Chapitre III. La poésie se caractérise par son style et ses ornements
p. 45-62
Texte intégral
1Une autre explication semble plus convaincante, parce qu’elle repose sur un fait qu’au premier abord on peut croire indiscutable : c’est son style, c’est sa brillante parure verbale et figurée qui caractérise la poésie. Et cette explication, parce qu’elle s’étend à peu près à tous les genres, indistinctement, séduit beaucoup plus que la précédente, bien qu’elle soulève elle aussi des objections et qu’elle compte de nombreux adversaires. Elle n’est pas en opposition directe avec la doctrine selon laquelle la poésie consiste dans l’imitation de la ”belle nature”. Elle la confirme au contraire, puisque, dans le domaine que cet art embrasse, la ”belle nature” ne peut être proposée à l’admiration du public sans qu’elle emporte avec elle un certain choix dans le vocabulaire et dans les tours, un certain apprêt extérieur qui contribue à la rendre belle et agréable.
2Il faut d’abord user de mots nobles, et il n’y a que les vers de la catégorie la plus basse qui puissent s’en dispenser. Peu importe que ces mots soient parfois faibles et usés, du moment qu’ils ne sont pas grossiers et qu’ils n’appartiennent pas à l’usage de la plèbe. Louis Racine, en se basant sur l’autorité des Anciens, est convaincu de cette nécessité et, comme il essaie de concilier des théories différentes, il considère qu’un vocabulaire aristocratique et un style châtié sont l’un des éléments dont se compose cet enthousiasme par lequel se révèle un vrai poète : « Il faut, selon Pétrone, que le poëte parle un langage entièrement éloigné du langage du peuple, en sorte qu’il puisse s’écrier : loin d’ici, profane vulgaire … Le langage poëtique est bien plus éloigné du langage ordinaire dans les langues anciennes que dans les nôtres … Cette manière de parler, différente de la manière vulgaire, donna à la poësie une élévation que les Anciens regarderent comme une fureur divine, à laquelle ils donnerent le nom d’enthousiasme »1.
3Sans entrer ici dans le détail des faits, ce qui viendra en son lieu et place, on peut indiquer dès maintenant que, sur ce chapitre, le xviiie siècle se montre très strict. Il continue l’œuvre commencée par le xviie siècle, qui avait passé le lexique au crible, et distingué les termes poétiques de ceux qui ne le sont pas. Comme lui, il est puriste, il discute et il juge. Il est l’ennemi de la bassesse, au point qu’il l’aperçoit souvent en des points où nous avons peine à la découvrir. Il recherche l’élégance, une élégance souvent molle et fade, mais où il se complaît tenacement, parce qu’il est très attaché aux conventions littéraires qu’a établies la grande génération classique, elle-même formée à l’école de Malherbe.
4Il aime aussi la force et la concision, qui sont encore un autre aspect de l’élégance2. Il en a trouvé les modèles dans certains vers de Corneille et de Boileau, qui ont excellé dans l’emploi de ces formules brèves et énergiques dont la mémoire reste à jamais saisie : « Tout ouvrage en vers, dit Sabatier de Castres3, quelque beau qu’il soit d’ailleurs, sera nécessairement ennuyeux, si tous les vers n’en sont pas pleins de force et d’harmonie, si on n’y trouve pas une élégance continue … Les pensées les plus sublimes ne sont rien si elles sont mal exprimées ». Et qu’on n’oublie pas non plus, comme le veut ce même critique, la clarté, qui doit être une des qualités dominantes de la plus parfaite poésie. Elle aussi fait partie de la ”belle nature”. Si les barbouilleurs de papier qui écrivent en prose peuvent la dédaigner, cela est interdit au vrai poète, qui doit rester fidèle à l’enseignement des maîtres classiques.
5Mais Sabatier de Castres a aussi prononcé le mot d’”harmonie”. Il faut en effet que les beaux vers soient faciles au prononcer et doux à l’oreille, deux qualités qui s’acquièrent par l’emploi d’un certain nombre de procédés connus, mais qu’il importe d’observer et qu’indiquent soigneusement les théoriciens du xviiie siècle, continuant et complétant en cela l’enseignement de ceux du xviie. L’harmonie imitative surtout, dont la pratique a commencé bien avant 1600, et dont l’emploi s’est développé considérablement entre 1660 et 1700, fait l’objet d’analyses minutieuses. De tous les ornements qui peuvent donner au style du charme et de l’élégance, celui-ci est particulier à la poésie ; il intéresse l’esprit, qui cherche une correspondance entre les sons et le sens, et il est agréable à l’audition. C’est par l’usage judicieux qu’il en fait qu’un grand artiste peut donner la preuve de sa virtuosité verbaleet qu’il met au jour la finesse de sa sensibilité, ainsi que les ressources ingénieuses d’un talent qui veut plaire.
