Mythologie léopardienne du végétal
p. 445-457
Texte intégral
1831. Giacomo got his gun
1Les lignes qui suivent exposent une intuition et une idée. La première, c’est qu’il se passe quelque chose entre Leopardi et le végétal. Je dis « quelque chose » faute de mieux et avec maladresse, parce qu’il est difficile de mettre des mots sur ce rapport : quelque chose qui serait de l’ordre d’une attention particulière, d’un souci, comme si pour Leopardi le végétal permettait de saisir sensiblement ce qu’est l’existant. Ce n’est pas le végétal comme thématique, dans sa dimension ornementale, qui importe, ni par exemple que Leopardi mette dans les mains de la jeune fille de son Samedi du village (ornare ella si appresta, v. 6) des bouquets de roses et de violettes (alors que ces deux fleurs ne fleurissent pas au même moment) mais plutôt comme dynamique ou motif qui innerverait sa pensée :
Ce ne sont pas seulement les hommes, mais le genre humain qui par nécessité a été et sera toujours malheureux. Non seulement le genre humain, mais tous les animaux. Non seulement les animaux, mais tous les autres êtres à leur manière. Non seulement les individus, mais les espèces, les genres, les règnes, les globes, les systèmes, les mondes1.
2La souffrance est l’étoffe même de ce qui existe et, de ce point de vue, il n’existe nul privilège de l’homme sur l’animal, de l’animal sur le végétal. La singularité de la pensée de Leopardi est enveloppée dans ces quelques mots : « et tous les autres êtres à leur manière ». On pourrait entendre par là les pierres, mais Leopardi parle peu de la souffrance du minéral (si ce n’est dans le mythe d’Écho qu’il évoque dans les Canti comme dans le Zibaldone). En revanche, il ne cessera d’évoquer les tourments du végétal, de son hymne au printemps au Genêt en passant par la pensée du « Jardin du Mal ». S’il existe au monde quelque chose qui souffre, c’est bien le végétal, et lorsque Leopardi se trouve dans ses pires moments de souffrance et de désespoir, c’est au végétal qu’il se compare. Dans la préface de la première édition florentine des Canti, il fait cet aveu à ses amis de Toscane : « J’ai tout perdu. Je ne suis plus qu’un tronc qui sent et qui souffre » (« non sono più che un tronco che sente e pena2 »). Le tronc corporel, ou le torse, un centre perceptif sans membres comme dans le film de Dalton Trumbo, ou bien le tronc littéral, celui de l’arbre qui n’est pas encore une souche morte mais est condamné à un tourment éternel, comme les suicidés du treizième chant de l’Enfer.
3Au-delà de l’aspect thématique et de l’anecdote biographique, le motif du végétal traverse l’œuvre de Leopardi, de loin en loin certes, mais pour aboutir à la création poétique et philosophique d’un mythe moderne, celui du poète saisi dans un devenir-végétal. Devenir-genêt du poète et, avec lui, celui de l’humanité.
4Mais qu’est-ce qu’un mythe pour Leopardi, et quelle est sa fonction ? La réponse à ces questions est présente dans une pensée du Zibaldone :
Qu’il était beau le temps où chaque chose vivait selon l’imagination de l’homme et vivait humainement, c’est-à-dire quand tout était habité ou peuplé d’êtres semblables à nous : quand on était certain que dans les forêts désertes habitaient les belles hamadryades, les faunes, les sylvains, Pan, etc. Lorsqu’on y pénétrait, n’y voyant que solitude, on les imaginait pourtant toutes habitées, comme les sources où demeurent les Naïades etc. et en étreignant contre son cœur un arbre, on sentait presque palpiter entre ses mains ce que l’on prenait pour une femme ou un homme, tel Cyparisse, etc. comme les enfants font avec les fleurs3.
5Le mythe ou la fable (favola) n’est pas tant pour Leopardi un produit de la culture qu’une pure manifestation de la nature, ou plus exactement de la faculté naturelle par excellence qu’est l’imagination en tant qu’elle s’oppose à la raison. Cette faculté manifeste sa plus intense activité pendant l’enfance, qu’il s’agisse de l’enfance d’un individu ou de celle d’un peuple4. L’antiquité représente ce moment de l’enfance du monde où l’imagination, fonctionnant à plein régime, crée ce type spécifique de fictions que sont les mythes. L’imaginaire antique, se tenant au plus près de la nature, est de part en part – comme le suggère l’étymologie – poétique : il est une poïésis c’est-à- dire production de fictions. Ces fictions ont une fonction particulière, qu’on pourrait nommer de peuplement. L’imagination est, à travers ses productions fictionnelles, installation d’une présence humaine. Débordement de la sensibilité humaine sur la nature. La mythologie est, en première analyse, la nature saisie dans un devenir-humain. Mais peut-on réduire le mythe à un mécanisme psychologique de projection anthropomorphique ? Il s’agirait d’une interprétation seulement rationnelle du mythe, autrement dit, d’une moitié de compréhension, comme le vicomte de Calvino, une interprétation dimezzata. Ce que nous narrent les mythes de l’antiquité ce n’est pas un devenir-humain de la nature mais un mouvement strictement inverse : un devenir-naturel de l’humain. Il est frappant de constater que la majorité des mythes que Leopardi retient comme les plus représentatifs du génie poétique de l’antiquité sont, pour la plupart, des mythes de transformation, de métamorphose. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire le chant intitulé Au printemps ou des mythes antiques, composé en 1822, et qui constitue le pendant poétique de l’extrait précédent du Zibaldone.
