Chapitre premier. Le vocabulaire
p. 149-173
Texte intégral
1La poésie, pour un grand nombre de critiques, n’est qu’une affaire de langue et de style ; pour tous, elle ne va pas sans l’élégance ni sans la noblesse. Sans doute revêt-elle des aspects assez divers : « Chacune des qualités de l’esprit, écrit Marmontel, a son genre de poésie où elle domine. Par exemple, la finesse a l’épigramme ; la délicatesse, l’élégie et le madrigal ; la légèreté, l’épître familière ; la naïveté, la fable ; l’ingénuité, l’églogue ; l’élévation, l’ode, la tragédie et l’épopée ». Cette classification suppose une certaine variété dans le vocabulaire. Mais tous les genres, à peu d’exceptions près, sont soumis à des règles générales auxquelles ceux qui écrivent en vers sont tenus de se conformer. L’art en effet, loin de se confondre avec la nature elle-même, ne doit en être que l’imitation ; il consiste en une sélection habile qui s’étend au domaine de la forme ; mais il ne saurait sans déchoir user de tous les mots ni s’attacher à tous les objets en leur laissant leur rudesse originale. Marmontel, qui nomme la poésie une « prose harmonieuse », marque en termes très limpides quelle sorte de perfection elle doit posséder : « Si cette prose harmonieuse, dit-il1, est animée par les couleurs d’un style figuré, par la chaleur d’une éloquence tantôt douce et sensible, tantôt vive et brûlante ; enfin, si l’on trouve dans ce style le caractère de beauté idéale qui distingue les grandes productions des arts, c’est-à-dire un degré de force, de correction, de richesse, de précision, d’élégance, qui semble pris dans la nature, et qui cependant n’y est jamais, ne sera-ce point encore assez pour faire de la poésie ? » Or cette richesse, cette précision, cette élégance résultent du choix du vocabulaire. « L’homme de goût, note d’Alembert, exige dans les vers une expression noble et choisie sans être recherchée ».
2Il suit de là que la poésie, ainsi que l’avait déjà pensé le xviie siècle, ne peut utiliser toutes les ressources du lexique, mais qu’elle doit avoir recours à celles qui lui sont particulièrement réservées, tandis qu’elle doit écarter résolument celles qui lui sont interdites. Plus elle se montre sévère dans son choix, plus elle tend vers sa pureté idéale. Elle est établie en effet, déclare La Harpe, « comme tous les arts, sur des conventions qui promettent un plaisir ». Connaître ces conventions et les observer, c’est en cela que consiste l’effort de l’écrivain, effort d’autant plus nécessaire qu’il s’agit là de règles fondées en raison. Les grammairiens et les critiques, se guidant sur les traités écrits par les Anciens, sur les remarques formulées par les arbitres du bon goût et sur les œuvres les plus accomplies de la grande génération classique, édictent des préceptes, cataloguent les mots autorisés et ceux qui sont prohibés, définissent le beau théorique et l’illustrent par des exemples appropriés. On s’efforce d’obéir à leurs suggestions, si bien que le savoir-faire prime l’inspiration. De même qu’un peintre, pour composer une Descente de Croix ou un Martyre, pense aux modèles que lui fournissent le Caravage ou le Guerchin, de même un poète n’oublie jamais les enseignements de Quintilien, de Vaugelas, du P. Bouhours ou de Boileau. Encore n’est-il pas besoin de recourir toujours aux ouvrages de doctrine : il suffit de suivre les bons auteurs des générations précédentes. La fortune de Racine, pour les hommes du xviiie siècle, s’explique par ce fait qu’il a été l’élève docile des Anciens et qu’il a accepté sans résistance les règles posées par les puristes. Ce qui manque le plus à la poésie de cette époque, à celle de J.-B. Rousseau comme à celle de Voltaire et à celle de leurs contemporains, c’est un grand souffle de liberté qui la traverserait : satisfaite d’imitations de plus en plus lointaines, elle n’est guère que le reflet d’autres reflets plus vigoureux ; le maniérisme remplace l’esprit de création.
3Le vocabulaire reste pauvre. Les termes archaïques, les mots anciens et vieillis, malgré les déplorations de La Bruyère et de Fénelon, en sont exclus. Parce qu’ils ont disparu de l’usage courant de la bonne société et que quelques-uns d’entre eux ne se sont conservés que dans le parler provincial ou populaire, ils ont un caractère déplaisant et bas qui les condamne. Non seulement le poète doit adapter son langage au sujet qu’il traite, mais il faut encore, selon Bruzeu de la Martinière, qu’il tienne compte des préjugés de ceux pour lesquels il écrit. « On peut dire d’abord que nous avons tous de l’aversion pour les façons de parler qui sont hors d’usage … et que cette aversion nous vient plutôt de la nature que de quelque sentiment particulier … Outre cette aversion naturelle, nous en avons une autre, précisément d’opinion ; car ; comme les mots hors d’usage sont généralement rejettez dans le monde, nous y attachons une idée de dégoût et de mépris, et on ne sçauroit les prononcer en nôtre presence sans renouveller cette idée désagréable »2.
4Marot, il est vrai, jouit d’un regain de faveur. Boileau l’a désigné à l’admiration des poètes :
Imitez de Marot l’élégant badinage,
5ce qui est une invitation à lui emprunter son vocabulaire et à copier sa syntaxe. J.-B. Rousseau, en pastichant son langage, lui a décerné les plus grands éloges :
Par vous, en France, épîtres, triolets.
Rondeaux, chansons, ballades, virelais,
Gente épigramme, et plaisante satire
Ont pris naissance, en sorte qu’on peut dire :
De Prométhée hommes sont émanés,
Et de Marot joyeux contes sont nés.
Par quoi sitôt qu’en mon adolescence
J’eus avec vous commencé connoissance,
Mon odorat par vos vers éveillé
Des autres vers plus ne fut chatouillé ;
Et n’eus repos (jeunesse est téméraire)
Que ne m’eussiez adopté pour confrère. (Epître V)
6Ainsi se forme le style marotique, qui reste à la mode pendant tout le xviiie siècle et dont les grâces frelatées plaisent à un nombreux public parce qu’elles lui semblent éminemment spirituelles. Chaulieu s’en est servi avec une prédilection marquée. Il en est de même du P. Du Cerceau :
Marot n’eut en partage Qu’un élégant et naïf badinage ;
Et si j’en ai quelque chose hérité,
C’est un vernis de sa naïveté.
Sans m’égarer dans des routes sublimes,
De ce vernis je colore mes rimes ;
Et de ce simple et naïf coloris
Mes petits vers ont tiré tout leur prix.
(Recueil, Apologie de l’auteur, p. 107)
7À côté d’eux on peut citer Gresset, Voltaire, Panard, ainsi qu’une quantité de poetae minores qu’il serait trop long d’énumérer. Beaucoup de ballades, de rondeaux, d’épîtres en vers de dix syllabes et un grand nombre de pièces en vers libres sont autant d’exemples de style marotique. La romance de Chérubin, dans Le Mariage de Figaro, appartient au même genre.
8L’archaïsme y fleurit, avec une richesse qui varie selon les auteurs. C’est en vain que Sabatier de Castres conteste l’importance que lui accordent les poètes : « L’éloquence du style marotique, déclare-t-il3, ne dépend ni de la structure des vers, ni du vieux jargon mêlé souvent avec affectation à la langue ordinaire, mais de la naïveté du génie et de l’art d’assortir les idées riantes avec simplicité ». En réalité les vieux mots, dans l’opinion commune, font partie intégrante du ”badinage” et lui sont indispensables pour qu’il produise tout son effet : « Dans le style marotique, dit l’abbé Joannet4, on omet souvent les pronoms, les articles, les négations pas et point, etc., outre les vieux mots qu’on y employe, comme voire pour même ; fors pour hors ; onc pour jamais ; huis pour entrée, porte ; lors pour alors, etc. ; on y fait encore entrer des termes tirés du latin, comme cedulle pour billet, case pour maison ». On pourrait allonger ce catalogue, vraiment un peu maigre : jouvenceau, gîte, susdit, ire sont chez Gresset ; soulas, destrier, nenni sont chez Beaumarchais ; Marmontel recommande l’emploi de félon, discorde, perdurable, animeux, oblivieux, brandir, douloir et de quelques autres. Cependant les poètes ne sont pas autorisés à multiplier leurs emprunts, car, s’ils le faisaient, ils donneraient à leur langue une couleur barbare et par cela même extrêmement déplaisante.
