Chapitre III. Les tentatives de réformes du vers et le succès qu’elles ont rencontré
p. 115-146
Texte intégral
I. Efforts divers pour atténuer la monotonie de la Rime
1Grâce aux efforts combinés des partisans de la résistance, le vers a survécu. Mais les assauts qu’on lui a livrés n’ont pas été sans lui porter des coups très sensibles. Les novateurs, qui n’avaient aucun respect pour la tradition, ont fait preuve d’une audace assez surprenante pour des hommes qui avaient grandi sous la discipline classique, et auxquels leurs régents, dans les collèges où ils avaient fait leurs études, avaient inculqué le respect des grands maîtres. Leur critique n’a pas seulement été négative, elle a été aussi positive et, au système dont ils dénonçaient les insuffisances et les défauts, ils essayèrent d’en substituer d’autres. Comme ils n’avaient pas tous le même tempérament ni les mêmes goûts, ils ne s’entendirent pas toujours sur les moyens qu’on devait adopter pour améliorer la métrique française. Certains d’entre eux étaient disposés à se contenter de corrections de détails, d’autres soutinrent un programme révolutionnaire et réclamèrent la suppression de toute versification. Les uns n’étaient choqués que de la monotonie de la rime, tandis que d’autres incriminaient à la fois la rime et la mesure. De là bien des divergences dans les essais de reconstruction, et bien des degrés dans les corrections qu’on voulait imposer à la forme versifiée courante. Nous examinerons tour à tour les diverses réformes envisagées, et nous commencerons d’abord par les plus simples.
2C’est la rime, ainsi qu’on le sait déjà, qui est l’objet des attaques les plus vives. Elle est trop monotone, et beaucoup sont d’opinion qu’elle ennuie les auditeurs. Fontenelle propose donc de la renouveler, en la rendant plus piquante et moins banale : car, comme il lui trouve du charme, il est loin d’en proscrire l’emploi : « Il y a un bon mot fort connu, écrit-il1 : Voilà deux mots bien étonnés de se trouver ensemble. J’applique cela à la rime, mais en le renversant : et je dis qu’elle est d’autant plus parfaite que les deux mots qui la forment sont plus étonnés de se trouver ensemble. J’ajoute seulement qu’ils doivent être aussi aisés qu’étonnés. Si vous avez fini un vers par le mot d’ame, il vous sera bien aisé de trouver le mot flâme pour finir l’autre. Non seulement il y a peu de mots de cette terminaison dans la langue, mais de plus ceux-ci ont entr’eux une telle affinité pour le sens qu’il sera très difficile que le discours où le premier sera employé n’admette ou même n’amène pas forcément le second. La rime est légitime ; mais c’est presque un mariage. Je dis qu’alors les mots ne sont pas étonnés, mais ennuyés de se rencontrer. Si au contraire vous faites rimer fable et affable, et je suppose que le sens des deux vers soit bon, on pourra dire que les deux mots seront étonnés et bien-aisés de se trouver. On en voit assez la raison en renversant ce qui vient d’être dit. Ce seront là des rimes riches et heureuses ». L’idée de Fontenelle est extrêmement intéressante, mais il ne semble pas qu’elle ait eu la moindre influence sur la versification des poètes du xviiie siècle2. On ne voit pas bien quelle supériorité possède fable : affable sur âme : flamme, et ces deux associations nous paraissent aussi médiocres l’une que l’autre. Personne, avant les romantiques et les parnassiens, ne saura retenir l’attention du public par des rimes rares et inattendues.
3L’impression d’ennui qui se dégage de la rime peut ne pas être causée seulement par le défaut d’originalité des mots accouplés. On peut croire aussi, pour revenir sur un cas auquel il a déjà été fait allusion, que bien souvent elle résulte d’une mauvaise construction des vers, quand ils se succèdent un par un, de telle sorte que chacun se termine par une chute lourde de la voix. Il faudrait au moins offrir aux diseurs, en espérant qu’ils obéiront aux suggestions du texte, l’occasion de suspendre parfois la mélodie de la phrase sur la fin du vers et de ne la laisser tomber que là où le sens est achevé. Ainsi les auditeurs ne risqueraient-ils plus de s’assoupir sous l’effet d’une mélopée inexpressive et sans variété. La recette est peut-être de Voltaire, bien que je ne l’aie pas retrouvée dans la masse énorme des volumes qui composent son œuvre. Voici du moins ce qu’écrit à ce sujet l’abbé Sabatier de Castres : « Tous les vers doivent être harmonieux, sans que cette harmonie dérobe rien à la force des sentimens. Il ne faut pas que les vers marchent toujours de deux en deux, mais que tantôt une pensée soit exprimée en un vers, tantôt en deux ou trois, tantôt dans un seul hémistiche. On peut étendre une image dans une phrase de cinq ou six vers, ensuite en renfermer une autre dans un ou deux. Il faut souvent finir un sens par une rime, et commencer un autre sens par la rime correspondante »3. Ainsi on doit blâmer des alexandrins comme les suivants :
Vous n’avez point ici d’ennemi que vous-même ;
Seul vous vous haïssez lorsque chacun vous aime ;
Seul vous exécutez tout ce que j’ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé. (Corn., Pol., IV, 3)
4Mais ceux-ci sont bien meilleurs parce qu’ils sollicitent tour à tour en leur finale des suspensions et des chutes de la voix :
Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.
Imitons de Marot l’élégant badinage,
Et laissons le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.
Mais n’allez point aussi sur les pas de Brébeuf,
Même en une Pharsale entasser sur les rives
De morts et de mourants cent montagnes plaintives.
(Boil., Art poét., I)
5Pour obvier à la monotonie de la rime, on peut aussi tenter de la rendre moins brutale et d’en atténuer la dureté. Il suffit d’avoir recours à un procédé auquel a pensé Fénelon et dont il a proposé l’emploi à La Motte. « Les vers de nos odes où les rimes sont entrelacées, lui a-t-il écrit dans sa lettre du 24 janvier 1714, ont une variété, une grace et une harmonie que nos vers héroïques ne peuvent égaler. Ceux-ci fatiguent l’oreille par leur uniformité ». Cette idée lui était chère, car on la retrouve dans la Lettre à l’Académie, où il indique qu’à son avis, pour la raison qui vient d’être dite, la poésie lyrique présente beaucoup plus d’agrément et de variété que les grands vers héroïques. Mais il n’a pas convaincu La Motte qui a écarté cette suggestion : « Quant à la versification des odes, lui a-t-il répondu4, je conviens encore avec vous qu’elle est plus agréable et plus variée, mais je ne crois pas qu’elle fût propre pour la narration. Comme chaque strophe doit finir par quelque chose de vif et d’ingénieux, cela entraînerait infailliblement de l’affectation en plusieurs rencontres ; et d’ailleurs dans un long poëme ces especes de couplets toûjours cadancez et partagés également dégénéreroient à la fin en une monotonie du moins aussi fatigante que celle de nos grands vers ».
6On peut croire que La Motte n’a pas très exactement compris Fénelon et que le désir de celui-ci n’était pas qu’on écrivît tous les poèmes en strophes lyriques, mais seulement qu’on étendît l’usage des rimes croisées-et embrassées. C’est à cela sans doute que pensait le grand prélat quand il souhaitait qu’on mît nos poètes « un peu plus au large sur les rimes », sans préciser d’ailleurs si cette réforme devait ou non s’accompagner de l’emploi du vers libre. Plus tard Marmontel reprit la question5, en s’autorisant d’exemples que lui fournissait le xviie siècle : « On a voulu jusqu’à présent que la tragédie et l’épopée fussent rimées par distiques, et que ces distiques fussent tour à tour masculins et féminins. On a permis les rimes croisées au poème lyrique, à la comédie, à tout ce qu’on appelle poésies familières et poésie fugitives. Ainsi la gêne et la monotonie sont pour les longs poèmes, et les plus courts ont le double avantage de la liberté et de la variété. N’est-ce pas plutôt aux poèmes d’une longue étendue qu’il eût fallu permettre les rimes croisées ? Je le croirais plus juste non seulement parce que les vers masculins et féminins entrelacés n’ont pas la fatigante monotonie des distiques, mais parce que leur marche libre, rapide et fière donne du mouvement au récit, de la véhémence à l’action, du volume et de la rondeur à la période poétique. On a pris pour de la majesté la pesanteur des vers qui se tiennent comme enchaînés deux à deux, et qui se retardent l’un l’autre ; mais la majesté consiste dans le nombre, le coloris, l’éclat et la pompe du style, et le morceau le plus majestueux de la poésie françoise, la prophétie de Joad, dans Athalie, est écrit en rimes croisées. Voyez dans l’opéra de Proserpine s’il manque rien à la majesté des vers entrelacés dans le début de Pluton. Du reste, on sait que la nécessité génante et continuelle de deux vers accouplés amène souvent des vers foibles et superflus ».
7Mais, ici encore, sans se prononcer très clairement, Marmontel a l’air de lier l’emploi des rimes croisées à celui des vers libres, auxquels nous viendrons plus loin. Comme il le dit, ce sont surtout les poésies familières et fugitives qui, au xviiie siècle, rejettent les rimes plates. Les grands vers, dans les pièces isométriques, les conservent presque toujours. Il y a d’assez nombreuses exceptions lorsqu’il s’agit de décasyllabes et que le poète se sert de ce mètre pour traiter un sujet léger. Elles sont beaucoup plus rares dans les pièces écrites en alexandrins, bien qu’on en connaisse de l’abbé de Voisenon, de Dorat dans ses Baisers, de Bertin et de Parny. Mais, dans le théâtre sérieux, on n’a pas osé renoncer à la tradition des rimes plates, qui ont continué de défiler deux par deux avec une monotonie d’autant plus grande que l’enjambement était interdit. Le Tancrède de Voltaire, en 1760, est la seule tragédie, semble-t-il, qui échappe à cette loi. « Il y a aussi dans cette pièce, dit l’auteur6, une autre nouveauté qui me paraît mériter d’être perfectionnée : elle est écrite en vers croisés. Cette sorte de poésie sauve l’uniformité de la rime ; mais aussi ce genre d’écrire est dangereux, car tout a son écueil… La sorte de vers que j’ai employés dans Tancrède approche peut-être trop de la prose. Ainsi il pourrait arriver qu’en voulant perfectionner la scène française, on la gâterait entièrement ». Voici le début de cette tragédie :
Illustres chevaliers, vengeurs de la Sicile,
Qui daignez, par égard au déclin de mes ans,
Vous assembler chez moi pour chasser nos tyrans,
Et former un état triomphant et tranquille,
Syracuse en ses murs a gémi trop longtemps
Des desseins avortés d’un courage inutile.