1822. Alla primavera o delle favole antiche
6Au Printemps se présente comme une célébration de l’intensité, de la vigueur et de la grâce des fictions antiques. Tous les devenirs y sont présents, tous les degrés de la scala naturae sont passés poétiquement mais néanmoins méthodiquement en revue : devenir-minéral, devenir-végétal, devenir-animal. Écho est la nymphe saisie dans son devenir de pure voix résonnant entre les pierres (« rigide balze », v. 58), l’« oiseau chantre » évoqué à la fin de la troisième strophe, c’est Philomèle à qui les dieux ont accordé la métamorphose pour échapper au courroux de Térée. Le végétal n’est pas en reste, puisque Leopardi évoque à son propos pas moins de trois mythes : Daphné changée en laurier, Phyllis en amandier et les sœurs Héliades en peupliers. C’est le regard rétrospectif et moderne de la rationalité psychologisante qui voit dans ces mythes de métamorphose une volonté de projeter partout l’humaine sensibilité. L’imagination est pour Leopardi une faculté de connaître, au même titre que la raison. Mais le type de vérité à laquelle elle donne accès est d’un autre ordre : dans leur lettre même, les mythes antiques suggèrent que la sensibilité n’est pas le propre de l’homme mais de la nature même et de ses différents règnes, artificiellement séparés par la raison. La métamorphose est la fiction poétique qui figure l’abolition de cette séparation et restaure le continuum réel de la sensibilité de l’existant.
7Quel est alors le dénominateur commun à toutes ces transformations ? L’expérience de la souffrance. C’est ici que la série de mythes évoqués dans Au Printemps vient nourrir une des intuitions philosophiques les plus profondes et les plus fondamentales de Leopardi : tout est sensible car toutes les choses souffrent. La souffrance est l’étoffe même de l’existence et c’est elle qui, dans le mythe antique, déclenche la fiction du devenir-minéral, animal ou végétal (presque toujours figurée comme une intervention divine, une faveur des dieux). Désespérée de ne pouvoir être aimée de Narcisse, Écho se réfugie dans une grotte, se consume de douleur tant et si bien que son corps finit par disparaître et qu’il ne reste plus d’elle que des lamentations « déchirantes » se répercutant sur la pierre. Le minéral devient l’expression « de l’humaine souffrance » (« umano affanno », v. 59). Les « vieux désastres » et le « honteux forfait » dont parle Leopardi, renvoient au viol de Philomèle par Térée, marié à sa sœur Procnée. Térée lui tranche la langue pour l’empêcher de parler. Les deux sœurs assassinent le fils de Térée et le lui font manger dans un festin macabre. Transporté de rage, le roi désire à son tour se venger mais les dieux accordent aux deux sœurs d’être changées en rossignol et en hirondelle. Daphné ne peut échapper à Apollon qu’en se transformant en laurier. La « triste Phyllis » (v. 55) attend en vain le retour de Démophon, héros de la guerre de Troie. Comprenant que celui-ci ne reviendra pas, elle se suicide et les dieux, la prenant en pitié, la changent en amandier. Enfin les sœurs Héliades, inconsolables, pleurent la mort de leur frère imprudent, Phaéton, et sont métamorphosées en peupliers.
8Chagrin, deuil, détresse, viol, cannibalisme, désir de vengeance, suicide : voici le tableau presque exhaustif qui sous-tend l’évocation léopardienne de la beauté et de la vigueur des mythes antiques dans ce paradoxal éloge du printemps – naïf seulement en apparence, mais inquiétant et sauvage en son fond. L’existant dans sa totalité lance une gigantesque plainte, un cri de souffrance attestant du malheur qui lui est consubstantiel. L’imaginaire poétique de la mythologie n’est pas un mensonge qui dissimule la souffrance mais l’expose pleinement et le devenir ne marque pas une interruption de cette souffrance mais une fixation, une cristallisation pour l’éternité. Cyparisse, chasseur étourdi, tue le cerf qu’Apollon lui offre en témoignage de son amour. Le jeune amant demande au dieu que ses larmes coulent pour toujours et se change en cyprès dont la résine forme des gouttes semblables à des larmes.
1826. Toujours au printemps : le « Jardin de Bologne »
9Il y a beaucoup de jardins dans l’histoire de la philosophie. Épicure, le Jardin comme lieu réel de la vie philosophique, dans la société restreinte des amis ; le jardin comme expérience de pensée, dans lequel Leibniz trouve l’image adéquate pour concevoir la matière : « chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons mais chaque rameau, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, un tel étang5 ». Plus frappant encore, à mi-chemin du Jardin et du jardin, de l’espace réel et de l’espace métaphysique, le jardin comme lieu de révélation. La scène nocturne des Confessions, où Augustin dans « le jardin de Milan », a la révélation de la foi. C’est « sous un figuier » qu’il entend ces mystérieuses voix d’enfants qui l’invitent à la conversion : « prends et lis, prends et lis ». Le jardin de Milan est une expérience perceptive décisive, une crise qui est en même temps une épiphanie : un hapax existentiel où la lumière de la foi vient éclairer la nuit.
