Chapitre II. Du rôle de l’inspiration - L’enthousiasme et le génie
p. 29-44
Texte intégral
1Si tout le monde est d’accord sur ce fait que la poésie doit être une imitation de la nature, on ne s’entend plus sur les autres caractères qu’il convient de lui reconnaître, ou tout au moins d’importantes divergences d’opinion séparent sur ce sujet les critiques, divergences qui sont d’ailleurs le plus souvent plus superficielles que profondes. Deux traditions en effet se disputent la faveur des théoriciens. À l’une ils sont attachés par leur formation et par leurs goûts les plus intimes. Mais ils se croient obligés de faire des concessions à l’autre, parce que beaucoup d’écrivains célèbres s’en sont proclamés les ardents défenseurs.
2L’idée que la poésie est un don spécial du ciel a été soutenue dans le passé si fréquemment et avec tant d’éclat, elle est si flatteuse pour les poètes que personne n’ose y contredire. Le nascuntur poetae, fiunt oratores de l’Antiquité est un axiome qu’on ne se hasarde guère à discuter. La théorie du furor poeticus elle-même, si chère aux écrivains du xvie siècle, a laissé des traces au xviiie. Boileau a recueilli modestement, mais peut-être sans grande conviction, ce que d’autres avaient écrit avant lui :
C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur :
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif :
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif. (Art poët., I)
3La Poëtique françoise à l’Usage des Dames reproduit la même leçon1 : « Nous naissons orateurs et poëtes, et nous ne pouvons le devenir par art ; c’est-à-dire que la nature seule peut accorder à ses enfants chéris cette fécondité heureuse d’idées, cette imagination vive et ardente, ce feu divin qui élèvent les orateurs, et surtout les poëtes, au-dessus des autres hommes ». Sabatier de Castres2 écrit à son tour : « Les grands mots de feu divin, de fureur poëtique, d’inspiration, de verve animée, ne développent pas la nature de l’enthousiasme. On ne l’acquiert point par les préceptes ; il est originel, parce qu’il ne dépend pas de nous d’avoir une imagination vive et brillante, comme il dépend de nous de perfectionner notre raison par le secours de l’étude et de la réflexion ».
4La faculté naturelle qui fait le poète s’appelle l’inspiration ou l’enthousiasme, deux mots dont La Motte établit l’identité de sens3, parfois même l’imagination ; c’est par elle qu’il nous manifeste son génie et qu’il nous livre son âme. Certains critiques, de temps à autre, parlent d’elle en des termes louangeurs. L’abbé Mallet4 vante cette splendida bilis, selon le mot d’Horace, cette espèce de « feu central qui élève l’esprit, qui échauffe l’imagination, qui fait penser avec noblesse et peindre avec force ». Marmontel5 rappelle la remarque de Plutarque, selon qui « l’enthousiasme était l’effet de cet esprit divin qui s’emparait de la Pythonisse » et en fait l’application aux poètes. « Il y a des moments heureux pour le génie, écrit l’abbé Batteux6, lorsque l’âme enflammée comme d’un feu divin se représente toute la nature et répand sur les objets cet esprit de vie qui les anime, ces traits touchans qui nous séduisent ou nous ravissent. Cette situation de l’âme se nomme enthousiasme ». Et l’abbé Joannet7 abonde dans le même sens : « L’imagination est une des parties les plus nécessaires au poète pour faire des ouvrages où l’on reconnaisse le véritable caractère de son art. C’est elle qui donne du feu à ses pensées, de la force à ses mouvemens, de l’énergie à ses expressions, du saillant, de la vivacité aux couleurs dont il relève ses peintures. Sans elle l’ouvrage le plus ingénieux, le plus profond, le mieux tissé, pourront bien vous faire accorder le titre de bon versificateur, de bel esprit, d’auteur judicieux, mais non pas celui de poëte. Pour le mériter, il faut être tout cela, et quelque chose de plus encore : homme d’imagination ». Vauvenargues8 ne s’en tient pas là ; il voudrait que l’Ode fût pénétrée de sentiment, et que ses transports, au lieu d’être feints, fussent l’expression d’une passion sincère ; il se rend compte déjà, comme le fait J.-J. Rousseau en 17549, que « c’est l’âme qui est l’homme ».
5À côté de certains critiques qui se contentent de répéter une leçon toute faite, dont ils ont trouvé les éléments chez les Anciens, il y en a donc un tout petit nombre qui sentent réellement ce que devrait être la poésie. Ceux-ci voudraient en faire un art d’émotion, un art subjectif par le moyen duquel l’être vraiment doué se raconterait lui-même, en projetant sa sensibilité sur la nature, ou en nous faisant sentir comment les divers spectacles de la nature modifient sa propre personnalité. On rencontre également au xviiie siècle quelques apologies du génie, de ce génie qui, par un droit imprescriptible, se place bien au-dessus des règles et les dédaigne. Saint Lambert le définit fort bien dans l’Encyclopédie10 et indique que son caractère est « la force, l’abondance, je ne sais quelle rudesse, l’irrégularité, le sublime, le pathétique ». L’abbé Trublet11 en parle avec admiration et déclare que « les règles, qui sont un secours pour les esprits médiocres, sont quelquefois un obstacle pour les génies supérieurs ». Seran de la Tour12 proclame qu’« un génie éclairé de lumières profondes juge l’usage avant de s’y soumettre », que « règles, coutumes, rien ne l’arrête, rien ne ralentit la rapidité de sa course, qui du premier essor tend au sublime ». Cubières de Palmezeaux, en 1787, déclare que le poète créateur doit être complètement libre : « Que m’importe ce fatras de règles ? … Pensez-vous que j’aie besoin de tout cela pour me diriger dans mes transports poétiques ? … La poésie est une fleur que la nature produit spontanément et qui embellit la vie sans que l’on se donne la moindre peine pour la faire éclore ou pour la conserver ; elle hait la contrainte et se flétrit, dès qu’elle est transplantée dans un vase trop étroit ou emprisonnée dans une serre ». Diderot, qui n’est pas toujours l’esclave, tant s’en faut, des doctrines classiques, a parfois plaidé la cause du génie auquel J.-J. Rousseau reconnaissait une indiscutable primauté. Marmontel l’a opposé au talent ; il a fait valoir que son attribut essentiel était l’invention, le don de créer, qu’il a des accents personnels et nouveaux, qu’il parle à l’âme et qu’il s’en empare13.