Il est temps de marcher à ces fiers Musulmans,
Il est temps de sauver d’un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens, le plus cher qui nous reste,
Le droit le plus sacré des mortels généreux,
La liberté : c’est là que tendent tous nos vœux.
Deux puissants ennemis de notre république,
Des droits des nations, du bonheur des humains,
Les Césars de Byzance, et les fiers Sarrasins,
Nous menacent encor de leur joug tyran nique. (I, 1)
8Mais il est visible, par les explications que Voltaire a jugé à propos de donner à ses contemporains, qu’il n’était pas très sûr de la légitimité de sa tentative. Ce qui en témoigne, c’est qu’on rencontre ça et là dans son Tancrède de longues suites de rimes plates. Ce qui l’atteste bien plus encore, c’est qu’il n’a pas récidivé.
9D’autres tentatives, qui découlaient d’une autre thérapeutique, ont été aussi poursuivies afin de mettre un terme aux méfaits de la rime. Si elle jouait en effet un rôle si pernicieux, rien ne serait plus facile que de la réduire à l’impuissance. En la supprimant de place en place, on en diminuerait la virulence. En lui signifiant un congé définitif, on l’empêcherait par la force de tyranniser les poètes et d’importuner leurs auditeurs. Entre ces deux traitements, il n’y a qu’une différence de degré. À rencontre de ce qu’on pourrait supposer, c’est le plus modéré qui a été mis à l’essai le plus tard. Celui qui osa recourir à ce procédé est un poète peu connu, L. Gorsse, de Montpellier, auteur en 1805 d’un ouvrage intitulé Sapho. Dans sa préface, il a expliqué que les critiques de Fénelon lui avaient servi de point de départ, et qu’il avait suivi certains exemples italiens. Ainsi il a été amené « à commencer des quatrains dans lesquels les deux vers également privés de la rime sont intercallés entre deux vers rimés ; cette méthode appartient à la versification des Italiens ; en la prenant comme modèle, je n’ai pas négligé de donner à la terminaison des vers non rimes un équivalent à celle qu’ils adoptent eux-mêmes, c’est-à-dire de suppléer au défaut de rime par une périodicité de quantité prise, non du nombre des syllabes, mais de leur prosodie »7. Il n’y a ici aucune allusion à une quantité métrique quelconque : cela signifie simplement qu’il s’est astreint à couper tous ses vers non rimes selon la formule 3 + 5 + 8, qui lui paraît un substitut convenable de la rime, tandis que le poète italien dont il s’inspire avait placé un mot sdrucciolo à la fin de ceux de ses vers qui étaient privés d’homophonie terminale. Il cite l’exemple suivant qu’il emprunte à ce poète :
Sai, che un fonciul di Lesbia
Fu del mio cor l’oggetto
Per cui d’eterne lagrime
Bagno le gote e ‘1 petto.
Di lui più bel non videsi,
E dove il sole appare,
E dove destrier fervidi
Torna a tuffar nel mare. (Seffo a Venere)8
10Il écrit donc, en mettant en œuvre un système qui lui semble d’une valeur comparable :
O surprise ! à peine l’amour
Vient de m’être propice,
Et déjà je crains les effets
De son fatal caprice.
Dans mon sein il a pénétré
Tel qu’un vautour terrible
Qui s’abat, rempli de fureur,
Sur le ramier paisible.
Par un art bizarre et cruel,
Au miel le plus céleste
Je sais trop qu’il joint de ses dons
Le fiel le plus funeste.
J’ai vu combler tous les vœux
De la seule Andromède,
Lorsqu’Athis aus maux de son cœur
Cherchait un vain remède. (V, 3)
11Voici maintenant une strophe de huit vers composée d’une manière analogue :
Cen est fait, je fuis ces lieux ;
Adieu, Lesbos, adieu, chère patrie !
Je vais quitter, pour ne plus les revoir
Tes coteaux, ta rive fleurie !
Et cependant, quand l’excès de mes maux
Me fait renoncer à la vie,
Puis-je espérer que mon trépas
Apaisera les fureurs de l’envie ?
12« On observera, déclare L. Gorsse, que ne me suis point écarté des conseils de Fénelon ; car non seulement j’ai adopté la manière ordinaire de rimer dans le plus grand nombre de mes élégies, mais encore j’ai conservé les vers rimés dans les stances qui contiennent d’autres vers non rimes ; j’ai eu soin par exemple que dans des stances par octaves, quatre vers de chacune portassent la même rime afin de compenser l’absence de la rime dans les quatre autres »9.
13Alors que les conseils autrefois donnés par Du Bellay étaient tombés dans un profond oubli, et qu’on ne se souvenait même plus de quelques poèmes non rimés écrits au xviie siècle, c’est l’exemple des Italiens et des Anglais qui ramena l’attention du public sur les vers blancs. La Motte les avait proposés aux poètes français comme des modèles à imiter : « Ce qui me fait croire surtout que la rime n’est pas si naturelle qu’on le pense, c’est que les hommes s’en sont avisés bien tard. Les Grecs ni les Latins ne l’ont connue, et, depuis qu’elle est découverte, quelques peuples s’en sont désabusés en partie. Les Italiens font des vers sans rime ; les Anglais en font aussi ; Milton, leur Homère, n’en a pas employé d’autres ; et on dit qu’ils regardent une comédie rimée comme un vrai monstre. Si nous ne sommes pas encore si avancés, ne désespérons de rien : laissons faire au temps et à la raison »10. C’était là précisément qu’était le danger. Voltaire, qui était parfaitement au courant de ce qu’on écrivait alors en Angleterre et en Italie, le sentit bien. Peut-être, à un certain moment de sa longue existence, lui arriva-t-il de lire l’apologie qu’avait faite de l’endecasillabo sciolto l’abbé Antonio Conti, qui scandalisa L. Racine parce qu’il avait prétendu que ce vers « n’estropie et n’énerve jamais la pensée, comme le vers qu’enchaîne la rime ». Il connut tout au moins la Merope de Maffée, représentée à Modène en 1713, dont il s’inspira pour la tragédie qu’il fit jouer sous le même titre en 1743.
14Il se rendit compte dès le premier jour de la menace que faisait peser sur le théâtre français la suggestion de La Motte, et il s’imposa la tâche de l’écarter en montrant au public que des vers sans rime seraient une monstruosité dans notre langue. Il écrivit donc, à plusieurs reprises, des vers blancs en séries suivies, afin de détourner les poètes d’imiter ces mauvais modèles que leur proposaient des étrangers. En 1730, dans la préface de son Œdipe, il enleva leurs rimes à quatre vers de la Phèdre de Racine11. Plus tard, dans la lettre à Maffei qu’il fit imprimer en tête de sa Mérope, il traduisit quelques morceaux de la pièce italienne en alexandrins dont les syllabes finales n’accordaient pas leurs timbres :
Oh ! qu’il étoit humain ! qu’il étoit libéral !
Que dès qu’il paroissoit on lui rendoit d’honneurs !
Je me souviens encor du festin qu’il donna,
De tout cet appareil, alors qu’il épousa
La fille de Glicon et de cette Olympie,
La belle-sœur d’Hipparque. Eurisès, c’est donc vous ?
Vous, cet aimable enfant, que si souvent Sylvia
Se faisoit un plaisir de conduire à la cour ?
Je crois que c’est hier ! Oh ! que vous êtes prompte ;
Que vous croissez, jeunesse, et que dans vos beaux jours
Vous nous avertissez de vous céder la place !
15Plus tard encore, dans la traduction qu’il composa du Jules César de Shakespeare12, il fit passer en vers blancs français ce qui était en vers blancs chez le poète anglais. Voici l’un de ces passages :
Que tu parais grossier ! que ce feu du génie
Qui luit chez les Romains, est éteint dans tes sens !
Ou tu n’as point d’esprit, ou tu n’en uses pas.
Pourquoi ces yeux hagards, et ce visage pâle ?
Pourquoi tant t’étonner des prodiges des deux ?
De ce bruyant courroux veux-tu savoir la cause ?
Pourquoi ces feux errants, ces mânes déchaînés,
Ces monstres, ces oiseaux, ces enfants qui prédisent ?
Pourquoi tout est sorti de ses bornes prescrites ?
Tant de monstres, crois-moi, doivent nous avertir
Qu’il est dans la patrie un plus grand monstre encore,
Et si je te nommais un mortel, un Romain
Non moins affreux pour nous que cette nuit affreuse.
Que la foudre, l’éclair et les tombeaux ouverts ;
Un insolent mortel, dont les rugissements
Semblent ceux du lion qui marche au Capitole ;
Un mortel par lui-même aussi faible que nous,
Mais que le ciel élève au-dessus de nos têtes,
Plus terrible que nous, plus odieux cent fois
Que ces feux, ces tombeaux, et ces affreux prodiges. (I, 8)
16Ces essais font de Voltaire le poète du xviiie siècle qui a écrit, semble-t-il, le plus de vers blancs, en attendant ceux que composeront au début du xixe d’autres novateurs dont il va être question plus loin. Mais, chaque fois que l’auteur de Zaïre se livre à de pareils exercices, c’est en exprimant le dégoût et l’indignation qu’ils soulèvent en lui. En tête de son Œdipe, il concède que l’absence de rimes est tolérable en anglais et en italien, parce que ces langues ont des libertés qui manquent à la nôtre, mais qu’elle est incompatible avec le système qui régit notre poésie, parce que celle-ci doit se distinguer de la prose. En tête de sa traduction de Jules César, il proteste que les vers blancs ne sont pas plus difficiles à faire qu’une simple lettre et que, la difficulté disparaissant, le poète n’a aucun mérite ; mais en même temps il laisse apparaître les préoccupations qui l’agitent en déclarant que « si l’on s’avise de faire des tragédies en vers blancs et de les jouer sur notre théâtre, la tragédie est perdue ». Dans son Dictionnaire philosophique13, il s’accorde avec Louis Racine14 pour affirmer que les vers privés de rime ne sont que de la prose et qu’ils attestent l’impuissance de leurs auteurs, incapables de se plier aux justes règles depuis longtemps établies. Il reprend ce dernier argument, en s’autorisant de l’aveu de Pope qui a incriminé la paresse des poètes anglais, dans la Lettre à l’Académie française qui précède sa tragédie d’Irène, en 1778.