6Il faut aussi des figures et des images, à cause de l’habileté qu’elles démontrent et de l’éclat qu’elles dégagent. Naturellement elles doivent être d’une ”sage hardiesse”, selon le mot de Sabatier de Castres, afin de ne pas choquer par leur extravagance ; mais cette parure indispensable s’ajoute avec bonheur à tout ce que le vers peut tirer du prestige de son rythme, de sa cadence et de sa mélodie. Les figures dont il s’agit seront étudiées en détail à une autre place ; ce sont celles qui ont été cataloguées par les traités, et que l’abbé Joannet4, à côté de bien d’autres, décrit avec une satisfaction visible. Il distingue les tropes, qui sont propres aux mots, c’est-à-dire l’antonomase, la catachrèse, l’enallage, l’hyperbole, la métaphore, la métonymie, la périphrase, dans laquelle le P. Buffier aperçoit le signe du style poétique personnel5, et la synecdoque. Ensuite il nomme ce qu’il appelle les ”tours”, c’est-à-dire l’exclamation, l’interrogation, l’énumération, la gradation, l’apostrophe, la prétérition et la réticence. Enfin il passe aux figures proprement dites, les métaphores, l’allégorie, l’antithèse, la comparaison, la concession, la correction, la répétition, l’imprécation, la prosopopée. C’est tout cela qui, pour beaucoup constitue la poésie : « La poésie du style, écrit l’abbé Du Bos6, fait la plus grande différence qui soit entre les vers et la prose. Bien des métaphores qui passeraient pour des figures trop hardies dans le style oratoire le plus élevé, sont reçues en poësie. Les images et les figures doivent être encore plus fréquentes dans la plupart des genres de la poësie que dans les discours oratoires … C’est donc la poësie du style qui fait le poète plutôt que la rime et la césure … Cette partie de la poësie la plus importante est en même temps la plus difficile. C’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poète veut dire, c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a besoin d’un feu divin, et non pas pour rimer ». Les images et les figures jouent un grand rôle ; elles animent le style ; elles composent, comme dit Domairon7, un langage extraordinaire qu’on peut appeler le langage des Dieux » ; elles sont l’équivalent dans la poésie de ce que sont les couleurs dans la peinture.
7Il importe cependant ici d’insister sur un procédé qui prend au xviiie siècle une importance considérable, et auquel on attribue une valeur artistique qu’il n’avait pas jusque-là : c’est l’inversion. Fénelon est le premier qui en ait fait l’éloge, dans une page de sa Lettre à l’Académie8, et qui ait découvert une supériorité de la poésie latine sur la nôtre : « La sévérité de notre langue contre presque toutes les inversions de phrases augmente encore infiniment la difficulté de faire des vers français. On s’est mis à pure perte dans une espèce de torture pour faire un ouvrage. Nous serions tentés de croire qu’on a cherché le difficile plutôt que le beau. Chez nous le poëte a autant besoin de penser à l’arrangement d’une syllabe qu’aux plus grands sentiments, qu’aux plus vives peintures, qu’aux traits les plus hardis. Au contraire les Anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété et les expressions passionnées9. Les inversions se tournoient en grande figure, et tenoient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux. C’est ce qu’on voit dans ce commencement d’églogue :
Pastorum musam Damonis et Alphesiboei,
Immemor herbarum quos est mirata iuvenca
Certantes, quorum stupefactae carminé Lynces,
Et mutata suos requierunt flumina cursus,
Damonis musam dicemus et Alphesiboei.
8Otez cette inversion, et mettez ces paroles dans un arrangement de grammairien qui suit la construction de la phrase, vous leur ôterez leur mouvement, leur majesté, leur grâce et leur harmonie : c’est cette suspension qui saisit le lecteur. Combien notre langue est-elle plus timide et scrupuleuse en comparaison ! J’avoue qu’il ne faut point introduire tout à coup dans notre langue un grand nombre de ces inversions ; on n’y est point accoutumé ; elles paroîtroient dures et pleines d’obscurité … L’excès choquant de Ronsard nous a jetés dans l’extrémité opposée : on a appauvri, desséché et gêné notre langue. Elle n’ose jamais procéder que suivant la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire : on voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien entre eux, et le régime appelle aussitôt un accusatif, qui ne peut jamais se déplacer. C’est ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence ».
9Il y avait des inversions chez les poètes classiques. Boileau avait écrit :
Courez du bel esprit la carrière épineuse.
N’allez point sur des vers sans fruit vous consumer,
10et on en pourrait citer chez ses contemporains des centaines d’exemples. Mais c’est vraiment grâce à Fénelon que ce procédé reçoit ses lettres de noblesse. Sans doute il ne conseille d’en faire usage que s’il n’en résulte aucun dommage pour la clarté des vers, mais les limites qu’il lui assigne ne sont jamais qu’une affaire de jugement personnel, et, comme il s’agit de fournir à l’intelligence des occasions de s’exercer, les pires obscurités trouvent tout de suite leur excuse. En outre l’inversion offre bien des facilités aux poètes, qui, grâce à elle, ont bien moins de peine à parvenir à la fin de leurs vers. Enfin elle introduit dans le discours de la variété ; elle a de la grâce et de l’élégance ; elle est harmonieuse parce qu’elle préserve de l’enjambement.
11Ces arguments ont rencontré beaucoup de succès. Voltaire, tout en affirmant que notre langue ne possède point d’inversion, ce qui lui sert à plaider en faveur de la rime, considère visiblement qu’elles sont une des parures de la poésie latine. À d’autres moments, il concède même qu’elles sont un des ornements de la meilleure poésie française : « Les vers faibles, lit-on dans la Poëtique de M. de Voltaire, ne sont pas ceux qui pechent contre les regles, mais contre le genie ; qui, dans leur mechanique, sont sans varieté, sans choix de termes, sans heureuses inversions, et qui, dans leur poésie, conservent trop la simplicité de la prose ». Le grammairien Beauzée pense que c’est là un apanage du langage poétique, et l’un de ses caractères essentiels10. L’abbé Scoppa en fait l’éloge en 181111. Mais c’est l’abbé Joannet qui s’en est montré le champion le plus convaincu. Il voit dans les transpositions de mots la perfection de ce qu’il appelle « le style poëtique grammatical ». Elles ont à ses yeux une indiscutable vertu : « Il y a, je l’avoue, de la vraie poësie sans ces inversions, mais cela ne prouve pas qu’elles ne soient point nécessaires pour rendre le style poëtique grammatical parfait de tous points. Si, sans ce désordre, on reconnaît dans un ouvrage le caractere de la poësie, c’est que les autres qualités nécessaires pour le rendre poëtique suppléent au défaut de ces transpositions »12. Pour appuyer sa thèse, il cite des vers de Mithridate où les mots sont placés dans leur ordre logique ; ils tirent à son avis leur valeur de leur harmonie et de la noblesse de leur vocabulaire, sans parler des grandes idées qui les animent. Mais ils seraient infiniment plus poétiques encore s’ils présentaient quelques belles inversions. À plus forte raison, et d’une manière toute générale, il est indispensable de renverser l’ordre ordinaire des mots lorsque des expressions trop peu figurées ne suffisent pas à fixer l’esprit du lecteur. « L’inversion ou la transposition, dit-il encore, consiste à faire précéder les termes qui, dans l’ordre naturel, devraient suivre, et à faire suivre ceux qui devraient précéder ; de façon que l’esprit, suspendu d’abord par le sens d’une expression dont il ne voit pas le rapport avec les autres, désire en trouver la liaison. Lorsqu’il découvre cette connexion, il sent un plaisir qui, proportions gardées, revient à celui que donne une pensée fine qui renferme un petit mystère ». La pensée de l’abbé Joannet est admirablement résumée par la phrase suivante : « Disons donc qu’il y a un ordre d’expressions propres de la poësie, comme il y a des expressions qui lui appartiennent en quelque sorte, et que cet arrangement particulier des expressions distingue son langage de celui de la prose, presque autant que la mesure et la rimé »13.