9L’abbé Joannet condamne la pièce suivante, adressée par Hamilton à J.-B. Rousseau :
A gentil clerc qui se clame Roussel,
Ores chantant ès marches de Solure,
Où de cantons parpaillots n’ayant cure,
Prêtres de Dieu baisent encor missel.
De l’Evangile en parfinant lecture ;
Illec qui va dans moult noble écriture
(Digne trop plus de loz sempiternel)
Mettant planté dans cet antique sel
Qu’en virelais mettoit par fois Voiture,
A cil Roussel ma rime, ainçois obscure,
Mande salut dans ce chiétif chartel…
10Ce n’est plus là du français intelligible, mais un étrange jargon dont on ne peut pénétrer le sens qu’à l’aide d’un ”dictionnaire gothique”. On n’y découvre ni l’aisance ni la naïveté qui doivent être les caractères propres du style marotique : « Les vieux termes qu’on y sème font une partie de son agrément ; mais ces termes doivent paroître s’être offerts naturellement. On les y voit avec plaisir, autant parce que le poëte semble s’en être servi pour s’épargner la peine d’en chercher d’autres qui lui auroient coûté plus de travail, que parce que ce langage nous rappelle l’aimable simplicité de nos pères. On n’en jugeroit plus de même si ces expressions paroissoient être le fruit d’une recherche étudiée : elles cesseraient dès lors de faire le même plaisir. Cependant, lorsqu’on peut choisir entre deux termes qui se présentent naturellement, le genre de ce style demande qu’on se décide pour celui des deux qui a l’air un peu plus antique »5. La grande règle, c’est qu’il faut éviter tout excès : comme l’a reconnu lui-même Hamilton,
Il ne faut que cinq à six traits
D’un langage obscur et gothique
Pour réjouir à peu de frais.
11L’abbé Mallet6 estime que si l’on s’écarte d’une louable modération, on tombe dans le burlesque, qui lui-même est entaché de bassesse. C’est à cela que se réduit la part de l’archaïsme dans la poésie française du xviiie siècle. Tous les critiques sont d’accord pour déclarer que les vieux mots ne sauraient avoir accès dans les grands genres7, car leur vétusté, qui les destine à faire sourire, les rend impropres à l’expression des sentiments sublimes.
12Il est à peine besoin de mentionner ici les provincialismes, expulsés depuis longtemps de la haute poésie où personne ne les saurait souffrir. Mais la comédie a souvent mis à la scène des paysans auxquels elle a prêté un langage assez conventionnel, afin de les distinguer d’autres personnages qui occupent dans la société un rang moins humble. Ce jargon, qui est fait de mots mutilés, de quelques vieux termes réfugiés dans les patois, de formes grammaticales incorrectes, et qui contient parfois un peu d’argot, pénètre dans l’opéra-comique. Voici comment Vadé fait parler le pêcheur Jérosme, amoureux de Fanchonnette :
La preuve que j’ vous aim’ ben, c’est que mon argentrie,
Mes blonques, mes boutons.
D’abord j’ vous les donnons ;
D’s éperviers, des filets, Deux p’tits bachots peinturés qui n’ sont pas laids.
Six vestes de guernat comme gn’en a pas, j’ parie,
Une tass’ d’argent Dans quoi qu’ jons bu t’a vot’ santé souvent :
Tout ça vous s’ra baillé,
Mais que j’ soyons dégelé. (Jérosme et Fanchonnette, 12)
13Le public du xviiie siècle goûte beaucoup ces paysanneries faciles. Il suffit de les signaler au passage, mais sans les commenter plus longuement, car elles font partie de ce qu’il y a de moins relevé en fait de littérature. Leur abjection n’est guère dépassée que par celle des poésies poissardes du même Vadé, dont les Bouquets sont d’ailleurs remarquables par la verve qu’il y a déployée.
14Malgré ces exceptions, le grand précepte classique reste en vigueur : le poète doit fuir la vulgarité. La Motte l’y invite d’une manière pressante :
Prenons garde à la bassesse,
Trop voisine du familier.
Souvent un auteur sans adresse
Veut être simple, il est grossier.
Point de tour trivial, aucune image basse.
Apollon veut expressément
Que l’on soit rustique avec grace
Et populaire élégamment. (Fables, II)
15Au point de vue du vocabulaire, cela signifie que tous les mots de la langue ne sauraient être admis par la haute poésie, ni même parfois par la poésie moyenne.
16Des pronoms démonstratifs et relatifs, des conjonctions, des locutions destinées à marquer les transitions et les liaisons sont exclus du vers d’une manière toute générale. Le catalogue, avec quelques variations de détail, en est dressé par les critiques et les grammairiens. Si l’on se reporte à Sabatier de Castres, au Traité de Versification françoise qui précède le Dictionnaire des Rimes de P. Richelet, dans l’édition qu’en donne en 1751 l’abbé Berthelin, à Restaut, à de Wailly et à Domairon8, on constate que les proscriptions sont nombreuses. Celui, ceux, celles, celui-ci, celui-là, lequel, laquelle, lesquelles, le premier, le second, l’un, l’autre, outre que, or, d’ailleurs, tant s’en faut, non seulement, pour ainsi dire, en vérité, à la vérité, puisque, de sorte que, c’est pourquoi, pourvu que, d’autant que, afin que, car, ainsi, d’autres mots encore, ne font point partie du beau langage. Selon Voltaire, ce sont là des termes de discussion, qui sentent la prose rampante ; selon Sabatier de Castres, ils rendent le style trop lâche et ils déshonorent les tragédies de Lemerre, qui les a accueillis avec beaucoup trop de complaisance. Tout le monde s’accorde à penser qu’ils ont en eux quelque chose de commun et de bas, si bien ”qu’on ne peut les tolérer que dans la poésie la plus familière. « Cependant l’homme de goût, déclare Domairon, trouve quelquefois l’art de les embellir et d’en faire usage » ; ainsi celui, ceux, celles sont prosaïques et languissants dans leur emploi ordinaire, mais ils sont fort nobles quand on s’en sert absolument, c’est-à-dire quand ils remplacent le nom d’une personne au commencement d’une période :
Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots. (Ath., 1,1)
17La haute poésie, qui comprend l’épopée, l’ode, la tragédie, et même la comédie de caractère, doit se montrer d’une extrême sévérité dans le choix de son vocabulaire, qui doit toujours être noble, élégant et châtié. Encore faut-il bien se rendre compte que la langue de ces différents genres n’est pas uniforme et que des degrés très sensibles les séparent l’un de l’autre. Il s’agit pour l’écrivain de savoir adapter ses mots au sujet qu’il traite et de faire parler ses personnages comme l’exige leur condition, sans confusion ni méprise. Il doit apporter à ce travail un soin particulier. « Le style de l’épopée, déclare Marmontel, et celui de la tragédie sont très distincts par la nature des deux poèmes, car l’hypothèse du poëme épique est que le poëte est inspiré ; et quoique l’enthousiasme y soit plus calme que celui de l’ode, qui est le délire prophétique, il ne laisse pas d’être encore dans le système du merveilleux. Dans la tragédie, au contraire, les personnages sont des hommes d’un caractère et d’un rang élevés, mais simplement des hommes, et leur langage, pour être vrai, doit être plus près de la nature que celui du poëte inspiré par un dieu ».
