Chapitre II. La riposte des défenseurs de la versification
p. 97-113
Texte intégral
1Le parti de la résistance, nombreux et bien discipliné, considère toutes les attaques dont le vers est l’objet comme autant de ”blasphèmes”, pour reprendre ici le mot dont s’est servi La Faye. Des motifs de toute espèce déterminent leur attitude. Outre qu’ils ne manquent pas de bonnes raisons qu’ils peuvent alléguer pour répondre à celles de leurs adversaires, ils se font les protecteurs de la tradition parce qu’elle est la tradition et parce que le système établi possède à leurs yeux une force singulière qu’il doit à son ancienneté. Le président Bouhier, qui frémit à la seule perspective d’une réforme, invoque l’exemple des Latins. Ceux-ci, objecte-t-il, n’ont jamais rien changé à leur métrique, qui était pour eux la source de bien d’autres embarras que le syllabisme et la rime. En se montrant si conservateurs, ils ont donné aux Français une leçon de sagesse, et leur exemple doit être suivi. Louis Racine s’oppose lui aussi à toute modification qu’on pourrait apporter à notre vers : supprimer la rime serait se lancer dans l’inconnu et amènerait la fin de la poésie ; toute correction, même minime, introduite dans l’ensemble des règles, toute infidélité aux lois en vigueur laisserait le champ libre aux innovations les plus dangereuses, sans qu’on pût fixer de bornes aux fantaisies individuelles. Tandis que certains novateurs, comme l’abbé de Pons, expliquent par la seule habitude le plaisir que nous donne la forme versifiée, d’autres critiques leur objectent que l’habitude est une des choses dont on aurait tort de ne pas tenir compte : « On peut juger du pouvoir de l’usage, dit Boindin1, par ce que nous éprouvons tous les jours au sujet des modes. Ce qui nous plaît aujourd’hui nous auroit parû intolérable avant que nos yeux n’y fussent accoutumés. A présent qu’ils y sont faits, nous ne concevons pas que l’usage contraire ait pû nous plaire. Il en est de même de la versification ». Lui-même n’a point de parti-pris et ne repousserait pas quelques modifications éventuelles aux règles de notre métrique. Mais Voltaire y est résolument hostile : « Tant de grands maîtres qui ont fait des vers rimés, tels que les Corneille, les Racine, les Despréaux, ont tellement accoutumé nos oreilles à cette harmonie, que nous n’en pourrions pas supporter d’autres »2. C’est une entreprise téméraire que de vouloir réformer les habitudes de tout un peuple.
2D’ailleurs il est facile de justifier le système de versification adopté par les Français. Certes la mesure et la rime ont des défauts. Voltaire reconnaît que parfois elles rendent le vers obscur par un excès de concision, que parfois au contraire elles provoquent un délayage insipide. Cela ne les empêche pas d’être absolument nécessaires car autrement nous n’aurions plus qu’une métrique inconsistante et défectueuse. Les conservateurs, trop enclins à considérer que la poésie se caractérise par sa forme même, veulent qu’elle se distingue de la prose par des traits apparents, qui ne laissent aucun doute sur ce qu’elle prétend être. Les règles, dans toutes les langues, ont pour but de prévenir cette confusion. Ainsi avaient fait les Anciens, mais par d’autres moyens, beaucoup plus efficaces que ceux dont nous disposons. Us possédaient des longues et des brèves que notre langue nous a refusées. Ils avaient des ornements et des facilités qui nous sont interdits, tels que les enjambements et les inversions. Celles-ci surtout, auxquelles Louis Racine et Voltaire trouvent beaucoup de noblesse, leur étaient permises, et ils en usaient avec une liberté qu’en général nous ne connaissons pas : « Le latin, remarque Fénelon3, a une infinité d’inversions et de cadences. Au contraire le françois n’admet presque aucune inversion de phrase, il procede toûjours méthodiquement par un nominatif, par un verbe, et par son régime ». Si les Italiens et les Anglais, à une époque récente, ont pu abandonner la rime, c’est justement parce que leur langue leur permet ces transpositions qui ne sont point dans les habitudes de la nôtre. Nous ne pouvons en glisser quelques-unes qu’en vers, par une exception qui découle des lois de la mesure, et pour satisfaire aux obligations de la césure et de la rime, auxquelles nous sommes redevables de ces heureux changements que les poètes apportent à l’ordre naturel des mots. Nous aurions donc grand tort de renoncer à un système qui nous libère des servitudes courantes et des constructions banales qui régissent le style de la prose. Si les ornements, déclarent l’abbé Nadal et le P. Du Cerceau, sont le propre de la poésie, soyons reconnaissants à la rime de ce qu’elle nous les procure, puisqu’elle entraîne des inversions élégantes dont autrement nous serions privés.