6Voilà qui est excellent et qui ouvre la porte aux grandes effusions lyriques qui sont la véritable poésie. Mais il ne faudrait pas croire avec tout cela que le génie a partie gagnée, ni que l’inspiration, par laquelle s’exprime la sensibilité personnelle, soit considérée comme la qualité suprême qui donne leur valeur aux ouvrages en vers. Pour quelques-uns, le mot de génie n’a qu’une signification très vague qui ne diffère pas beaucoup de celle qu’on accorde au mot talent. Millevoye, dans ses Plaisirs du Poète, a beau s’écrier :
Que ne peut le génie ! Il subjugue, il enchaîne
Tout un peuple attentif et respirant à peine,
7il est bien clair qu’il s’agit là de quelque chose de très imprécis.
8D’autres au contraire usent d’un vocabulaire beaucoup plus exact, mais ne sont guère favorables au génie qu’ils placent à un rang tout à fait inférieur par rapport au talent. Les premiers poètes, historiquement, ne faisaient autre chose que de s’abandonner à leur inspiration ; ils sortaient à peine de la barbarie ; ils étaient d’une rudesse primitive, confus, mal dégrossis, incapables de composer avec ordre et d’écrire purement. Cette remarque est de l’abbé Batteux14. En d’autres termes, ce qui se manifeste dans les premières productions de l’esprit humain, c’est la nature inculte et sauvage ; elle ne s’est affinée qu’au cours des siècles, grâce à de longs et patients efforts qui ont abouti au triomphe de l’art. La loi générale du progrès, qui régit notre société, s’applique également à la poésie. Elle nous interdit d’accorder au génie une importance trop considérable et de lui sacrifier ce qu’il y a vraiment de supérieur en nous, l’intelligence et la réflexion. L’abbé Trublet ne peut s’empêcher de le reconnaître : « Une preuve, observe-t-il15, que le génie seul ne suffit pas pour l’éloquence, la poësie, etc., c’est les commencemens et les progrès de ces arts, qui ne sont arrivés que par degrés à la perfection. Tout premier ouvrage dans un genre n’est jamais qu’une ébauche imparfaite, quelque génie qu’en ait l’auteur ». Et il a écrit ailleurs, d’une manière assez pittoresque : « Le génie est plutôt admirable qu’estimable ; quelqu’un disoit d’un homme de beaucoup de génie, mais de peu de jugement ou de goût : ”Je l’admire et le méprise” »16.
9Or les règles et le goût sont là pour corriger la grossièreté originelle du génie, qu’il faut réduire et endiguer. Elle est de Saint Evremond, cette remarque qu’il ne s’accorde pas trop avec le bon sens. On doit donc faire disparaître cette opposition le plus possible, ce qui ne peut s’obtenir qu’en faisant appel à toutes les ressources de l’art. De la sorte les conventions classiques sont maintenues et sauvées, et la décence littéraire devient une loi à laquelle l’écrivain est obligé de se soumettre. Diderot reconnaît bien, dans un article de l’Encyclopédie, que le poète reçoit ainsi des entraves fâcheuses, mais l’homme de génie dont il cite le nom en exemple est tout à fait propre à renforcer les opinions orthodoxes, bien loin de les ruiner. « Le goût, déclare-t-il17, est souvent séparé du génie. Le génie est un pur don de la nature : ce qu’il produit est l’ouvrage d’un moment ; le goût est l’ouvrage de l’étude et du temps ; il tient à la connaissance d’une multitude de règles prétendues ou supposées : il fait produire des beautés qui ne sont que de convention. Pour qu’une chose soit belle selon les règles du goût, il faut qu’elle soit élégante, finie, travaillée sans le paroître ; pour être de génie, il faut quelquefois qu’elle soit négligée, qu’elle ait l’air irrégulier, escarpé, sauvage. Le sublime et le génie brillent dans Shakespeare comme des éclairs dans une longue nuit, et Racine est toujours beau ».
10Un poète qui met toute sa confiance dans son inspiration, si magnifique soit-elle, joue un jeu bien dangereux, car il tourne le dos à l’intelligence et dédaigne les droits de l’esprit ; il a en outre le tort de négliger les leçons de la vieille expérience humaine qui a longtemps médité sur les problèmes esthétiques et qui leur a trouvé des solutions propres à satisfaire les lettrés les plus difficiles. Un critique d’un jugement très libre, Sulzer18, proclame la nécessité du travail et de la réflexion. Il est l’auteur de cette phrase : « Dans le poète, c’est l’imagination et le sentiment qui dominent ; mais si l’esprit ne les éclaire, ils s’égarent bientôt l’un l’autre ». Et il dit un peu plus loin : « L’instrument de la poësie, c’est la langue ; et si tout homme qui se mêle d’écrire doit commencer par bien connoître les règles, le génie, ou les ressources de la langue dans laquelle il écrit, cette connoissance est encore mille fois plus nécessaire au poète, dans les mains duquel la langue doit avoir la docilité de la cire à prendre la forme qu’il voudra lui donner. Les variétés, les nuances du style sont infinies et leurs degrés inappréciables. Le goût, ce sentiment délicat de ce qui doit plaire ou déplaire, est seul capable de les saisir. Or le goût ne s’enseigne point ; il s’acquiert par l’usage fréquent du monde, par l’étude assidue et méditée du petit nombre des bons écrivains ; encore suppose-t-il une finesse de perception qui n’est pas donnée à tous les hommes ; la nature fait l’homme de génie et commence l’homme de goût ».