18On ne saurait franchir impunément la ligne des fortifications que les critiques ont élevées entre la tragédie et la comédie. La première n’est pas autorisée à accueillir les termes bourgeois et familiers qui appartiennent à la seconde, sous peine d’abdiquer sa dignité naturelle. En parcourant rapidement les Commentaires sur Corneille, je vois Voltaire condamner les expressions suivantes, qui rompent l’unité de ton : Agir chaudement – A propos – Aucunement – Avoir l’œil à tout – Bon office – Bourgeois -Brutal désir – Civilité – Clairvoyant – Demander deux mots – De ma part – Dévaler – Divertir – Encore un coup – Fâcheux – Faire de l’effrayé – Fâcher quelqu’un – Gens d’importance – Grand miracle – Hors de là -Je vous suis tout acquise – Mutinerie – Ne pas voir goutte – Outre que -Ouvrir ses bras – Parlons net – Passer l’éponge – Plein de souci – Pour le mieux – Pousser à bout – Quitter la campagne – Répondre en ami – Se défaire de – Sot – Terreurs paniques – Tirer le rideau – Voler – Vous autres – User de quelqu’un, etc. Ce sont là des manières de parler prosaïques et basses, qui, placées dans la bouche de princes ou de demi-dieux, frisent l’inconvenance. Voici quelques remarques, extraites du même recueil :
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé, S’alarme d’un péril qu’une femme a rêvé ! (Pol., I, 1 : « Ce mot de rêver est devenu trop familier ; peut-être ne l’étoit-il pas du temps de Corneille ») – Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme (ib. « C’est du style bourgeois de la comédie ») – Pauline, sans raison dans la douleur plongée, Craint et croit déjà voir ma mort qu’elle a songée (ib. « On ne peut dire que dans le burlesque : songer une mort ») – Et ne permettons pas qu’après tant de bravades Mon sceptre soit le prix d’une de ses œillades (Pompée, II, 3 : « Ces deux vers sont dans le style comique ») – Je vous demandois quel bruit fait par la ville De Pompée et de moi l’entretien inutile (Sert., IV, 3 : « C’est du style de comédie ») – Et montre à tous par là que j’ai repris ma place (Pompée, IV, 3 : « Jamais dans la poësie on ne doit employer par là, par ici, si ce n’est dans le style comique ») – Vous m’en parlez enfin comme si vous m’aimiez (Sert., IV, 2 : « Il n’y a point de vers plus comique ») – Antoine, avez-vous vu cette reine adorable ? — Je l’ai vue, ô César ! elle est incomparable (Pompée, III, 3 : « Le lecteur est indigné de voir Antoine faire le personnage d’entremetteur … Ce n’est pas là César, ce n’est pas là Antoine : c’est un amoureux de comédie qui parle à un valet »).
19Ces trois derniers alexandrins, bien qu’ils ne contiennent aucun terme d’une bassesse bien accusée, n’en sont pas moins caractéristiques : on croirait entendre en effet Frontin ou Lisette, mais non pas des héros de tragédie9.
20Les mots possèdent une certaine vulgarité ou une certaine splendeur qui leur est propre. Le classicisme les répartit en deux grandes catégories, ceux qui, selon l’expression de V. Hugo, sont sénateurs, et ceux qui sont roturiers. Son goût a été défini d’abord par Malherbe, et précisé par beaucoup d’autres écrivains, dont l’un des plus notables est Boileau. De ce dernier nous possédons une page célèbre, que ne manque pas de citer Rollin : « La langue françoise, lisons-nous10, est principalement capricieuse sur les mots : bien qu’elle soit riche en beaux termes sur de certains sujets, il y en a beaucoup où elle est fort pauvre et il y a un très grand nombre de petites choses qu’elle ne saurait dire noblement. Ainsi, par exemple, bien que, dans les endroits les plus sublimes, elle nomme sans s’avilir un mouton, une chèvre, une brebis, elle ne saurait, sans se diffamer, dans un style un peu élevé, nommer un veau, une truie, un cochon. Le mot génisse en françois est fort beau, surtout dans une églogue ; vache ne s’y peut pas souffrir. Pasteur et berger y sont du plus bel usage ; gardeur de pourceaux ou gardeur de bœufs y seroient horribles ».
21Comme on le voit, quelques-unes de ces distinctions sont très subtiles et reposent uniquement sur des conventions traditionnelles. De plus, entre les deux grandes divisions ci-dessus indiquées, il y a encore d’autres degrés dans l’infamie ou la trivialité. La hiérarchie des mots indignes se divise à l’infini. Les uns sont obscènes, d’autres grossiers, d’autres bourgeois, ou familiers, ou comiques, ou trop faciles, et les animaux ou les objets qu’on ne saurait décemment nommer dans un vers se distribuent selon différentes échelles, qui vont de la bassesse jusqu’à l’ignominie.
La langue était l’état avant quatre-vingt-neuf,
22déclarera plus tard V.Hugo. Certes on note çà et là quelques accès d’indépendance : « Où en serions-nous, écrit Marmontel11, si l’écrivain, même le plus élégant, ne devoit rien dire comme le peuple ? … Par quelle vanité voulons-nous que, dans notre langue, tout ce qui est à l’usage du peuple contracte un air de bassesse ou de vileté ? Faut-il qu’une reine dise bonjour en d’autres termes qu’un villageois ? » Et l’on pourrait ajouter : faut-il qu’un poète s’empêche de parler comme tout le monde ou doive renoncer à certaines peintures ? Mais Marmontel lui-même obéit aux préjugés de son époque. On le voit plaider pour la noblesse des images : « Que les araignées fassent désormais leur toile sur nos lances et sur nos boucliers, disoient les Grecs dans un chœur de tragédie. Cette image ne seroit plus soufferte dans la poésie héroïque »12. La condamnation, ici, porte bien évidemment sur l’évocation des araignées, animaux répugnants, et de leurs toiles. Ailleurs le blâme se justifie par des raisons moins clairement pénétrables. Voici un petit catalogue de vers critiqués, avec des observations des commentateurs, Voltaire et La Harpe :
Corneille – Sans vous en affliger, présumez avec moi Qu’il est plus à propos qu’il vous cèle pourquoi (Pol., 1, 3 – Volt. « Ce dernier vers ou cette ligne tient trop du bourgeois. C’est une règle assez générale qu’un vers héroïque ne doit guère finir par un adverbe, à moins que cet adverbe se fasse à peine remarquer comme adverbe : je ne le verrai plus, je ne l’aimerai jamais. ») – De voir sous les lauriers qui vous couvrent la tête … (Nie, I, 3 – Volt. : « Ce vous rend l’expression trop vulgaire, je me suis couvert la tête, vous vous êtes fait mal au pied. Il faut chercher des tours plus nobles ») – Voltaire – S’ils n’y sont soutenus par l’olive de paix. (L.H., III, 1, 1, 5 : « L’olive de la paix est poëtique ; l’olive de paix est plat et dur. ») – Ces troubles intestins de la maison royale (Id., ib. « Cet adjectif n’est du style noble qu’au féminin ; le masculin ressemble trop au substantif intestins, et c’est une raison pour l’éviter. ») – L’horreur et la vengeance empliront tous les cœurs (Id., III, 1, 3, 9 : « Remplir est du style noble ; emplir n’en est pas. »).
23Le classicisme est donc convaincu qu’il existe un vocabulaire propre à la poésie, et, pour éviter les mots qu’il n’est pas permis d’écrire, il en adopte d’autres qu’il croit d’une dignité plus éminente. Tout critique qui connaît ses devoirs se forme de petits lexiques qu’il propose à ses lecteurs. On en trouvera un certain nombre dans la liste suivante, qui est bien loin d’être complète : acier (poignard, épée) – airain (canon, cloche) – aquilon (vent froid du nord) – arène (sable) – berger (paysan) – bocage (bois, forêt) -bords (région) – bronze (comme airain) – char (voiture) – couche (lit) -coursier (cheval) – dards (flèches) – diadème (pouvoir royal) – époux (mari) – essaim (troupe) – esquif (barque) – fange (boue) – fer (toute arme pointue et tranchante) – flamme (amour) – flanc (poitrine, entrailles) -forfait (crime) – frimas (glace) – gazon (herbe) – génisse (vache) – guérets (champs) – hameau (village) – hymen (mariage) – labeur (travail) – mortels (hommes) – nautonier (marin) – nectar (vin) – nef (navire) – neveux (petits-fils, générations futures) – nocher (marin) – onde (eau) – poudre (poussière) – poussière (restes mortels) – rameau (branche) – sceptre (puissance) – sein (poitrine) – soleil (jour) – temple (église) – traits (flèches) – trépas (mort) – vierge (jeune fille) – zéphyr (vent léger), etc. « Il y a des mots, dit en effet Domairon13, qui paraissent uniquement consacrés à la poésie, sans pouvoir être reçus dans la prose. Tels sont humains pour hommes ; forfaits pour crimes ; coursier pour cheval ; glaive pour épée ; ondes pour eaux ; antique pour ancien ; jadis pour autrefois ; soudain pour aussitôt ». Ces élégances ont été très recherchées par les poètes du xviiie siècle. A. François en a recueilli de nombreux exemples14. En voici quelques-uns :
- Elle s’avance enfin vers le lieu de la plaine
Où l’acier rigoureux doit lui ravir sa laine. (Roucher, Mois, III) - Quatre soleils encor, ce jour alloit paraître. (Id., ibid., ibid.)