3En particulier nous ne pouvons nous passer de la rime. « Je n’ai garde de vouloir abolir les rimes, déclare Fénelon4 qui donne tour à tour des gages aux deux partis : sans elle, notre versification tomberoit. Nous n’avons point dans notre langue cette diversité de longues et de brèves, qui faisoit dans le grec et le latin la règle des pieds et la mesure des vers ». Voltaire est du même avis : « Nos syllabes ne peuvent produire une harmonie sensible par leur mesure longue ou brève : nos césures et un certain nombre de pieds ne suffiraient pas pour distinguer la prose d’avec la versification ; la rime est donc nécessaire aux vers françois »5. Elle est donc le substitut de la quantité des Anciens, ce que reconnaissent également l’abbé Dubos, Rollin et Louis Racine. Ce dernier proteste qu’il ne faut pas voir en elle une invention des Barbares du Nord, et qu’elle n’a pas été introduite chez nous par les Goths, puisqu’on peut en découvrir quelques traces chez les Latins, et que sans doute ils en auraient généralisé l’emploi quand ils en auraient reconnu le charme. Voltaire au contraire accepte bravement l’héritage : « Pour nous autres, descendants des Goths, des Vandales, des Huns, des Welches, des Francs, des Bourguignons, nous, barbares, qui ne pouvons avoir la mélodie grecque et latine, nous sommes obligés de rimer »6. Privés de brèves et de longues, nous avons dû organiser notre versification comme nous avons pu, en ayant recours au numérisme et à la rime. Ce sont là les piliers inébranlables sur lesquels repose notre poésie ; elle s’écroulerait si l’on s’avisait de les détruire.
4Mais notre métrique, à cause de ses mesures fixes et des homophonies qui terminent les vers, a sur celle des Anciens un avantage très net, et que ni les Grecs ni les Latins ne sauraient lui disputer : elle est organisée de telle façon qu’elle aide singulièrement la mémoire et que les ouvrages des poètes se gravent très facilement dans l’esprit. Ce point de vue n’est pas nouveau mais le parti de la résistance n’a garde d’oublier un pareil argument, que personne n’a d’ailleurs tenté de réfuter. Les hommes de théâtre se rendent compte des secours que leur offre la versification : « Les acteurs, dit en effet Rémond de Sainte-Albine, préfèrent les pièces versifiées, parce qu’ils les apprennent et les retiennent plus facilement ». Quant aux critiques, ils ne se lassent pas de célébrer la valeur mnémotechnique du syllabisme et surtout de la rime. Tantôt ils se contentent d’un mot discret, tantôt ils se lancent dans de longs développements apologétiques. La Motte et Fontenelle concèdent sur ce point tout ce qu’exigent leurs adversaires. Le président Bouhier est heureux de proclamer que, grâce à la mesure et à la rime, nos vers « sont aussi faciles à retenir que les plus simples chansonnettes »7. Voltaire, au terme de ses jours, reprend encore cet argument qui lui a déjà servi plusieurs fois, mais auquel il attribue une force convaincante : « Quand Boileau, dit-il8, a prononcé :
Et que tout ce qu’il dit, facile à retenir,
De son ouvrage en vous laisse un long souvenir,
5n’a-t-il pas entendu que la rime imprimait plus aisément la pensée dans la mémoire ? » La palme de l’enthousiasme revient sans doute à La Chaussée, qui est l’auteur de ces vers parfaitement médiocres :
La période au cordeau compassée
De la mémoire est bientôt effacée :
De mots pompeux on a beau l’enrichir.
D’un prompt oubli rien n’aide à l’affranchir ;
Elle s’envole, et ne laisse après elle
Qu’un sens confus qu’à peine on se rappelle.
Mais dans l’esprit et dans le fond du cœur
Il n’appartient qu’au vers doux et flatteur
D’insinuer ses charmes et ses graces.
Et d’y laisser les plus profondes traces ;
Il s’établit au fond du souvenir,
Et par lui-même il sait s’y maintenir
Sans s’altérer, ni sans perdre aucun terme
Du tour heureux ou du sens qu’il renferme. (Epître à Clio)
6Les comédiens n’ont pas plaidé, sauf de la façon qui vient d’être dite, en faveur de l’emploi du vers dans les pièces de théâtre, où les novateurs l’accusaient d’être contraire à la vérité. On se souvient que Fénelon, puis La Motte, avaient dénoncé la forme artificielle et fausse que la tradition imposait au langage des héros de tragédie. Leurs protestations avaient sans doute paru difficiles à réfuter, puisque leurs adversaires en général s’abstinrent de leur répondre. Seuls Louis Racine et Marmontel s’y essayèrent. Le premier présenta en quelques lignes une défense dont on ne saurait nier l’habileté. Il avoue qu’il y a là une convention, mais une convention utile et raisonnable, car la tragédie met en scène des personnages augustes, supérieurs au reste de l’humanité, et dont on admet bien qu’ils ne s’expriment pas de la manière la plus commune. D’ailleurs un poète qui sait son métier n’exagère rien et se garde de tomber dans l’emphase et la boursouflure : « Dans un spectacle fait pour enchanter les hommes, l’harmonie du discours doit enchanter leurs oreilles : ainsi celle de la prose ne peut suffire. Les Modernes ont permis (mal à propos peut-être) à la Comédie, parce qu’elle imite des actions ordinaires, de parler le langage ordinaire ; mais la Tragédie, si elle parloit ce langage, n’auroit plus de grandeur. Comment, dira-t-on, la versification ne détruit-elle pas la vraisemblance de l’action ? Des hommes emportés par les passions peuvent-ils en parlant compter leurs syllabes, et les placer dans l’ordre que demande une certaine mesure ? Il est vrai qu’ils comptent leurs syllabes, qu’en les arrangeant ils observent une certaine mesure, et que, dans cet arrangement de syllabes comptées se trouvent des repos et des rimes ; cependant, quand un bon poète les fait parler, leur langage est si naturel qu’on n’y sent ni contrainte ni artifice, quoique ce soit cet artifice qui produise le plaisir de l’oreille »9.