17Les observations de Voltaire ne sont guère que de courtes boutades, pleines d’une mauvaise humeur qu’il ne cherche pas à dissimuler. Beaucoup plus sérieuse est la critique de Marmontel, qui réunit en un faisceau solidement lié toutes les objections qu’on peut opposer à l’emploi du vers blanc. Il reconnaît que celui-ci, la rime étant mise à part, peut être aussi harmonieux que le vers courant. Cependant le public y perd le plaisir que cause la difficulté vaincue, et la surprise d’heureuses trouvailles d’expression dont le poète est redevable à la recherche de l’homophonie. La curiosité de l’esprit et l’impatience de l’oreille sont déjouées du même coup, et la mémoire elle non plus ne rencontre plus les points d’appui qui lui facilitent sa tâche. D’ailleurs on ne voit pas que les écrivains qui ont renoncé à la rime en aient corrigé la disparition en rendant leur style plus énergique, plus élégant et plus harmonieux. Tout compte fait, le vers blanc sera toujours inférieur au vers rimé. Il l’est même à la prose : « Quelque soin qu’on y emploie, il est difficile que cette espèce de vers ait une harmonie assez marquée, assez chère à l’oreille, assez supérieure à celle de la bonne prose, pour compenser par cela seul le désagrément et la gêne d’une cadence uniforme, dont l’oreille doit se lasser, lorsqu’il n’en résulte pour elle nulle autre espèce de plaisir. La liberté de varier, au gré de la pensée, du sentiment et de l’image, les nombres, la coupe, et le tour périodique du discours, est une chose trop précieuse pour la sacrifier au pur caprice d’aligner des mots sur des mesures qui n’ont pas même le faible mérite d’être égales ; et, lorsqu’on n’écrit pas en prose, il faut donner aux vers, en agrément et en beauté, un avantage que la prose n’ait pas »15.
18Or, quoi qu’on fasse, les idées cheminent, et ce ne sont ni les diatribes de Voltaire, ni les protestations de Marmontel qui réussissent à les arrêter. Personne n’oublie les critiques de Fénelon. On n’ignore pas non plus que les Anglais font des vers blancs, qu’en Italie, outre Maffei, d’autres poètes, les abbés Carlo Frugoni et Battinelli, le comte Francesco Algarotti, Parmi, ont fait usage du verso sciolto, que c’est dans cette forme que Bentivoglio a traduit la Thébaïde de Stace, et que Spolverini a écrit la Coltivazione del Riso. En 1813, à la fin de l’Empire, un fait nouveau réveille le débat. Cette année-là un inconnu offre un prix de mille francs à l’Académie française pour qu’elle ouvre un concours sur un certain nombre de problèmes qui intéressent la métrique française, notamment sur celui de savoir si les vers blancs sont possibles en français16. C’est le second paragraphe du questionnaire : « Pourquoi ne peut-on faire des vers français sans rimes ? Supposé que le défaut de fixité de la prosodie française en soit une des raisons principales, est-ce un obstacle invincible ? Et comment peut-on établir à cet égard des principes sûrs, clairs et faciles ? » Quant au Mécène qui sollicite une réponse et qui garde l’anonymat, il n’est autre que Louis Napoléon, l’ancien roi de Hollande, auteur lui-même d’une version de l’Avare de Molière en vers blancs, et bon connaisseur de la littérature italienne.
19Le concours a donc lieu et Daru en condense les résultats dans son Rapport à la classe de Langue et de Littérature française sur les ouvrages envoyés au Concours institué par le Décret du 14 avril, travail qui sera imprimé en 1815. Les trois lauréats, en utilisant tous les vieux arguments répétés au cours du xviiie siècle, ont pris la défense de la rime, contre les désirs de Louis Bonaparte, qui aurait souhaité une condamnation sans appel. Pourtant, parmi les concurrents, se trouve Fabre d’Olivet, dont le mémoire, sur les treize qui ont été déposés, porte le n° 3. Il abonde dans les idées de l’ancien roi de Hollande. Il est l’inventeur des Vers eumolpiaues, et il publie, en cette même année 1813, les Vers dorés de Pythagore, « expliqués et traduits pour la première fois en vers eumolpiques français ». Sa technique, entre autres nouveautés, est marquée par l’abandon de la rime. Il n’a même pas eu la tentation de faire se succéder deux finales masculines et deux finales féminines ; il se contente d’opposer alternativement une masculine et une féminine : « En effet, deux finales de même genre, soit masculines, soit féminines, ne peuvent se heurter sans rendre le même son ; mais il n’en est pas ainsi des finales de divers genres ; puisque la rime est impossible entre elles, elles peuvent se rapprocher les unes des autres sans avoir besoin de rimer ; leur rencontre, loin d’être choquante, n’a au contraire rien que d’agréable. En sorte que, pour faire des vers, il suffit d’éviter la rencontre des finales de même genre, en faisant succéder un genre à l’autre, et opposant alternativement le masculin et le féminin ». Fier de sa découverte, il la défend avec passion. Si la poésie d’imagination ne peut se passer de la rime, il n’en est pas de même de ce qu’il nomme « la poésie intellectuelle et rationnelle » ; ainsi la pensée du poète est libérée des entraves qui en gênaient l’expression : les vers eumolpiques n’auront « ni la dureté ni la discordance de ce qu’on avait appelé jusqu’alors vers blancs ».
II. Réformes qui embrassent à la fois la Rime et le Mètre
20Cependant beaucoup de critiques ne se bornent pas à vouloir supprimer la rime ou à souhaiter d’en atténuer la lourdeur. Il en est aussi qui s’insurgent contre la tyrannie du mètre, lui aussi responsable de la monotonie dont souffre la poésie française. Pour eux, l’un ne doit pas aller sans l’autre. Donc, la rime étant soumise aux améliorations qu’on peut lui imposer, il s’agit de faire rendre aux diverses mesures syllabiques les effets qu’on est en droit d’attendre d’elles, car elles n’ont pas la même valeur. Il conviendrait donc de varier beaucoup plus qu’on ne le fait l’emploi des différents mètres, ce qui conduit à détruire l’unité métrique des poèmes, dont, jusqu’au xviiie siècle, le schéma syllabique restait en général immuable. Tel est le remède que propose Demandre17, d’après des modèles contemporains. Il déplore que dans l’épopée, la tragédie, la comédie, l’églogue, la satire, la poésie didactique18 l’usage veuille qu’on ne se serve que du vers alexandrin et de rimes plates. Il se félicite que de bons esprits aient protesté contre cette prétendue loi, contraire aux légitimes exigences de l’harmonie imitative, et il pense avec eux « qu’on pourrait parer à ces inconvénients en employant des vers mêlés, non pas au hazard comme dans les poésies libres, mais appliqués aux différents genres auxquels leur cadence est plus propre et plus analogue ; par exemple les vers de dix syllabes comme les plus simples, aux morceaux pathétiques ; les vers de douze aux morceaux tranquilles, graves et majestueux ; les vers de huit aux harangues véhémentes ; les vers de sept, de six et même de cinq, aux peintures les plus vives et les plus fortes ». Pour illustrer cette proposition, il cite un poème de Gentil-Bernard, La Bataille de Parme :
Déjà les deux partis s’avançoient en silence ;
D’armes et d’étendarts les champs étoient couverts ;
Et l’Ange des combats, du haut des cieux ouverts,
Apportoit dans ses mains l’éternelle balance,
Où sont pesés des rois les intérêts divers.
Le cri de Bellone
Nous a rassemblés ;
Le signal se donne.
Les airs sont troublés
Des. coups redoublés
Du bronze qui tonne.
Par un feu roulant
Le combat s’engage.
Et l’airain brûlant
Vomit le carnage.
Les rangs sont ouverts ;
Les cieux sont couverts
D’un affreux nuage.
Par tout le courage
Tente un même effort,
Et trouve au passage
L’obstacle et la mort.
Par tout le ravage.
L’aveugle fureur,
La pâle terreur,
La plainte et la rage
Présentent l’horreur
De l’heure dernière,
Quand tous les fléaux
Rendront au cahos
La nature entiere.
Coigny dans ce danger précipite ses pas,
Et bravant mille morts qui volent sur sa tête,
D’un front calme et serein oppose à la tempête
La majesté du Dieu qui préside aux combats.
21« Cet art de changer de nombre, continue Demandre, de croiser les vers, de varier les repos, d’arrondir la période poétique, demande une oreille excellente, dit M. de Marmontel19 ; mais aussi quel charme n’auroit pas un poëme écrit avec soin d’après le modèle qu’on vient de citer ? Et combien ce mélange de vers analogues aux mouvemens de l’ame, et au caractere des objets, seroit supérieur à l’uniformité de nos distiques, et de l’octave italienne ? » Une succession de mètres divers telle que la réclame Demandre se rencontre dans de nombreux poèmes du xviiie siècle. Elle est de règle dans la cantate, un genre créé par J.-B. Rousseau. Le Dithyrambe aux Mânes de Voltaire, de La Harpe, contient des passages en alexandrins à rimes plates, des strophes libres à rimes mêlées, des strophes en dizains d’octosyllabes, des heptasyllabes à rimes mêlées. La Journée champêtre de Parny, mélange des groupes compacts de décasyllabes avec d’autres d’octosyllabes, ceux-ci parfois répartis en quatrains. Les exemples abondent.
22Cependant c’est au vers libre que le xviiie siècle s’attache avec une prédilection très marquée. Il l’emploie en strophes ou en suites continues, toujours avec l’intention, grâce à lui, de libérer la poésie de ses servitudes. Le vers libre, apparu en France au xvie siècle, s’est beaucoup répandu au xviie et rencontre, à partir de ce moment, une faveur de plus en plus grande. Il n’impose pas au poète une mesure fixée d’avance, mais il lui permet d’adapter à sa pensée la longueur du mètre, qui varie à volonté. Grâce à lui, il est possible d’éviter le remplissage. D’autre part, comme il use de rimes mêlées, qu’il les espace, les rapproche ou les redouble sans obéir à aucune contrainte, il ne présente pas la monotonie du vers ordinaire et atténue, quand il le veut, le bruyant accord des finales. Enfin, au point de vue de la déclamation, il a des qualités de souplesse que nul ne saurait lui contester.