- Le dieu de Mahomet protecteur de nos armes. (Volt., Mahom., II, 1)
- De crimes, de brigands, ces bords sont infestés. (Id., Mér., I, 1)
- Sur les bords du Jourdain le ciel fixa nos pas. (Id., Zaïre, I, 1)
- Immoler de ce fer un barbare qui t’aime. (Id., ibid., III, 4)
- Il n’est plus ! Quelles mains ont déchiré son flanc. (Id., Mér., II, 5)
- Vous-même, disiez-vous, deviez percer son sein. (Id., ibid., III, 6)
24Rien de tout cela d’ailleurs n’était nouveau, puisque les mêmes expressions nobles avaient orné la poésie du xviie siècle :
- S’il faut percer le flanc d’un prince magnanime (Corn., Cin., III, 3)
- C’est périr en effet que perdre un diadème. (Id., Rod., IV, 3)
- De soixante soleils la course entre-suivie. (La Font., Ep., XVII)
- Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux. (Boil., Sot., IX)
- Des bords phrygiens conduit dans l’Ausonie. (Id., Art poét., III)
- Par moi seule éloigné de l’hymen d’Octavie. (Rac, Brit., I, 1)
- Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein. (Id., Mithr., IV, 4)
- Qu’ils soient comme la poudre et la paille légère. (Id., Esth., I, 5)
25Naturellement il y a des exceptions. Au cinquième acte des tragédies, le héros mourant peut toujours se permettre de lancer des injures contre ses persécuteurs sans manquer à sa dignité princière. Il arrive aussi qu’un grand poète, qui a donné maintes preuves de sa maîtrise, ose risquer le mot propre au lieu d’employer celui qui est classé comme noble. Racine a raconté brièvement la disgrâce de l’altière Vasthi,
Lorsque le Roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône ainsi que de son lit. (Esth., I, 1)
26Par la voix de Joad, il a prédit à Mathan la vengeance de Dieu :
Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel,
Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie. (Ath., III, 5)
27Surtout la mode des poèmes didactiques, qui sont en grande faveur pendant tout le xviiie siècle, pousse leurs auteurs à y introduire de nombreux termes techniques, dont la présence est rendue nécessaire par la nature des sujets traités. Déjà Boileau s’y était essayé :
Que l’astrolabe en main, un autre aille chercher
Si le soleil est fixe, ou tourne sur son axe,
Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe. (Ep., V, v. 28-30)
28Après lui d’autres ont usé du vocabulaire scientifique sans aucune parcimonie. On rencontre des mots empruntés à la physique ou aux mathématiques. On en rencontre d’autres que fournit la chimie, comme dans l’ode de Lebrun Sur les causes physiques des tremblements de terre :
Quels fléaux, malheureuse Terre,
Rassemblent tes antres profonds !
Le souffre, aliment du tonnerre,
Y roule ses noirs tourbillons ;
Des sels, des nitres, du bitume,
Le mélange en grondant s’allume.15
29L’agriculture et la botanique surtout sont mises à contribution, à cause de l’intérêt croissant que prend la société française pour la vie champêtre. J.-J. Rousseau est l’un de ceux qui ont donné le branle à ce mouvement, auquel se rallient nombre de poètes, parmi lesquels il faut nommer P.-F. Rosset, Saint-Lambert, et surtout l’abbé Delille, traducteur des Géorgiques en 1770. « Notre langue, lit-on en tête de ce dernier ouvrage16, resserrée jusqu’ici dans ces deux genres (la tragédie et la comédie), est restée timide et indigente, et n’acquerra jamais ni richesse ni force, si, toujours emprisonnée sur la scène, elle n’ose se promener librement sur tous les sujets susceptibles de la grande et belle poésie. On ne peut donc savoir trop de gré à ceux qui, au lieu de grossir cette foule de drames platement imités, ou monstrueusement originaux, nous ont donné des poëmes sur les travaux des arts ou sur les beautés de la nature ; c’est pour notre langue un monde nouveau, dont elle peut rapporter des richesses sans nombre ». Et il dit encore : « La traduction des Géorgiques était plus propre qu’aucune autre, si elle eût été entreprise par un grand poète, à donner à notre langue des richesses inconnues … Les opérations champêtres, les détails de la nature physique, voilà ce qu’il fallait la forcer à exprimer noblement ; et c’eût été une véritable conquête sur sa fausse délicatesse et son dédain superbe pour tout ce que nos préjugés ont osé avilir ».
30Ni Delille ni ses émules ne se font faute de nommer dans leurs vers les plantes fourragères, les céréales, les arbres fruitiers, les fleurs des jardins et des prairies : Ils passent de là aux instruments de culture, aux animaux des champs, aux poissons qui peuplent les rivières, à tous les détails de l’exploitation agricole. L’exotisme, que Bernardin de Saint-Pierre et des poètes coloniaux mettent à la mode, force lui aussi les barrières qui protégeaient jusqu’alors la poésie et fait pénétrer dans les vers des mots déjà connus, tels que pamplemousses, manguier, lianes et d’autres encore qu’on n’y avait jamais rencontrés auparavant17. Bientôt nulle exclusion ne frappe plus les termes techniques, à quelque catégorie qu’ils appartiennent et quel que soit l’art ou le métier auquel on les emprunte. « Il ne faudrait pas croire, écrit A. François18, que cet enrôlement poëtique des vocabulaires disgraciés n’ait touché que les termes d’agriculture. Une foule d’autres mots de la langue courante reçoivent de la même manière le baptême des muses. Chez Delille, entre autres, l’opération tourne à l’exercice de virtuosité. Le poète n’aborde chaque sujet, semble-t-il, qu’en vue d’un déploiement de termes spéciaux. Dans L’Homme des Champs, la description d’une soirée d’hiver, qui remplit une trentaine de vers du premier chant, amène la kyrielle des termes de jeux : cornet, damier, pile (de disques), dez, échec, mat, piquet, lotto, blouse (de billard). Dans le même chant, je note encore au hasard les termes suivants : champart, coulisses, boudoir, papillon, paravent, clôture, salon, bouchon, saule, truite, perche, anguille, vanneau, alouette, ovin, taillis, piège, éventé, freinte (terme de chasse), empreinte, chien, chasseur, meute, cor, cerf, perdrix, meuble, bêche, râteau, houlette, bouleau, verge, caillou, cerf-volant, fifre, musette, archet, boule, raquette, expert ». Delille dépeint de la manière suivante la vie des émigrés :
La beauté, que jadis occupait sa parure,
Pour d’autres que pour soi dessine une coiffure ;
L’une brode des fleurs, l’autre tresse un chapeau,
L’une tient la navette, et l’autre le pinceau.
Le marquis sémillant au comptoir est tranquille ;
Plus d’un jeune guerrier tient le rabot d’Emile ;
Le modeste atelier, au sortir du saint lieu.
Reçoit avec respect le ministre de Dieu. (Malheur et Pitié, IV)
31Ailleurs il vante les jardins à l’anglaise, que le goût de ses contemporains préfère aux jardins à la française :
Or, maintenant que l’art dans ses jardins pompeux
Insulte à mes travaux, dans mes jardins heureux
Partout respire un air de liberté, de joie.