7Marmontel prononça un plaidoyer beaucoup plus subtil encore10. Il protesta que le théâtre ne pouvait être qu’un art d’imitation, que son but unique n’était pas de copier servilement la nature, mais qu’il devait la rendre séduisante et agréable ; la versification était donc une parure dont la tragédie ne pouvait se passer, et l’un des moyens par lesquels elle flattait nos sens, en nous avertissant qu’elle ne cherchait pas à reproduire une réalité sauvage et brutale, mais qu’une certaine part de convention lui était indispensable : « Est-ce la vérité toute nue qu’on cherche au théâtre ? On veut qu’elle y soit embellie, et c’est cet embellissement qui en fait le charme et l’attrait. On sait qu’on va être trompé, et l’on est disposé à l’être, pourvu que ce soit avec agrément, et avec le plus d’agrément possible. C’est donc ici le moment de se rappeler ce que j’ai dit de l’illusion ; elle ne doit jamais être complète ; et, si elle l’étoit, le spectacle tragique seroit pénible et douloureux. Les accessoires de l’action en doivent donc tempérer l’effet : or l’un des accessoires qui tempèrent l’illusion en mêlant le mensonge avec la vérité, c’est l’artifice du langage, artifice matériel, qui n’est sensible qu’à l’oreille, et qui n’altère point le naturel de la pensée ; car, au spectacle, il faut bien observer que tout doit être vrai pour l’esprit et pour l’âme, et que le mensonge ne doit être sensible que pour l’oreille et pour les yeux. Il en est donc de la forme des vers comme de la forme du théâtre ; les yeux et les oreilles sont avertis par là que le spectacle est une feinte, tandis que l’esprit et l’âme se livrent à la vraisemblance parfaite des situations, des mœurs, des sentimens et des peintures ».
8Il s’agit surtout, pour les conservateurs, de faire ressortir les mérites de notre versification, et c’est sur ce point qu’il font porter tous leurs efforts. Aux détracteurs de notre métrique, ils ripostent que la mesure et la rime sont belles en elles-mêmes et que, pour cette raison déjà, il serait absurde d’y renoncer. La première produit d’heureux parallélismes, des symétries qui ne sont pas du tout méprisables et auxquelles les auditeurs ne restent pas indifférents. La Faye ne veut pas qu’on l’oublie :
Ami né de la symétrie,
L’homme en recherche l’agrément ;
Des merveilles de l’industrie,
Seule elle fait l’enchantement.
A notre oreille la musique
Offre un mouvement symétrique
Des tons dont l’ordre fait les lois.
L’impression plus délicate
De cet ordre en beaux vers nous flatte,
Et sur l’esprit même a ses droits. (Ode en faveur des vers)
9La rime surtout, loin d’ennuyer par sa monotonie, charme l’oreille et lui procure de délicats plaisirs. C’est elle qui crée l’harmonie du vers, déclare Voltaire en 1730 dans la préface d’Œdipe. Louis Racine, d’Alembert, Marmontel le répètent. Il n’est pas jusqu’à l’abbé Dubos qui ne consente à lui reconnaître quelque agrément, bien qu’à son avis la qualité des sons qui figurent à l’intérieur des hémistiches nous apporte un plaisir plus parfait. Pour se rendre compte de ce qu’elle ajoute au langage ordinaire ou à la mesure syllabique, il suffit d’instituer de faciles expériences qui font immédiatement apparaître les vertus qu’elle possède. Voltaire s’est efforcé de le montrer : « Nous avons un besoin essentiel du retour des mêmes sons, a-t-il écrit en répondant à La Motte11, pour que notre poésie ne soit pas confondue avec la prose. Tout le monde connaît ces vers :
Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en de sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
10Mettez à la place :
Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne funeste ;
Le sort, dit-on, l’a mise en de sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles mortels.
11Quelque poétique que soit ce morceau, fera-t-il le même plaisir, dépouillé de l’agrément de la rime ? »
12Soutenue par le mètre, qui est lui-même soumis à la loi de la césure, de telle sorte que le vers se divise en nombres exactement balancés, la rime, à la place qu’elle occupe, joue un rôle essentiel. C’est la versification qui donne leur harmonie aux phrases des poètes, et qui les sauve de la platitude. Louis Racine, en se contentant simplement de changer l’ordre des mots, a mis en prose un passage d’Athalie :
L’impie Achab détruit, et le champ qu’il avoit usurpé par le meurtre, trempé de son sang ; Jesabel immolée près de ce champ fatal ; cette reine foulée sous les pieds des chevaux ; les chiens désaltérés dans son sang inhumain, et les membres de son corps hideux déchirés ; la troupe des prophètes menteurs confondus, et la flâme du ciel descendue sur l’autel ; Elie parlant en souverain aux élémens ; les deux fermés par lui et devenus d’airain, et la terre, trois ans .sans rosée et sans pluie, à la .voix d’Elisée les morts se ranimans. (1, 1)
13Que ces lignes sont pâles, languissantes et froides auprès des alexandrins mélodiques et magnifiques que prononce le grand prêtre Joad :
L’impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par son meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jésabel immolée ;
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ;
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flâme du ciel sur l’autel descendue ;
Elie aux éléments parlant en souverain ;
Les deux par lui fermés et devenus d’airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
Les morts se ranimans à la voix d’Elisée.12
14On peut encore juger de la toute-puissance des vers par un court extrait de la traduction qu’a faite d’Homère Mme Dacier. Cette traduction n’est pas sans mérite, mais on n’y trouve encore que le cadavre du poète :
Le roi des Enfers, épouvanté au fond de son palais, s’élance de son trône et s’écrie de toute sa force, dans la frayeur où il est que Neptune, d’un coup de son trident, n’entrouvre la terre qui couvre les ombres, et que cet affreux séjour, demeure éternelle des ténèbres et de la mort, abhorré des hommes et craint même des dieux, ne reçoive pour la première fois la lumière et ne paroisse à découvert.