12La poésie, pour répondre aux nécessités de sa nature, doit donc s’appliquer à rechercher tous les ornements qui peuvent lui donner quelque éclat. Elle l’a toujours fait, et elle le fera toujours. Son développement historique lui trace la voie qu’elle doit suivre : « Soit qu’elle ait chanté les Dieux, écrit l’abbé Mallet14, soit qu’elle ait chanté les héros, que s’est-elle proposé ? L’éloge de la vertu que les hommes adoraient dans les uns et admiraient dans les autres. Pour la rendre plus aimable, elle s’est appliquée à en relever la beauté par les couleurs les plus vives, par les images les plus riantes, par les peintures les plus touchantes ». En conséquence le merveilleux lui appartient, et la mythologie antique lui offre des ressources infinies. La majorité des critiques invite les poètes à puiser à pleines mains dans ce magasin d’accessoires, dont la richesse est prodigieuse, et où les Français, par suite d’une longue habitude héréditaire, trouvent sans difficulté le brillant décor dont leurs vers ne peuvent se passer : « La connoissance de la mythologie, note Sabatier de Castres15, fait une partie essentielle des belles-lettres … On a besoin de cette connoissance, surtout pour la lecture des poètes anciens et modernes. C’est la mythologie qui fait le fond de leurs productions ; c’est elle lui leur fournit des fictions ingénieuses, des images riantes, des allusions vives et des comparaisons touchantes … »
13Tout le monde, il est vrai, n’est pas du même avis. Certains rationalistes proscrivent les ornements empruntés à la Fable et préfèrent les personnifications d’entités morales qui participent davantage de la réalité. Fontenelle est de ce nombre. Evidemment il fait des concessions : « Il faut avouer cependant que tout ce divin poétique et fabuleux est si bien proportionné aux hommes que nous, qui le connaissons parfaitement pour ce qu’il est, nous le recevons encore aujourd’hui avec plaisir et nous lui laissons exercer sur nous presque tout son ancien empire »16. Mais il proteste que tout ce matériel est terriblement usé et que les poètes qui font appel à lui ne sauraient en tirer beaucoup d’honneur. Cette multitude de dieux qui circulent dans les vers ont été enfantés par l’imagination grossière de peuples ignorants qui attribuaient à une action supraterrestre les phénomènes les plus simples de la nature : « Les grandes figures d’un discours noble et élevé ne mettent-elles pas elles aussi de la vie dans l’univers, sans avoir besoin de ces divinités qui tombent de vieillesse ? Notre sublime consistera-t-il toujours à rentrer dans les idées des Grecs encore sauvages ?17 » Voltaire de son côté pense que Vénus et Junon ne doivent pas sortir des poèmes des Anciens18, et Marmontel est d’opinion que le merveilleux païen est seulement acceptable dans les œuvres dont le sujet est ou grec ou latin, ailleurs il est complètement dépourvu de sincérité : les noms dè Mars, d’Apollon et de Neptune n’ont alors aucune signification réelle et se réduisent à ne plus être que de vains sons19. Quant à Diderot, il prend un ton véhément pour dénoncer tous ces mensonges : « les embellissements de l’épopée, convenables aux Grecs, aux Romains, aux Italiens du xve et du xvie siècles, sont proscrits parmi les François ;… les dieux de la Fable, les oracles, les héros invulnérables, les aventures romanesques ne sont plus de saison … Lorsqu’un païen étoit agité de remords, il pensoit réellement qu’une Furie travailloit au-dedans de lui-même … Mais nous qui connoissons la vanité de ces superstitions ! Nous ! »20
14À cette opposition s’ajoute celle de quelques chrétiens scrupuleux qui condamnent sévèrement ce paganisme littéraire. Rollin s’est fait leur porte-parole. Il trouve absurde qu’un poète français puisse invoquer Neptune et Éole dans la description d’une tempête, car ni ses lecteurs ni lui-même ne peuvent accorder à ces noms la moindre signification réelle, tandis qu’il en était autrement pour les Grecs et les Latins. Mais surtout il relève l’inconvenance qui consiste, pour un écrivain grandi dans la foi du Christ, à faire continuellement intervenir dans ses vers les divinités antiques, comme s’il leur attribuait vraiment quelque pouvoir. Personne ne peut croire qu’en agissant ainsi il mette dans ses discours une once de conviction. Le supposer un instant équivaudrait à l’accuser d’impiété et d’irréligion, « car, selon Saint Paul après David, tous les dieux des payens étaient des démons : omîtes dii gentium daemonia. Ce serait conduire les hommes à l’infidélité, qui porte ailleurs ses vœux, ses desirs, ses espérances et sa reconnoissance. Ce serait les rendre véritablement idolâtres, et leur apprendre à substituer à Dieu d’autres objets qui remplissent sa place en donnant ce qu’on ne peut recevoir que de lui, et qui lui