11Si un critique d’avant-garde s’exprime ainsi, à plus forte raison les autres, qui ont été élevés selon les plus sages doctrines, se montrent-ils beaucoup plus modérés. L’abbé Trublet enseigne qu’il faut mettre beaucoup de raison dans l’usage des dons de la nature, et que les écrivains de génie sont généralement incapables de polir leurs ouvrages en se soumettant aux règles qui régissent l’art, parce qu’ils sont les ennemis de toute contrainte, de tout travail qui exige de la patience et de la réflexion : « On ne cesse de prêcher le goût et le travail aux gens de génie ; c’est qu’en éfet ils sont sujets à manquer de l’un et à n’aimer pas assez l’autre. Il y a dans leurs ouvrages deux sortes de fautes, dont les unes viennent d’un défaut de goût, et les autres de ce qu’ils ne les ont pas assez travaillés … Le défaut de goût et de jugement, l’indocilité, la paresse, etc. sont des suites très naturelles de la conformation physique qui fait les hommes de génie. De là le mêlange du bon et du mauvais dans leurs ouvrages ». Voici enfin de nouvelles considérations qui renforcent celles qu’on vient de lire : « C’est le jugement et le goût qui font faire bon usage de l’esprit et du génie. Les auteurs qui ont plus de génie que de jugement et de goût tombent dans deux sortes de fautes, dont les unes sont des sottises, et les autres des folies … Le jugement a pour objet le vrai et le faux, et les degrés de probabilité. Le goût a pour objet l’agréable et le désagréable, le beau et le laid et leurs degrés »19. En somme, Trublet retire peu à peu toutes les louanges qu’il a décernées à l’inspiration et au génie, et il décourage tous les poètes qui voudraient sortir de la commune ornière.
12Les suffrages du xviiie siècle vont à un art dirigé, qui ne se laisse point emporter au grand souffle de la nature. Le goût a pour tâche de corriger et de réprimer les impulsions de cette nature, dans son essence, inculte et négligée. Il trouve en 1769 un nouvel apologiste dans la personne de Demandre, qui fait de lui le véritable tuteur du poète, et plus généralement de l’homme de lettres : « On doit sentir la nécessité et l’utilité du goût dans la Littérature. Sans lui, le génie le plus sublime est souvent très dangereux, parce qu’il s’élève au-dessus du vrai comme au-dessus du commun ; que la nouveauté fait sa passion ; qu’il cherche une région supérieure d’où il puisse dominer ; qu’emporté sur les ailes de l’imagination, son essor le perd dans des régions inconnues. Sans le goût, l’esprit, qui ne peut atteindre à la hauteur du génie, et qui se contente de marcher, se trompe encore dans sa marche ; elle devient irrégulière et ne le conduit point à son but ; un goût frivole s’empare de lui ; il tourne sans cesse dans le tourbillon de la mode. Ce n’est plus qu’un papillon qui cherche une lueur favorable pour faire briller les couleurs dont ses ailes sont nuancées. Il plaît d’abord aux lecteurs légers, aux enfants, mais son éclat ne dure qu’un instant ; ses aîles se dessechent bientôt, et l’insecte rampe. Ainsi, si le goût manque à l’esprit, ses efforts se réduiront à un style marqueté, à quelques sentences hardies et hazardées, à un tour peu naturel de pensées bizarres, à un assemblage informe d’expressions singulières, à un jargon obscur, vuide et précieux, à une barbarie de langage parée de faux brillants, si le vernis est substitué à la peinture, la découpure au tableau, le frivole de l’affectation au sérieux du bon sens. Le goût peut seul faire éviter tant d’abus et d’inconvénients : il soutient le génie dans son essor, mais le rappelle de ses écarts ; il lui marque sa route, lui présente ses bornes, et lui fixe son terme ; en lui laissant toute la liberté que l’imagination demande, il le retient dans les limites que l’imagination prescrit »20.
13L’abbé Joannet lui aussi met en garde les poètes contre les extravagances de l’enthousiasme : il les ramène obstinément aux lois du goût et à la raison, qui lui paraissent beaucoup plus estimables que les sursauts d’une sensibilité déréglée : « Ce n’est donc, dit-il21, que par une étude profonde pour connoître toute la force des termes de sa langue, et par une attention scrupuleuse à développer toutes ses idées, qu’on peut se promettre de ne point s’écarter du vrai dans les pensées que nous produisons. Et qu’on ne se croie pas dispensé de cet examen sous le prétexte que le feu poëtique est ennemi de toute discussion ; que les hardiesses et les écarts sont les preuves du génie. Quoi donc ? sera-t-il permis de déraisonner parce qu’on le fait en vers ? Le langage ordinaire sera-t-il soumis à des lois plus gênantes, plus sévères que celui des dieux ? J’aurai occasion de parler dans la suite de ces écarts hardis que j’avoue être comme l’ame de la poësie ; mais on verra qu’ils ne sont point opposés à la justesse et qu’ils doivent toujours porter un certain caractere de vérité ». Dans la préface de ses Elemens de Poësie françoise, il a commencé par déclarer que les dons d’une imagination brillante, sans les règles de l’art, ne suffisent pas à faire un poète. Il est en effet très fréquent que des jeunes gens pleins de feu entreprennent d’écrire des vers, mais se laissent emporter par leur veine facile au delà des justes bornes : ils outrent leurs peintures, composent mal leurs tableaux, laissent échapper des traits grotesques, emploient des épithètes inexpressives, font appel à des figures qui ne conviennent pas au genre qu’ils ont choisi, pèchent à chaque instant contre l’unité de ton »22. Lui aussi déteste l’indiscipline.