23Fénelon, en quelques mots, a souligné les avantages qu’il présente : « Les vers irréguliers ont le même entrelacement de rimes que les odes ; de plus, leur inégalité, sans règle uniforme, donne la liberté de varier leur mesure et leur cadence, suivant qu’on veut s’élever ou se rabaisser. M. de la Fontaine en a fait un très bon usage »20. Selon La Motte, c’est là un procédé d’expression qui se rapproche beaucoup de la prose, ce qui lui confère un mérite évident : « On a destiné au poëme dramatique les vers alexandrins comme plus voisins de la prose, et on l’a fait dans le même esprit que les Grecs et les Latins avoient choisi le vers ïambe pour le théâtre. Peut-être s’est-on mépris en cela ; car il semble que les vers libres sont encore plus près de la prose par le grand éloignement où les rimes y sont l’une de l’autre et par la plus grande variété des mesures qui ne frappent pas toujours l’oreille d’une seule simétrie fort étroite, et toujours exactement répétée »21. L’abbé Trublet, débordant d’enthousiasme, explique pourquoi il voudrait voir triompher en France cette versification soustraite à la tyrannie des règles traditionnelles et qui ne se ressent pas de leurs funestes effets : « J’ai toujours été persuadé, écrit-il22, qu’il ne fau-droit faire que des vers libres, ils sont à la fois plus faciles, plus agréables, et plus raisonnables : 1° Etant moins difficiles, ils seraient moins défectueux et pourraient être parfaits en tant que vers. 2° On éviterait par-là l’ennui de l’uniformité, et on donnerait aux poëmes l’agrément de la variété. 3° Il en naîtroit plus de vivacité dans le style, par le retranchement des mots inutiles dans les grands vers, et qu’on n’y met que pour la mesure. C’est ce qu’on appelle les chevilles. Il y a beaucoup de vers chevillés chez nos meilleurs poëtes. 4° Il y aurait plus de convenance entre les différentes mesures du vers et le caractère de chaque morceau d’un ouvrage. Peut-être même pourroit-on aller plus loin encore, et mêler la prose aux vers pour délasser de ceux-ci ».
24Les vers-libres attirent d’autant plus qu’ils ne sont pas régis par des lois autoritaires et dures. Tous les mètres y sont permis et sont laissés au choix du poète, depuis le vers d’une syllabe jusqu’à l’alexandrin. Quant aux rimes, Marmontel23 rappelle simplement qu’elles sont soumises à l’alternance et que, si l’on veut que la période poétique soit « nombreuse et bien arrondie », elles doivent accomplir leur accord en même temps que le sens se termine : « C’est ce qu’on désire souvent dans les poésies de Chaulieu, remarque-t-il. Qui croiroit, par exemple, que ces vers fussent d’une pièce rimée ?
Il faut encor que mon exemple,
Mieux qu’une stoïque leçon,
Tapprenne à supporter le faix de la vieillesse,
A braver l’injure des ans.
25Si la rime enjambe d’un sens à l’autre, la pensée a parcouru son cercle avant que l’harmonie ait achevé le sien : l’esprit est en repos ; l’oreille est encore en suspens ». Ces prescriptions mises à part, la liberté est complète.
26Les vers libres cependant n’ont point pénétré dans l’Épopée, qui n’est guère cultivée au xviiie siècle, ni dans l’Ode, où je n’en connais qu’un seul exemple, de Desforges-Maillard, ni même, malgré le désir de La Motte et en dépit du modèle que présentait l'Agésilas de Corneille, dans la tragédie. Mais ils ont envahi la comédie où ils se sont assuré une large place, sans toutefois éliminer complètement le traditionnel alexandrin. C’est d’eux que se sont servis, parmi tant d’autres auteurs, Boissy dans La Vie est un Songe, Imbert dans Le Jaloux sans Amour, Boutet de Monvel dans L’Amant bourru, Collé dans Dupuis et Desrouais, Favart dans Les trois Sultanes. Celui-ci les a maniés avec beaucoup de bonheur :
Si mon amant n’avait qu’une chaumière.
Je voudrais partager sa chaumière avec lui ;
Je soulagerais sa misère.
Je le consolerais, je serais son appui.
L’offre même d’une couronne
Ne me ferait jamais changer de sentiment.
Mais mon amant possède un trône
Si je ne le partage, il n’est pas mon amant…
Je n’ai point l’orgueil téméraire
De vous prescrire aucune loi :
Vos grandeurs ne sont rien, mais ma gloire m’est chère.
Vous aimer en esclave est indigne de moi.
Si vous ne me trouvez pas digne
De régner sur vos
Turcs, j’en ai peu de souci.
Je ne désire point cette faveur insigne.
Dans mon pays je serai mieux qu’ici.
Toute femme jolie, en
France, est souveraine.
De grâce, laissez-moi partir
Je l’avouerai, je vous quitte avec peine
Mais il le faut : adieu !… (III, 2)
27Tout ceci indépendamment de l’Opéra, où les a installés Quinault et où ils régnent alors sans partage.
28Le vers libre, en dehors du théâtre, accentue ses progrès dans tous les genres où il s’était insinué dès le xviie siècle. On le rencontre dans l’Épigramme, bien que J.-B. Rousseau, à une exception près, ait toujours construit les siennes en vers isométriques, et dans le Madrigal. Malgré la décision de l’Académie des Jeux Floraux24, qui refusait d’admettre à ses concours les ouvrages d’inspiration pastorale où il en était fait usage, il est abondamment représenté dans la poésie bucolique, chez Desforges-Maillart, Berquin, Léonard et d’autres, en des pièces qui sont généralement intitulées Idylles, et il y prend parfois la forme strophique, mais sans aucune régularité dans les couplets. On le rencontre dans l’Élégie, chez Saint-Aulaire, puis chez Bertin, Bonnard, Parny et Millevoye. Il est assez fréquent dans l’Épître, où l’ont employé Saint-Aulaire (Epître sur l’Amitié), La Harpe (Épître à M. le comte Schowalof), Sedaine (Epître à mon habit), Voltaire lui-même (A M. le marquis de Vilette sur son mariage), sans parler de beaucoup d’autres poètes, comme Saint-Lambert, Boufflers, Dorât, Bonnard et Duos. Il est la forme spécifique de la Fable depuis La Fontaine ; on juge qu’il convient aussi fort bien au Conte, où Imbert s’en est beaucoup servi, et qu’il n’est pas déplacé dans le Discours, ainsi qu’on peut le constater par la Rhétorique des Savans, un recueil que l’abbé Charnel d’Autrain a publié en 1767. En somme, avant d’être abandonné par les romantiques parce qu’ils le trouvaient trop mou, et qu’au surplus leur système d’enjambements multipliés le leur rendait inutile, le vers libre classique, qui répondait assez bien aux aspirations des novateurs, est parvenu à son apogée au xviiie siècle et y a parcouru une très brillante carrière.
III. La substitution de la Prose au Vers
29Étant donné les griefs que les réformateurs nourrissaient contré le mètre et contre la rime, il devait leur venir fatalement à l’idée qu’un procédé très simple, qui n’était autre que la suppression du vers, devait assurer à la poésie une libération complète. C’est en effet ce qui arriva. Si vraiment la poésie ne se caractérise pas par cette forme extérieure que déterminent les lois de la métrique ; si au contraire il est avéré qu’elle consiste en un jaillissement de l’inspiration et qu’elle vaut par la magnificence de son style ainsi que par la beauté de ses ornements, quoi de plus légitime que de la débarrasser d’un appareil qui l’étouffe ? Une fois Libérée, elle n’en sera que plus belle, car les entraves qui l’enserrent, loin de lui être indispensables, ne lui permettent pas de déployer ses ailes. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, ne se permet sur ce point qu’une seule remarque, mais qui va très loin : « Toute l’Ecriture est pleine de poësie, dans les endroits même où l’on ne trouve aucune trace de versification ». La Motte au contraire pousse une charge à fond, et il revient sur la question à plusieurs reprises : « La rime et la mesure sont toujours des entraves pour la justesse ; et le meilleur succès qu’on puisse attendre en s’y assujettissant, c’est de paroître n’avoir point été gêné. Ne vaudroit-il pas autant ne pas l’être en effet et dire aussi bien avec moins de peine ? Nous ressemblons en cela aux enfans qui aiment à courir auprès des précipices, et qui n’en attendent d’autre gloire que de n’être pas blessés … Rien n’empêche la prose d’atteindre à la perfection, tandis que les plus grands poètes ne sentent que trop combien leur art s’y refuse »25. Il déclare que les tragédies de Racine, si on les mettait en prose sans rien y changer par ailleurs mériteraient encore toute l’admiration qu’on leur accorde dans leur forme mesurée et rimée26. Répondant à Voltaire, il l’accuse de confondre indûment la poésie avec le vers et la rime : « Je fais quelque honte à des hommes raisonnables, lui écrit-il27, d’estimer plus un bruit mesuré que des idées qui les éclairent ou des sentimens qui les touchent… Combien de fois avez-vous éprouvé, comme Despréaux, que la quinteuse disoit noir quand vous vouliez dire blanc ? Prenez-y garde en passant : la prose dit blanc dès qu’elle veut, et voilà son avantage ».