ravissent la gloire de tous ses ouvrages et de tous ses bienfaits ». Sans doute le poète qui a recours à la mythologie antique peut répondre que sous les noms des divinités païennes, il n’entend parler que des privilèges du Dieu véritable. Même alors, il doit être sévèrement blâmé : « Est-ce donc honorer Dieu, que de lui donner le nom de ses plus déclarés ennemis, qui lui ont disputé si lontems la divinité, et qui se font encore attribuer les titres, et rendre les honneurs qui ne sont dus qu’à lui ? Ne craint-on point d’irriter par une telle profanation celui qui s’appelle si souvent dans les Ecritures un Dieu jaloux et vengeur ? N’est-ce point anéantir, du moins dans le langage, le fruit de la victoire de Jésus-Christ, qui a chassé le démon de tout ce qu’il avait usurpé ? »21. Ces arguments n’ont pas été sans produire une certaine impression sur quelques critiques, puisque Marmontel, usant d’ailleurs d’un langage moins virulent, a reconnu que si les poètes païens avaient attaché aux noms de leurs divinités des idées de puissance et de grandeur, un poète chrétien ne pourrait en faire autant sans impiété22. Un des côtés les plus intéressants de la diatribe de Rollin, c’est qu’il finit tout de même par se ranger au point de vue des rationalistes : « Entre ces deux extrémités, d’entendre par ces noms les faux dieux, ou le véritable Dieu, il y a un milieu, qui à la vérité n’est pas si irréligieux, mais … qui est absolument insensé et extravagant : c’est de ne rien entendre. La raison et le bon sens peuvent-ils pardonner un tel langage, ou plutôt un si indigne abus de la parole ? Et d’ailleurs, toutes les professions, tous les arts et toutes les sciences se soumettent à la règle générale de n’employer, pour s’énoncer, que des termes significatifs ; pourquoi la poésie seroit-elle la seule qui s’en dispenserait et qui se glorifieroit du privilège singulier et nouveau de parler sans savoir ce qu’elle dit ? »23.
15Cependant, malgré ces violentes attaques, le merveilleux mythologique conserve tout son prestige et rencontre une faveur presque universelle. Une longue tradition lui donne des droits imprescriptibles et il s’étale triomphalement chez la plupart des poètes du xviiie siècle : Parny lui-même, tout à la fin de l’époque classique, ne dédaignera pas de l’utiliser encore. Les objections que formulent contre lui les rationalistes ne réussissent pas à ruiner son crédit. Tout le monde a lu en effet la célèbre Défense des Fables dans la Poësie du grand Corneille, pièce que l’abbé Joannet a grand soin de citer, et d’où découlent l’Ode sur les Divinités poëtiques, de J.-B. Rousseau, ainsi que le Parnasse de La Motte, et l’Epître du P. Bougeaut, de Gresset. L’apologie paraît si convaincante qu’on n’attache pas beaucoup d’importance aux protestations d’esprits chagrins, selon lesquels l’emploi de la mythologie antique est un défi au bon sens. Des avantages considérables compensent en effet très largement les objections qu’on peut formuler à cet égard. Hardion reconnaît sans difficulté l’invraisemblance de ce merveilleux mais sans se laisser ébranler : « La Fable ou la Fiction appartient aux poëtes, écrit-il24, et fait l’essence de leur art. Les Muses, le Parnasse, Apollon, Minerve, et les autres divinités fabuleuses sont de véritables chimères et n’ont en elles-mêmes rien de réel ; mais ces chimères sont agréables et servent comme de voile et d’enveloppe à la vérité ». Quant aux protestations dictées par des scrupules religieux, elles ne sont pas davantage recevables. L’abbé Joannet les écarte. Sans doute ne veut-il pas qu’on en fasse « un usage indécent », mais, si l’on proscrivait ces « idées mythologiques », on commettrait à la fois une erreur et une injustice : « Ce seroit condamner l’Eglise, qui dans ses hymnes anciennes se sert souvent de termes consacrés par la mithologie ; ce seroit condamner plusieurs écrivains respectables, des peres mêmes de l’Eglise, dont les poésies n’ont pas été censurées dans les plus beaux siècles du christianisme, quoiqu’ils aient fait usage de la Fable. C’est la mauvaise humeur sans doute beaucoup plus que la raison, qui a fait soutenir ce sentiment à quelques rigoristes ; mais leur opinion n’a pas eu beaucoup de partisans »25. Hardion d’autre part soutient que les fables des Anciens ne sont aucunement dangereuses pour la foi chrétienne, qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer si un écrivain nous représente Jupiter, la foudre à la main, assis sur une aigle, ou Junon appliquant à la queue d’un paon les yeux d’Argus, ou les Parques tenant leurs ciseaux. Mieux encore, ces fictions se recommandent d’elles-mêmes, « car il est utile de s’instruire des absurdités de la religion payenne pour être en état de les comparer avec les vérités saintes que Dieu nous a révélées »26.