14Marmontel, esprit plus souple, et qui a fréquenté les milieux littéraires les plus accessibles aux idées avancées, met plus de nuances dans sa discussion. Il veut que chez le poète, ce soient l’imagination et le sentiment qui dominent, mais il se refuse à admettre qu’ils doivent être seuls à le guider, et il est très préoccupé de maintenir les droits de l’intelligence, dont le rôle est de modérer les emportements de l’enthousiasme : « L’esprit est l’œil du génie, dont l’imagination et le sentiment sont les ailes ». Il fait remarquer que dans un poème tout n’appartient pas au domaine du sentiment, mais que la pensée aussi y joue un rôle, même si elle est présentée sous le décor d’une belle image, donc que l’esprit n’est pas moins indispensable au poète qu’au philosophe, à l’historien et à l’orateur. Il fait également une grande part à l’étude, qui seule donne à l’écrivain une connaissance exacte de la langue, et à ce propos il est intéressant de constater que son texte est identique à celui de Sulzer que nous avons précédemment cité23.
15Allons plus loin : le génie et l’enthousiasme sont inconstants et irréguliers ; l’auteur de la Poëtique françoise à l’Usage des Dames24 ne croit même pas qu’un poète livré aux fougues de son imagination puisse produire autre chose que des monstres, à moins qu’il ne soumette son humeur indocile au frein des préceptes. Toute émotion en effet est passagère : aucune ne saurait durer avec une intensité suffisante pour donner à un poème une homogénéité parfaite. S’il est vrai, comme l’écrit l’abbé Batteux25, que « la divinité qui inspire les auteurs excellens quand ils composent est semblable à celle qui anime les héros dans les combats », il est également certain qu’ils ne sont pas toujours soumis à son empire, et qu’ils passent par des moments de sécheresse et de stérilité. Les crêtes sont quelquefois admirables, mais les dépressions font trop sentir leur cruelle insuffisance ; elles sont d’autant plus manifestes qu’elles sont souvent placées dans le voisinage des sommets les plus altiers, comme des trous noirs auprès des glaciers étincelants. « L’homme de génie, note Marmontel26, s’élève et s’abaisse tour à tour, selon que l’inspiration l’anime ou l’abandonne. Il est souvent inculte, parce qu’il ne se donne aucune peine pour perfectionner ; il est grand dans les grandes choses, parce qu’elles sont propres à réveiller cet instinct sublime, et à le mettre en activité ; il est négligé dans les choses communes, parce qu’elles sont au-dessous de lui, et n’ont pas de quoi l’émouvoir … Ce qu’il y aurait de plus rare et de plus étonnant dans la nature, ce serait un homme que son génie n’abandonnerait jamais ». Avec de pareilles observations, on retombe dans les conceptions purement classiques, selon lesquelles l’art doit intervenir pour niveler les disparates et pour mettre de l’ordre dans les excès d’une sensibilité qui s’abandonne à ses impulsions. C’est à cette manière de voir que s’est rangé Rivarol : « Quand le génie n’est pas soutenu par le talent, a-t-il dit, il fait des chutes d’autant plus graves qu’il s’était plus élevé ».
16Autre chose encore. Une des premières conditions auxquelles doivent répondre les ouvrages de littérature, c’est la clarté, qui bien souvent découle de l’ordre. Un poème n’est pas fait uniquement pour son auteur, mais pour une société dont l’esprit et le goût ont été formés par des préceptes universellement adoptés. Si le poète se livre uniquement aux épanchements de son génie, il est bien évident qu’il exprime ce qu’il y a de plus personnel en lui. En revanche il y a bien des chances pour qu’il ne soit pas compris de son public et que le sens de ses vers demeure trop souvent inintelligible, donc que son inspiration, si admirable qu’elle puisse être en elle-même, ne produise aucun effet, parce qu’elle est trop particulière et qu’elle obéit à des écarts de sensibilité dont la profusion et les contrastes trop accusés lassent l’attention. Tel est le sens de l’apologue que l’abbé Galiani raconta un jour chez d’Holbach, et que Diderot nous a conservé dans l’une de ses lettres27. Le rossignol et le coucou, pris d’une belle émulation, avaient engagé entre eux un concours de chant dont ils avaient fait juge un âne honnête et bienveillant. Le rossignol, avec une incomparable virtuosité, fit entendre de prodigieuses vocalises, toutes plus brillantes les unes que les autres et toujours renouvelées. Le coucou répéta obstinément deux notes, les seules qu’il connût. L’âne ne saisit pas le sens des improvisations audacieuses du grand chanteur, qui ne correspondaient à rien de ce qu’il avait entendu jusqu’alors, et il donna le prix au coucou, dont le langage simple suffisait à son intelligence.