La pelouse riante à son gré se déploie ;
Les bois indépendants relèvent leurs rameaux,
Les fleurs bravent l’équerre, et l’arbre les ciseaux ;
L’onde chérit ses bords, la terre, sa parure :
Tout est beau, simple et grand ; c’est l’art de la nature. (Les Jardins, III)
32Dans d’autres vers, il oppose les arts aux sciences :
Mais ces beaux-arts si doux, si brillants, si sublimes.
Ont-ils seuls notre amour ? Non, le Pinde a deux cimes :
Sur l’une, les neuf Sœurs animent le ciseau,
La lyre harmonieuse et le savant pinceau,
Inspirent le poëte et conduisent la danse ;
Les trois Graces en chœur y sautent en cadence.
Sur l’autre est dans leurs mains le tube observateur,
Le prisme des rayons heureux distributeur.
Le cercle, le cadran, le compas et l’équerre
33Qui divisent le ciel et mesurent la terre. (L’Imagination, V)
34Cependant Delille et les autres introducteurs de termes techniques ne sont pas de francs réformateurs. Ils veulent bien enrichir la langue poétique de mots qui n’y avaient pas figuré jusqu’alors, ou que les puristes jugeaient déplacés. Mais en même temps ils veulent conserver au vers sa noblesse traditionnelle, et ils usent de tous les procédés comme pour affaiblir leurs audaces et pour les rendre acceptables. L’un d’eux consiste à corriger la vulgarité de l’intrus par un voisinage avantageux. Racine a écrit :
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses,
35où le second terme fait passer le premier. De même, dans ce vers précédemment cité de Delille :
Plus d’un jeune guerrier tient le rabot d’Emile,
36le mot guerrier, qui est poétique, atténue la roture de rabot, qui ne l’est pas du tout. Plus fréquemment une belle épithète remonte de plusieurs degrés le substantif indigne, qu’on n’ose laisser aller seul, dans sa brutalité choquante. Déjà, pour qu’il leur fût permis de prendre place dans une tragédie, les chiens d’Athalie avaient été qualifiés de dévorants :
Et je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
37C’est ainsi qu’il faut écrire et la recette est si bonne que les critiques la recommandent expressément. Ce vers de Corneille :
D’un incurable amour remèdes impuissants, (Pol., II, 2)
38provoque l’observation suivante de Voltaire : « Remède n’est admis dans la poésie noble qu’avec une épithète qui l’ennoblit ». Noces dans Héraclius (III, 2) et compliment, dans Nicomède (II, 4) suscitent des remarques analogues : « le mot noces est de la comédie, à moins qu’il ne soit relevé par quelque épithète terrible » ; « le mot de compliment ne peut se recevoir dans la tragédie, s’il n’est ennobli par une épithète ». Ce précepte est valable pour tous les mots techniques qui entrent dans la poésie didactique. Delille s’y soumet docilement, autant que l’occasion le lui permet. Dans les vers précités on notera en effet modeste atelier, jardins pompeux ou heureux, pelouse riante, bois indépendants, lyre harmonieuse, savant pinceau, heureux distributeur ; ces brillantes parures éteignent d’autres nudités trop agressives. De même A. Chénier nomme les platanes, les érables, les figues, la banane, le ciseau, le scarabée, une clef, une lampe, des pinceaux, un poignard ; mais il a besoin de dire : platane épais, érables noueux, figues mielleuses, mielleuses bananes, docte ciseau, beau scarabée, clef vigilante, lampe studieuse, suaves pinceaux, poignard vertueux19. De même encore Bertin n’hésite pas à décorer d’adjectifs somptueux les échantillons de la flore tropicale ou à les parer d’un brillant cortège :
Le roseau savoureux, fragile amant des ondes,
Le manguier parfumé, le dattier nourrissant,
L’arbre heureux où mûrit le café rougissant.
Des cocotiers enfin la race antique et fière,
Me portoient à l’envi les tributs les plus doux. (Elégies, III, 20)
39De tout temps et dans tous les genres, la grande poésie classique, s’abstenant d’appeler les choses par leur nom quand elles étaient vulgaires ou trop communes, a préféré les faire pressentir par voie d’allusion en se servant de la périphrase. Ce procédé ne sert pas seulement à donner une allure pompeuse au discours ; il évite encore d’employer le terme propre, qui pourrait choquer par sa simplicité ou son réalisme. « Je parle de la périphrase non seulement parce qu’elle embellit beaucoup la poésie, écrit Louis Racine20, mais parce qu’elle est nécessaire à toute poésie et surtout à la nôtre, qui, par un caprice bizarre, ne veut point admettre un très grand nombre de mots ». Néron a fait enlever de nuit Junie, il l’a vue passer comme elle était vêtue d’une robe de chambre, peut-être même d’une simple chemise ; mais l’auteur de Britannicus use d’un vocabulaire plus choisi :
Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux,…
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. (Brit., II, 1)
40À son tour, voulant désigner la baïonnette, dont le nom est beaucoup moins difficile à écrire que les substantifs devant lesquels a reculé Racine,
41Voltaire a recours à la périphrase suivante, d’ailleurs un peu embarrassée, mais qui lui semble indispensable dans ce genre sublime qu’est l’épopée :
Au mousquet réuni, le sanglant coutelas
Déjà, de tous côtés, porte un double trépas
Cette arme que jadis, pour dépeupler la terre,
De Bayonne inventa le démon de la guerre,
Rassemble en même temps, digne fruit de l’enfer.
Ce qu’ont de plus terrible et la flamme et le fer. (Henriade)
42On pourrait se figurer que les poètes didactiques, justement parce qu’ils revendiquent l’image du mot propre, méprisent ces circonlocutions. Cependant il n’en est rien, et jamais la périphrase ne s’est épanouie avec plus d’abondance que dans leurs ouvrages. Ils la considèrent comme le passeport de leurs audaces ; elle est l’élégance qui rend acceptable la simplicité agressive des termes techniques auxquels ils ont fait accueil d’autre part et donne du ton à un vocabulaire dont la bassesse choquerait sans ce précieux secours. Alors la périphrase devient un jeu auquel s’exerce l’ingéniosité du poète, et les vers se transforment en autant d’énigmes que leurs lecteurs prendront plaisir à déchiffrer. Delille excelle dans cet art des allusions, mais d’autres, jaloux de ses lauriers, lui font une concurrence couronnée de succès. Voici quelques exemples pris à divers auteurs qui, sans les nommer, ont voulu désigner un cheval, une maison et des tables de jeu, une lentille, un baromètre, des oiseaux, la mise à flot de navires échoués, un financier, la porcelaine de Chine, la porcelaine de Sèvres, le sucre, un boulet de canon, du café au lait :
- Cet animal guerrier qu’enfanta le trident. (Delille, Jardins, I)
Pénétrez dans ce temple, où l’avide avarice
De l’aveugle hasard adore le caprice :
Voyez au dieu de l’or tous ces autels dressés. (Id., L’Imagination, II) - Tel des rayons perdus dans le vague des cieux.
Le verre ardent rassemble et redouble les feux. (Id., ibid.) - Le mercure captif, à sa vue attentive,
Des monts, entre ses mains, mesuroit la hauteur.
(Id., Malheur et Pitié, IV) - Les chants du peuple ailé, ses jeux dans les feuillages.
(Gilbert, Le Poète malheureux) - Triton, Cymothoë, d’une main secourable,
Délivrent les vaisseaux de leurs prisons de sable.
(Malfilâtre, Trad. de l’Enéide) - Vil suivant de Plutus que l’intérêt dévore. (Bertin, Elégies, II, 4)
- Cet émail si brillant que la Chine colore. (Id., ibid., III, 20)
- … ces coupes dont Sèvres, émule de la Chine,
Façonne et fait briller la pâte blanche et fine.
(A. Chénier, III, 97) - Le suc que d’Amérique enfantent les roseaux. (Id., II, 183)
- Et le plomb que l’airain vomit avec la flamme. (Id., III, 133)
- Les glands dont l’Yémen recueille la moisson
Mêlent aux flots du lait leur amère boisson. (Id., III, 97)
43Rien ne résiste à ce délayage, toutes les difficultés sont tournées, et les mots propres, quand il y en a, sont noyés dans une phraséologie insipide, si bien que l’enrichissement du vocabulaire poétique, que rendent nécessaire les progrès des arts et des sciences, n’apporte aux vers aucune vigueur nouvelle et ne change rien à leur fadeur décolorée. On aborde tous les sujets, mais la langue reste uniformément faible et grise. Comme le thé est devenu une boisson à la mode, Delille mentionne
Le feuillage chinois qui, par un doux succès.