16Le plaidoyer des critiques qui approuvent le merveilleux antique se compose de nombreux arguments, qui tendent à expliquer ce qui fait le prix de ces fictions prestigieuses. Cependant, avant d’entrer dans l’analyse des idées, il convient sans doute de transcrire deux textes, l’un en prose, l’autre en vers, qui fixeront le ton de l’apologie et qui montreront, par la chaleur enthousiaste de leur style, à quel point l’opinion des lettrés était convaincue que la Fable antique offrait aux versificateurs tous les éléments de la beauté poétique la plus pure. Le premier de ces textes est un passage de l’abbé Joannet, que Sabatier de Castres a estimé si judicieux qu’il l’a transcrit intégralement, et où sont énumérées quelques-unes des plus séduisantes équivalences que permet la mythologie païenne : « Si le poëte porte ses regards sur une fontaine, il y apperçoit une nayade qui se sert du murmure de son onde pour plaindre ses malheurs. Il voit dans un ruisseau l’infortuné Acis dont les yeux mouillés de pleurs en sont l’intarissable source ; sur les bords d’un fleuve, il découvre un dieu antique, dont l’urne répand les eaux fécondes qui vont enrichir les provinces. Mais s’il jette les yeux sur la mer, que d’objets divins frapperont ses regards ! D’un côté, c’est Vénus traînée dans une conque sur son onde écumante ; de l’autre, c’est Neptune qui la parcourt ou pour en appaiser, ou pour en agiter les flots. Le vieux Nérée et les Tritons lui forment sur les eaux une nombreuse cour. Il appercevra Thétis entourée des Néréides, de Glauque et de Protée, qui se promène sur les espaces liquides de cet élément docile à sa voix »27. La même ivresse admirative perce dans les strophes suivantes de J.-B. Rousseau, consacrées à l’éloge d’Homère :
Sur la scène incompréhensible,
De cet interprète des Dieux,
Tout sentiment s’exprime aux yeux ;
Tout devient image sensible,
Et par un magique pouvoir,
Tout semble prendre un corps visible,
Vivre, parler et se mouvoir.
Oui c’est toi, peintre inimitable,
Trompette d’Achille et d’Hector,
Par qui de l’heureux siècle d’or
L’homme entend le langage aimable,
Et voit dans la variété
Des portraits menteurs de la Fable
Le rayon de la vérité.
Il voit l’arbitre du tonnerre
Réglant le sort par ses arrêts ;
Il voit sous les yeux de Cérès
Croître les trésors de la terre ;
Il reconnoît le dieu des mers
A ces sons qui calment la guerre
Qu’Eole excite dans les airs.
Si dans un combat homicide
Le Devoir engage ses jours,
Pallas vole à son secours,
Vient le couvrir de son égide ;
S’il se voue au maintien des loix,
C’est Thémis qui lui sert de guide
Et qui l’assiste en ses emplois.
Plus heureux si son cœur n’aspire
Qu’aux douceurs de la liberté.
Astrée est la divinité
Qui lui fait chérir son empire.
Qu’il s’élève au sacré vallon,
Son enthousiasme est la lire
Qu’il reçoit des mains d’Apollon.
Ainsi consacrant le système
De la sublime fiction,
Homere, nouvel Amphion,
Change, par la vertu suprême
De ses accords doux et sçavans
Nos destins, nos passions même
En êtres réels et vivans.
Ce n’est plus l’homme qui pour plaire
Etale ses dons ingenus.
Ce sont les Graces, c’est Venus,
Sa divinité tutélaire ;
La sagesse qui brille en lui,
C’est Minerve dont l’œil l’éclaire,
Et dont le bras lui sert d’appui.
L’ardente et fougueuse Bellone
Arme son courage aveuglé ;
Les frayeurs dont il est troublé
Sont le flambeau de Tisiphone ;
Sa colère est Mars en fureur,
Et ses remords sont la Gorgone
Dont l’aspect le glace d’horreur.
(J.-B. Rousseau, Odes, IV, 6, Sur les Divinités poëtiques).
17Dans ces vers, J.-B. Rousseau résume admirablement l’opinion des poètes du xviiie siècle. Si, avec une constance inébranlable, ils ont fait sans cesse appel aux données de la Mythologie antique, c’est que celle-ci leur fournissait un immense matériel d’images et leur permettait de transposer dans le monde sensible les conceptions idéales qui naissaient de leur intelligence. De nombreux critiques ont célébré cet heureux procédé grâce auquel les abstractions prennent un corps et trouvent une âme, tandis que la froide nature, usurpant la figure humaine, sourit et pleure avec nous, comme si elle était capable de partager nos sentiments. Rémond de Saint-Mard, Sabatier de Castres, l’abbé Joannet28 font ressortir avec force ces avantages, qui leur semblent d’une importance capitale. Sous des formes différentes, ils disent tous à peu près la même chose et sont d’accord pour louer un artifice auquel ils attribuent la plus grande part de l’intérêt que nous prenons à lire les poètes. Il est inutile de citer à ce sujet tous les textes qu’on peut réunir. Cependant il en est qui traduisent le point de vue courant d’une manière plus vigoureuse que d’autres, et c’est ceux-là que nous retiendrons : « Que la mithologie, dit l’abbé Joannet, par laquelle j’entends la théologie payenne et les événemens qui y ont rapport, soit dans toute son étendue d’une très grande utilité pour les peintures d’imagination par les idées surprenantes et les images peu communes qu’elle fournit, je ne la considérerai cependant que par deux endroits, par l’ame qu’elle inspire aux erres les plus depourvus de sentiment, et par le corps qu’elle prête aux moins sensibles : brillante source où l’on puise les plus riches tableaux de la poësie. Par exemple on pourrait dire en prose, sur le retour d’une aimable personne, que le printemps va reparoître à sa suite, et mêler ses agrémens aux dons charmants de l’automne ; ces idées seroient agréables ; mais la mithologie fournit au poète de quoi les rendre plus vives par les images les plus intéressantes :
Reprenez, belle Flore
Vos premières couleurs ;
Couronnez-vous encore
Des plus riantes fleurs.
Joignez-vous à Pomone
Pour embellir nos champs,
Et prêtez à l’automne
Les beaux jours du printemps. (Rousseau, Chanson)
18Gresset n’est pas moins convaincu de l’excellence du merveilleux antique, qui donne à la poésie une vie intense, dont elle serait privée sans lui :
Aux yeux de l’ignare vulgaire,
Tout est mort, tout est solitaire ;
Un bois n’est qu’un sombre réduit ;
Un ruisseau n’est qu’une onde claire ;
Les zéphirs ne sont que du bruit
Aux yeux que Calliope éclaire,
Tout brille, tout pense, tout vit.