17L’idéal résiderait donc dans un système de juste équilibre entre l’inspiration et le goût. C’est ce que propose Marmontel, qui cherche à concilier les extrêmes et à trouver un juste milieu qui comblerait les vœux de tout le monde. À son avis, ce qui importe surtout, c’est qu’on réussisse à boucher les crevasses qui déparent les ouvrages créés par l’enthousiasme d’un poète. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que les aspérités d’un terrain cahotant soient aplanies et que celui qui s’y aventure ne soit pas horriblement secoué par des accidents qui le déroutent et le déconcertent. On y parviendrait par une alliance étroite du génie et du talent, celui-ci consistant dans un emploi judicieux de tous les artifices qui réduisent les excès de la nature. Le talent en effet n’est autre chose que « l’aptitude à donner aux sujets que l’on traite et aux idées que l’on exprime, une forme que l’art approuve et dont le goût soit satisfait » : il a pour partage « l’ordre, la clarté, l’élégance, la facilité, le naturel, la correction, la grâce même ». Marmontel, rempli d’optimisme, est animé d’une confiance inébranlable dans le succès de cette alliance : « Lorsque cet heureux ensemble se rencontre, écrit-il28, il n’y a plus d’inégalité choquante dans les productions de l’esprit : les intervalles du génie sont occupés par le talent ; quand l’un s’endort, l’autre veille ; quand l’un s’est négligé, l’autre vient après lui et perfectionne son ouvrage. À peine on s’aperçoit des intermittences du génie, parce qu’on est préoccupé par l’illusion que le talent peut faire : car c’est à lui qu’appartiennent l’adresse, et la continuelle vigilance à nous faire oublier l’absence de génie, en semant de fleurs l’intervalle et le passage d’une beauté à l’autre, en amusant l’esprit et l’imagination par des détails d’agrément et de goût, jusqu’au moment où le génie reviendra se saisir du cœur, le tourmenter, le déchirer, ou s’emparer de l’âme, l’émouvoir, l’étonner, la troubler, la confondre, la transporter et l’agrandir ».
18Mais c’est là une entreprise difficile, qui décourage d’avance la plupart des critiques. Ils sont généralement d’accord pour soumettre le génie tumultueux à la discipline de l’art et aux lois du goût. Génie si l’on veut, mais un génie auquel beaucoup ne permettent de se manifester que sous des formes convenues, d’autant plus reposantes qu’elles sont dépourvues de sincérité. Les concessions sont surtout théoriques ; pratiquement on ne se montre guère capable de comprendre de grandes effusions, ni l’éclat des passions, ni les accents que dicte une sensibilité originale. « Les lecteurs ordinaires, finit par avouer l’abbé Trublet29, préfèrent les ouvrages d’une beauté continue, quoique médiocres, à ceux d’une plus grande beauté, mais moins soutenue, surtout si elle est interrompue par des défauts considérables ». Donc le génie, pour mériter d’être bien accueilli, fera bien de se contenter de peu et ne se signalera au public que par quelques signes et quelques formules qui ne choqueront personne. Il tombe ainsi dans le domaine public et ne présente plus rien d’inattendu ni de troublant. Il se dépouille aussi de toute émotion personnelle et disparaît dans le procédé littéraire. La défiance qu’on lui manifeste se note dans les lignes suivantes de Sabatier de Castres : « Que fait le goût ? Il soutient le génie dans son essor, et le rappelle dans ses écarts, lui marque sa route dans les airs, et lui prescrit ses bornes ; ne l’affranchit du commerce des hommes que pour l’associer à celui des dieux ; lui permet de s’élever quand il peut ; l’oblige à marcher quand il le doit, et, en lui laissant toute la liberté que l’imagination désire, le retient dans les limites que la raison a marquées30.
19Sabatier de Castres, pour réprimer les fantaisies de Pégase, ne fait appel qu’à des moyens imprécis. D’autres sont plus clairs. Selon La Motte, puisqu’il est avéré que le délire poétique égare un écrivain « en mille images bizarres et sans suite », il importe de contenir l’enthousiasme, de le renfermer dans des bornes étroites, et de le placer dans la dépendance du jugement, qui le réprime et le refroidit : « La plupart de ceux qui parlent de l’enthousiasme en parlent comme s’ils étaient eux-mêmes dans le trouble qu’ils veulent définir … Si on les en croit, l’essence de l’enthousiasme est de ne pouvoir être compris que par les esprits de premier ordre, à la tête desquels ils se supposent, et dont ils excluent tous ceux qui osent ne pas les entendre. Voilà pourtant tout le mystère, une imagination échauffée. Si elle l’est avec excès, on extravague ; si elle l’est modérément, le jugement y puise les plus grandes beautés de la poésie et de l’éloquence ». Ainsi nous en revenons à Boileau, et les transports de l’inspiration, les éclairs du génie ne sont plus que ce feu artificiel qui jette ses pâles étincelles dans la poésie classique : « C’est de cet enthousiasme que doit naître ce beau désordre dont M. Despréaux a fait une des règles de l’Ode. J’entens par ce beau désordre une suite de pensées liées entr’elles par un rapport commun à la même matière, mais affranchie des liaisons grammaticales et de ces transitions scrupuleuses qui énervent la poësie lyrique et lui font perdre même toute sa grace. Dans ce sens, il faut convenir que le désordre est un effet de l’art : mais aussi il faut prendre garde de donner trop d’étendue à ce terme »31. Une pareille doctrine étouffe la spontanéité de l’écrivain et contraint le génie à une abdication totale, en ne lui permettant que quelques mouvements réglés dont les traités de rhétorique expliquent le mécanisme32. Sulzer en a fait la remarque : « Il est vrai, a-t-il écrit33, que, depuis que la poësie est devenue un art, l’imitation est émule de la nature ; et le poëte feint des mouvements et des sentiments qui n’existent point au dedans de lui, ou du moins qui y sont beaucoup plus foibles ; ainsi l’on soupçonne aisément que les poëtes ne pensent et ne sentent pas toujours ce qu’ils disent, et que ce n’est point malgré eux que le cœur force la bouche à parler ».