De nos dîners tardifs corrige les excès.
Et, faisant chaque soir sa ronde accoutumée.
D’une chair indigeste apaise la fumée.
44Comme le fumier assure de belles récoltes, P.-F. Rosset ne peut se dispenser d’en parler :
Des restes les plus vils se forme cet engrais
Qui va porter la vie au fond de vos guérets.
Des animaux divers la féconde litière
Est des amendemens la plus riche matière.
Pour les multiplier, ajoutez aux premiers
La dépouille des bois, la cendre des foyers.
Ces amas précieux se mêlent et s’unissent.
Et de l’astre du jour les ardeurs les mûrissent.
Ainsi par d’heureux soins toujours entretenus.
Tour à tour aux guérets ils portent leurs tributs. (L’Agriculture)
45En réunisssant tous les procédés dont il a été question précédemment, périphrases nobles, mots poétiques, épithètes fastueuses, on compose des vers comme les suivants, qui sont de Voltaire, et qui rappellent les pauvres richesses de L’Ode sur la Prise de Namur :
Jadis avec moins d’art, au milieu des combats,
Les malheureux mortels avançoient leur trépas …
De leurs cruels enfans l’effort industrieux
A dérobé le feu qui brûle dans les cieux.
On entend oit gronder ces bombes effroyables,
Des troubles de la Flandre enfans abominables.
Dans ces globes d’airain, le salpêtre enflammé
Vole avec la prison qui le tient enfermé ;
Il la brise, et la mort en sort avec furie.
46À son tour Delille, qui a hérité des mêmes idées esthétiques, nous montre quel parti savent tirer en 1808 d’un « grain fatal » (ceci désigne la poudre à canon) les artilleurs de la Grande Armée impériale :
Alors dans un cylindre, où l’homme l’amoncelle,
Il sommeille, il attend la rapide étincelle.
Elle entre : le feu part, le salpêtre enflammé
Dans le tube brûlant chasse l’air comprimé.
Soudain l’éclair jaillit, et le tonnerre gronde ;
Au même instant, vomi de sa prison profonde.
Le globe destructeur vole, siffle et fend l’air.
L’horrible catapulte, et le tranchant du fer
N’ont rien de comparable à ce nouveau tonnerre.
(Les trois Règnes, I)
47Dans tous les genres, la noblesse de la forme est le but suprême auquel l’artiste s’efforce d’atteindre. Lorsqu’il traite des sujets modernes ou qu’un besoin de précision le pousse à affronter des détails embarrassants, il fait usage des artifices qui viennent d’être énumérés. Mais, d’une façon plus générale, il se soumet encore à un ensemble de conventions auxquelles il reste obstinément fidèle parce qu’elles lui servent à corriger la platitude du langage ordinaire et à rehausser ce qu’il peut avoir de trop banal. « Le poète, écrit Domairon21, doit donc, pour rendre son style pittoresque, ou, ce qui est la même chose, vraiement poétique, s’attacher au choix des pensées et des expressions. Il faut qu’elles soient toujours nobles, riches, naïves, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun ni de trivial. Il y a des mots qui sont en eux-mêmes ignobles et bas. Le génie du poète sait bien souvent les rendre dignes de la haute poésie … Parmi ces mots ignobles et bas, il y en a qui ont quelque chose de dégoûtant. Mais, employés dans un sens figuré, ils peuvent produire un très bel effet en poésie ». Alors, prenant une acception morale, non seulement ils n’encourent aucune condamnation, mais ils deviennent même élégants et distingués : ainsi Racine a pu écrire ces alexandrins qui soulèvent l’applaudissement des critiques :
Ce nom de roi des rois et de chef de la Grèce
Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.
48Mais il existe des mots vulgaires qu’on est bien obligé de prendre dans leur acception courante et pour lesquels il n’existe pas d’équivalents poétiques. Au lieu de les utiliser simplement et directement, ce qui serait une preuve de maladresse, il vaut beaucoup mieux les accorder au juste diapason grâce à quelques recettes dont les meilleurs maîtres ont montré l’excellence. On use du pluriel augmentatif, qui ennoblit, et Rouget de Lisle sacrifie au meilleur usage dans ces vers de la Marseillaise :
49Entendez-vous dans les campagnes Rugir ces féroces soldats ?
50La campagne serait presque bas, les campagnes a plus fière mine. De même les autels est beaucoup plus beau que l’autel. De même encore il faut écrire les neiges, les glaces, les horizons, les mers, les ondes, les blés, l’astre des nuits, les espaces du ciel, tandis que le singulier manquerait d’accent. D’une manière tout opposée, mais d’ailleurs en vue de produire un effet analogue, c’est bien souvent le singulier qu’on emploie de préférence au pluriel, parce que le singulier généralise au lieu de matérialiser. Racine l’a fait :
Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,
Baiser avec respect le pavé de tes temples. (Esther, Prol.)
51On le refait après lui. On dit le Turc, le Germain, l’étranger, le flot, la nue :
- L’Anglais en frémissant admire leur courage. (Lebrun, Odes, V, 7)
- Les cris de la corneille ont annoncé l’orage.
(Saint-Lambert, Saisons, L’Eté) - Son beau corps a roulé sous la vague marine.
(A. Chénier, Egl., XIV) - Ce matin j’ai trouvé parmi l’algue marine
Une vaste coquille aux brillantes couleurs.
(Id., ibid., XXII) - Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été
Boit les doux présents de l’aurore. (Id., Odes, XV)
52Longin avait déjà conseillé un judicieux emploi du singulier et du pluriel, le premier pouvant avoir la force du second, celui-ci à son tour étant emphatique et pouvant donner une grande idée de ce qu’on veut désigner : « Soit qu’en changeant les singuliers en pluriels, d’une seule chose vous en fassiez plusieurs ; soit qu’en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agréablement à l’oreille, de plusieurs choses vous n’en fassiez qu’une, ce changement imprévu marque la passion »22.
53Tout cela, qui appartenait déjà au xviie siècle, a persisté sans modification au xviiie. Ce qui n’a pas changé non plus, c’est la langue de la galanterie. Elle est faite de mots toujours nobles, comme il convient, mais décolorés et conventionnels, qui reviennent à satiété, et qu’on retrouve chez tous les poètes, indistinctement. Qu’il s’agisse du Président Hénault, de Colardeau, de Bonnard, de Bertin ou de Parny, les mêmes termes reparaissent, sans aucun effort de renouvellement. Les femmes dont on peut désirer l’amour sont désignées partout de la même manière : elles sont les belles ou les beautés ; elles brillent par leurs charmes ou leurs appâts ; chacune d’elles est l’aimable objet dont on poursuit la conquête ; elles accordent parfois des faveurs justement appréciées ; mais elles peuvent être cruelles, trompeuses, insensibles, perfides, inconstantes, infidèles, adjectifs qu’on peut mettre aussi au masculin et qu’on rencontre également dans les tragédies. Les amants ont l’un pour l’autre des soins doux ou inquiets ; ils forment des vœux incessants, se plaignent de mépris et de dédains injustifiés, exhalent des soupirs et des plaintes, éprouvent des alarmes, ou des transports et des égarements qui vont jusqu’au délire, brûlant des feux et des flammes de leur passion, en ressentent parfois de délicieux plaisirs, mais souffrent souvent aussi des maux qu’elle leur apporte, de la chaîne ou des fers d’un esclavage qu’ils ne peuvent plus supporter, ainsi que de blessures auxquelles ils finiront par succomber.