15Une pareille prose, si habile qu’elle soit, est insuffisante à nous rendre la beauté du texte grec. « Cette prose harmonieuse seroit une poësie, remarque encore Louis Racine13, si la poësie ne consistoit que dans la hardiesse des images et des figures ». Mais, pour ressusciter un poète, il faut encore le miracle de la versification. On s’en persuadera en lisant les alexandrins suivants, dans lesquels Boileau a su rendre la vie à Homère :
L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône ; il pâlit ; il s’écrie ;
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée.
Ne fasse voir du Stix la rive désolée,
Ne découvre aux vivans cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux.
16« Boileau rend mieux Homere que Mme Dacier ; et si nous avions dans notre langue une traduction entiere d’Homere pareille à ce morceau, ce seroit alors que ceus qui ne sçavent pas le grec pourroient se flatter de connoître Homere ». Voilà ce que peuvent faire la mesure et la rime.
17Belles en elles-mêmes, elles sont en outre la cause de beautés indiscutables. À ceux qui prétendent que la forme versifiée resserre trop l’idée, les partisans de la tradition répondent que la concision est chose louable et que la poésie a l’avantage de dire beaucoup plus que la prose, et avec beaucoup moins de mots14. La plupart des critiques avouent la contrainte, mais déclarent qu’elle est salutaire : elle force le poète à condenser sa pensée lorsqu’il aurait eu tendance à la diluer ; son style acquiert ainsi une vigueur et un brillant auxquels il n’aurait pas atteint s’il n’avait dû se courber sous le joug de la versification : « Comme la voix contrainte dans l’étroit canal d’une trompette sort plus aigue et plus forte ; ainsi la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poësie, s’élance plus brusquement, et me fiert d’une plus vive secousse ». Cette remarque de Montaigne est reprise et exploitée par un grand nombre d’auteurs. Elle a inspiré La Faye :
De la contrainte rigoureuse
Où l’esprit semble resserré,
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’élève au plus haut degré ;
Telle, dans les canaux pressée.
Avec plus de force élancée.
L’onde s’élève dans les airs ;
Et la règle qui semble austère
N’est qu’un art plus certain de plaire.
Inséparable des beaux vers. (Ode en faveur des vers)
18Elle a séduit La Chaussée :
Je dirai plus : le langage des dieux
S’est de lui-même arrangé pour le mieux.
Son mécanisme appelé tyrannie
Plus qu’on ne pense est utile au génie ;
Cette contrainte est une invention
Qui le conduit à la perfection.
L’esprit veut être un peu mis à la gêne.
C’est l’aiguillon qui le tient en haleine,
Qui par l’obstacle irritant son ressort,
Occasionne un plus heureux effort
Et lui fait prendre un essor qui l’étonné.
C’est par effort que le salpêtre tonne.
S’il n’est contraint, il reste sans vigueur
Et ne produit qu’une vaine vapeur. (Epitre à Clio)
19Beaucoup de traits saisissants et de trouvailles de style que nous admirons chez les grands poètes proviennent de la difficulté où ils se sont trouvés de faire tenir leur pensée dans les cadres rigides que leur imposaient les règles de notre versification, et leur génie, pliant sous la contrainte, a fini par rencontrer beaucoup mieux qu’il n’avait cherché. « Je suis persuadé que la rime, écrit Voltaire15, irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d’élancements que d’entraves ; qu’en le forçant de tourner sa pensée de mille manières, elle l’oblige aussi de penser avec plus de justesse et de s’exprimer avec plus de correction ». L’abbé Trublet lui-même, tout en déclarant que la forme versifiée est l’occasion de plus de fautes que de beautés, ne peut s’empêcher de reconnaître que de temps en temps elle sert très heureusement le poète : « En prose on se seroit peut-être contenté d’une pensée commune ou d’un tour foible. Mais la difficulté de rendre en vers cette pensée ou ce tour, force à en chercher d’autres, qui quelquefois ont le double avantage d’être moins rebelles aux loix de la versification et de valoir mieux en eux-mêmes »16. L’abbé d’Olivet croit que la rime est au poète « comme un génie étranger qui vient au secours du sien »17. Mais c’est à Marmontel qu’il appartient d’avoir démontré, précédant en cela Guyau, à quel point elle peut être une source d’invention : « Dans les Fables de La Fontaine, dit-il18, c’est un plaisir de voir combien de vers heureux la rime semble avoir fait naître, et avec quelle facilité. Par exemple dans ce récit :
Un vieux renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins.
