb subtil que le salpêtre embrase,
Vous irez insulter le sanglier glouton.
(J.-B. Rousseau, Odes, III, 6) - L’airain60 lui déclare la guerre.
Le fer, l’onde, la flamme entourent ses héros.
(Ecouchard-Lebrun, Odes, V, 7)
- La peur, l’airain sonnant61, dans les temples sacrés
Font entrer à grands flots les peuples égarés.
(Saint-Lambert, Saisons, L’Eté)- Une clef vigilante a, pour cette journée, Dans le cèdre enfermé sa robe d’hyménée.
(A. Chénier, J. Tarentine)- Et l’or dont au festin ses bras seraient parés. (Idem, ibid.)
79Il y a encore bon nombre d’autres tropes ; mais ils sont loin de jouer un rôle aussi important que ceux que nous venons d’examiner. L’abbé Joannet cite encore la catachrèse et l’enallage. Par la première, « le rapport qui se trouve entre les objets de deux termes fait qu’on peut employer l’un pour l’autre, quoique ces deux objets ne soient pas absolument semblables » : ainsi un Hercule signifie un homme fort et courageux ; le mot tonnerre peut être dans le sens de canon :
Cent tonnerres de bronze ont donné le signal.
(Volt., Bat. de Fontenoy)
80Par la seconde, « on se sert du nom de la patrie pour désigner quelqu’un », et l’on dit le Saxon au lieu de nommer le maréchal de Saxe. Mentionnons enfin le tour qui consiste à ranimer une image usée ou à rendre à quelque signe allégorique sa valeur réelle en les joignant à un verbe qui leur redonne un sens concret. Ainsi les fleurs, les flammes, les flèches de l’amour ; le flambeau de la vie ou des jours ; les traits envenimés, le fiel, le fouet de la satire sont des expressions qui appartiennent à la phraséologie courante. Mais elles peuvent retrouver une partie de leur vigueur selon l’assemblage où on les fait entrer. Voltaire a dit d’une manière faible :
Les flambeaux de l’hymen brillent pour votre amant (Zaïre, III, 6)
81Mais il y a beaucoup plus d’accent dans cet alexandrin d’A. Chénier :
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance. (Iambes, X)
82Restent enfin les figures de rhétorique, qui s’étendent à des phrases entières ou à des groupes de phrases. Leur vogue, qui est très grande depuis le xvie siècle, est loin d’être épuisée. On les définit avec le plus grand soin ; on les isole, on les étudie, on recueille les exemples qu’on en rencontre chez les meilleurs auteurs et on les propose à l’imitation des poètes. Gaullyer62, pour les recommander, s’appuie sur l’autorité de l’abbé d’Aubignac : « Les figures, a dit celui-ci, sont sans doute les plus notables ornements du discours. C’est elles qui donnent de la grace aux narrations, de la probabilité aux moindres raisonnements, de la force aux passions, et du relief à toutes les choses qu’on veut faire valoir. Sans elles, tous nos discours sont bas, populaires, désagréables et sans effet. C’est pourquoi le meilleur avis qu’on puisse donner aux poëtes est de se rendre très sçavans en la connoissance des figures par l’étude de ce qu’en ont écrit les Rhétoriciens ». Demandre63 fait d’elles la langue propre de l’imagination et des passions ; Louis Racine64 les considère comme l’élément émotif du discours et indique que nous y avons tout naturellement recours quand nous sommes agités de quelque sentiment violent. Cette manière de voir n’est pas tout à fait exacte, car il y a des figures de rhétorique qui ne sont pas déterminées par nos états affectifs et qui n’ont d’autre but que de donner au style la variété dont tous les critiques reconnaissent qu’il a besoin. Cependant le xviiie siècle, de plus en plus sensible et pathétique à mesure qu’on approche de la Révolution, mais à qui la forme fait trop souvent illusion sur la sincérité du fond, envisage volontiers les choses à la manière de Demandre et de Louis Racine. Il collectionne tous les vieux procédés connus et les emploie avec une persistance exemplaire afin d’animer sa poésie par les feux d’une chaleur superficielle : « L’éloquence, dit le Précis des Lois du Goût de 177765, est l’art de calmer ou d’exciter les passions, et chaque passion a son langage. L’admiration se récrie, l’amour et le désir se retracent sans cesse leur objet, le mépris se tait et détourne les yeux en souriant, la douleur et l’indignation éclatent, s’interrompent, éclatent encore et s’épuisent : de là les exclamations, les répétitions, les apostrophes, les ironies, les réticences, les prosopopées et toutes ces figures dont on a tant parlé qu’on n’ose plus en parler aujourd’hui, mais qui donnent toujours du mouvement, de l’âme, de la vie au discours ».