10Leopardi a lui aussi son jardin, qu’on pourrait nommer le « Jardin de Bologne » et il ne correspond pas moins à une parfaite crise, à un moment où sa sensibilité et sa pensée atteignent un point d’exacerbation extrême. Il l’évoque à la fin de la pensée fondamentale des pages 4174-4177, en conclusion de la journée d’écriture du 19 avril 1826. Nous ne sommes plus dans la nuit mais dans la clarté du jour. La révélation qui s’y opère n’est pas celle d’une lumière divine et transcendante. Tout au contraire, c’est dans l’atmosphère lumineuse et « riante » d’un jardin que Leopardi nous propose d’expérimenter la plus dérangeante et la plus obscure des intuitions. L’horreur sensible de l’immanence :
Entrez dans un jardin peuplé de plantes, d’herbes et de fleurs. Riant, tel que vous l’aimeriez. Dans la plus douce saison de l’année. Vous ne pourrez poser vos yeux nulle part sans y découvrir quelque tourment. Toutes ces familles de végétaux sont plus ou moins en état de souffrance. Ici, cette rose est blessée par le soleil, qui lui a donné la vie ; elle se plisse, se languit, se fane. Là, ce lys est cruellement sucé par une abeille, en ses parties les plus sensibles et les plus vitales. Pour fabriquer le doux miel, les industrieuses, les patientes, les bonnes abeilles infligent d’indicibles tourments aux fibres les plus délicates, massacrent sans merci les plus tendres fleurs. Tel arbre est infecté par une fourmilière ; tel autre par les chenilles, les mouches, les limaces, les moustiques ; celui-ci, blessé dans son écorce, est tourmenté par l’air ou par le soleil qui pénètrent sa plaie ; celui-là est meurtri au tronc ou aux racines ; celui-ci a trop de feuilles mortes ; chez celui-là, les fleurs sont rongées, mordues ; chez tel autre, les fruits trop gâtés et piqués. Telle plante a trop chaud, telle autre trop froid ; trop de lumière, trop d’ombre ; trop d’humidité, trop de sécheresse. L’une pâtit, ne rencontrant autour d’elle qu’obstacles à sa croissance et à son développement ; l’autre n’a rien où s’appuyer, ou s’épuise à chercher un soutien. Vous ne trouverez pas une seule plante en parfaite santé dans ce jardin. Ici un rameau est rompu par le vent ou par son propre poids ; là, une brise légère déchire une fleur et emporte un lambeau, un filament, une feuille, une partie vivante de telle ou telle plante, qu’elle mutile et lacère. Pendant ce temps, vous massacrez les herbes sous vos pas, vous les écrasez, vous les broyez, vous en faites jaillir le sang, vous les brisez, vous les tuez. Cette jeune fille, si sensible et si tendre, arrache et rompt doucement quelques tiges sur son passage. Le jardinier émonde et taille savamment des membres sensibles avec ses ongles et ses outils. (Bologne, 19 avril 1826). Certes, ces plantes continuent à vivre ; certaines parce que leurs blessures ne sont pas mortelles, d’autres, qui sont mortellement atteintes, parce que les plantes comme les animaux, peuvent survivre ainsi quelque temps. En entrant dans ce jardin, le spectacle d’une telle abondance de vie nous réjouit l’âme et nous croyons y voir le séjour de la joie. Mais, en vérité, cette vie est triste et malheureuse ; chaque jardin est pareil à un vaste hôpital (lieu bien plus déplorable qu’un cimetière) et si ces êtres sentent ou, si l’on préfère, sentaient, il est certain que pour eux le non-être serait de loin préférable à l’être6. (Bologne, 22 avril 1826).
11Comme dans le chant de 1822, nous sommes toujours au « printemps ». Ce détail a sans doute son importance, comme si la saison du renouveau, de l’abondance de la vie constituait par contraste le décor, l’arrière-fond idéal pour faire éclater, en vers comme en prose, l’évidence de la souffrance de toutes choses. Il n’est certes plus question de mythe dans cette pensée mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler un exercice de perception. Percevoir quoi ? La souffrance infinie du végétal. Dans les lignes qui précèdent le texte, Leopardi affirmait, dans une sorte de mantra philosophique, que l’existence est un mal pour la totalité de ce qui existe. Les trois termes qui venaient caractériser cette thèse étaient les suivants : certitude (« è cosa certa »), sérieux (« e non da burla ») et évidence (« ciò è manifesto dal veder che »). Le dernier peut retenir notre attention : il est « évident » que tout ce qui est est mal, que tout ce qui existe est soumis au mal, que tout existe en vue du mal, que tout est mal car tout est souffrance. Que veut dire alors « évident » ? Que la souffrance est manifeste, qu’elle est ce qui apparaît. Cette expérience du jardin de Bologne est donc une expérience sensorielle et premièrement visuelle. Cette expérience est une évidence au sens où elle saute aux yeux. Le végétal est le parangon de ce qui demeure dans le « patimento », le tourment. Le végétal souffre, c’est-à-dire qu’il subit, qu’il est passif. Souffrir est pâtir. Mais qui est alors à l’origine de cette souffrance, qui est l’agent ? Qui dit suppliciés dit bourreaux et les bourreaux sont ici inattendus : les éléments, tel le soleil qui dessèche la plante à laquelle il a donné la vie, l’air, etc. ; les formes de vie, telle l’abeille, « bonne, patiente et vertueuse » (toujours cette même logique du contraste ; l’être le plus innocent est un agent de la souffrance) qui inflige « d’indicibles tourments » à la fleur qu’elle butine ; les parasites (« fourmis, mouches, chenilles, limaces ») tirent leur vie de la mort de leur hôte. Leopardi montre ici que le patimento est inhérent au « système de la nature », l’ordre naturel ou encore la nature en tant que les parties qui la composent entretiennent des relations déterminées, forment des agencements déterminés. Ce sont des agencements de souffrance dont le rapport bourreau-supplicié est la forme. La nature est un système de souffrance qui apparaît dans toute son évidente cruauté au travers du végétal.