Fut enfin au piège attrapé,
20rien ne manquoit au sens ; mais il falloit une rime à queue, et cette rime étoit unique ; l’amener étoit une chose très difficile et quand on lit le vers qui résout le problème, rien ne paraît plus naturel :
Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son renard d’une lieue.
21Dans la fable du Loup berger, que le poète eût dit seulement :
Il s’habille en berger, endosse un hoqueton.
Fait sa houlette d’un bâton,
22c’étoit assez ; mais ruse, qui venoit au bout d’un vers suivant, demandoit une rime ; et pour la rime s’est présenté ce vers naïf qui achève le tableau :
Sans oublier sa cornemuse.
23Il en est de même de l’hémistiche comme aussi sa musette, que l’esprit ne demandoit pas, et que la nécessité de la rime et de la mesure a fait trouver :
Son chien dormoit aussi, comme aussi sa musette.
24De même dans la fable du Chêne et du Roseau :
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
25Dans celle des Deux Perroquets :
Nourris ensemble, et compagnons d’école.
26Dans celle du Chat et du vieux Rat :
Même il avoit perdu sa queue à la bataille.
27Dans celle du Lièvre et de la Perdrix :
Miraut, sur leur odeur ayant philosophé.
28Dans celle des Obsèques de la Lionne :
Les lions n’ont point d’autre temple.
29Dans celle de l’Ane et du Chien, après ce vers :
Point de chardons pourtant : il s’en passa pour l’heure,
30cette réflexion si plaisante :
Il ne faut pas toujours être si délicat.
31Dans celle du Loup et des Bergers :
Ils n’auront ni croc ni marmite. »
32Comment pourrait-on condamner la rime, alors qu’elle engendre tant de merveilles ? Ainsi qu’on vient de le voir, elle ne se contente pas de charmer l’oreille, mais elle est encore un agrément pour l’esprit, qui n’est pas indifférent à ces délicatesses et qui en jouit avec une délectation particulière. Elle le fixe et l’empêche de s’égarer en le retenant par des inventions menues et brillantes qui se renouvellent sans cesse, par des surprises répétées qui ramènent l’attention toujours prête à s’échapper. Le lecteur se rend compte qu’elle donne « plus de saillie et de vivacité, plus de grâce et d’énergie à l’expression et à la pensée, soit par la singularité ingénieuse du mot qu’elle a fait naître, soit par le tour adroit et pourtant naturel qu’elle a fait prendre à l’expression, soit par l’image nouvelle et juste qu’elle a présentée à l’esprit… Ce plaisir est d’autant plus vif que la rime paraît à la fois plus rare et plus heureusement trouvée »19. Associée à la mesure, elle crée cette harmonie que définit Hardion20, « conforme aux objets, aux passions, aux mœurs, aux sentiments que la poésie a l’intention d’imiter ».
33Voltaire l’avoue, l’art des vers est difficile. Les partisans de la tradition reconnaissent que, comme tous les ouvrages délicats, il demande beaucoup de temps, ce qui ne l’en rend que plus estimable. Il en est ainsi pour toutes les métriques du monde ; les Latins, ainsi que le fait remarquer Fontenelle21, n’avaient point, du fait de leurs longues et de leurs brèves, un travail plus aisé que les Français, bien au contraire, et ils se heurtaient à des écueils tout aussi redoutables : Les règles de la versification, l’obligation de la mesure et de la rime, loin de constituer le vice criant de notre poésie, la protègent contre la médiocrité. Si ces obstacles ne rebutaient pas. les incapables, tout le monde se mêlerait d’écrire en vers, et ces vers seraient d’une insigne faiblesse. Tel est le danger contre lequel La Chaussée s’efforce de prémunir ses contemporains, mais en usant de décasyllabes dont la platitude fait tort à la cause qu’il défend :
Gardez-vous bien d’affranchir vos mystères
De la rigueur de leurs lois salutaires :
La tolérance y nuirait encor plus ;
Déjà les vers ne sont que trop déchus ;
Vous les perdrez par trop de complaisance ;
L’esprit s’endort sur la foi de l’aisance. Epître à Clio)
34Louis Racine, en faisant valoir que les règles de la versification interdisent les abords du Parnasse à ceux qui ne sont pas vraiment doués, s’exprime plus simplement : « N’avons-nous pas assez de rimeurs, et pourquoi les mettre au large ? Ils ne s’y mettent que trop depuis quelques tems ; leur exemple rendra leurs successeurs encore plus hardis : quand on a commencé à élargir sa chaîne, on va bientôt jusqu’à la briser tout à fait. Ceux qui secoueront le joug de la rime se diront autorisés par des poëtes italiens et anglois, dont les vers, quoique non rimés, ont été assez bien reçus, et, si Apollon ne nous protège, notre poësie, déjà ébranlée, tombera tout à fait »22. D’ailleurs, pourquoi vouloir considérer le travail de la rime comme une fonction basse de l’art ? Marmontel, qui pose cette question, proteste qu’il ne l’est pas davantage que celui de la prosodie et du rythme chez Homère et Virgile23.