83Pourtant ne prenons pas ces assurances au pied de la lettre : jamais au contraire la critique n’a accordé plus d’attention aux diverses figures de rhétorique ni ne s’est donné plus de peine pour en définir l’intérêt. Comme elle le fait ressortir, il en est beaucoup qui ont une couleur affective très prononcée. Il est inutile ici de nous attarder sur l’exclamation ou sur l’interrogation, que nous devrons étudier à d’autres points de vue, et sur lesquelles nous aurons par conséquent l’occasion de revenir. Mais il est utile de mentionner l’apostrophe qui, selon Demandre, est propre aux passions : « Par cette figure, écrit-il66, l’orateur interrompt le discours qu’il tenait à l’auditoire pour s’adresser directement et nommément soit aux Dieux, soit aux hommes, aux vivants et aux morts, même aux choses inanimées ; ou enfin à des êtres métaphysiques qu’on est dans l’usage de personnifier. M. de Voltaire, représentant le combat de d’Ailly contre son fils, s’exprime ainsi :
La Discorde accourut ; le démon de la guerre,
La mort pâle et sanglante étoient à ses côtés ;
Malheureux, suspendez vos coups précipités !
Mais un destin funeste enflamme leur courage. (Henriade)
84Voici maintenant un exemple de déprécation67, où l’art consiste à réclamer une grâce en insistant sur tous les motifs qui peuvent la faire accorder :
Brutus (à César)
………………. sais-tu bien qu’il y va de ta vie ?
Sais-tu que le Sénat n’a point de vrai Romain
Qui n’aspire en secret à te percer le sein ?
Qui n’aspire en secret à te percer le sein ?
Que le salut de Rome et que le tien te touche !
Ton génie alarmé te parle par ma bouche,
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
César, au nom des Dieux dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,
Dirai-je au nom d’un fils qui frémit et qui t’aime,
Qui te préfère au monde et Rome seule à toi,
Ne me rebute pas ! (Mort de César, III, 4)
85À cause de l’usage qu’en a fait Corneille dans sa tragédie d’Horace, la figure de l’imprécation68 est fréquente dans le théâtre du xviiie siècle, où l’on imite avec application les modèles qu’ont laissés les grands classiques. Voici celles que prononce Hérode dans la Marianne de Voltaire, après la mort de l’héroïne et par lesquelles il manifeste son désarroi sentimental :
Infidèles Hébreux ! vous ne la vengez pas !
Cieux qui la possédez, tonnez sur ces ingrats !
Lieux teints de ce beau sang que l’on vient de répandre,
Murs que j’ai relevés, palais, tombez en cendre !
Cachez sous les débris de vos superbes tours
La place où Marianne a vu trancher ses jours !
Temple, que pour jamais tes voûtes se renversent !
Que d’Israël détruit les enfans se dispersent !
Que sans temple et sans rois, errants, persécutés,
Fugitifs en tous lieux, et partout détestés,
Sur leurs fronts égarés portant dans leur misère
Des vengeances de Dieu l’effrayant caractère,
Ce peuple aux nations transmette avec terreur
Et l’horreur de mon nom et la honte du leur !
(Marianne, V, 7, variante des premières éditions)
86Au xviie siècle, par souci de noblesse et pour donner aux discours de leurs héros une certaine vigueur oratoire, les poètes avaient beaucoup employé les répétitions de mots. Corneille l’avait fait, et après lui Racine, dont Rollin a cité avec admiration les vers suivants :
- Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété. (Ath., 1,1)
- Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle … (Ibid., 1,2)
- David, David triomphe : Achab seul est détruit. (Ibid., V, 6)
87Ce procédé de style parut convenir admirablement à l’expression des passions vives ou touchantes ; les poètes jugèrent qu’il traduirait à merveille la surexcitation des cœurs qui sont en proie à l’amour, à la jalousie, à la colère ou à la crainte, tous reprirent ce cliché :
- Profitez, profitez de ces jours de souplesse
(Dorat, Décl. th., IV) - O mort, tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi !
(A. Chénier, J. Captivé) - Dieu jeune, viens aider sa jeunesse : Assoupir,
Assoupis dans son sein cette fièvre brûlante ! (Id., Le Malade)
88Il s’étale avec une particulière insistance dans un long passage de Voltaire :
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi,
C’est le sang des héros défenseurs de ma loi,
C’est le sang des martyrs. O fille encor trop chère,
Connais-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?
Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,
Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,
T’ouvrent leurs bras sanglants tendus du haut des cieux.
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,
Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par les maîtres … (Zaïre, II, 3)
89La couleur affective est encore très sensible dans la dubitation, suite de mouvements contradictoires qui traduisent l’incertitude d’un cœur profondément ébranlé. Demandre69 en donne cet exemple :
Orosmane
Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin,
Montre-lui cet écrit… Qu’elle tremble ; et soudain,
De cent coups de poignards que l’infidèle meure ;
Mais avant de frapper … Ah ! cher ami, demeure !
Demeure, il n’est pas temps ! je veux que ce chrétien
Devant elle amené … Non, je ne veux plus rien.
Je me meurs, je succombe à l’excès de ma rage. (Zaïre, IV, 5)
90Mais l’émotion, malgré l’opinion d’un certain nombre de critiques, est à peu près absente de la figure qu’ils nomment hypotypose, dont Dumarsais70 donne comme modèle le début du récit de Théramène et qui consiste dans une description, faite au moyen de verbes au présent de l’indicatif, d’événements passés. Elle n’existe pas davantage dans l’allégorie, qui, selon quelques auteurs, appartient au même groupe d’ornements du style, ni dans la concession, ni dans la comparaison, ni dans d’autres tours courants qu’il est même inutile de nommer, parce qu’ils ont été mentionnés dans de précédents volumes.
91Il est pourtant utile de revenir sur le compte de quelques-uns d’entre eux. L’allégorie jouit d’une assez grande vogue, à cause de l’usage qu’en a fait Mme Deshoulières dans une pièce célèbre, où, sous le déguisement d’une bergère qui parle à ses brebis, elle rappelle à ses enfants les bienfaits qu’ils lui doivent. Plus lointainement brille encore le souvenir de l’ode d’Horace, O navis, referens … « C’est une figure, déclare Demandre71, par laquelle on dit une chose pour en signifier une autre ». Il en donne cet exemple de Voltaire :
Les états sont égaux, mais les hommes diffèrent.
Où l’imprudent périt, les habiles prospèrent.
Le bonheur est le port où tendent les humains.
Le ciel, pour aborder cette rive étrangère,
Accorde à tout mortel une barque légère.
Ainsi que les secours, les dangers sont égaux :
Qu’importe, quand l’orage a soulevé les flots,
Que ta poupe soit peinte, et que ton mât déploie
Une voile de pourpre et des voiles de soie ?
L’art du pilote est tout, et, pour dompter les vents,
Il faut la main du Sage, et non les ornements.
92D’autres citent l’allégorie de Gresset dans sa Chartreuse ou celle du Temple de l’Amour dans la Henriade. Beauzée vante cette figure avec une chaleur quelque peu excessive : « C’est une gaze légère qui enveloppe l’objet dont on parle sans le dérober entièrement aux yeux : c’est une glace transparente, à travers laquelle on aperçoit aisément l’objet dont il s’agit ; c’est un déguisement dont l’élégance laisse encore distinguer la taille, la démarche, le maintien, les grâces, et deviner même la personne. En ce cas il faut dire que la métaphore, même soutenue, est une décoration qui embellit l’objet sans en rien cacher »72.
93La grande comparaison selon la formule homérique, en deux parties parallèles, n’est pas rare au xviiie siècle, malgré ce qu’elle a de solennel et de lourd. En voici une tirée de la Henriade :
Ainsi, lorsque les vents, fougueux tyrans des eaux,
De la Seine ou du Rhône ont soulevé les flots,
Le limon croupissant dans leurs grottes profondes
S’élève, en bouillonnant, sur la face des ondes ;
Ainsi dans les fureurs de ces embrasements
Qui changent les cités en de funestes champs,
Le fer, l’airain, le plomb, que les feux amollissent,
Se mêlent dans la flamme à l’or qu’ils obscurcissent.