30Quant aux attaques des abbés de Pons et Trublet, elles ne le cèdent en rien, sous le rapport de la véhémence, à celles de La Motte : « J’avoue sincèrement ici, déclare le premier, que je suis depuis long-temps dans l’illusion la plus favorable à l’art que je condamne. L’habitude a fait sur moi ce qu’elle fait sur tous les autres hommes … Je suis frappé d’étonnement toutes les fois que je vois la raison et les graces dociles plier sous ce joug bizarre ; je serois dans le ravissement si, dans un long ouvrage, le poëte ne me laissoit rien désirer de cette justesse, de cet ordre, de cette élégance dont la prose est toujours comptable. Je désire l’impossible, me dira-t-on ? A la bonne heure. Mais si les vers ne peuvent atteindre à la perfection réelle de la prose, pourquoi ne parle-t-on pas en prose ? »28. Selon l’abbé Trublet, le vers est un cache-misère, qui dissimule de prodigieuses indigences de pensée : « Tout versificateur dont les ouvrages réduits en prose seroient mauvais, ou médiocres tout au plus, est peut-être un bon versificateur et un homme de talent ; mais c’est un esprit médiocre, peut-être même un sot. Au contraire, le mauvais versificateur dont les ouvrages réduits en prose seroient bons, est dès-lors un homme d’esprit ». On retiendra encore cette formule, pleine d’humour et de mépris : « Quand on ne fera plus de vers, il y a bien des sottises qu’on ne dira plus, parce qu’on n’oserait les dire en prose »29.
31À ces coups durement assénés, les théoriciens du drame bourgeois en ajouteront d’autres, que nous trouverons en leur lieu et place. Assurément Fénelon proteste de son respect pour les règles de notre versification, et en particulier pour la rime. D’autre part La Motte proclame qu’il n’entend pas détruire le vers, puisque celui-ci enchante beaucoup de gens, et l’abbé de Pons prétend qu’il conservera pour lui une certaine tendresse. Mais les réformateurs ont un programme positif : ils attendent des écrivains que ceux-ci veuillent bien le mettre à exécution quand ils ne s’en chargent pas eux-mêmes. Ce qu’ils veulent obtenir, c’est la substitution de la prose au vers : « Je soutiens, dit l’abbé de Pons30, qu’elle a droit sur tous les genres d’ouvrages indistinctement ; qu’elle a seule l’usage libre de toutes les richesses de l’esprit ; que n’étant asservie à aucun joug, elle n’est jamais forcée de rejeter les expressions propres et les tours uniques que demandent les idées successives et les sentimens variés que les sujets embrassent. Il n’en est pas de même des vers. Leur asservissement à la mesure et à la rime force souvent de substituer, aux expressions et aux tours propres, de faux équivalents : une pensée fixe, un sentiment vif, qui n’échapperoit pas au prosateur maître de sa diction, échappe souvent au versificateur impuissant à les exprimer ».
32Pour commencer, l’abbé de Pons, contre l’avis de Mme Dacier, propose d’enlever au vers le privilège dont il était autrefois en possession dans la poésie épique et de le remplacer par la prose. L’idée surprendrait par son audace, si l’on ne se souvenait que Fénelon, en 1699, avait publié le roman Télémaque, qui se déroule en marge de l’Odyssée et se rattache étroitement à cette épopée homérique dont il imite souvent les épisodes et dont il tente de reproduire le style. Or Télémaque a remporté un immense succès. Les lettrés ont considéré qu’il ouvrait une ère nouvelle, d’un bout à l’autre du siècle, ils le désigneront à l’admiration des écrivains. La Motte loue Fénelon d’avoir su se mettre au-dessus du préjugé qui veut que les poèmes soient écrits en vers. L’abbé de Pons le félicite d’avoir prouvé que la prose possède toutes les richesses dont on avait fait jusqu’alors l’apanage exclusif de la poésie, à la mesure et à la rime près. Boindin le célèbre en termes chaleureux parce qu’il a enseigné aux Français que la forme versifiée n’était pas indispensable à l’épopée. Il y a bien une fausse note dans ce concert : c’est la protestation de Voltaire. Dans Le Siècle de Louis XIV, il a traité Télémaque de « livre singulier, qui tient à-la-fois du roman et du poëme, et qui substitue une prose cadencée à la versification ». Il en a parlé avec plus d’amertume encore dans le Dictionnaire philosophique31 : « On m’a demandé souvent s’il y avait quelque bon livre en français, écrit dans la prose poétique de Télémaque. Je n’en connais point, et je ne crois pas que ce style pût être bien reçu une seconde fois. C’est, comme on l’a dit, une espèce bâtarde qui n’est ni poésie ni prose, et qui, étant sans contrainte, est aussi sans grande beauté ; car la difficulté vaincue ajoute un charme nouveau à tous les agréments de l’art. Le Télémaque est écrit dans le goût d’une traduction en prose d’Homère, et avec plus de grace que la prose de Mme Dacier ; mais enfin c’est de la prose, qui n’est qu’une lumière faible devant les éclairs de la poésie, et qui atteste l’impuissance de rendre les poètes de l’antiquité en vers français ». Néanmoins cette diatribe reste sans effet. Ce n’est pas la Henriade qui trouve des imitateurs, mais bien le roman-poème de Fénelon, dont on peut reconnaître la postérité dans divers ouvrages, le Joseph de Bitaubé, le Tobie de Leclerc, le Cyrus du chevalier de Ramsay, Les Incas de Marmontel, tous écrits en prose32.
33La Motte s’est défendu d’avoir eu l’intention de chasser le vers de la poésie lyrique car, à son avis, il la servait plutôt qu’il ne la desservait : « Je suis d’avis cependant que … c’est l’Ode qui la derniere doit abandonner la versification : l’auteur y fait profession expresse d’audace et d’énergie ; il prend, pour ainsi dire, son vol au milieu des airs ; et, dans son dessein, une espèce de langage à part ne lui sied pas mal. De plus l’arrangement artificieux des rimes, les repos ménagés également dans chaque strophe forment un air plus varié, plus harmonieux que nos vers alexandrins, et cet air ne se répète ordinairement que dix ou douze fois ; l’agrément de la symétrie peut bien se soutenir jusque-là ». Du moins a-t-il voulu prouver que les Odes pouvaient parfaitement s’accommoder de la prose : il y a transposé celle de La Faye et il en a écrit une autre qu’il a dédiée au cardinal Fleury33. Voici les troisième et quatrième strophes de cette dernière :
Mais quelle lumière me frappe ! Que peut renfermer ce nuage éblouissant qui s’avance vers moi du milieu des airs ? D’où vient cette douce rosée qu’il répand sur sa route, tandis que des traits de feu l’entrouvrent de toutes parts ? Ciel ! Il se développe à mes yeux ! J’y découvre une déesse majestueuse, qui d’un seul de ses regards, se rend maîtresse de mon cœur. Ne me trompai-je point ? Est-ce l’Eloquence ? Un diadème auguste ceint sa tête. D’une main, elle lance des foudres ; et de l’autre, elle séme des fleurs. Ses cheveux abandonnés aux Zéphirs flottent sur ses épaules en ondes négligées. Sa robe, qu’aucun lien ne resserre, et qui la pare sans la gêner, brille de couleurs plus diverses et plus vives que celles dont Phoebus peint la nue, quand il s’y joue avec tous ses rayons. Une foule de Génies voltige autour d’elle, comme ses ministres. L’un est chargé du cothurne superbe qu’il est tout fier de porter ; l’autre essaye en riant le brodequin ; l’un, d’un souffle hardi, fait raisonner la trompette éclatante, tandis que l’autre fait soupirer tendrement la flûte pastorale.
Tu m’as reconnues sans doute à tout ce qui m’environne me dit la Déesse elle-même. Je suis l’aînée des Muses : c’est moi qui posséde l’art souverain de manier, d’entraîner les volontés, d’élever, d’éclairer les esprits, de passionner les cœurs et de transporter les imaginations. Je suis enfin cette Eloquence que tu réclames ; et à ce nom, ne vas pas penser, comme le vulgaire, que ma puissance soit renfermée dans les tribunes, où je régne en persuadant. Mon empire n’a point de limites. Ce n’est pas assez pour moi de peindre la nature de ses vrayes couleurs ; je donne de la réalité à la fiction même, et je crée tout ce que j’imagine. En vain mes sœurs s’applaudissent-elles de cet art pénible qu’elles ont inventé pour le charme des oreilles ; en vain se sont-elles imposé cette servitude des sons et des mesures dont tu te plains ; elles ne sauroient plaire qu’autant que je les inspire ; et les prodiges dont elles se vantent sont bien moins dûs aux grâces contraintes qui les parent, qu’aux véritables beautés que je leur prête. Renonce donc à cette rime si lente et si capricieuse, à cette mesure intraitable, qui, sans espoir d’agrément, n’améne souvent que la langueur, compagne de l’uniformité. Tu perdras moins que je ne te rendrai. Travaille sous mes seuls auspices ; prens un essor hardi ; te voilà libre.
34L’essai n’est pas très heureux. Sans doute La Motte a-t-il conservé les mouvements pathétiques et les ornements de style qui passaient alors pour appartenir au genre de l’Ode. Mais ses couplets sont beaucoup trop longs pour qu’on puisse à l’oreille leur reconnaître quelque unité, tandis que leur harmonie et leur rythme restent encore assez imparfaits si on les compare avec ceux des belles et larges périodes de Fénelon.
35Déjà beaucoup de comédies ont été écrites en prose. Mais l’originalité du xviiie siècle a été de vouloir étendre cette forme à la tragédie, tentative qui, malgré l’approbation vigoureuse de Soubeiran de Scopon, n’a d’ailleurs rencontré qu’un petit nombre d’adhésions. C’est encore La Motte qui a été l’initiateur de ce mouvement. Après avoir fait jouer en 1726 un Œdipe en vers qui ne remporta qu’un médiocre succès, il le publia en le faisant suivre d’un Œdipe en prose, accompagné d’un Discours dans lequel, au nom de la vraisemblance, il invitait les écrivains à imiter son exemple. Fontenelle lui aussi composa une tragédie en prose, intitulée Idalie, et J.-J. Rousseau mit sur le chantier une Mort de Lucrèce dont il n’a achevé que les deux premiers actes. En 1788, Sedaine publiera un Maillard ou Paris sauvé, en cinq actes et en prose, qui n’a jamais été représenté. Devant ce péril, Voltaire frémit et s’insurgea : « Toute notre modération nous abandonne aux funestes nouvelles qu’on nous mande de Paris au mont Krapak. Nous apprenons qu’il s’élève une petite secte de barbares qui veut qu’on ne fasse désormais des tragédies qu’en prose. Ce dernier coup manquait à nos douleurs : c’est l’abomination de la désolation dans le temple des Muses. Nous concevons bien que Corneille, ayant mis L’Imitation de Jésus-Christ en vers, quelque mauvais plaisant aurait pu menacer le public de faire jouer une tragédie en prose par Floridor ou Mondori ; mais ce projet ayant été exécuté sérieusement par l’abbé d’Aubignac, on sait quel succès il eut »34. Il n’en est pas moins vrai que, si la tragédie resta en général fidèle à la forme versifiée, les théories de La Motte déterminèrent dans le drame bourgeois l’emploi de la prose, qui eut comme avocats Diderot, Sébastien Mercier et Beaumarchais.
