Introduction
p. 141-143
Texte intégral
1Les belles années de la bohème pétersbourgeoise s’achèvent en 1914. La guerre, avec sa cohorte de misères bientôt aggravées par la crise politique et les désordres sociaux plonge la capitale dans une atmosphère dramatique peu favorable aux charivaris de collégiens. La mobilisation générale disperse les groupes, la loi sur la prohibition de l’alcool entraîne la fermeture de nombreux établissements qui servaient de lieux de rencontre, et surtout, la défiance, voire le mépris de l’opinion pour les hommes de l’arrière — poètes ou non —, contraignent la bohème à rentrer dans une semi-clandestinité.
2Grin, qui échappe en août à la mobilisation pour raisons de santé, vivra essentiellement à Pétrograd ces années difficiles. Mais aux angoisses de l’époque viennent s’ajouter pour lui des problèmes personnels. En effet, sa rupture définitive avec Vera Pavlovna l’a rendu, dès le début de l’année, à la solitude, épreuve par-dessus tout redoutable pour un être aussi vulnérable sentimentalement. Son déséquilibre affectif se traduit d’abord par une tendance accrue au “nomadisme”. En janvier 1914, il est à Moscou, en février, il revient à Pétersbourg pour une cure dans la clinique psychiatrique du docteur Trošin, puis, il s’installe pour quelques semaines avec le journaliste Veržbitskij, rue Borovaja. A la fin de l’année, il occupe une chambre meublée à l’hôtel Pimenov, rue Puškin, où il passera près de deux ans. Commence alors une période de stabilité relative interrompue seulement par de courts déplacements en Finlande ou à Moscou. L’écrivain éprouvait le besoin de rompre — ne fût-ce que quelques jours — avec les sollicitations et les tentations de la capitale. Mais, des difficultés de trésorerie rendent ces escapades parfois périlleuses. En octobre 1916, par exemple, dans un hôtel près de Vyborg, il est mis en demeure d’acquitter sa note séance tenante, sous peine d’être livré à la police. Il envoie aussitôt un appel au secours à son ami A. A. Izmajlov : “Je suis à l’hôtel Continental, menacé d’être conduit au poste d’un instant à l’autre pour grivèlerie. On refuse de me nourrir, on me nargue à qui mieux mieux, on m’insulte en finnois, en russe et dans une bonne vingtaine de dialectes locaux. Un vrai cauchemar...”1. Grin ignorait alors qu’il aurait à revenir deux mois plus tard dans la même région (exactement à Lounatjoki), chassé de la capitale par décision administrative “pour débauche dans un lieu public et insultes à l’adresse de S.M. l’Empereur”. Après ce nouveau bannissement (décembre 1916-février 1917) auquel met fin la révolution de février, Grin retombe dans une vie errante, matériellement précaire. La journaliste L. Lesnaja, en mars 1917, le rencontre dans la salle de rédaction du Nouveau Satiricon et recueille ses doléances sur ses difficultés de logement : “Savez-vous que ma propriétaire, cette sorcière, m’interdit l’accès de ma chambre, parce que je n’ai pas réglé mon terme ?
- Qu’allez-vous faire ?
- Je vais aller voir Roslavlev. Il me tirera d’affaire”2.
3L’année suivante, c’est N. Vežbitskij qui l’abritera à Moscou dans son appartement de la rue Jakimanka. Heureusement qu’il reste les frères en bohème ! C’est grâce à eux, d’ailleurs, que le biographe de Grin dispose de quelques témoignages sur les années parfois obscures de la guerre et de la révolution. En effet, elles ne sont éclairées que très partiellement par les Souvenirs de Vera Pavlovna avec laquelle Grin ne vit plus, et ne figurent évidemment pas dans les Mémoires de sa seconde épouse qu’il ne connnaîtra qu’en 1918.
4Cependant les documents que l’on peut rassembler donnent du Grin de ces années une image assez précise. Il est “blême, sombre dans son manteau noir au col relevé”3. Son visage “raviné par les rides exprime la fatigue, même l’épuisement”4. Il est famélique et taciturne. On le voit toujours en quête d’un rouble, buvant plus qu’il ne mange en compagnie de son fidèle compagnon L. Andruson, poète mineur, pour lequel il éprouve une véritable affection. Hélas ! “le rat de sacristie”, “le diable boiteux” (Andruson était infirme), comme l’appelle malicieusement Grin5, aussi démuni que son ami, ne peut lui être d’aucun secours.