94Voltaire73 cependant est d’avis que cette figure, dont il goûte fort l’appareil pompeux, ne peut guère être à sa place que dans le poème épique et dans l’ode. Mais tous les poètes ne se rangent pas à son opinion et ne renferment pas la comparaison dans des limites aussi étroites. « C’est là, écrit Voltaire à ce propos, qu’un grand poète peut déployer toutes les richesses de l’imagination, et donner aux objets qu’il peint un nouveau prix par la ressemblance d’autres objets. C’est multiplier aux yeux des lecteurs les images qu’on leur présente. Mais il ne faut pas que ces figures soient trop prodiguées ».
95Toute cette rhétorique savamment réglée, qui va du véhément au majestueux, n’offrirait aujourd’hui qu’assez peu d’intérêt si elle ne se rachetait pas çà et là par des mouvements moins convenus et d’une chaleur moins artificielle. La poésie du xviiie siècle est un art de société ; l’art d’une société formée intellectuellement par la lecture des Anciens et des grands classiques leurs imitateurs, et qui a pénétré tous les secrets de leur technique. Elle demande beaucoup de dextérité et de savoir-faire, et, avec de l’étude, elle est à la portée de tous ceux qui connaissent à fond les recettes dont les meilleurs maîtres ont démontré la valeur. Mais, malgré ce défaut, on y découvre parfois des vers particulièrement oratoires et forts, chargés d’un pathétique toujours vivant. Le théâtre de Voltaire et de ses contemporains, la tragédie, qui n’a plus guère d’attraits pour nous, mais quelquefois même la comédie, et en tout cas des poèmes soignés tels que la Henriade, présentent assez souvent de beaux alexandrins forts et nets, sans bavures ni scories, où la pensée toute nue se resserre en mots concis et définitifs :
- C’est à moi de mourir, puisque c’est toi qu’elle aime ! (Zulime, III, 2)
- Va, j’aime mieux mourir que de craindre la mort. (M. de César, II, 1)
- A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ! (Tancr., III, 1)
- Mon Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ! (Zaïre, II, 3)
- Les œuvres des humains sont fragiles comme eux. (Henr.)
- Le véritable amour donne une âme nouvelle. (Gresset, Sydney, III, 3)
- Est-il quelques ennuis, aimé de ce qu’on aime ? (Idem, ibid., ib.)
96Ce sont là des vers résumants, ou des vers-maximes, qui rejettent dans l’ombre les molles élégances de l’habituel style poétique et qui sont d’ailleurs à l’opposé des énigmatiques périphrases où ses soucis de décence l’obligent trop fréquemment à se délayer. « Une pensée hardie et sentencieuse, dit la Poétique de 174974, une maxime coupée, laconiquement exprimée en un seul vers, affecte plus fortement l’esprit, et, pour peu qu’il y entre du sentiment, enfonce dans le cœur des traits bien plus perçants que l’harmonieuse éloquence du style nombreux ». Cette figure, pour rendre son plein effet, prend très souvent l’aspect d’une antithèse avec une ou plusieurs correspondances de mots qui s’opposent d’un hémistiche à l’autre. On trouve chez Racine nombre d’alexandrins semblablement construits ; mais ils abondent chez Corneille qui leur a pour ainsi dire imprimé sa marque particulière. Déjà connue au xviie siècle, la formule dont il s’agit s’est propagée au XVIIIe non sans succès, comme on peut s’en convaincre par les exemples suivants, qui sont tous de Voltaire :
- Je dois vous oublier, et non pas vous trahir. (Œd., III, 2)
- J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux. (Zaïre, I, 1)
- Simple dans ses discours, affable en son accueil. (Scythes, I, 1)
- Fiers de servir le ciel, ils servaient leur vengeance. (Guèbres, V, 6)
- Il est temps que je règne, et non pas que je vive. (Ibid., II, 4)
- Voilà mon fils, Madame, ou voilà ma victime. (Mér., IV, 2)
- Je n’en mourrai pas moins, mais je mourrai pour vous.