12Quand ce ne sont plus les bourreaux qui infligent des tourments aux suppliciés, ce sont les suppliciés qui, de par leur complexion même, souffrent. L’inadéquation de l’existant singulier à l’existence est plus manifeste que jamais chez les végétaux, ce que suggère Leopardi lorsqu’il évoque, dans une notation pathétique, ce rameau qui se rompt « sous son propre poids », ou encore cette plante « qui a trop chaud », cette « autre qui a trop froid ». Les paramètres de l’existence sont toujours mauvais. L’entêtante scansion du « troppo » exprime cette inadéquation essentielle : « quella pianta ha troppo caldo, troppo fresco, troppa luce, troppa ombra, troppo umido, troppo secco ». Il y a toujours quelque chose de trop pour l’existant… ou n’est-ce pas plus plutôt tel existant qui se trouve être de trop pour tel autre ? C’est l’humidité de l’air ou la chaleur du soleil qui est de trop pour la plante. L’agencement des parties de la nature est sans nécessité et sans harmonie, pure contingence défectueuse. Roquentin dans le jardin public de La Nausée a une intuition très similaire de l’existence. Chez Sartre comme chez Leopardi, elle entretient un lien privilégié avec le végétal. « Donc j’étais tout à l’heure au jardin public ». Tout commence avec cette racine de marronnier, inquiétante masse de matière organique, qui se tient là, dans sa pure présence injustifiée. « De trop » le marronnier là, en face de lui, « de trop » la Vélléda, « de trop » les passants, les mouettes, les cailloux, les grilles, le ciel et les arbres. « De trop », c’est « le seul rapport » que Roquentin peut « établir » entre les choses et qui le conduit à l’intuition de l’Absurde. Leopardi ne mobilise évidemment pas cette catégorie mais on pourrait se demander si l’absurde et la souffrance ne sont pas les deux visages d’une même révélation de la contingence de l’existant.
13Ce qui peut encore nous frapper dans la pensée du jardin de Bologne, c’est son incroyable redondance. Ce mouvement de répétition obsédante qui la caractérise. Il n’y est question que de massacres, de cruautés, de tourments ; les feuilles, les fruits, l’écorce sont mutilés, broyés, lacérés puis lacérés, mutilés et broyés. C’est en ce sens encore que ce texte est un exercice de perception, une machine de vision : il s’agit bien de rendre sensible la souffrance du végétal. La redondance connaît de faibles variations autour de la nature des supplices, des suppliciés et des bourreaux. La présence humaine n’intervient qu’assez tard, dans le dernier tiers de la pensée et sous trois formes : le jardinier, la jeune fille et le lecteur lui-même. Rien d’étonnant pour le premier qui élague et coupe « les membres sensibles ». Il pense se tenir dans la sophistication esthétique de l’ornemental (« savamment ») et se trouve en vérité, agent aveugle de la souffrance du végétal, dans la torture. La jeune fille, elle, « si sensible et si tendre », incarne la contradiction de l’extrême sensibilité humaine insensible à la sensibilité végétale. Elle est elle aussi un agent de souffrance, et son innocence ne rend que plus perceptible la tragédie silencieuse du végétal. Et il en va de même pour le lecteur-promeneur auquel s’adresse Leopardi : « pendant ce temps, vous massacrez les herbes sous vos pas ». C’est le début d’une énumération qui laisse place à l’évocation de la cruauté, c’est-à-dire du sang. Leopardi va jusqu’à faire saigner le végétal : « Ne spremi il sangue7 » ! L’expérience de la souffrance du vivant est tout à la fois évidente et opaque. C’est la plus sensible des expériences et l’être le plus sensible semble ne pas y avoir accès. Ce thème de la contradiction inhérente à l’existence prépare la fin du texte.
14Trois jours plus tard, Leopardi ajoute quelques lignes à l’évocation hallucinée du 19 avril. Cet ajout est d’abord un résumé : « spectacle » de joie seulement en apparence, le jardin de Bologne n’est pas autre chose qu’une révélation du mal et de la souffrance de tout ce qui existe. Le lieu macabre par excellence n’est pas le cimetière mais cet « hôpital » qu’est le jardin. La véritable mort n’est pas dans le lieu de la mort mais dans la vie même, dans le processus ou le devenir de l’existant. Et Leopardi de conclure : si véritablement la souffrance est l’étoffe de ce tout ce qui existe alors le non-être est préférable à l’être. La vérité de l’être est le néant. Cette thèse peut nous être familière. Elle résonnera, un demi siècle plus tard, dans La Naissance de la tragédie. C’est l’expression de la plus ancienne sagesse grecque, la sagesse de Silène. La légende raconte la poursuite à travers les bois du compagnon de Dionysos par le roi Midas, hanté par la question du plus grand bien que puisse espérer un mortel. Silène refuse tout d’abord de répondre puis cède : le plus grand bien est inaccessible aux mortels, car il est de ne pas être né. Une fois né, le plus grand bien est de n’être plus. Leopardi a pu lui aussi avoir accès à ce mythe par le biais des Moralia de Plutarque, dans la Consolatio ad Apollonium (115b-e), qui se réfère à un ouvrage d’Aristote qui ne nous est pas parvenu, l’Eudème ou De l’Ame. Cicéron évoque aussi cette même source dans les Tusculanes et on la retrouve encore dans l’Œdipe à Colonne de Sophocle, chez Bacchylide et chez Théognis de Mégare :
De tous les biens, le plus souhaitable pour les habitants de la terre c’est de n’être point né, de n’avoir jamais vu les éclatants rayons du soleil ; ou bien, ayant pris naissance, de passer le plus tôt possible par la porte de Pluton, de reposer, profondément enseveli sous la terre8.