36Elle fit aussi d’immenses progrès dans le genre bucolique. Ici les idées de La Motte trouvèrent un particulier renfort dans l’exemple de l’écrivain suisse Gessner, dont les Idylles, parues en 1756, furent traduites en 1762 ; elles ne sont pas versifiées. À partir de ce moment le vers disparaît d’un grand nombre d’oeuvres pastorales. L’un des écrivains qui ont subi le plus profondément l’influence de Gessner est assurément Florian, auteur d’Estelle, un roman-églogue paru en 1800. Tout en proclamant son admiration pour son maître, il a pourtant parsemé sa prose de quelques chansons et de quelques romances, ce qui nous ramène au système de l’Astrée. Il s’est expliqué sur ses intentions dans sa préface35 : « Il me reste à parler d’un grand avantage du roman pastoral : c’est le mélange de la poésie et de la prose, mélange qui plaît, repose, et peut devenir une source féconde de beautés. Vous avez à peindre un berger malheureux, assis à l’ombre d’un sycomore, la tête appuyée sur sa main, sa flûte tombée à ses pieds, son chien couché auprès de lui, le regardant d’un air triste et tendre. Vous choisissez les mots les plus simples, les plus clairs, les plus expressifs, pour bien rendre votre tableau. S’il était en vers, la mesure, la rime, une certaine abondance qu’a toujours la poésie, vous forceroient, quel que fût votre talent, à vous servir d’autres expressions, à employer un adjectif, une épithète souvent superflue. La prose vous permet de la rejeter, vous donne la facilité de serrer, de presser votre style, ce qui peu-être est le seul secret de ne pas ennuyer. Quand vous avez montré à votre lecteur l’objet sur lequel vous voulez le fixer, quand, à force de clarté, de précision, de vérité, vous avez créé une image vivante, faites des vers alors : ils se présentent d’eux-mêmes. Il est reçu que tout berger, dans le chagrin, chante ses peines. Que le vôtre se plaigne en vers doux et harmonieux : soyez poète alors ; oubliez la précision, la brièveté que vous avez observée dans vos récits … Ces mêmes vers, dans une églogue ou dans un drame pastoral, précédés ou suivis d’autres vers, n’auraient pas fait autant de plaisir qu’ils en feront au milieu de la prose ». Ce ne sont pas les vers de Florian qui sont intéressants dans ce roman d’Estelle, mais bien sa prose, car elle relève de ce style qu’on a appelé au xviiie siècle la prose poétique.
IV. La Prose poétique
37C’est en prose sans épithète que sont écrites les diverses comédies non versifiées qui ont été portées à la scène depuis les origines de ce genre, exception faite, mais à certains égards seulement, pour Le Sicilien de Molière. On peut en dire autant du drame bourgeois, où la phrase ne manifeste aucune recherche. Mais dans les autres genres il n’en est pas ainsi. La prose poétique ne date pas du xviiie siècle ; elle est beaucoup plus ancienne ; elle doit sa naissance aux écrivains qui les premiers surent construire dans notre langue des périodes harmonieuses et belles. On pourrait citer comme exemple le passage suivant, qui a pour auteur Honoré d’Urfé :
Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un
pays nommé Forez, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au
reste des Gaules. Car, étant divisé en plaines et en montagnes, les unes et
les autres sont si fertiles et situées en un air si tempéré que la terre y est
capable de tout ce que peut désirer le laboureur. Au cœur du pays est le
plus beau de la plaine, ceinte comme d’une forte muraille des monts
assez voisins, et arrosée du fleuve de Loire, qui, prenant sa source assez
près de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ni
orgueilleux, mais doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers
lieux la vont baignant de leurs claires ondes ; mais l’un des plus beaux est
Lignon, qui, vagabond en son cours, va serpentant par cette plaine depuis
les hautes montagnes de Cervières et de Chalmasel jusqu’à Feurs, où
Loire, le recevant, et lui faisant perdre son nom propre, l’emporte pour
tribut à l’Océan. (T. I, p. 1)
38Mais d’Urfé est bien oublié lorsque paraît Télémaque, et il faut des années pour que l’on considère que ce livre, au point de vue de la forme, a ouvert une ère nouvelle, grâce à des procédés qu’il est encore possible d’améliorer. La Motte, lorsqu’il a écrit en prose son ode de la Libre Eloquence, n’a eu d’autre intention — il nous le dit lui-même — que de montrer comment la prose pouvait s’élever aux expressions et aux idées poétiques36. Bien qu’il ait déclaré à plusieurs reprises que le Télémaque est un poème sans versification, son art reste bien inférieur à celui de Fénelon. Peu à peu on reconnaît en celui-ci le maître de la phrase chantante et rythmée, l’homme qui, tout en usant des grandes figures et des images de la poésie, sait disposer ses mots de manière à flatter mélodieusement l’oreille, en évitant les contrastes rudes et les concours de sons désagréables. Ainsi se forme la conception d’une prose poétique différente de la prose commune et du vers, mais située à mi-chemin entre l’une et l’autre et qui retient les qualités de toutes les deux. Ainsi la formule de l’avenir, pour beaucoup, semble définitivement trouvée, et cette manière d’envisager les choses rassemble un grand nombre de partisans, tous ceux qui ne croient pas que la poésie réside dans l’emploi de la forme versifiée, dont les règles exigent la stricte observation de la mesure et de la rime.
39En quoi consiste donc l’art de Fénelon ? On distingue dans son style plusieurs procédés. L’un d’eux consiste à équilibrer deux membres de phrase parallèles, dont le premier se termine par une suspension, et le second pas une chute de la voix :
Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course
et à percer de flèches les daims et les cerfs. — (II)
La mer étoit couverte de voiles que les vents enflaient ;
l’onde étoit écumante sous les coups de rames innombrables. — (II)
Pendant qu’ils oublioient ainsi les dangers de la mer,
Une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. — (IV)
40Ou bien encore l’un des deux membres est plus long que l’autre. Si c’est le premier, le mouvement ascendant de la voix est plus étiré, et la descente plus rapide :
Il me semble que j’étais transporté dans un jardin délicieux,
tel qu’on dépeint les Champs-Elysées. — (IV)
Cependant l’aurore vint ouvrir au soleil les portes du ciel
et nous annonça un beau jour. — (IV)
Il est vrai que les Grecs en partant, me laissèrent quelques provisions ;
I mais elles durèrent peu. — (XII)
41Inversement quelques syllabes peuvent suffire pour que la voix atteigne son point culminant, tandis qu’elle s’étale largement dans la seconde partie de la phrase jusqu’à la note grave qui marque la fin du sens :
Il pleuroit de dépit.
et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forêts. — (VI)
En baisant Vénus avec tendresse,
I il répandit une odeur d’ambroisie dont tout l’Olympe fut parfumé. — (VIII)
Le sanglier s’élance contre lui,
semblable aux pesantes machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes. — (XVII)
42Ces grands mouvements de la voix sont soutenus par des coupes secondaires, autrement dit par les accents rythmiques qui sectionnent le texte.
43Ailleurs Fénelon ramène avec persistance la même modulation, en une série de membres de phrase qui sont situés sur le même plan :
Le palais du prince est lui seul comme une grande ville, —
on n’y voit que colonnes de marbres, —
que pyramides et obélisques, —
que statues colossales, —
que meubles d’or et d’argent massif. — (II)
Il ne songeoit qu’à conserver la délicatesse de son teint, —
qu’à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, —
qu’à se parfumer, — donner un tour gracieux aux plis de sa robe, —
enfin qu’à chanter ses amours sur sa lyre. — (III)
Allons retrouver Calypso : —
mais défiez-vous de ses douces paroles ; —
ne lui ouvrez jamais votre cœur ; —
craignez le poison flatteur de ses louanges. — (IV)
44Il combine même parfois ses périodes à la façon de strophes et obtient ainsi de remarquables effets :
Les vents déchaînés rugissoient avec fureur dans les voiles ; —
les ondes noires battoient les flancs du navire
qui gémissoit sous leurs coups. —
Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées : —
tantôt la mer sembloit se dérober sous le navire,
et nous précipiter dans l’abîme. — (IV)
Le silence de la nuit, I le calme de la mer,
la lumière de la lune répandue sur la face des ondes,
le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles I I
servoient à rendre ce spectacle encore plus beau. — (VII)
45Avant d’en terminer avec ces observations, nous prendrons encore un des passages les plus soignés du célèbre roman : c’est la page par laquelle il débute :
Calypso ne pouvoit se consoler du départ d’Ulysse. Dans sa douleur, elle
se trouvoit malheureuse d’être immortelle. Sa grotte ne résonnoit plus
de son chant : les nymphes qui la servoient n’osoient plus lui parler. Elle
se promenoit souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps
éternel bordoit son île : mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur,
ne faisoient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse, qu’elle y avoit vu
tant de fois auprès d’elle. Souvent elle demeurait immobile sur le rivage
de la mer, qu’elle arrosoit de ses larmes ; et elle étoit sans cesse tournée
vers le côté où le vaisseau d’Ulysse, fendant les ondes, avoit disparu à ses
yeux. Tout-à-coup elle aperçut les débris d’un navire qui venoit de faire
naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écartées ça et là
sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottants sur la côte ; puis
elle découvre de loin deux hommes, dont l’un paroissoit âgé ; l’autre,
quoique jeune, ressembloit à Ulysse.
46Si l’on divise ce texte selon les indications du sens, qui détermine les grandes coupes, marquées par les intonations suspensives ou conclusives dominantes, on peut proposer la transcription suivante37 :
Calypso ne pouvoit se consoler du départ d’Ulysse.
Dans sa douleur,
elle se trouvoit malheureuse d’être immortelle.
Sa grotte ne résonnoit plus de son chant :
les nymphes qui la servoient n’osoient lui parler.