35Il est si peu méprisable que le public lettré sait l’estimer à sa juste valeur et en fait le plus grand cas. C’est ici en effet que le poète montre de quoi il est capable. Le grand plaisir, peut-être, selon quelques-uns, le seul plaisir de ceux qui lisent ou écoutent des vers, est de voir comment il se tirera des pièges qui lui sont tendus par les règles de la versification, de goûter son habileté, d’applaudir aux preuves répétées qu’il donnera de sa science et de son ingéniosité. Un tel point de vue procède d’une conception prodigieusement étroite de ce que peut être la poésie, qui devient l’équivalent d’une jonglerie aussi brillante que frivole. Pourtant la plupart des critiques insistent sur cet argument, qui leur paraît légitimer à lui seul tout l’appareil de la versification. Dans sa Lettre à Fénelon du 15 février 1714, La Motte écrit déjà à ce sujet quelques phrases significatives : « Il ne nous reste plus qu’à vaincre, à force de travail, l’obstacle que la sévérité de nos règles met à la justesse et à la précision. Il me semble cependant que de cette difficulté-même, quand elle est surmontée, naît un plaisir très-sensible pour le lecteur. Quand il sent que la rime n’a point gêné le poëte, que la mesure tyrannique du vers n’a point amené d’épithètes inutiles, qu’un vers n’est pas fait pour l’autre ; qu’en un mot, tout est utile et naturel, il se mêle alors au plaisir que cause la beauté de la pensée un étonnement agréable de ce que la contrainte ne lui a rien fait perdre. C’est presque en cela seul, à mon sens, que consiste tout le charme des vers, et je crois par conséquent que les poëtes ne peuvent être bien goûtez que par ceux qui ont comme eux le génie poëtique : comme ils sentent les difficultez mieux que les autres, ils font plus de grace aux imperfections qu’elles entraînent et sont aussi plus sensibles à l’art qui les surmonte ».
36Fontenelle et Boindin renchérissent encore : « Ne sont-ce pas les difficultés vaincues, dit le premier24, qui font la gloire des poëtes ? N’est-ce pas sur cet unique fondement, par cette seule considération, qu’on leur a permis une espèce de langage particulier, des tours plus hardis, plus imprévus ; enfin ce qu’ils appellent eux-mêmes, en se vantant, un beau, un noble, un heureux délire, c’est-à-dire, en un mot, ce que la droite raison n’adopteroit pas ? S’ils ne se soumettent pas aux conditions apposées à leurs privilèges, on aura droit de les condamner à devenir sages ». À l’en croire, la difficulté est le signe de la perfection, comme le prouve l’exemple de la poésie latine, qui s’est astreinte pendant quatre siècles de gloire à respecter ses lois sévères et qui est tombée en décadence lorsque, la barbarie l’envahissant, elle ne les a plus observées. Quant à Boindin, il est convaincu que les vers sont d’autant plus beaux qu’ils sont moins aisés à faire : « Il est pourtant vrai que la réunion des régies, en multipliant les obstacles, augmente le plaisir de les voir surmontés. Une seule difficulté ferait peu plaisir. Qu’on étende une corde par terre pour danser dessus, nous ne daignerons pas seulement tourner la tête pour regarder. Qu’on élève cette corde à cinq ou six pieds de terre, la chose commencera à nous intéresser. Qu’on l’élève encore plus haut,… c’en est assez pour nous attacher et nous faire plaisir. Voilà précisément l’image de la versification »25. Voltaire, tout naturellement, apporte à cette manière de voir le renfort de son autorité : « Ce ne sont point seulement des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et Virgile : ce qui enchante toute la terre, c’est l’harmonie charmante qui naît de cette mesure difficile. Quiconque se borne à vaincre une difficulté pour le seul plaisir de la vaincre est un fou ; mais celui qui tire du fond de ces obstacles mêmes des beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très sage et presque unique »26.
37Tout le monde, Rémond de Saint-Mard comme Marmontel, déclare qu’on éprouve, à voir comment un poète habile obéit aux règles sans trébucher, une surprise heureuse dont on ne peut se défendre. Des adversaires de la forme versifiée, un de Pons et un Trublet, n’osent pas contredire tout à fait à une vérité qui paraît aussi indiscutable et ils accordent aux partisans de la tradition que les amateurs de poésie sont à bon droit charmés par la virtuosité que déploient quelquefois les meilleurs ouvriers du vers27. Seul Louis Racine est d’un autre avis : « La science de renfermer des mots dans une certaine mesure, écrit-il28, n’a rien de grand ni d’admirable. Quelque étroite que soit la gêne de la versification, elle ne procure aucune gloire à celui qui sçait uniquement s’y asservir : l’écrivain le plus médiocre s’y habitue sans peine ; le poëte le plus sublime s’y soumet aussi, parce qu’on est toujours obligé d’obéir aux lois de son art. Mais ce n’est pas à cette obéissance qu’il doit sa grandeur ». Il se refuse à croire que les règles aient été inventées par le caprice et qu’elles aient été imposées aux poètes pour leur rendre le travail plus pénible : si la difficulté vaincue présentait vraiment un tel attrait, on aurait multiplié les obstacles afin de multiplier les sujets d’admiration29. On ne l’a pas fait, donc l’argument ne vaut rien. Mais comment lutter contre un parti-pris aussi généralement répandu ? Voltaire, peu de temps avant sa mort, en tête d’Irène, fait encore observer « qu’il n’y a jamais eu sur la terre aucun art, aucun amusement même où le prix ne fût attaché à la difficulté ». En voilà assez pour fortifier la théorie de Fontenelle.