20D’ailleurs, sauf l’exception de la poésie lyrique, où l’on tend à restreindre considérablement la part laissée aux effusions du génie, toute une école maintient que la raison doit être souveraine. Pas d’emportements exagérés, proclame Polymnie dans l’ode de La Motte sur l’Enthousiasme :
Non, ce n’est point moi qui préside
A ces frénétiques transports ;
Et tes chants ne pourront me plaire
Qu’autant que la Raison sévère
En concertera les accords.
21Voltaire lui aussi est du même avis. Il déclare dans son Dictionnaire philosophique que « l’enthousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes », c’est-à-dire qu’il le considère comme une affaire de pure forme, comme un élément surajouté qui se plaque sur un fond de sagesse intellectuelle, à la manière de la couleur qui recouvre le dessin des peintres. « Je n’estime la poésie, a-t-il écrit plus radicalement encore, qu’autant qu’elle est l’armement de la raison »34. Pour Fontenelle, le délire des poètes est « ce que la droite raison n’adopterait pas »35 ; il appelle même de ses vœux le moment où la poésie sera dépouillée de sensibilité et d’émotion : « Peut-être viendra-t-il un temps où les poètes se piqueront d’être plus philosophes que poètes, d’avoir plus d’esprit que de talent »36.
22Malgré tout, comme il faut bien essayer de définir un art qui a été cultivé par un grand nombre d’écrivains illustres, et que d’autres, ceux-ci contemporains, continuent d’avoir en grande estime, certains critiques déclarent que l’enthousiasme en est le caractère essentiel : c’est le génie qui donne aux vers tout leur prix. Assurément il ne s’agit là, pour quelques-uns, que d’un tumulte bien réglé et qui n’effarouche pas la timidité classique. À défaut d’une autre explication, celle-ci serait peut-être acceptable, à la condition qu’on ne voie dans le génie, comme le dit l’abbé Mallet37, que le « concert de l’imagination et du jugement ». Il s’attache à cette idée, parce qu’elle lui semble résoudre une question assez difficile : « Le génie est de nécessité dans tous les arts, mais il doit dominer en poésie : c’est lui qui distingue le poète du versificateur … C’est donc le génie qui caractérise la poësie. Que si l’on demande en quoi consiste ce génie, je réponds que c’est la disposition, la facilité que la nature a accordée à certains hommes d’imaginer hardiment, et de peindre vivement les objets… ; ou, pour parler encore plus précisément, c’est un jugement exquis, soutenu par une imagination vive et brillante, commun à tout ce qu’on appelle les beaux-arts ». On relève une déclaration analogue chez l’abbé Massieu38 : « La poësie consiste principalement dans cet enthousiasme si vanté qui saisit le poëte et l’enlève. Poussé par cette impression divine, il renverse tout ce qui s’oppose à son passage ». Mais ce début si impétueux ne se soutient pas, et l’auteur n’assigne à l’enthousiasme d’autre tâche que de venir à bout des difficultés de la mesure et de la rime. Sulzer39 au contraire voit les choses d’une manière beaucoup plus large et plus originale, en une page qu’aurait sans doute approuvée J.-J. Rousseau : « Il semble que ce soit précisément ce ton fanatique, plus ou moins sensible dans le langage du poëte, qui fait le caractère propre de tout poëme, et qu’il faille aller chercher la source de la poësie dans ce désordre de l’âme qu’on nomme enthousiasme, où la présence de certains objets jette les imaginations vives, les génies ardents. Le silence des passions, le calme de l’âme n’enfanteront jamais rien de poétique … Il ne faut pas placer le caractère du poète dans l’art d’orner un discours par des vers bien faits et harmonieux ; il consiste dans l’art de faire de vives impressions sur l’esprit et sur le cœur, en prenant une route toute différente de celle du langage ordinaire. Ainsi le fond du génie poétique ne peut être placé que dans une extrême sensibilité de l’âme, associée à une vivacité extraordinaire d’imagination ».
23Cependant tout le monde est bien loin de se ranger à la théorie qu’exposent les abbés Mallet et Massieu, mais à laquelle Sulzer seul a donné une ampleur satisfaisante. Une pareille définition rend-elle compte de la nature de la poésie, a-t-elle une valeur assez universelle pour être applicable en toute circonstance ? L’abbé Batteux et Jaucourt40 ne le croient pas, et ils en dénoncent la faiblesse. L’enthousiasme n’est pas un monopole de la forme versifiée, car il peut légitimement se manifester dans la prose, avec des degrés infinis, et c’est lui qui anime l’éloquence. En outre, s’il est vrai que les grands mouvements de la passion sont à leur place dans l’ode et dans divers genres, peut-on prétendre qu’il en soit ainsi dans l’épître, la comédie légère ou l’églogue ? Si l’on répond négativement, il faut conclure qu’alors des quantités de productions en vers doivent être exclues de la poésie, ce à quoi personne ne voudrait consentir. Enfin il est avéré que les grands transports de l’inspiration ne sont qu’intermittents et ne durent pas d’un bout à l’autre d’un long poème. Donc qui voudrait prétendre que ce sont les feux du génie qui sont l’essence même de la poésie, celui-là en arriverait lui aussi à restreindre l’acception que reçoit communément ce mot : ne seraient plus dignes alors d’être appelés ainsi que de courts passages des tragédies, des épopées et même des odes, car, en dehors de quelques endroits particulièrement frappants, tout le reste, n’étant animé que d’une chaleur assez médiocre, cessera de répondre à la définition donnée.