Elle se promenoit souvent seule sur les gazons fleuris
dont un printemps étemel bordoit son île :
mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur,
ne faisoient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse,
qu’elle y avoit vu tant de fois auprès d’elle.
Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer,
qu’elle arrosoit de ses larmes ;
et elle étoit sans cesse tournée
vers le côté où le vaisseau d’Ulysse, fendant les ondes,
avoit disparu à ses yeux.
Tout à coup,
elle aperçut les débris d’un navire qui venoit de faire naufrage,
des bancs de rameurs mis en pièces,
des rames écartées çà et là sur le sable,
un gouvernail, un mât,
des cordages flottants sur la côte ;
puis elle découvre de loin deux hommes,
dont l’un paroissoit âgé ;
l’autre, quoique jeune,
ressembloit à Ulysse.
47Si l’on considère ce découpage, on constate que les phrases de Fénelon présentent de fortes analogies avec les vers libres, sauf qu’elles sont dégagées de la contrainte de la rime, et que la longueur de leurs membres excède parfois celle des mètres catalogués par les traités de métrique. Elles répondent donc à tous les désirs des novateurs et donnent l’exemple de ce que doit être la prose poétique, qui tient le milieu entre la prose tout court et la forme versifiée.
48On y découvre même quelques vers blancs, et la pensée vient aussitôt qu’on pourrait renforcer la part de la poésie en glissant dans la prose poétique un grand nombre de ces vers dépourvus de rimes. Ici pourtant on se heurte à l’interdiction de La Motte le Vayer et de Vaugelas, qui au xviie siècle ont condamné ce mélange. Mais ce sont surtout les alexandrins dont ils ont défendu l’emploi, et ils ont reconnu que les petits vers ne se remarquaient pas autant. Les lettrés fidèles à la plus pure doctrine classique sont partisans de la prohibition la plus stricte : « Mais n’y a-t-il donc pas de l’harmonie dans la prose ? écrit l’abbé d’Olivet au président Bouhier le 4 mars 173738. Oui, sans doute, il doit y en avoir, et beaucoup. Mais l’oreille met une différence du tout au tout entre l’harmonie de la prose et celle du vers. Tellement qu’une cadence prosaïque ne déplaît pas moins dans le vers qu’une cadence poétique dans la prose ». D’autres pourtant passent outre. La même année de Longue, adversaire de la rime, publie ses Raisonnemens hazardez sur la poësie françoise. Il y propose un style nouveau, où se succéderont des vers blancs de quatre, six et huit syllabes, avec prédominance de ce dernier mètre, et qui sera le style de la poésie. La pure prose au contraire n’admettra que des nombres impairs. Ainsi les deux moyens d’expression resteront-ils distincts. Mais la plupart des novateurs n’ont point de ces scrupules. En 1743 l’abbé Desfontaines, et en 1750 l’abbé Batteux affirment qu’on peut glisser des vers dans la prose quand il s’agit de traduire des poètes latins39. En 1771, d’Alembert, dans ses Réflexions sur l’Elocution oratoire, expose des idées que partagent beaucoup de ses contemporains : « A l’exemple des Anciens, nous avons banni avec raison les grands vers de notre prose ; mais on a remarqué que la prose la plus sonore contient beaucoup de vers d’une plus petite mesure, qui étant d’ailleurs articulés et sans rime, donnent à la prose un des agrémens de la poésie sans lui communiquer la monotonie et l’uniformité qu’on reproche à notre vers »40. Bitaubé, en tête de sa traduction de l’Iliade, n’envisage aucune limitation dans l’emploi des différents mètres :
49« La prose poëtique doit être une harmonie … Elle est en quelque sorte un assemblage de vers blancs de différentes mesures »41.
50Les travaux d’Alexis François et d’Albert Chérel ont jeté la lumière sur ce mouvement d’idées qui a déterminé le rythme de la phrase lyrique moderne. Pendant tout le xviiie siècle, de très notables écrivains s’efforcent de rendre leur prose plus harmonieuse et plus belle. Certains, comme Diderot et Rousseau, y parviennent sans beaucoup de peine, en cédant au feu intérieur qui les échauffe. D’autres combinent lentement leurs périodes pour leur donner des cadences expressives. Mais les uns et les autres contribuent au succès de la prose poétique. Suard nous apprend que Vauvenargues était partisan d’introduire dans la prose des vers de différentes mesures non rimés. Il mit ce système à l’épreuve dans deux morceaux qu’il lima avec un soin infini et qu’il corrigea à diverses reprises, l’Eloge d’Emmanuel de Saytres et la Prière à la Trinité. Tous les deux sont d’une éloquence frémissante et tendue ; l’alexandrin n’en est pas exclu, mais les octosyllabes y abondent. Voici un passage du premier :
Pleure, malheureuse patrie, pleure sur tes tristes trophées. Tu couvres toute l’Allemagne de tes intrépides soldats et tu t’applaudis de ta gloire. Pleure, dis-je, verse des larmes ! pousse de lamentables cris ! A grand peine quelques débris d’une armée si florissante reverront tes champs fortunés. Avec quels périls ! j’en frémis. Ils fuient. La faim, le désordre marchent sur leurs traces furtives ; la nuit enveloppe leurs pas, et la mort les suit en silence. Vous dites : est-ce là cette armée qui semait l’effroi devant elle ? Vous voyez, la fortune change ; elle craint à son tour, elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s’arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue excessive accablent nos jeunes soldats. Misérables ! On les voit étendus sur la neige, inhumainement délaissés. Des feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers moments. La terre est leur lit redoutable… O Dieu ! vous l’avez fait paraître. Vous avez dissipé nos armées innombrables ; vous avez moissonné l’espoir de nos maisons. Hélas ! de quels coups vous frappez les têtes les plus innocentes.
51La lecture habituelle des livres sacrés a joué un grand rôle dans la formation du style de J.-J. Rousseau. La première page des Confessions est pleine de versets semblables à ceux des Psaumes, c’est-à-dire de phrases qu’un point culminant ou ”mediante” divise en deux parties généralement inégales, mais qui s’équilibrent d’une manière suffisante :
- Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple *et qui n’aura point d’imitateur.
- Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, *et cet homme ce sera moi.
- Je sens mon cœur *et je connais les hommes.
52À côté de ce verset des Psaumes se rencontre celui de la Bible, moins strict et qui admet trois ou même quelquefois quatre membres de phrase, modèle de celui dont useront plus tard Lamennais et Claudel :
- Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité ;* et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose* : Je fus meilleur que et homme-là.
53Ailleurs sa prose est riche en vers blancs. A. Chérel a relevé dans La Nouvelle Héloïse des alexandrins d’un tour racinien42 :
- Tout y flatte et nourrit l’ardeur qui me dévore.
- Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles.
- Rien ne peut nous ôter celui d’amants fidèles.
- Ma fille, il est trop tard pour finir dans l’opprobre.
- Qu’ils soient toujours amants et ne soient plus qu’amis.
54Il y a découvert aussi des décasyllabes :
55C’est lui qui donne un but à la justice … Otez l’estime, et l’amour n’est plus rien.
56Mais les octosyllabes foisonnent, parfois groupés en séries :
- Si je ne t’aime plus ? Quel doute ! Ai-je donc cessé d’exister ?
- Un cœur avili par la honte et brisé par le repentir.
- C’est dans mon trop sensible cœur qu’est la source de tous les maux
57et de mon corps et de mon âme, etc.
58Il y a aussi chez Rousseau des pages exaltées que des nuances d’émotion divisent, groupant les phrases comme pour en former des masses stro-phiques :
Je dispose en maître de la nature entière, mon cœur, errant d’objet enobjet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si, pour les fixer, je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne !
On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Ah ! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits !…
Pour quoi, direz-vous, ne pas les écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je ; pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs, un public et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel ? D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. (Confessions, I, 4)
59La strophe est pareillement reconnaissable dans le passage suivant de Diderot, où le philosophe invite Dieu lui-même à admirer un tableau de Vernet dont ce peintre lui a fait cadeau :
Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s’élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle ! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C’est ainsi que ta main puissante les a formés ; c’est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés.
Vois cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer. C’est l’image des dégradations que tu as permis au temps d’exercer sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l’aurait-il autrement éclairée ?
Dieu ! si tu anéantis cet ouvrage de l’art, on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes ? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre ? Ecoute la prière de celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune…
Vois la terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal que tu ne lui as pas fait. Cependant son enfant, trop jeune pour savoir à quel péril tu l’avais exposé, lui, son père et sa mère, s’occupe du fidèle compagnon de son voyage : il rattache le collier de son chien. Fais grâce à l’innocent !
Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux ; ce n’est pas pour elle qu’elle a tremblé, c’est pour son enfant. Vois comme elle le serre contre son sein, vois comme elle le baise.
O Dieu ! reconnais les eaux que tu as créées. Reconnais-les, et lorsque ton souffle les agite, et lorsque ta main les apaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais rassemblés, et qu’il t’a plu de dissiper.
(Regrets sur ma vieille Robe de Chambre)
60À côté de ces noms illustres, il faut encore citer celui de Marmontel, dont les sentiments ont quelque peu varié au cours de son existence. Il a vivement critiqué les vers blancs43 ; mais en 1777, dans le Supplément de l’Encyclopédie, il a fait amende honorable : « Entre la prose poétique et le vers, a-t-il écrit, nulle différence que celle du mètre. La hardiesse des tours et des figures, la chaleur, la rapidité des mouvements, tout leur est commun ». La même année, il publie les Incas, dont des pages entières sont formées de vers sans rime, octosyllabes, décasyllabes et alexandrins. D’autres écrivains, dont la plupart sont moins célèbres, ont participé à la même croisade, en une chaîne ininterrompue qui relie Fénelon à Chateaubriand. A. Chérel44 en a énuméré un certain nombre. Pechméjà, auteur de Télèphe (1784), Florian, auteur de Numa Pompilius, l’abbé de Reyrac, auteur de l’Hymne au Soleil et de la Promenade champêtre, L.-S. Mercier, auteur de Jezennemours. C’est en prose poétique que sont écrits Ismène et Tarsis, de Grainville (1786), l’Heureux jeune homme, de Maimieux (1786), Les Ruines de Volnay (1791), les Délices de la Solitude de Canolle le Provençal (an III), le Rêveur sentimental, de P. Blanchard (1796), Moïna, de Joseph Bonaparte (an VII), la Prise de Jéricho, de Mme Cottin (1806). Toutes ces œuvres ont leur point de départ dans le Télémaque de l’archevêque de Cambrai, dont les phrases souples et fluides, mais toujours solidement construites, ont convaincu la France qu’un nouvel art était né.