15On voit donc l’enjeu de la pensée du jardin de Bologne. Il ne s’agit pas plus d’une curiosité littéraire que d’un délire ponctuel d’hypersensibilité. Cette pensée s’inscrit pleinement dans la logique du nihilisme léopardien. Les dernières lignes replacent l’exercice de perception dans le contexte général de la réflexion philosophique sur la nature du mal : le mal n’est pas un accident mais la substance même de ce qui existe. Le végétal ne fait pas exception, et la sagesse de Silène s’applique aussi à lui en tant que premier jalon sensible dans l’échelle du vivant. La singularité de Leopardi, ce n’est pas d’avoir établi une équivalence entre sensibilité et souffrance, mais d’avoir voulu rendre sensible cette équivalence à travers ce règne spécifique. Au fond, la souffrance de l’homme comme celle de l’animal est trop triviale, trop évidente. Elle a déjà suscité trop de littérature. Le cri de la bête sacrifiée, l’antique plainte de la pleureuse ou l’élégie du poète. Mais qui a jamais entrepris de chanter les larmes d’une fleur ?
1836. La Ginestra
16À la lumière des deux textes précédents, il est possible de lire La Ginestra d’une nouvelle façon. Ce chant écrit en 1836 est considéré comme le testament spirituel de Leopardi. Cette formule est juste mais nous pouvons encore en spécifier le contenu : le testament poétique de Leopardi consiste en la création d’un nouveau mythe, un mythe moderne de devenir-végétal. Ce ne sont plus des figures objectives de la mythologie, Daphné, Phyllis ou Cyparisse, qui se transforment. C’est le sujet, dans son caractère singulier et concret, c’est Leopardi lui-même qui devient végétal. Non plus le tronc insensible, presque mort, de la préface aux amis florentins, mais la fleur qui croît au milieu du désert et exhale un parfum subtil. Le genêt est le génie. Le genêt est le poète au milieu du réel dévoilé par la raison, le réel en tant que désert ou néant. Le poète connaît le néant ; c’est son lieu, « triste lieu » où il pousse. Son sol. Et c’est en ce sens que Leopardi dit de la fleur de genêt qu’elle est « satisfaite des déserts » (« contenta dei deserti », v. 7). Mais elle ne se contente pas de croître sur ce désert. Elle répand son odeur (« odorata ginestra », v. 6) et si le genêt est le poète, son parfum est la poésie. Leopardi écrit dans les vers les plus poignants du poème :
Où tu habites, ô noble fleur,
Et comme si tu pleurais les épreuves d’autrui, au ciel, très doux,
Tu répands un parfum qui le désert console9.
17Le chant du poète s’élève et devient comme une consolation. Le motif du végétal n’est pas seulement lié à la souffrance, comme le texte du jardin de Bologne l’a montré avec force, il implique aussi son pendant qui est la consolation. Non pas complaisance mais compassion qui est compréhension et partage de la souffrance de l’autre – coordonnée possible pour un care léopardien, et que Comte nommerait lui « altruisme ». Qu’on y songe un instant : ce sont des pleurs bien singuliers que ceux de la fleur de genêt, des pleurs qui s’élèvent. Les larmes du jeune mortel Cyparisse coulaient pour lui-même, larmes humaines, trop humaines, et d’une certaine manière égoïstes. La résine du cyprès coulant vers le bas. Dans la Ginestra, le génie poétique forme des pleurs qui s’élèvent vers le haut. Ce mouvement ascendant de la poésie correspond à la fonction éthique de l’œuvre de génie. Pas juste esthétique-ornementale. Bien entendu, l’œuvre de génie se communique par le biais d’une expérience esthétique : il faut bien sentir le parfum du chant poétique. Mais cette aïsthésis conduit à une éthique de la consolation qui est le propre de l’œuvre de génie, comme l’exprime cette pensée du Zibaldone :
Les œuvres de génie ont le pouvoir de représenter crûment le néant des choses, de montrer clairement et de faire ressentir l’inévitable malheur de la vie, d’exprimer les plus terribles désespoirs, et d’être néanmoins toujours une consolation pour une âme accablée, en proie au néant, à l’ennui et au découragement. En effet, les œuvres de génie consolent toujours, raniment l’enthousiasme, et, en évoquant et en représentant la mort, elles rendent momentanément à l’âme cette vie qu’elle avait perdue : ce que l’âme contemple dans la réalité l’afflige et la tue, ce qu’elle contemple dans les œuvres de génie qui imitent ou évoquent d’une autre manière la réalité des choses (comme par exemple la poésie lyrique), la réjouit et lui redonne vie.