(Ad. du Guesclin, IV, 2) - Qu’il est dur de haïr ceux qu’on voudrait aimer. (Mahomet, III, 1)
97Cependant les sentences ne sont pas inséparables de l’antithèse ; sans cet appui, qui ne leur est pas indispensable, elles réussissent encore à exprimer dans leurs douze syllabes des vérités morales, ou elles servent à définir brièvement le libéralisme philosophique de l’époque :
- Qu’eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d’un roi. (CEd., I, 1)
- J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être. (Ibid., II, 4)
- L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. (Ibid., 1,1)
- Un roi pour ses sujets est un Dieu qu’on révère. (Ibid., II, 4)
- Tout homme à son état doit plier son courage. (M. de César, I, 1)
- Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux. (Mér., I, 3)
- Quel homme est sans erreur, et quel roi sans foiblesse ? (Brutus, I, 2)
- Un fils ne s’arme point contre un coupable père. (Idem, I, 2)
- Et le vrai Dieu, mon fils, est celui qui pardonne. (Alzire, I, 1)
- Le temps ne peut jamais affaiblir les injures. (Ibid., II, 4)
- Après l’honneur de vaincre, il n’est rien sous les cieux
De plus grand en effet qu’un trépas glorieux. (Ibid., II, 1) - Aux Dieux que nous servons nous levons des mains pures.
(Olymvie, III, 2) - Je perds le plus beau droit, celui de faire grâce. (Guèbres, IV, 2)
98Le poète tragique, en règle générale, place ces vers-maximes au commencement ou à la fin d’une tirade, afin de mieux les graver dans la mémoire de ses auditeurs. En 1804, Suard75 note encore que les acteurs appuient volontiers sur eux et les isolent dans leur déclamation. En 1806, le Journal de la Haute-Garonne, rendant compte de l’Omasis de Baour-Lormian, qu’on venait de jouer à Toulouse76, relate qu’on y a apprécié ces alexandrins « heureux de sentiment et de situation » :
- Les vertus d’Omasis lui servent de famille.
- L’âge de ses aïeux touche au berceau du monde.
99et qu’on a applaudi Saint-Prix, élève de Larive, lorsque, dans la Mort d’Abel, de Legouvé, il a déclamé ce vers :
Travailler et haïr, voilà mon héritage.
100La faveur qu’a rencontrée le vers-sentence a donc duré très longtemps, et il est juste de reconnaître que sa simplicité, sa condensation, sa force, ne font point de lui quelque chose de méprisable. Néanmoins, avec tous ses mérites, il est impuissant à modifier l’impression d’ensemble que nous laisse la poésie du xviiie siècle, et qui, qualités éventuelles de finesse et d’esprit mises à part, est une impression de grisaille vétuste. Pour les contemporains de Voltaire, l’art des vers est avant tout autre chose une rhétorique. Nous le constatons nous-mêmes, mais nous remarquons qu’il se traîne trop banalement sur des pistes depuis longtemps battues et rebattues. Jusqu’au romantisme, nous ne voyons se manifester aucun effort notable de renouvellement. Les principes esthétiques restent ce qu’ils avaient été au xviie siècle ; le style poétique obéit aux mêmes lois ; il s’habille des mêmes parures, il recherche les mêmes mouvements, il est gouverné par les souvenirs de l’Antiquité et par les goûts pompeux de la société d’alors. Nous lui reprochons surtout de manquer de liberté et d’aisance, et d’égaliser à peu près tous les talents sous la même noblesse conventionnelle. Les règles auxquelles il se soumet se complètent encore par toute une série de préceptes qui concernent l’harmonie du vers. Mais, là encore, on se contente de développer, de compléter, de perfectionner jusqu’à la minutie des procédés déjà connus sans rien tenter d’original ni de neuf. C’est ce que nous nous proposons de montrer dans les pages qui vont suivre.
Notes de bas de page
1 . Cf. supra, p. 149.
2 . Voltaire, Fragments d’un discours historique et critique sur ”Don Pèdre” (éd. Beuchot, I. IX).
3 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Style”.
4 . Chamfort et de la Porte, au mot ”Versification”.
5 . Abbé Girard, p. 230 sq.
6 . Je renvoie à A. François, Lg. postcl., p. 1011.
7 . Abbé Papon, p. 342 ; L. Racine, Réfl., T. V, p. 69 ; Beauzée, Encyclopédie, au mot ”Périphrase”.
8 . Voltaire, Comm. s. Corn., Pompée, I, 1.
9 . Rollin, IV, 3, 2.
10 . On trouvera dans le Précis des Lois du Goût, p. 122, une critique assez vive de ce que l’auteur appelle le « style gigantesque ». Il raille La Motte de ce que celui-ci, voulant désigner noblement un chou et l’aiguille d’un cadran, a appelé le premier un « phénomène potager » et la seconde un « greffier solaire ».
11 . Rollin, IV, 3, 5.
12 . Demandre, T. I, p. 102.