Les ondes tendres et plaintives,
Ce sont des Nymphes fugitives
Qui cherchent à se dégager
De Jupiter pour un berger.
Ces fougères sont animées :
Les fleurs qui les parent toujours,
Ce sont des belles transformées ;
Ces papillons sont des Amours. (Epître au P. Bougeaut, I)
19À rendre ainsi la nature vivante et à remplacer les objets matériels par des formes humaines, le poète ennoblit les sujets qu’il traite. Non seulement il a le plaisir d’exercer sa propre imagination, mais il donne à celle des autres d’appréciables satisfactions, il prévient l’ennui qu’un discours froid et inanimé ne manquerait pas de produire. Nommer un arbre laisserait un lecteur indifférent, tandis qu’on s’intéresse à la Nymphe qui y habite ; une fleur ne serait qu’un détail banal, mais on s’attache au souvenir de l’infortunée Hyacinthe dont le sang répandu la fit naître ; les campagnes désertes ne nous charmeraient pas, alors qu’elles prennent une grâce particulière si l’on y fait retentir la flûte de Pan et les chalumeaux des Faunes, si l’on montre, dans les oiseaux qui les peuplent, d’anciennes victimes de l’amour ou des passions les plus violentes parmi celles qui déchirent le cœur des hommes. Il se dégage de toutes ces légendes, justement parce qu’elles sont connues, une émotion persistante à laquelle nul ne peut rester indifférent. Elles parlent à notre cœur ; elles excitent en nous la joie ou la tristesse ; elles suscitent tour à tour notre admiration ou notre pitié. En même temps la personnalité du poète s’élargit et pour ainsi dire se multiplie à leur contact, car il reconnaît une partie de lui-même dans chacun de ces êtres fabuleux que la mythologie lui présente avec une rare profusion. Enfin tous ces traits d’histoire anecdotique, toutes ces fictions agréables ou touchantes sont un aliment pour l’esprit qui se souvient et compare : c’est Homère, Théocrite, Virgile, Horace, qui reviennent à la mémoire des lecteurs attentifs et qui font ainsi la preuve, à tout instant, de leur inaltérable jeunesse.
20Cependant le merveilleux qu’on peut tirer des légendes mythologiques n’est pas le seul dont disposent les poètes. La religion chrétienne, dans l’opinion de quelques-uns, pourrait aussi fournir des ornements qui ne le céderaient en rien à ceux que propose aux artistes la Fable des païens. Certes l’interdiction de Boileau décourage encore ceux qui voudraient lui emprunter les images et les embellissements dont ils ont besoin pour animer leurs vers. Théoriquement, Marmontel se montre assez tiède. Il consent qu’avec beaucoup de goût il est possible de mettre en scène des prophètes, des anges, des démons et des saints. Mais ces personnages seront toujours trop dépourvus de passions pour qu’ils réussissent à plaire. Dieu lui-même, par définition, est inaccessible à tout ce qui nous affecte profondément. Or « tout le génie des poètes ne saurait faire de Dieu qu’un homme, ce qui est une ineptie ou une impiété. Nos anges et nos saints, exempts de passions, seront des personnages froids, si on les peint dans leur état de calme ou de béatitude, ou indécemment dénaturés, si on leur donne les mouvements tumultueux du cœur humain. Nos démons, plus favorables à la poësie, sont susceptibles de passions, mais sans aucun mélange ni de bonté ni de vertu »29. Voltaire est plus radical encore et conseille de laisser aux légendes pieuses, sans les faire entrer dans la littérature, sainte Geneviève comme saint Denis, saint Roch comme saint Christophe. Il sait bien que les Italiens en ont jugé autrement, et que les Anglais ont fait intervenir le diable dans leurs poèmes ; mais ce sont là des inventions qui en France seraient regardées comme des extravagances, et que seuls peuvent se permettre des étrangers30.
21D’autres critiques au contraire, en attendant Chateaubriand, sont tout à fait favorables au merveilleux chrétien. L’abbé Batteux fait observer que s’il naissait parmi les Français un nouvel Homère, celui-ci n’hésiterait pas à tirer parti de l’histoire de la religion : « Avec quel art il peindrait le Dieu qui crée l’univers d’une parole, qui voit tout, qui comprend tout, qui donne la vie à tout ! Quand l’âme de ce poète serait enflammée par les idées des prophètes et des autres écrivains sacrés, qu’il serait beau de le suivre dans les peintures d’un héros qui délibère, qui entreprend, qui exécute, et le tout sous l’empire et la direction d’un génie céleste, lequel lui donnerait la prudence pour voir, la hardiesse pour entreprendre, le courage et la patience pour forcer les obstacles, tout cela conformément aux idées que nous donne la religion ! »31. La Harpe, sans prétendre en faire une obligation, pense qu’on peut, dans l’épopée, faire appel au merveilleux chrétien, et que l’exemple du Tasse, couronné de succès, combat victorieusement la proscription prononcée par Boileau32.