Ainsi dans ces œuvres, le spectacle du néant semble grandir l’âme du lecteur, l’élever, la satisfaire de sa condition et de son désespoir. Le sentiment du néant est semblable à une chose morte et mortifère. Mais si ce sentiment est vif, comme dans le cas évoqué plus haut, sa vivacité l’emporte dans l’âme du lecteur sur le sentiment du néant qu’il éprouve, et l’âme reçoit la vie (ne serait-ce que de façon passagère – se non altro passeggiera) de la force même qui lui faisait ressentir sa mort perpétuelle et celle des choses10.
18Ce texte date d’octobre 1820, et pourtant tout y est déjà. Le Genêt est l’œuvre de génie au sens où Leopardi l’a explicitée philosophiquement : elle est une représentation du néant du réel, expression de la souffrance et du désespoir, consolation et élévation.
19Cette représentation du néant est double : comme lieu, le néant est le désert, aride, stérile, désolé. « Triste lieu », « cendres infécondes et couvertes de lave pierreuse ». Mais aussi comme processus d’anéantissement. La nature qui prend la forme du volcan, le « meurtrier Vésuve » (« sterminator Vesevo », v. 3). C’est l’image de la nature en tant qu’elle anéantit. Le genêt pousse sur les flancs du volcan, la poésie croît dans l’ombre et la menace permanente de son anéantissement. Non seulement le néant est pour Leopardi mais il se fait, il devient (processus perpétuel ou « mort perpétuelle de toutes choses »). Le désert et l’éruption, la « bouche en feu », les « flots » de lave qui « accablent les cités fameuses » d’Herculanum et Pompéi. Le chant de Leopardi ravive le plus ancien souffle des poètes tragiques. Il faut relire Le Genêt à la lumière de ce passage remarquable du Zibaldone consacré aux tragiques grecs et notamment à Eschyle :
Les anciens ne cherchaient pas autre chose que proposer aux yeux et à l’imagination du lecteur la représentation d’une espèce de volcan en feu ou de tout autre phénomène naturel singulièrement effrayant11.
20Il est clair qu’avec Le Genêt, Leopardi réactive le geste des anciens (voir notamment la description de l’éruption de la cinquième strophe dans toute sa puissance d’évocation sensorielle et matérielle : la lave, la cendre, la « masse liquéfiée » de métaux crachés de « la matrice grondante », etc.). Le néant du désert est le produit de la puissance anéantissante du volcan. L’éruption c’est le néant en train de se faire, le volcan est la menace de l’anéantissement. Et c’est à lui que s’oppose fragilement le devenir-végétal du génie poétique. Le genêt au pied du volcan qui répand son odeur sur le désert pour « consoler », c’est-à-dire « ranimer l’enthousiasme, raviver, réjouir et redonner vie » à l’âme. C’est le paradoxe le plus éclatant de l’œuvre de génie ; la contradiction de la mort qui redonne la vie : « l’âme reçoit la vie de la force même qui lui faisait ressentir sa mort perpétuelle et celle des choses ». Consoler c’est vivifier et cette vivification est en même temps une élévation. « Le spectacle du néant semble grandir l’âme du lecteur, l’élever, la satisfaire de sa condition ». Ce qui s’opère dans l’œuvre, c’est un mouvement ascendant commun du génie, de son chant et du lecteur.
21C’est cette élévation commune qui nous intéresse. Si Le Genêt est bien un testament spirituel il faut déterminer le contenu du legs léopardien. Celui-ci n’est pas seulement poétique mais aussi philosophique. Le sens véritable de l’œuvre de génie est à trouver dans la conjonction de ces deux forces, ces deux lignes contradictoires que sont la poésie et la philosophie : union de l’intellect et de l’imagination, du beau et du vrai, de la nature et de la raison12. La philosophie doit connaître son autre, qui est le souffle poétique. Le vrai doit connaître le beau. Mais quel est au juste le contenu philosophique du Genêt ? Il s’agit d’une méditation nocturne sur la mort de la civilisation, des civilisations. Dans le désert, le genêt se fait le témoin de la disparition de la civilisation. L’événement, c’est l’éruption du Vésuve en 79, l’anéantissement d’Herculanum, Pompéi et Stabia :
Ces champs semés
De cendres infécondes et couverts
De la lave pierreuse […]
Furent maisons heureuses et campagnes,
Et herbes blondissantes, et résonnèrent
Aux voix des bœufs,
Furent jardins, palais,
Aux loisirs des puissants
Séjours aimés. Furent cités fameuses
Que de sa bouche en feu
Le mont fier accabla de ses flots13.
22La civilisation dont témoigne le chant du génie poétique n’est pas la civilisation triomphante mais une ruine. « Or une même ruine tout enveloppe aujourd’hui ». Le devenir-végétal du génie poétique et philosophique trouve son sens dans l’évocation de la ruine de toutes les civilisations. Autrefois, Leopardi vit, « aux alentours de Rome », des buissons de genêts, « signes et rappels » de l’empire disparu. Dans sa balade nocturne il retrouve le genêt sur les pentes du Vésuve et le chant prend dès lors une tonalité plus concrète et polémique. On sent s’amorcer le passage de la subjectivité poétique au commun politique et c’est en ce sens que Le Genêt n’est pas juste une plainte sur la mort de la civilisation. C’est un défi, une provocation lancée à l’idéologie de son temps : « Qu’il vienne sur ces plages, celui qui a coutume d’exalter notre état » ! Un optimisme fondé sur l’idée de progrès, une confiance aveugle en la pérennité et la puissance de la civilisation de la technique. Leopardi vise les libéraux progressifs, catholiques, les spiritualistes du milieu intellectuel napolitain. Pour ces libéraux, la civilisation (inutile de dire qu’il s’agit de l’Occident chrétien) est promise à un avenir radieux, à d’« eccelsi fati e nuove felicità ».