24Aussi fallait-il trouver autre chose si l’on voulait faire connaître en quoi consiste la poésie. Puisqu’elle devait être gouvernée par la raison, il était d’ailleurs fatal que l’inspiration ne pouvait passer, aux yeux de la plupart des lettrés, pour en être le caractère dominant. En outre, du fait que, comme tous les autres arts, on la réduisait à n’être qu’une imitation, par là même on la soumettait à la réflexion et on la plaçait sous la surveillance sévère du goût classique, aussi ennemi de l’individualisme que passionnément disciplinaire ; en d’autres termes, d’avance on lui coupait les ailes. Et pourtant, c’était dans la formule de Sulzer41, légèrement modifiée peut-être, et certainement élargie, que se trouvait la solution cherchée, celle que nous adopterions aujourd’hui. Mais le xviiie siècle, à part quelques exceptions qui allèrent en se multipliant jusqu’aux approches de la Révolution, était trop intellectualiste, trop imperméable à des effusions personnelles, trop indifférent à ce qu’il y a de particulier chez chaque être vivant, pour livrer la poésie à l’expression des passions humaines. En somme il faudra attendre Mme de Staël42 pour que l’enthousiasme soit pleinement réhabilité. Usant de termes très respectables et très beaux, elle a été la première à dire de lui qu’il était Dieu en nous, ajoutant que la nature de l’homme, quand elle est expansive, a en elle quelque chose de divin. Mme de Staël a vu en lui le contraire de la raison égoïste ; elle l’a appelé « ce superflu d’âme qu’il est doux de consacrer à ce qui est beau », et qui fait goûter « toutes les merveilles du cœur et de la pensée ». Elle y a découvert la marque irréfutable des « créatures immortelles », de celles qui sont sensibles aux splendeurs de la vie, à l’amour, à la gloire, à la religion ; elle l’a désigné comme le flambeau qui illumine les profondeurs obscures du « monde idéal », comme le rayon magique qui permet à un grand cœur de comprendre la nature et d’entrer en communion avec elle. Or le xviiie siècle n’en est pas encore là. Comme il se refusait à admettre que l’essence de la poésie résidait dans l’enthousiasme, il se devait à lui-même, par scrupule de conscience, de proposer une solution acceptable au problème qui le préoccupait. Plusieurs se présentaient à lui. De nombreux critiques, comme on va le voir, s’efforcèrent de faire triompher l’une ou l’autre d’entre elles, mais sans arriver eux non plus à se mettre d’accord ni à rencontrer une adhésion unanime.
Notes de bas de page
1 . T. I, p. 1. On notera que l’auteur, modifiant quelque peu l’adage courant, n’oppose pas les poètes aux orateurs.
2 . Sabatier de Castres, au mot ”Enthousiasme” ; l’abbé Mallet exprime lui aussi la même idée. Cf. Poëtes, T. I, p. 6.
3 . La Motte, Discours sur la Poësie en général et l’Ode en particulier, T. I, p. 28.
4 . Abbé Mallet, op. cit., T. I, p. 4.
5 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Enthousiasme”.
6 . Abbé Batteux, Principes de Littérature, T. I, p. 56.
7 . Abbé Joannet, T. I, p. 192.
8 . Vauvenargues, Sur l’Ode., p. 2.
9 . Cité par A. François, Lyrisme et Géologie, p. 19.
10 . Au mot ”Génie”.
11 . Abbé Trublet, T. III, p. 138., p. 240.
12 . Le deux textes de Séran de la Tour et de Cubières ont été cités par D. Mornet, La Question des Règles au xviiie siècle.
13 . Marmontel, Eléments de Littérature, T. IV, p. 1, au mot ”Génie”.
14 . Abbé Batteux, T. I, p. 87.
15 . Abbé Trublet, T. IV, p. 204.
16 . Idem, Ond., T. III, p. 10.
17 . Diderot, au mot ”Génie”.
18 . Encyclopédie, au mot ”Poète”.
19 . Abbé Trublet, T. IIL p. 130-131.
20 . Demandre, T. I, p. 437.
21 . Abbé Joannet, T. I, p. 84.
22 . Abbé Joannet, T. I, p. VII.
23 . Marmontel, El. de Litt., au mot ”Poëte”, T. V, p. 416. Cf. Sulzer, Encyclopédie, au mot ”Poète”.
24 .T. I, p. l.
25 . Abbé Batteux, Principes de Littérature., T. I, p. 55 et 57.
26 . Marmontel, Eléments de Littérature, au mot ”Génie”, T. IV, p. 1.