38Est-il vrai d’autre part de prétendre que l’obligation de la mesure et de la rime crée pour les poètes une gêne insupportable ? En réalité seuls éprouvent de l’embarras les versificateurs médiocres, qui connaissent mal les ressources de leur art. Les autres aiment au contraire les obstacles qui leur sont opposés par les règles, parce qu’ils sont sûrs de pouvoir toujours en triompher, et parce qu’elles leur offrent une protection contre la vulgarité et les négligences. Les hommes de talent n’ont aucune peine à renfermer leur pensée dans la borne des vers. Pour rimer congrûment, ils n’ont pas besoin de recourir à des incorrections et à des impropriétés, ni de commettre des fautes contre la justesse de l’expression, ou des attentats contre la pureté de la syntaxe. Les rigueurs de notre métrique ne leur enlèvent pas leur indépendance. Ils conservent leur liberté et trouvent le moyen d’obéir à leur inspiration sans se plaindre d’être soumis à une intolérable tyrannie. « La rime, la mesure, écrit l’abbé Massieu30, ne présentent au poète que de vains obstacles. Si, dans de premiers efforts et lorsqu’il est encore à froid, il les trouve indociles et rebelles, à peine est-il échauffé de ce beau feu qu’il les assujetit et les maîtrise. Et alors elles se rangent comme d’elles-mêmes sous le joug de la raison ; et au lieu de la gêner et de l’affoiblir, elles l’aident et la fortifient. Et voilà peut-être ce que la poésie a de plus admirable, c’est qu’encore qu’elle soit asservie à des loix très-dures, non seulement elle parle sans contrainte, comme la prose, de tout ce qui peut entrer dans le discours, mais elle en parle avec une élévation et une force où la prose ne peut atteindre ». Marmontel proteste lui aussi que la rime n’est pas forcément l’ennemie du poète et que celui-ci peut se la soumettre : « On nous dira que si la rime a valu à la poésie quelques rencontres ingénieuses, elle lui a coûté bien des sacrifices du côté de la précision et du naturel. J’en conviens, à l’égard des poètes qui ont écrit avec trop de précipitation ou de négligence ; mais je répète que lorsque des hommes de génie et de goût ont écrit avec soin, ils ont parfaitement rempli le précepte de Despréaux :
La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir.31 »
39Louis Racine fait observer que Dante et l’Arioste, malgré la rime et la mesure, ont toujours dit ce qu’ils voulaient dire. C’est pour montrer que son père y avait réussi aussi bien qu’eux, qu’il a mis en prose les vers d’Athalie qu’on a lus d’autre part32, ce qu’avait déjà fait La Motte pour une scène de Mithridate33 : le respect des prescriptions de la métrique n’avait rien enlevé ni au naturel du discours, ni à la propriété de l’expression.
40Au reste, les meilleurs poètes ont accepté la loi du mètre et celle de la rime. En Italie comme en France, ils n’ont manifesté aucune révolte contre les règles dont ils reconnaissaient le bien-fondé et qu’ils approuvaient, à l’exception du seul La Motte, dont l’attitude incompréhensible a frappé d’étonnement La Faye et Louis Racine. Comment un pareil homme, qui maniait le vers avec une parfaite dextérité, a-t-il pu souhaiter qu’on lui substituât la prose ?
Tel est l’audacieux blasphème
Qu’on profère contre Apollon :
Eh qui ! c’est La Motte lui-même,
Déserteur du sacré vallon.
Mais cette erreur qu’il nous propose,
En vain de sa subtile prose
Emprunte un éclat spécieux.
Par la rime et par la cadence,
Sur le Parnasse il a d’avance
Expié son tort à nos yeux. (La Faye, Ode en faveur des vers)
41Voltaire assure que Virgile, s’il avait été français, aurait rimé. En tout cas Corneille et Racine ont accepté allègrement ce joug que des critiques mal inspirés jugent insupportable. Mais ceux qui attaquent ainsi notre versification ont-ils qualité pour le faire ? Par une singulière imprudence, Fénelon ; dans sa Lettre à La Motte du 24 janvier 1714 a révélé le défaut de leur armure et sa propre faiblesse : « Je crois, avoue-t-il, que les poëtes ne peuvent être bien goûtés que par ceux qui ont comme eux le génie poëtique ». C’est bien cela : les adversaires de la poésie sont des incapables, et on ne se gêne pas pour le leur dire. Selon l’abbé d’Olivet et le président Bouhier, ceux qui dénigrent le vers sont des hommes sans talent, impuissants à chevaucher Pégase, et Fénelon lui-même a médit par une légèreté injuste d’un art qu’il savait mal pratiquer : « Il s’agit donc, s’écrie Louis Racine34, de répondre à ces accusations et de faire voir que M. de Fénelon, quoique si habile dans le style poëtique, n’a pas bien parlé de notre versification, dans laquelle il n’eût pas réussi selon les apparences, comme on peut juger par l’ode qu’il a imprimée à la fin de son Télémaque ». Avec cela on pourrait se dispenser de réfuter point par point les attaques des novateurs, puisque cette remarque coupe court à toute discussion : ce ne sont pas les aveugles qui ont qualité pour discourir sur les couleurs.