23Pour Leopardi, cette foi relève de l’orgueil, terme qui réapparaît tout au long du poème accompagné de qualificatifs forts : « forsennato orgoglio », un orgueil forcené, hors de sens (littéralement fuori di senno). Ce sont des déments, ceux qui croient au destin merveilleux de l’Occident. Plus dur encore : « fetido orgoglio », un orgueil immonde qui laisse comprendre que cette démence n’est pas juste une naïveté ou une ignorance mais en même temps une parfaite obscénité. À tel point que le génie poétique ne sait plus exactement quelle attitude adopter. Devant les « rêves dérisoires » (« derisi sogni ») de celui qui croit qu’il est le « maître et la fin de Tout », que les « auteurs des mondes » sont venus lui parler et lui transmettre une révélation, Leopardi avoue sa confusion : « Je ne sais si prévaut le rire ou la pitié ». Il choisit les deux : le sarcasme et le care. La compassion à l’égard de l’humain, la nécessité de la consolation de soi et de l’autre, nous les avons vues. Mais il y a aussi le rire. Sarcasme du dernier vers en italique de la première strophe. Leopardi s’offre un détournement, celui de Terenzio Mamiani, penseur catholique, représentant de ce courant spiritualiste-progressiste. Auteur en 1831 des Hymnes sacrés, il emploie dans la préface de son recueil la formule des « splendides destins et progrès de l’humanité » (« magnifiche sorti e progressive »). Leopardi la reprend pour son compte et lui imprime, dans le contexte de sa méditation nocturne, une signification tout ironique.
24Le destin de la civilisation est tout autre. C’est le nihil. Tout ce qui attend la civilisation, c’est le feu anéantissant du devenir, c’est l’éruption du volcan, la puissance de la nature en tant que devenir anéantissant. La nature qui détruit « d’un seul geste », dans sa souveraineté enfantine, toutes civilisations humaines. Le concept de civilisation trouve l’unité de son sens dans la ruine.
25Au milieu de ces vestiges, il reste pourtant une communauté politique et éthique : ce n’est plus une civilisation mais ce que Leopardi appelle « la compagnie humaine » (« umana compagnia »). C’est pour elle que le genêt élève son parfum et scelle l’alliance des hommes contre le devenir anéantissant de la nature. La fonction éthique de la poésie unie à la philosophie dans l’œuvre de génie, c’est la consolation et l’élévation d’une humanité qui se saisit non comme civilisation conquérante et promise à un avenir radieux mais comme compagnie ou Commune de formes de vie dont le nihil est le seul destin. C’est l’effet du parfum, le passage du je au nous, l’union de la singularité du poète à l’universalité concrète de l’existant.
26Ultimement, cette umana compagnia devient une forêt de genêts. Leopardi évoque dans la dernière strophe du poème les « sylves odorantes », les « forêts » du genêt. Le génie poétique n’est pas celui qui surplombe l’humanité par son chant mais au contraire celui qui définit et trace un plan d’immanence où l’humanité est saisie dans un devenir-végétal. L’image poétique et philosophique la plus adéquate pour décrire l’humanité à venir est la forêt de genêts. L’humaine compagnie, plus sage que « l’Homme », sera végétale. Elle croît au milieu du néant, c’est-à-dire dans la pleine connaissance et vision du néant. Une compagnie au pied du volcan, qui répand un parfum, produit sa propre consolation active et change de croyances : le genêt « ne crut jamais » ses « fragiles lignées » immortelles. Contre la conception orgueilleuse de l’éternité de l’Homme, la fragilité de la compagnie humaine ou, pour reprendre un terme directement lié au végétal souvent employé dans l’écriture poétique léopardienne, sa caducité.
27Le chant poétique et philosophique ne sauve ni ne relève l’humanité vouée à disparaître, à être recouverte par « la cruelle force du feu enseveli ». Il ne faut donc pas se tromper sur l’issue de la méditation de Leopardi. Il n’y a pas de happy end et l’on ferait fausse route si l’on tirait du Genêt une conclusion du type : le salut de l’humain est dans la poésie. Il n’y a pas de salut, pas de dépassement, aucune relève dans la méditation métaphysique et poétique du Genêt. Les sylves odorantes attendent elles aussi leur disparition. Le parfum du genêt, le chant du génie « raniment » en effet l’enthousiasme, « redonnent la vie » mais, et cette parenthèse est capitale, « de façon passagère ». C’est dire que l’union de la poésie et de la philosophie ne sauve pas. Le genêt et son peuple disparaîtront eux aussi sous les flots de lave du devenir anéantissant.
2005. La possibilité d’une île
28Avec Le Genêt, Leopardi crée un mythe moderne de métamorphose. Il reprend à l’imaginaire poétique antique l’idée d’un devenir-végétal de l’humain et lui injecte la vérité de l’expérience philosophique. À travers l’œuvre de génie, c’est l’imagination et la raison qui retrouvent leur unité fondamentale. D’une part la beauté du devenir et, de l’autre, la vérité de son anéantissement. L’œuvre d’art, selon Klee, s’adresse toujours à « un peuple qui manque », un peuple à venir. Le chant de Leopardi nous donne une image de ce peuple à venir comme d’une forêt de genêts.