54Les épithètes, ainsi qu’on a déjà pu s’en apercevoir, tiennent une grande place dans les vers du xviiie siècle, et une analyse du vocabulaire poétique de cette époque serait incomplète si elles ne devaient pas faire l’objet d’un bref examen. Marmontel distingue l’adjectif de l’épithète proprement dite, dans laquelle il voit surtout un ornement du style : « On appelle épithète, écrit-il23, un adjectif sans lequel l’idée principale seroit suffisamment exprimée, mais qui lui donne ou plus de force, ou plus de noblesse, ou plus d’élévation, ou quelque chose de plus fin, de plus délicat, de plus touchant, ou quelque singularité piquante, ou une couleur plus riante et plus vive, ou quelque trait de caractère plus sensible aux yeux de l’esprit. Un adjectif sans lequel l’idée seroit confuse, incomplette, ou vague, et qui ne fait que l’éclaircir, la décider, la circonscrire, n’est donc pas ce qu’on entend par une épithète. Ainsi, lorsqu’on dit, par exemple, l’homme juste est en paix avec lui-même et avec les astres, l’homme sage est libre dans les fers, juste et sage sont des adjectifs, mais ne sont pas des épithètes. Celles-ci sont, dans le langage oratoire et poétique, comme sont, dans l’usage de la vie, ces biens surabondants et dont Voltaire a dit :
Le superflu, chose très nécessaire.
55Mais ce luxe d’expression a ses bornes tout comme l’autre ; et une épithète qui dans le style ne contribue pas à donner à la pensée ni plus de beauté, ni plus de force, ni plus de grace, est un mot parasite … ; c’est un principe universel qu’il ne faut jamais perdre de vue dans l’usage des épithètes. Lorsqu’elles sont froides ou surabondantes, elles ressemblent à ces bracelets et à ces colliers qu’un mauvais peintre avoit mis aux Graces ».
56Voilà qui va fort bien. Mais les épithètes répondent trop rarement aux légitimes exigences de Marmontel. Le plus souvent elles ont le défaut d’être dépourvues de précision et d’originalité ; elles rendent le style lâche et boursouflé et ne sont guère qu’un pompeux étalage de mots sonores. Les critiques, Fénelon, La Motte, l’abbé Mallet, Sabatier de Castres24, se sont justement élevés contre l’abus qu’en faisaient leurs contemporains. Ils ont fort bien aperçu que la plupart du temps, loin de renforcer l’idée et de la présenter d’une manière plus vive, elles n’avaient d’autre but que de remplir le vers et de fournir aux poètes des rimes faciles, en donnant à l’expression une teinte de fausse majesté. Les grands classiques avaient largement usé de cette bourre abondante et molle dont l’apparence brillante dissimule fort mal la détestable qualité. Boileau est l’auteur de ces deux alexandrins :
Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
N’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse.
57Il a dit encore :
De tant de coups affreux la tempête orageuse
Tient, un temps, sur les eaux la victoire douteuse. (Ep., IV)
58L’abbé Mallet a blâmé l’enflure de ces vers qui sont de Corneille :
Impatiens désirs d’une illustre vengeance
A qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément. (Cinna, I,1)
59« On trouvera, a-t-il remarqué, que c’est faire un grand bruit pour dire une chose fort simple ».
60Cependant, malgré les avertissements qui leur sont prodigués, les poètes du xviiie siècle ne montrent pas plus de discrétion, surtout quand ils sont pressés par les nécessités de la rime. Voici de J.-B. Rousseau :
Mais de ces langues diffamantes
Dieu saura venger l’innocent.
Je le verrai, ce Dieu puissant,
Foudroyer leurs têtes fumantes.
Il vaincra ces lions ardents
Et dans leurs gueules écumantes
Il plongera la main, et brisera leurs dents.
Ainsi que la vague rapide
D’un torrent qui roule à grand bruit Se dissipe et s’évanouit
Dans le sein de la terre humide,
Ou comme l’airain enflammé
Fait fondre la cire fluide
Qui bouillonne à l’aspect du brasier allumé,
Ainsi leurs grandeurs éclipsées
S’anéantiront à nos yeux.
Ainsi la justice des deux
Confondra leurs lâches pensées.
Leurs dards deviendront impuissants
Et de leurs pointes émoussées
Ne pénétreront plus le sein des innocents. (Odes, I, 5)
61Quelques-unes de ces épithètes sont vagues ; toutes sont banales et décolorées. On constate que les poètes ne se sont guère montrés très sensibles aux objurgations des critiques. C’est sans doute parce que ceux-ci, malgré leurs déclarations de principe, conservaient une indulgence manifeste pour ces débordements verbaux. Sabatier de Castres a loué les épithètes de l’Ode à la Fortune, du même J.-B. Rousseau, où il a découvert des « traits vifs et frappants » que nous y chercherions en vain ; Marmontel a admiré celles qui décorent le récit de Théramène dans Phèdre, et la description du lit du trésorier de la Sainte Chapelle dans le Lutrin25.
62Le P. Daire, sous-prieur des Célestins de Lyon, a publié en 1759 un ouvrage intitulé Les Epithètes françoises rangées sous leurs Substantifs pour lequel il a dépouillé Corneille, Racine, Boileau, Crébillon, J.-B. Rousseau, Molière, La Fontaine, Voltaire, Gresset, Mme Deshoulières et d’autres encore. Ce livre exprime fort bien le goût classique. On y distingue des épithètes de nature : une flèche est sifflante, acérée, pointue ; une tempête est orageuse ou bruyante ; un bocage est épais ou touffu ; une vipère est venimeuse, et ainsi de suite. Les désignations de forme ou de couleur sont rares ; pourtant une rose est barbue, ou blanche, ou boutonnée, ou incarnadine, ou rouge, ou vermeille ; une porte est carrée, ou ronde, ou grillée ; un marbre est blanc, bleu, froid, marqueté, rougeâtre, tacheté, veiné. Mais les substantifs abstraits dominent dans ce dictionnaire, et il semble qu’ils doivent nécessairement se compléter par quelque qualification à valeur morale : l’ambition est altière, âpre, ardente, avare, audacieuse, aveugle, bornée, chaude, cruelle, curieuse, damnable, dédaigneuse, démesurée, égarée, envieuse, etc. ; la charité est agissante, animée, ardente, bienfaisante, cordiale, divine, douce, fervente, fraternelle, généreuse, etc. ; la défiance est cruelle, injurieuse, inquiète, juste, légère, marquée, mutuelle, pénétrante, sage, salutaire, tyrannique, utile ; le regret est déplaisant, douloureux, éternel, frivole, importun, mortel, pitoyable, superflu. S’il s’agit de substantifs concrets, les mêmes notations l’emportent : elles s’adressent avant tout à l’esprit et restent généralement en dehors du domaine de la sensation ; l’acier est belliqueux, homicide, meurtrier, mortel, parricide, redoutable, subtil ; une chaîne est cruelle, effroyable, fatale, honorable, honteuse, indigne, indissoluble, insensible, invisible, mortelle, odieuse, redoutable, rude ; une faux est barbare, cruelle, épouvantable, habile, impitoyable, meurtrière, redoutable ; un lion est acharné, ardent, audacieux, déchaîné, effroyable, glorieux, hideux, horrible ; indomptable, inhumain, orgueilleux, superbe, terrible, vaillant ; un pinceau est célèbre, délicat, élégant, facile, fidèle, flateur, gracieux, hardi, heureux, industrieux, noble, sublime, subtil, téméraire, trompeur.