5Pour subsister, Grin est obligé d’accepter des offres parfois inattendues. Ainsi, au début de 1915, il fait partie, avec quelques journalistes bohèmes (dont le fameux Troziner), d’un jury d’artistes dans un concours de photos-portraits d’enfants organisé par le magazine féminin La Femme6. L’alcool reste plus que jamais la drogue indispensable. Il y a les jours fastes où un compère plus fortuné invite Grin dans un de ces restaurants qui servent encore sous le manteau à certains habitués la vodka prohibée dans d’innocentes théières (chez Albert ou au Vienne — rebaptisé par patriotisme Le Sokolov —)7. Mais plus nombreux sont les jours de détresse où Grin court les apothicaires, à la recherche de gouttes de galanga à partir desquelles il prépare une liqueur de sa façon. Les amis — proches ou lointains — sont tous frappés par la tristesse de Grin, les ravages causés par sa solitude. E. I. Studencova, la sœur d’un compagnon d’exil à Pinéga, lui rend visite au début de 1915 dans son meublé de la rue Puškin : “La chambre était longue, étroite. A droite de l’entrée, un lit, en partie dissimulé par une armoire, à gauche, un portemanteau. Face à la porte, un bureau et une table, aux murs, un miroir et un portrait de l’épouse avec laquelle Aleksandr Stepanovič ne vivait plus. Grin parlait beaucoup, buvait plus encore de madère. Je ne sais pourquoi il me sembla esseulé dans son misérable décor”. Et elle ajoute : “Il était très sensible aux attentions délicates”8. Ce sevrage sentimental, le besoin refoulé de tendresse féminine rendent Grin sauvage, instable, capable de bizarres sautes d’humeur, ne font qu’accentuer les côtés extravagants de son caractère. En 1916, convié à lire ses œuvres au cours d’une soirée organisée par les habitants de Penza résidant à Pétrograd, il accepte, puis se sauve au moment d’entrer en scène. En 1918, un débat sur “la femme” doit avoir lieu entre écrivains au théâtre Rostojcina de Moscou. Sans y avoir été invité par l’organisateur A. Kamenskij, Grin, un peu gris, déboule sur la scène et se lance dans un dithyrambe passionné sur “la femme, sa patience, son amour, sa compassion, la joie que donne son sourire etc...”9.
6Un témoignage assez original sur le mode de vie de Grin à cette époque nous est fourni par un journal de filature conservé par la police politique, l’“Ohranka”. Grin, pendant plusieurs semaines et à deux reprises (automne-hiver 1914 et juin 1915), est filé par des limiers de la Sûreté. Il s’agit de s’assurer que cet ancien révolutionnaire n’a pas repris ses activités subversives à la faveur de la guerre. De ces grimoires filandreux, rédigés par des semi-analphabètes, méticuleux jusqu’à la naïveté (l’achat du moindre paquet de cigarettes est consigné), il ressort que, mis à part les visites professionnelles et “intéressées” aux sièges de nombreux journaux auxquels il collabore et les rapides passages dans les cafés dont il est l’habitué, Grin mène une vie généralement retirée, solitaire et sans doute laborieuse10.
7Privé de havre sentimental, misérable, soumis comme tous aux terribles épreuves de la guerre et de la révolution, Grin conserve le soutien de sa vocation d’écrivain. Ce “temps des troubles” sera pour lui celui d’une production fiévreuse, désordonnée, inégale dans sa qualité, mais d’une abondance qui témoigne de sa facilité de plume et de la vigueur de son imagination. À Moscou, en été 1918, N. Veržbitskij nous le montre absolument dépourvu de moyens d’existence, n’ayant pour toute fortune qu’une mauvaise valise, de quoi changer une fois de linge, et un morceau de savon. “La nuit, Grin dormait sur une malle recouverte d’une descente de lit. Le jour, il roulait sa descente de lit, approchait un tabouret, et la malle se transformait en table à écrire”11. Grin écrivait sans cesse. C’est dans les recherches, les erreurs et les réussites de ces années tourmentées que va se former le grand écrivain des années 20, avec sa sensibilité originale, sa vision du monde et de l’homme définitivement élaborée.
Notes de bas de page
1 Vospominanija ob A. Grine, op. cit., p. 507.
2 Ibid., p. 238.
3 Ibid., p. 234.
4 Ibid., p. 497.
5 Ibid., p. 503 et I. S. Sokolov-Mikitov in Davnie vreči (Sov. pisatel’-1976) Celovek iz Zurbagana, p. 76 et sq...
6 Zenščina, Lit. hud. semejnyj žurnal, 15-01-1915.
7 L. Lesnaja : A. Grin v Novom Satirikone, in Vospominanija ob A. Grine, p. 235.
8 Vospominanija... op. cit., pp. 502-503.
9 Ibid., pp. 510-511.
10 Ibid., pp. 491-497 et 503-504.
11 N. Veržbickij : Svetlaja duša, in Vospominanija..., op. cit., p. 231.
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