22Ces avis, sur ce point spécial comme sur bien d’autres, sont partagés. Tout le monde est pourtant d’accord pour condamner comme une lourde faute de goût le mélange des fictions païennes et des éléments empruntés à la vraie religion. Hardion s’élève justement, dans un passage notable de son ouvrage33, contre les poètes qui, dans des sujets chrétiens, ont fait intervenir les dieux du paganisme ou se sont même contentés de citer leurs noms. Mais la condamnation la plus ample et la plus solidement présentée est celle de Sabatier de Castres : « On n’admet point dans les poésies chrétiennes, écrit-il34, ces sortes de fictions tirées de la Fable. Quoique les faits de la mythologie soient supposés vrais, malgré leur peu de vraisemblance, ce défaut de vraisemblance ne sort jamais de l’esprit ; il y laisse toujours une conviction de faux, que ni les préjugés ni la volonté ne peuvent éloigner, au lieu que les vérités du christianisme pénètrent notre esprit par la force de la vérité ; or ce passage, que nous serions obligés de faire alternativement d’une religion à une autre, de la vérité à la fausseté, rebuterait l’esprit, qui naturellement aime que le vrai ne soit point obscurci par le mélange du faux ». Les Français doivent se garder de suivre le mauvais exemple qu’ont donné Sannazar, le Tasse et Camoens.
23Au contraire du merveilleux mythologique des Anciens et du merveilleux tiré de la religion chrétienne, les personnifications d’idées morales rencontrent beaucoup moins d’adversaires, bien que quelques-uns leur reprochent à elles aussi d’être irréelles et dénuées de vérité. Elles ne déplaisent évidemment pas aux rationalistes, et les chrétiens n’élèvent contre elles aucune objection. Les uns et les autres admettent que les poètes représentent sous des traits palpables les passions humaines, ou les vertus et les vices. Par ce procédé, les abstractions s’animent, prennent un corps, ont une volonté et agissent. Boileau en avait usé. Voltaire, et d’autres, avec lui, en firent autant. Donc certains pensent que le Désespoir, la Jalousie, la Discorde, l’Ambition, l’Amitié, peuvent paraître dans un ouvrage en vers et y jouer un grand rôle. Sabatier de Castres applaudit à cette laïcisation du merveilleux, à laquelle il trouve un air de vérité : tous ces êtres imaginaires ont à ses yeux une existence indiscutable, indépendante de la volonté des poètes, qui ne font que leur donner des noms et des figures ; il observe en outre que ces personnifications d’idées morales peuvent prendre place partout, aussi bien dans les sujets profanes que dans les sujets chrétiens35. Mais d’autres se montrent très sévères et protestent contre des fantaisies aussi irréelles. Nous retrouverons la question à propos de l’Épopée.
24Tels sont les ornements susceptibles de donner à la poésie l’éclat dont elle a besoin. De là à remarquer qu’ils la différencient de la prose et qu’ils en forment le principal caractère, il n’y a qu’un pas, que franchissent la plupart des critiques. Mais ici des protestations s’élèvent, et des esprits plus rigoureux ont vite fait de montrer la faiblesse de cette thèse. Elle séduit beaucoup de gens parce qu’elle est conforme aux théories esthétiques du classicisme, et que le choix du vocabulaire, l’élégance des termes qu’emploient les poètes, la force et la concision de leurs discours, l’harmonie de leurs vers, leurs figures et leurs images sont bien les diverses manifestations d’un art dont la tâche suprême consiste à embellir la sauvage nature : » Tous les objets que le poète offre à nos regards, note Domairon36, portent l’empreinte d’une imagination brûlante, d’un génie de feu, mais toujours dirigé par le goût. Ce sont les pensées les plus nobles et les plus hardies, les expressions les plus magnifiques et les plus animées, les métaphores les plus riches et les plus brillantes, les figures les plus vives et les plus pompeuses, les tours les plus nombreux et les plus variés, l’harmonie la plus agréable et la plus séduisante ». Voilà qui est fort bien dit. Cependant, dès le début du xviiie siècle, Boindin fait remarquer que rien de tout cela n’est particulier à la poésie : « Tout le monde convient que c’est du fond des choses, c’est-à-dire de la justesse et de la vivacité des pensées que les vers tirent leur principale beauté. On convient aussi que l’élégance du stile, c’est-à-dire le choix des tours et des expressions, contribue beaucoup à en augmenter le mérite. Enfin l’on ne peut nier que le nombre et l’harmonie, résultant des sons les plus propres à flater l’oreille, indépendamment du sens et du stile, n’y ajoutent encore un nouvel agrément. Mais malheureusement ces trois choses sont communes à la prose et aux vers »37. On pourrait ajouter que la conception qui fait résider la poésie dans le tour de main, l’élégance apprêtée et conventionnelle de l’expression, n’a d’autre résultat que de multiplier les poèmes didactiques, qu’elle mène tout droit à des œuvres comme la Sphère, de Ricard, l’Astronomie, de Gudin, la Gastronomie de Berchoux, dont les sujets n’auraient rien perdu à être traités en prose.
25Quant à croire que l’essence de la poésie consiste dans les fictions et les figures qu’on y découvre en grand nombre, il n’y faut pas songer davantage. L’abbé Batteux et Jaucourt38 démontrent que cette définition n’est aucunement recevable. Si l’on entend par là le procédé qui consiste à prêter la vie aux choses inanimées, à faire parler et agir des objets insensibles, à prodiguer les métaphores et les allégories, l’erreur est manifeste. Tout cela ne forme que le décor extérieur de la poésie, mais n’en constitue pas le fond même. Et tout cela peut se rencontrer également dans la prose, à laquelle ces ornements ne sont pas interdits, pourvu qu’ils soient en situation. Si au contraire on fait ainsi allusion à l’intervention des dieux antiques ou des autres saints et des anges chrétiens dans les affaires humaines, l’argument est tout aussi dénué de valeur. Leur action en effet n’est pas indispensable à la poésie, qui peut parfaitement s’en passer. Ces personnages si divers, qui font jouer les ressorts de certains poèmes, sont absents de certains autres. Ils ne jouent aucun rôle dans la tragédie, ni dans l’élégie, ni même bien souvent dans l’ode, qui, selon l’opinion universellement reçue, ne sont pas du domaine de la prose. La chose est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Donc, ici encore, le xviiie siècle ne trouve pas l’explication qui satisferait tout le monde. Mais il en est encore une autre que, dans son extrême embarras, il a proposé à l’approbation des lettrés. C’est celle-ci que nous allons maintenant examiner.