13 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Antithèse”.
14 . Rollin, IV, 3, 5.
15 . La Harpe, III, 1,1, 8. Il relève également (III, 1,1, 5) l’absurdité de cette phrase de Voltaire :
Vous n’avez point reçu ce gage précieux
Qui nous lave du crime, et nous ouvre les deux
« Disconvenance dans les expressions, dit-il, un gage ne peut ni laver ni ouvrir ».
16 . La Harpe, III, 1, 8, 4
17 . Marmontel, au mot ”Images”.
18 . L. Racine, Réflex., T. V, p. 86.
19 . Fontenelle, Discours lu à l’Académie, le 25 août 1747.
20 . D’Alembert, Réflexions sur la Poésie ; Domairon, p. 31 ; La Harpe, III, 1, 2, 6 et III, 1, 8, 5.
21 . Saint Evremond, T. II, p. 45.
22 . Montesquieu, L. Pers., 137.
23 . Abbé Trublet, De la Poësie et des Poëtes, XXVIII.
24 . Fontenelle, Sur la Poësie en général.
25 . Bruzeu de la Martinière, T. II, p. 187.
26 . Cf. supra, p. 181.
27 . Rémond de Saint Mard, p. 2.
28 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Image”, T. IV, p. 153.
29 . L. Racine, Réfl., T. III, p. 109.
30 . Voltaire, Dict. phil., T. XLVI, p. 511, au mot ”Métaphore”.
31 . Abbé Joannet, T. I, p. 131 et T. II, p. 96 sq. ; abbé Papon, p. 334.
32 . Rollin, III, 1,4 et III, 3,1,2.
33 . Marmontel, El. de Litt, au mot ”Allégorie”, T. I, p. 121 et 126-127.
34 . Idem, ibid., au mot ”Vraisemblance”, T. VI, p. 535-537.
35 . Abbé Joannet, T. II.
36 . Rémond de Saint Mard, p. 8-9.
37 . Fontenelle, Sur la Poësie en général, T. III, p. 185.
38 . A. François, Lg. postcl., T. I, p. 1263.
39 . Bruzeu de la Martinière, T. II, p. 193.
40 . Rollin, III, 1, 4.
41 . Fontenelle, Sur la Poësie en général, T. III, p. 179.
42 . Fontenelle, ibid., T. III, p. 181.
43 . Idem, ibid., p. 179.
44 . Idem, ibid., p. 182
45 . Idem, ibid.
46 . La Harpe, III, 1, 1, 5.
47 . Fontenelle, Sur la Poésie en général, T. III, p. 183.
48 . Ici l’image se confond pour ainsi dire avec la métonymie, que d’autres rangent parmi les tropes.
49 . Idem, ibid., p. 186.
50 . Idem, ibid., ib., p. 187.
51 . Dumarsais, p. 107 et 120.
52 . L. Racine, Réflexions, T. V, p. 67.
53 . Le P. Buffier, Traité phil. et pr. de poésie, p. 136.
54 . A. Chénier, R. de Paris, 15-X-1899, p. 689.
55 . Le poète veut dire qu’Homère et les Muses règnent sans partage sur le mont Parnasse.
56 . Il s’agit de Malherbe, qui a chanté la gloire du roi Louis XIII.
57 . Dumarsais, p. 93.
58 . Il s’agit de l’homme primitif.
59 . La Seine est l’équivalent de la France, le Tibre de l’Italie.
60 . L’artillerie.
61 . Les cloches.
62 . Gaullyer, p. 202.
63 . Demandre, T. I, p. 418.
64 . L. Racine, Sur l’Essence de la Poësie, p. 259.
65 . Précis…, p. 130.
66 . Demandre, T. I, p. 105.
67 . Demandre, T. I, p. 355.
68 . Idem, ibid., p. 462. Cf. encore La Mort de César, II, 5 ; Tancrède, V, 6, etc.
69 . Idem, ibid., p. 370.
70 . Dumarsais, p. 122.
71 . Demandre, T. I, p. 78.
72 . Beauzée, Encyclopédie, au mot ”Allégorie”.
73 . Voltaire, Dict. phi., T. XLVI, p. 446, au mot ”Comparaison”.
74 . Poét. fr. à l’Usage des Dames, T. I, p. 26.
75 . Suard, Mélanges de Litt., p. 373.
76 . H. Jacoubet, Annales du Midi, 1935.
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