42La grande querelle du vers, suscitée par La Motte, n’est pas encore oubliée à la fin du xviiie siècle, et même l’on peut constater que l’écho des idées émises par le parti des réformateurs retentit encore en bien des pages de la Préface de Cromwéll, tandis que V. Hugo s’efforce de trouver et de définir un moyen terme entre la solution extrême qu’avaient préconisée un abbé de Pons ou un abbé Trublet, et le statu quo dont d’habiles avocats, tels que Voltaire, Louis Racine et Marmontel avaient tenacement réclamé le maintien. Cependant, avant cette date de 1827, qui a une importance historique, il faut signaler qu’au début du xixe siècle, dans un poème assez peu connu, Millevoye avait ranimé les griefs de Boileau et de Fénelon contre la rime. La Raison d’abord, qui prend les proportions d’un personnage allégorique, fait le procès de sa rivale :
Je parle sans aigreur, écoutez sans colère :
Dans les petits propos vous êtes assez bien,
Mais un peu monotone en un grave entretien.
On dit aussi (peut-être a-t-on voulu médire)
Que trop souvent, ma sœur, vous parlez pour rien dire.
Vous exprimez à peine en vingt mots superflus
Ce que moi je dirais en quatre tout au plus ;
Et votre double son, dans sa chute pareille,
Revient incessamment tyranniser l’oreille.
Ainsi du balancier le bruit assoupissant
A mouvemens égaux frappe l’air gémissant.
Chacun du premier mot prévoit votre pensée.
On termine aisément la phrase commencée ;
Et cette phrase enfin, dût-elle me braver,
Une fois entamée, il faut bien l’achever.
Il faut absolument, pour la rendre complète.
Placer à tout hasard votre folle épithète.
Vous faites bien du mal, et sans vous en douter. (Dialogue entre la Rime et la Raison)
43La Rime se défend : elle donne de la grâce au vers, car la Raison toute seule n’attirerait pas : loin de susciter l’amour de la vérité, elle fait bâiller. Alors la Raison, ébranlée par la plaidoirie qu’elle vient d’entendre, reconnaît que la Rime n’est pas dépourvue de quelques mérites :
Souvent je vous ai vue, avec art balancé,
Dans les bornes du vers resserrer ma pensée,
Et dans le souvenir imprimer mes discours.
Par vous mon moindre mot, prenant quelque importance.
Passait de bouche en bouche, et devenait sentence.
44Réconciliées, la Raison et la Rime font alors alliance, et se jurent mutuellement de ne jamais aller l’une sans l’autre. La pièce est parfaitement anodine et n’apporte rien de nouveau. Elle indique seulement que, sous le règne de Napoléon, le problème des bienfaits de la rime a conservé tout son intérêt.
Notes de bas de page
1 . Boindin, T. II, p. 101.
2 . Voltaire, Brutus, préface.
3 . Fénelon, Lettre à La Motte, 24 janv. 1714.
4 . Idem, L. à l’Ac, V.
5 . Voltaire, Discours sur la Trag., en tête de Brutus. Il a dit encore dans le Dict. vhil., au mot ”Epopée” : « Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n’ont pas dans leur langue une mélodie sensible, marquée par des longues et des brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles et ces spondées qui font un effet si merveilleux dans le latin ».
6 . Idem, Dict. phil., au mot ”Rime”.
7 . Bouhier, p. XXIV.
8 . Voltaire, Lettre à l’Ac, en tête d’Irène, 1778.
9 . L. Racine, Traité de la P. dram., p. 292.
10 . Marmontel, El. de Litt., T. VI, p. 355 sq.
11 . Voltaire, Œdipe, préface ; Œuvres, T. II, p. 70.
12 . L. Racine, Traité de la P. dram., T. III, p. 291.
13 . Idem, Réfl. s. la P., T. V, p. 136.
14 . Voltaire en a fait l’observation ; cf. Dict. phil., au mot ”Poëtes”.
15 . Voltaire, Dict. phil., au mot ”Epopée”, T. XXXIX, p. 161.
16 . Abbé Trublet, T. IV, p. 220.
17 . Abbé d’Olivet, cité et approuvé par l’abbé Scoppa, p. 117.
18 . Marmontel, El. de Litt., T. I, p. 375 sq.
19 . Idem, Encyclopédie, au mot ”Rime”. Cf. d’autre part L. Racine (Réflexions, T. V, p. 114), à propos de la rime : « Placée à la fin des vers, elle en rend la chute plus marquée et tient l’attention suspendue jusqu’au retour du même son ».
20 . Hardion, T. III, p. 10.
21 . Fontenelle, T. I, p. 174.
22 . L. Racine, Réflexions, T. V.
23 . Marmontel, Encyclopédie, au mot ”Rime”.
24 . Fontenelle, Discours lu dans l’Assemblée publique du 25 août 1749, T. I, p. 171. Ce développement commence à la p. 162.
25 . Boindin, T. II, p. 101.
26 . Voltaire, Œdipe (1730), préface.
27 . Abbé de Pons, p. 143 ; abbé Trublet, T. IV, p. 220.
28 . L. Racine, Réflexions, T. V, p. 40.
29 . Idem, id., T. V, p. 105.
30 . Abbé Massieu, p. 12.
31 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Blancs” (vers), T. I, p. 378.
32 . Cf. supra, p. 102.
33 . Cf. supra, p. 64.
34 . L. Racine, Réflexions, T. V, p. 112.
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