Notes de bas de page
1 . L. Racine, Œuvres, T. V, p. 41.
2 . Fontenelle, Introduction à l’”Elionor d’Yvrée” de Catherine Bernard.
3 . Sabatier de Castres, au mot ”Posie”.
4 . Abbé Joannet, T. II, p. 96 sq.
5 . Cf. R. Naves, p.21.
6 . Abbé Dubos, T. I, p. 278. De ce passage de l’abbé Dubos, on peut rapprocher deux autres textes. Le premier est de La Motte. Celui-ci reconnaît que la pure Raison condamne les métaphores et les figures, qui sont pour la pensée un vêtement superflu ; mais il en prend la défense parce qu’il voit en elle l’apanage propre de la poésie. La poésie, dit-il, « n’était d’abord différente du discours libre et ordinaire que par un arrangement mesuré des paroles, qui flatta l’oreille à mesure qu’il se perfectionna. La fiction survint bientôt avec les figures, j’entends les figures hardies, si belles que l’éloquence n’oseroit les employer. Voilà, je crois, tout ce qu’il y a d’essentiel à la poësie. C’est d’abord un préjugé contre elle que cette singularité, car le but du discours n’étant que de se faire entendre, il ne paroît pas raisonnable de s’imposer une contrainte qui nuit souvent à ce dessein, et qui exige beaucoup plus de temps pour y réduire sa pensée qu’il n’en faudroit pour suivre simplement l’ordre naturel de ses idées » (Discours sur la Poësie en général…, éd. des Odes, 1719, T. I, p. 17). Voici maintenant le second texte : l’auteur du Discours sur la langue et la poésie française tire une ligne de démarcation très nette entre la prose et la poésie, et considère que celle-ci est caractérisée -par des artifices de style : « Donc la poésie, enthousiasme divin, diffère essentiellement de la prose. Leur caractère est incompatible. La poésie … peint tout, elle embellit et vit d’images et de hardiesse ; la prose vit d’exactitude et de raison ; il lui est impossible de tout peindre ; elle est obligée de s’astreindre aux mots propres et techniques, ou bien elle sort de ses limites, en se parant de lambeaux poétiques ».
7 . Domairon, p. 27.
8 . Fénelon, Lettre à l’Académie, V.
9 . Voltaire, Discours sur la Tragédie, en tête de Brutus, 1731.
10 . Encyclopédie, au mot ”Inversion”.
11 . Abbé Scoppa, Vrais Principes T. II, p. 365.
12 . Abbé Joannet, T. II, p. 51.
13 . Idem, ibid., p. 53-56.
14 . Abbé Mallet, Poètes, Disc, prél., p. LII.
15 . Abbé Sabatier de Castres, au mot ”Mythologie”.
16 . Fontenelle, Sur la Poésie en général, 1752, T. III, p. 178.
17 . Idem, ibid., T. III, p. 182.
18 . Voltaire, Essai sur le Genre épique, 1728, Conclusion.
19 . Marmontel, Eléments de Littérature, au mot ”Merveilleux”.
20 . Diderot, Troisième Entretien sur le Fils naturel.
21 . Rollin, T. I, p. 310.
22 . Marmontel, Eléments de Littérature, au mot ”Merveilleux”.
23 . Rollin, T. I, p. 313.
24 . Hardion, T. III, p. 18. L’ouvrage de Hardion est surtout une mythologie à l’usage des poètes. D’autre part La Motte a pris conjointement la défense de la fiction et des figures, et écarté les objections qu’on leur oppose : « La fiction est encore un détour qu’on pourrait croire inutile ; car pourquoi ne pas dire à la lettre ce qu’on veut dire, au lieu de ne présenter une chose que pour servir d’occasion à en faire penser une autre ? Pour les figures, ceux qui ne cherchent que la vérité ne leur sont pas favorables ; et ils les regardent comme des pièges que l’on tend à l’esprit pour le séduire. C’est sur ces principes que les anciens philosophes ont condamné la poësie. Cependant, malgré tous ces préjugés, elle n’a rien de mauvais que l’abus qu’on en peut faire, ce qui lui est commun avec l’éloquence. On voit seulement que son unique fin est de plaire. Le nombre et la cadence chatouillent l’oreille ; la fiction flatte l’imagination ; et les passions sont excitées par les figures » (Discours sur la Poësie en général, éd. des Odes, 1719, T. I, p. 17-18).
25 . Abbé Joannet, T. I, p. 195.
26 . Hardion, T. III, p. 5.
27 . Abbé Joannet, T. I, p. 206.
28 . Sabatier de Castres, au mot ”Mythologie” ; Rémond de Saint-Mard, p. 2 ; abbé Joannet, T. I, p. 193 sq.
29 . Marmontel, £1. de Litt., au mot ”Merveilleux”.
30 . Voltaire, Essai sur la Poésie épique, Conclusion.
31 . Abbé Batteux, Principes de Litt., T. III, p. 53-54.
32 . La Harpe, Lycée, IV.
33 . Hardion, T. III, p. 6.
34 . Abbé Sabatier de Castres, au mot ”Fiction”.
35 . Idem, ibid.
36 . Domairon, p. 27.
37 . Boindin, T. II, p. 90. Rémond de Saint-Mard (p. 34) revendique pour la prose le droit de posséder les mêmes parures que la poésie : « Il faut à l’éloquence…, il faut à la prose même qu’on veut rendre vive, animée, intéressante, autant d’éclat, autant de douceur qu’à la poësie ».
38 . Abbé Batteux, Principes de Littérature, T. I, p. 135-137 ; Jaucourt, Encyclopédie, au mot ”Poésie” ; Jaucourt s’inspire visiblement de l’abbé Batteux.
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