27 . Diderot, Lettre du 20 octobre 1760. Je reproduis ce texte, où Galiani se fait le défenseur des idées classiques : « Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou …”—Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi facile, aussi simple, aussi naturel, et aussi mesuré que moi ? — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi ?" Le coucou : ”Je dis peu de choses, mais elles ont du poids, de l’ordre, et on les retient.” Le rossignol : ”J’aime à parler ; mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J’enchante les forêts : le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère, qu’il n’oserait hasarder un ton qu’il n’a point pris d’elle. Moi, je ne reconnais pas de maître : je me joue des règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts” … Après quelques dits et contredits, ils convinrent de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal. Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial qui les jugera ? … Ils vont en cherchant un partout. Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils aperçurent un âne des plus graves et des plus solennels … Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur dispute, et le supplient très humblement de les entendre et de décider… Il s’étend à terre, et dit : ”Commencez, la cour vous écoute.” C’est lui qui était toute la cour. Le coucou dit : ”Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre de mes raisons ; saisissez bien le caractère de mon chant, et surtout daignez en observer l’artifice et la méthode.” Puis, se rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : ”Coucou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou.” Et, après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il se tut. Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans les modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs et les plus recherchés : ce sont des cadences ou des tenues à perdre haleine ; tantôt on entendait les sons descendre et murmurer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se perd sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs, et y demeurer comme suspendus. Il était successivement doux, léger, brillant, pathétique, et, quelque caractère qu’il prît, il peignait : mais son chant n’était pas fait pour tout le monde. Emporté par son enthousiasme, il chanterait encore ; mais l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta, et lui dit : ”Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort beau, mais je n’y entends rien ; cela me parait bizarre, brouillé, décousu. Vous êtes peut-être plus savant que votre rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, pour la méthode”. »
28 . Marmontel, Éléments de Littérature, au mot ”Génie”, T. IV, p. 8. Ce système est assez curieux : en effet il ne prévoit pas une présence concomitante du génie et du talent, mais des suppléances du second au premier, en vagues successives.
29 . Abbé Trublet, T. III, p. 134.
30 . Sabatier de Castres, au mot ”Goût”. Sabatier s’inspire très nettement de Demandre.
31 . La Motte, Discours sur la Poësie…. T. I, p. 29-30.
32 . C’est bien à cela qu’aboutit L. Racine : « Ce ne sont pas les dieux qui communiquent aux poëtes leur ivresse, et leur enthousiasme n’est pas l’effet d’une inspiration divine : il est au contraire l’effet naturel des passions. Au même instant qu’une passion violente s’empare de notre âme, elle s’empare aussi de notre corps, et y répand un trouble subit : le sang coule avec impétuosité, le visage s’enflamme, les yeux étincellent, le son de la voix grossit, les paroles entrecoupées s’échappent rapidement, le cours violent des esprits animaux échauffe notre imagination, et soudain plusieurs pensées différentes s’y présentent en foule : nous les exprimons le plus promptement qu’il nous est possible, et notre promptitude ne nous permet pas d’observer dans notre discours un ordre exact ; nous ne sommes plus attentifs aux liaisons ordonnées, nos expressions sont hardies, parce que, vivement occupez de ce qui nous frappe, les termes que nous employons ne nous paraissent point hyperboliques : nous nous servons d’exclamations, d’apostrophes, d’interrogations, et même nous nous adressons aux personnes inanimées, parce que, dans le trouble où nous sommes, il nous semble que toute la nature s’intéresse à nous : c’est l’enthousiasme des passions, et tel est aussi celuy de la poësie » (Sur l’Essence de la Poësie, p. 259). L’horizon de L. Racine est ici étroitement limité ; son esprit ne se hausse point au-dessus de la vaine chaleur de l’Ode classique. Dans ses Réflexions sur la Poësie (Œuvres, T. V, p. 41-44), il n’a pas modifié son point de vue.
33 . Sulzer, Encyclopédie, au mot ”Poëme”.
34 . Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot ”Enthousiasme”, et Lettre à Desforges-Maillard, juin 1735.
35 . Fontenelle, Discours lu dans l’Assemblée publique (de l’Académie) du 25 août 1749.
36 . Idem, Sur la Poesie en général, 1752.
37 . Abbé Mallet, Principes pour la Lecture des Poëtes, T. I, p. 1.
38 . Abbé Massieu, p. 12.
39 . Sulzer, Encyclopédie, au mot ”Poëme”. Cet article contient encore les lignes suivantes : « Quand le poëte est plus occupé de son propre sentiment que de l’objet qui l’excite,… quelquefois il dit intelligiblement ce qui l’a jeté dans le transport de quelque passion, d’autre fois il le laisse seulement deviner ; mais, dans l’un et l’autre cas, son discours ne diffère de celui qui n’est pas poëte, que par la vivacité du sentiment ou le feu de la verve. On ne tarde pas à s’apercevoir que le poëte ne se possède pas ; la joie ou la douleur se sont emparées de lui ; la raison et la réflexion sont obligées de céder au sentiment. Tantôt il ne fait, pour ainsi dire, que tourner sur le même point ; tantôt il s’arrête à plusieurs circonstances accessoires, il fait des digressions, des écarts, et nous étonne par leur rapidité et leur désordre. Mais ce désordre est toujours joint à une grande vivacité dans les représentations ; il produit des images frappantes, des idées fortes et hardies qui jettent l’auditeur dans la surprise et le trouble ». On notera que Sulzer a eu de bonne heure un précurseur dans la personne du chevalier de Ramsay, dont la Discours de la Poësie épique date de 1717. « Ce qui fait la poësie, a-t-il dit, n’est pas le nombre fixe et la cadence réglée des syllabes, mais le sentiment qui anime tout, la fiction vive, les figures hardies, la beauté et la variété des images. C’est l’enthousiasme, le feu, l’impétuosité, la force ; un je ne sais quoi dans les paroles et les pensées, que la nature seule peut donner ». Mais Ramsay, qui était Écossais, ne peut juger comme on le faisait en France.
40 . Abbé Batteux, Principes de Littérature, T. I, p. 140, et Jaucourt, Encyclopédie, au mot ”Poësie”.
41 . Cf. supra, p. 40.
42 . Mme de Staël, De l’Allemagne, IV, 10-12.
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