29Je crois que l’on retrouve une intuition du même ordre dans l’épilogue de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Le romancier y décrit l’errance de son personnage principal, ou plutôt d’un de ses clones lointains, Daniel 25, dans une Espagne post-apocalyptique. La tonalité de ces pages est très similaire à celle du Genêt. On peut y lire les méditations poétiques et philosophiques d’un narrateur solitaire traversant les ruines de la civilisation, parcourant le désert recouvert d’une brume laiteuse dans un état d’apathie. Daniel 25 est, comme le genêt, contento dei deserti. Le parallèle le plus frappant avec Leopardi, c’est la nature de ce personnage, à mi-chemin entre l’humain et le végétal. Houellebecq imagine une humanité futuriste composée d’individus ayant décidé collectivement de leur clonage systématique et de la modification de leur patrimoine génétique (la « Rectification Génétique Standard ») afin de développer une capacité de photosynthèse semblable à celle des végétaux. Cette « néo-humanité » n’est pas une nouvelle espèce mais, à proprement parler « un nouveau règne14 » composé d’êtres végétaux, qui, comme Daniel 25, ne se nourrissent plus (du moins plus de façon hétérotrophe), ne désirent plus, ne meurent plus mais se survivent indéfiniment à travers la reproduction de leurs clones. Néanmoins, la fin du roman de Houellebecq ne présente pas le triomphe de ce qui peut apparaître comme la version la plus rigoureuse et aboutie d’un transhumanisme qui concilierait les exigences de la science et de la religion. Les néo-humains s’étaient fixés pour objectif d’abolir la souffrance inhérente à la condition animale de l’homme. Le récit de Daniel 25 constitue l’enregistrement de l’échec de cette tentative. Tous les fantasmes techno-scientistes, aussi sophistiqués soient-ils, ne sauraient parvenir à faire que l’existence ne soit pas une souffrance promise au néant :
J’étais, comme tous les néo-humains, inaccessible à l’ennui ; des souvenirs restreints, des rêveries sans enjeux occupaient ma conscience détachée, flottante. J’étais pourtant très loin de la joie, et même de la véritable paix ; le seul fait d’exister est déjà un malheur. Quittant de mon plein gré le cycle des renaissances et des morts, je me dirigeais vers un néant simple, une pure absence de contenu15.
30Le mythe moderne d’une humanité saisie dans un devenir-végétal est chez Leopardi tout empreint de classicisme, non pas tourné vers le passé mais enraciné en lui ; chez Houellebecq, il est tendu vers le futur. Mais ils se rejoignent manifestement tous deux dans la même intuition : le monde est une souffrance déployée et la consolation d’aucun chant poétique ni d’aucune élaboration biotechnologique ne sauraient faire que le nihil n’en soit pas le premier et le dernier mot.
Notes de bas de page
1 Zibaldone, traduction française de Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2003, p. 1849. C’est dans cette édition que sont tirées toutes les citations qui suivent du Zibaldone.
2 Giacomo Leopardi, Poesie e prose, a cura di Mario Andrea Rigoni, Milano, Mondadori, 1987, p. 152-153.
3 Zibaldone, op. cit., p. 73.
4 On retrouve une thèse similaire chez Vico : « Le travail le plus sublime de la poésie est de donner sentiment et passion aux choses privées de sensibilité, et c’est une propriété des enfants que de prendre des choses inanimées dans leurs mains et, en jouant, de leur parler comme si elles étaient des personnes vivantes ». La Science nouvelle, trad. Alain Pons, Paris, Fayard, 2001, p. 99.
5 Leibniz, Monadologie, Paris, PUF, 1954, p. 111.
6 Zibaldone, op. cit., p. 1849-1850.
7 Voir sur le topos littéraire du végétal « qui saigne et qui se plaint », l’analyse d’Alain Corbin dans le chapitre « L’arbre sensitif et l’empathie humaine », dans La Douceur de l’ombre, Paris, Fayard, 2013, p. 157-170. Notamment la lecture des vers du Tasse dans La Jérusalem délivrée : « Le sang jaillit de l’écorce entaillée / Et baigne alentour la terre vermeille ».
8 Théognis de Mégare, Sentences, trad. fr. de M. Patin, dans Annuaire de l’Association pour l’encouragement des Études Grecques en France, 1877, p. 219-259, [425].
9 Canti, trad. fr. de Michel Orcel, Paris, GF-Flammarion, 2005, p. 243.
10 Zibaldone, op. cit., p. 189-190. Nous citons Zib. 261 dans le texte, car la nuance italienne est légèrement différente de la traduction.
11 Ibidem, p. 1463.
12 « Celui qui n’a jamais eu d’imagination, de sentiments, de disposition pour l’enthousiasme, l’héroïsme, les vives et grandes illusions, les passions fortes et variées ; qui ne connaît pas l’immense système du beau, qui ne lit ni ne ressent, ou n’a jamais lu ni ressenti les poètes, celui-là ne peut absolument pas être un grand, un vrai et parfait philosophe ; ou plutôt il ne sera jamais qu’une moitié de philosophe à la vue étroite, aux yeux faibles et insuffisamment pénétrants, quelque diligent, patient, subtil, dialecticien et mathématicien qu’il puisse être », Ibidem, p. 849-850.
13 Canti, op. cit., p. 241-242.
14 Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 374.
15 Ibidem, p. 481.
Auteur
Université Lyon III
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