61Cependant la prose poétique, bien qu’elle ait rencontré des partisans enthousiastes, s’est aussi heurtée à une vive opposition. Les défenseurs de la tradition se sont insurgés contre elle, ne voulant pas qu’on lui sacrifiât le vers : « La prose, a dit le président Bouhier45, a une démarche grave, posée, qui ne sçauroit guère s’élever de terre sans courir le risque de tomber. Comment pourroit-elle donc représenter la poésie, qui n’est belle qu’autant qu’elle prend un essor impétueux et rapide, et qu’elle nous enlève pour ainsi dire au-dessus de nous-même ? Qu’on farde la prose de tels ornemens qu’on voudra, elle ne nous donnera jamais qu’une image froide et imparfaite du feu poëtique : semblable à ces hommes audacieux qui, en voulant quelquefois imiter le vol des oiseaux, n’ont réussi qu’à montrer leur foiblesse et leur impuissance ». Louis Racine, tout comme l’abbé Fragnier, affirme lui aussi que vouloir remplacer la poésie par la prose est une entreprise insensée, car elles ont une harmonie différente et opposée, un style, une cadence qui n’ont rien de commun. Mais en outre il aperçoit fort bien qu’il est en présence d’une tentative révolutionnaire, qui mène tout droit au mélange et au nivellement des genres, jusqu’alors sévèrement séparés. Au fond, la résistance qui dresse contre les novateurs tous ceux qui veulent maintenir l’ancien état de choses, n’a pas d’autre motif. Pour ceux-ci, la prose est la prose, et la poésie est indissolublement liée au vers, faute de quoi l’on tombe dans la plus regrettable des confusions. Si, comme le président Bouhier, on envisage les choses de ce point de vue, on doit bien reconnaître que la Querelle du Vers occupe dans l’histoire de notre littérature une place extrêmement importante. On y voit apparaître tous les signes précurseurs de la grande révolte qui bouleversera jusque dans leurs fondements les conceptions esthétiques les plus universellement admises : elle annonce déjà, faiblement peut-être, mais du moins d’une manière évidente, la fin inéluctable du classicisme.
Notes de bas de page
1 . Fontenelle, Disc, lu dans l’Assemblée publique du 25 août 1749, T. I, p. 177.
2 . Je reviendrai plus loin sur cette question (Livre II, ch. IV) et je montrerai qu’au xviiie siècle les rimes originales ne se rencontrent que dans les genres les plus bas. Théoriquement, mais seulement théoriquement, Marmontel a reconnu tout l’intérêt que pouvaient présenter de beaux accords. Dans ses Elements de Littérature, au mot ”Rime” (T. VI, p. 117 et 118), il s’est expliqué à ce sujet en termes excellents : « La rime est enfin un plaisir pour l’esprit par le plaisir qu’elle cause ; et lorsque la difficulté, heureusement vaincue, n’a fait que donner plus de saillie et de vivacité, plus de grace ou d’énergie à l’expression et à la pensée, soit par la singularité ingénieuse du mot que la rime a fait naître, soit par le tour adroit, et pourtant naturel, qu’elle a fait prendre à l’expression, soit par l’image nouvelle et juste qu’elle a présentée à l’esprit, la surprise qui naît de ces hasards réservés au talent, où la recherche est déguisée sous l’apparence de la rencontre, cette surprise mêlée de joie est un plaisir à chaque instant nouveau pour qui connoît l’indocilité de la langue et les difficultés de l’art. Ce plaisir est d’autant plus vif que la rime paroît à la fois plus rare et plus heureusement trouvée ». Il fait remarquer qu’il est plus difficile de découvrir la bonne rime en français qu’en italien : « Elle est plus clair semée dans la poésie françoise, à cause de la variété de nos désinences : aussi y a-t-il, s’il m’est permis de comparer le poète à un chasseur, plus de bonheur à la découvrir, et plus d’adresse à l’attraper. Ce plaisir est réellement, pour le spectateur, semblable à celui de la chasse ; et, en suivant la comparaison, on verra que, dans l’une et l’autre, la sagacité dans la recherche, l’inquiétude dans l’attente, la surprise dans la rencontre, l’adresse et la célérité à tirer juste et comme à la course, sont une suite continuelle et rapide d’agréables émotions ». Mais, comme Fontenelle, il ne songe qu’au plaisir de l’esprit et non pas à celui de l’oreille.
3 . Sabatier de Castres, au mot Tragédie”.
4 . La Motte, Lettre à Fénelon, 15 février 1714.
5 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Vers”, T. VI, p. 466.
6 . Voltaire, Epître dédicatoire à Madame la marquise de Pompadour, en tête de Tancrède, T. VII, p. 5. Cet essai a provoqué une vive protestation de l’abbé Lévesque, dans le Mercure de France de novembre 1760.
7 . L. Gorsse, p. XXIV. Le poète ne sait plus rien de ce qui avait été tenté jadis par H. d’Urfé, que tout le monde autour de lui avait sans doute oublié. Sa découverte prend place à partir de Fénelon. Cf. H. Potez, p. 365.
8 . T. I, p. 102.
9 . L. Gorsse, préf., p. xxviii.
10 . La Motte, T. II, p. 554.
11 . J’ai cité ces vers ; cf. supra, p. 102.
12 . Cette traduction a paru pour la première fois en 1764, dans l’édition du Théâtre de Pierre Corneille, avec cet avertissement : « On a mis en prose ce qui est en prose dans la tragédie de Shakespeare ; on a rendu en vers blancs ce qui est en vers blancs, et presque toujours vers par vers ; ce qui est familier et bas est traduit avec familiarité et avec bassesse… Je n’ai qu’un mot à ajouter, c’est que les vers blancs ne coûtent que la peine de les dicter ; cela n’est pas plus difficile à faire qu’une lettre … Dès que vous ôtez la difficulté, vous ôtez le mérite. »
13 . Au mot ”Rime”.
14 . L. Racine, Traité de la P. dram., p. 235.
15 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Blancs (Vers)”, T. I, p. 372 et 378.
16 . Sur cette mémorable affaire, je renvoie à l’article de H. Thieme, « Un manuscrit inédit de Fabre d’Olivet », dans la Revue d’Histoire littéraire de la France, 1924.
17 . Demandre, T. I, p. 111.
18 . Ceci n’est pas tout à fait exact ; cf. infra, p. 128 et 129.
19 . Demandre a emprunté à Marmontel (article ”Epopée”, dans l’Encyclopédie) la phrase que j’ai citée avant de transcrire le poème de Gentil-Bernard. Mais Marmontel a fait suivre son article de cette note : « Je ne tiens plus à cette idée ».
20 . Fénelon, Lettre à l’Ac, V.
21 . La Motte, T. IV, p. 50, Discours sur la Tragédie à l’occasion des ”Machabées de Rémond de Saint-Mard (p. 291) déclare lui aussi que les vers libres affaiblissent la rime de telle façon qu’elle n’y est presque plus sentie, « ainsi l’esprit, qui n’est ni séduit ni distrait par rien, est uniquement attentif à la valeur réelle des choses ».
22 . Abbé Trublet, T. IV, p. 251.
23 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Vers”, T. VI, p. 471.
24 . Sabatier de Castres proteste contre cette interdiction. Cf. Dict. de Litt., au mot ”Idylle”.
25 . La Motte, L’Ode de M. de la Faye mise en prose.
26 . Idem, Comparaison de la première scène de ”Mithridate” avec la même scène réduite en prose, d’où naissent quelques réflexions sur les vers.
27 . Idem, T. IV, p. 450.
28 . Abbé de Pons, p. 143.
29 . Abbé Trublet, T. IV, p. 239 et 245.
30 . Abbé de Pons, p. 141.
31 . Au mot ”Amour”, T. XLVI, p. 419.
32 . D. Momet, Sent, de la Nat., p. 409-411.
33 . L’Ode de M. de la Faye mise en prose et La libre Eloquence, ode en prose, T. II, p. 549 et 531.
34 . Voltaire, Dict. phil., au mot ”Rime”, T. XLII, p. 137. Il est parfaitement renseigné. L’abbé d’Aubignac a écrit en effet quatre tragédies en prose, Cyminde (1642), Zénobie (1645), La Pucelle d’Orléans, Le Martyre de Sainte Catherine (1650).
35 . Florian, Essai sur la Pastorale, en tête d’Estelle, VII, p. 14.
36 . C’est là un point essentiel dans le programme des novateurs. Rivarol n’oubliera pas de le faire ressortir : « Notre prose s’enrichit de tous les trésors de l’expression ; .elle poursuit.le vers dans, toutes ses hauteurs, et ne laisse entre elle et lui que la rime » (éd. Suran, p. 264) — telle était bien aussi l’idée de de Longue : « La sorte de composition que je veux proposer n’est donc pas de la poësie, car on n’y voit point du tout de rimes, au moins mises exprès. Ce n’est pas plus cependant de la prose, puisque les sillabes s’y trouvent rangées dans le goût et sur les règles fondamentales de la pure versification [il préconisait l’emploi de mètres classés, mais sans fixité du numérisme]. C’est une chaîne nouvelle de vers libres dégagez des fers de la rime ; un troisième style, échapé aux profondes lumieres de nos critiques ; une prose nombreuse et poëtique à juste titre, quand elle sera soutenue d’expressions nobles et des figures les plus vives » (p. 102).
37 . Il y a ici, bien naturellement, une part d’appréciation personnelle dont il faut tenir compte.
38 . Cité par A. François, Origines lyriques, p. 8, n.
39 . Idem, ibid., p. 9.
40 . Cité par A. François, Lg. postcl., p. 2104.
41 . Cité par A. Chérel, p. 187.
42 . A. Chérel, p. 158.
43 . Marmontel, El. de Litt., art. ”Blancs (vers)".
44 . A. Chérel, p. 169-173 et p. 176-179.
45 . Président Bouhier, Réfutation, p. XXIV.
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