63C’est avec ce pauvre matériel qu’écrivent les poètes du xviiie siècle. Le plus grand d’entre eux, qui est André Chénier, n’a pas déployé, dans le choix de ses épithètes, plus de virtuosité que ses prédécesseurs et ses contemporains. M. Pierrugues26, qui a étudié sa langue, a distingué chez lui quelques épithètes de nature : quadriges rapides (I, 80) ; olives huileuses (I, 87) ; érables noueux (I, 94) ; roseaux touffus (I, 64) ; Tritons humides (I, 71) ; platanes épais (III, 62). D’autres ont une valeur morale et brillent par leur banalité : vallons tranquilles (I, 51) ; superbes campagnes (II, 170) ; immenses clameurs (II, 172). Si quelques notations, comme les transparentes eaux (I, 64) et les blanches Néréides (I, 193) sont plus satisfaisantes, elles sont assez exceptionnelles. Le plus souvent le poète préfère demeurer dans l’abstrait, en usant d’adjectifs mous et dépourvus d’intensité ; pour lui le vers est tour à tour mélodieux, sonore, doux, liquide, brûlant, gêné, sans feu, sans harmonie, et le langage est obscur, ténébreux, lourd, gauche, plat, insipide, infidèle, rebelle, doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux, imprévu, sonore : tout cela ne dépasse pas ce qu’on trouve dans le recueil du P. Daire. Enfin quelques épithètes reviennent à satiété : beau, grand, noble, sublime, auguste sont autant de passe-partout commodes ; fier s’applique à des substantifs très divers, Antinous, épouse, conquérant, traits, lions, beauté, Daphné, Vistule, Titans ; jeune accompagne les mots poésie, reine, Hylas, Hellé, séraphins, sein, visage, doigts, moisson, projets, reliques, mystères, baiser, en des alliances dont la plupart sont dépourvues de nouveauté ; doux est accolé à une foule de mots disparates, filles des mers, ruisseau, mystère, gémissements, miel, voix, murmure, visages, merveilles, concerts, accents, jour, chien, chansons, plumage, silence, yeux, brebis, baisers, alcyons, parfums, style, baumes, souris, accueil, ravissements, soins, transports, fruits, projets, badinage, penchant, fureur ; c’est peut-être cependant dans le choix insistant de cette épithète que se trahit d’une manière caractéristique la sensibilité d’André Chénier.
64En somme le vocabulaire poétique du xviiie siècle reste semblable à celui du xviie, sauf qu’il fait une plus grande place aux mots techniques que les grands classiques avaient éliminés à peu près complètement de leurs ouvrages. Mais il ne les admet guère que dans la poésie didactique, tandis que l’épopée, l’ode, la tragédie et même la haute comédie se refusent obstinément à les accueillir, parce qu’elles les considèrent comme trop vulgaires pour leur donner accès. Et encore cette tentative de réhabilitation, si poussée qu’elle soit sous le rapport de l’abondance, pêche par sa timidité. Les poètes n’osent introduire dans leurs vers les termes dont on use dans la vie courante qu’en atténuant leur insolente crudité par des précautions de toute espèce, afin de les amener au juste ton qui doit être celui de toute œuvre d’art. Or, dans l’opinion commune, l’art ne va pas sans pompe et sans magnificence. Ce préjugé de la noblesse, qui s’impose aux meilleurs esprits, mais qui oblitère singulièrement le sens de la couleur et du pittoresque, paralyse toute réforme sérieuse de la langue poétique ; il est un obstacle à un renouvellement dont beaucoup d’écrivains, Delille par exemple, sentent la nécessité, mais que personne n’a l’audace d’accomplir, tellement on est convaincu que la forme versifiée exige un langage différent de celui de la prose. Il faudra d’autres temps, d’autres hommes, d’autres idées, et l’abaissement définitif des barrières qui séparent les divers genres, pour que l’esthétique classique manifeste aux yeux de tous sa faiblesse et son insuffisance. C’est alors seulement que les voies deviendront libres et que les vieilles servitudes verbales s’éteindront pour toujours.
Notes de bas de page
1 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Vers”, T. VI, p. 498.
2 . Bruzeu de la Martinière, Nouveau Recueil, T. II, p. 182-183..
3 . Sabatier de Castres, au mot ”Marotique”.
4 . Abbé Joannet, T. II, p. 36.
5 . Le P. Du Cerceau s’était efforcé d’éviter l’écueil que signale l’abbé Joannet. Dans Mots du Libraire au Lecteur, en tête de l’édition des Poësies diverses de 1715, on lit en effet cette déclaration : « Pour l’auteur de votre recueil, il paroît se borner à imiter Marot dans ce qui regarde le tour et l’ordonnance de ses pièces et la simplicité naïve de ses pensées, et il est d’ailleurs fort réservé à l’imiter dans le langage. Je ne vous dissimulerai point que le parti qu’il a pris est fort de mon goût… Car il me paroît que pour imiter ce poëte, il faut écrire comme il aurait écrit dans ces derniers tems. Il n’est pas bien de mettre le lecteur dans la nécessité de consulter les anciens dictionnaires françois pour entendre ce qu’on lui dit : ceux qui croyent être marotiques en employant des termes surannez et aujourd’hui inintelligibles se trompent selon moi… Ce n’est point non plus prendre pour modèle Marot que d’affecter des termes vieillis qu’il a employez de son tems, parce qu’ils avoient cours alors, mais qu’il se donneroit bien de garde d’employer aujourd’hui que l’usage les a en quelque sorte dégradez ». — On se reportera à l’abbé Joannet, T. II, p. 33.
6 . Abbé Mallet, Poëtes, T. I, p. 54.
7 . On en rencontre pourtant quelques-uns. Roucher s’est vanté d’avoir employé, dans ses Mois, d’anciens termes tombés en désuétude, s’aviver, bleuir, tempétueux, ravageur, fallacieux, punisseur, liste à laquelle Gohin a ajouté bocager, caverneux, déprédateur, meuglant, neigeux, ombreux, rai, rameux, refuir, simplesse, tournoyant, vineux. Tout cela est d’une couleur assez modérée (cf. A. François, Lg. postcl., T. I, p. 1164 et 1165 n.).
8 . Sabatier de Castres, au mot ”Style” ; Domairon, p. 30.
9 . Des remarques semblables à celles de Voltaire sont très fréquentes au XVIIIe siècle. D’Açarq a condamné dans l’Art poétique de Boileau trébucher – barbarisme, solécisme (« termes de collège ») – aux abois (expression technique) – pousser une plainte – se rebeller – s’escrimer – a bu son saoul,chez Racine : pousser des soupirs (Bér., II : « langage ignoble, surtout dans le bouche d’un empereur ») – digne beauté (ib., III) – passe-temps (Ath., II) – rebrousser (ib., V) – se hasarder (ib., ib.) – quant à (ib., ib.) – ma jeunesse embarquée (Phèdre, I, 1) ; chez Crébillon, parce que (non poétique) ; chez Voltaire, quant à – traîtres appas (« burlesque ») – au lieu de moi (« langage de la prose et de la conversation »).
10 . Boileau, Réflexions sur Longin, IX ; cf. Rollin, III, 2,1,1.
11 . Marmontel, Eléments de Littérature, au mot ”Usage”, T. VI, p. 438.
12 . Id., ibid., au mot ‘Images”, T. IV, p. 158.
13 . Domairon, p. 31.
14 . A. François, Lg. postcl., T. I, p. 1033 et 1034 n.
15 . Cité par A. François, Lg. postcl., T. I, p. 1194.
16 . Delille par instants laisse prévoir la Préface de Cromwell ; V. Hugo s’est inspiré de lui. Mais déjà Boileau, à la fin du troisième Chant du Lutrin, a écrit les mots ais, maillet, bancs, voûtes, orgue, lutrin, clous, marteau, rabot, pupitre, pivot, sans ornements parasites.
17 . Mais des termes semblables n’ont pas accès dans les grands genres, dans l’épopée ou la tragédie. Il suffit en effet de citer ici quelques vers d’Alzire, dans lesquels Voltaire prétend traduire les raretés d’une nature tropicale : il fuit les mots qui lui fourniraient des notations directes et colorées :
J’ai porté mon courroux, ma honte et mes regrets
Dans les sables mouvants, dans le fond des forêts.
De la zone brûlante et du milieu du monde.
L’astre du jour a vu ma course vagabonde
Jusqu’aux lieux où, cessant d’éclairer nos climats,
Il ramène l’année et revient sur ses pas. (II, 1)
Même vocabulaire grisâtre dans Mahomet, où Geoffroy a pourtant découvert une certaine pompe orientale.
18 . Id., ibid., p. 1198.
19 . M. Pierrugues, p. 106 sq.
20 . L. Racine, Réf. sur la Poésie, T. V, p. 67.
21 . Domairon, p. 29.
22 . Longin, trad. Boileau, XIX et XX.
23 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Epithète”, T. III, p. 248.
24 . Fénelon, Lettre à L’Ac, V ; La Motte, T. I, p. 39 ; abbé Mallet, Principes pour la Lect. des P., T. I, p. 60 ; Sabatier de Castres, au mot ”Epithète”.
25 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Epithète”.
26 . M. Pierrugues, p. 103 sq.
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