Préserver et recréer la frontière comme espace d’entre-deux au centre de l’intrigue
p. 75-87
Texte intégral
1Alors que le front est sans cesse repoussé sur la scène internationale, il est simultanément déplacé sur la scène nationale, à l’intérieur des frontières domestiques de la Grande-Bretagne constituée de colonies internes et donc barrée de frontières coloniales1. Ces déplacements de frontière génèrent une circulation fertile, mais aussi transgressive des hommes, des marchandises et de la culture dans un constant mouvement de va-et-vient légal et illégal.
Le progrès des transports : la frontière comme voie de circulation
2Très poreuse, la frontière-seuil est un lieu de passage des hommes dans les romans écossais de Walter Scott. Loin d’être un obstacle physique, les frontières maritimes et fluviales sont des voies de circulation empruntées par des bacs, comme celui pris par Jonathan Oldbuck et Lovel pour passer l’embouchure du Forth : « le paquebot [passage-boat] pour traverser [for crossing] le Frith du Forth » (A I, 1 : 5). Son rôle de liaison entre les deux rives du fleuve est clairement mis en valeur par la redondance des termes passage-boat et crossing en anglais. Des navires de passagers, comme celui que compte prendre More MacAlpin pour se rendre au Canada, permettent de franchir la frontière maritime entre la métropole et sa colonie désormais réunies au sein des seules frontières de l’empire. L’ancien sergent traverse d’abord la frontière interne écossaise qui sépare les Hautes et les Basses Terres avec l’intention de se rendre dans la ville portuaire de Glasgow puis, de là, de traverser l’Océan Atlantique jusqu’au Canada où se situe la nouvelle frontière coloniale de la Grande-Bretagne : « dans ce but, il quitta les Hautes Terres et arriva, avec sa sœur, jusqu’à Gandercleugh, sur sa route vers Glasgow, d’où il comptait partir pour le Canada » (LM III, Introd. : 5), précise le narrateur avec une grande concision qui fait fi de toute possible difficulté de passage.
3La frontière est aussi associée à l’image de la route qui traverse la frontière terrestre ou à celle du pont qui enjambe la frontière fluviale. Le tracé rectiligne de ces voies de communication artificielles d’abord tracées par les ingénieurs romains lors des grandes conquêtes territoriales du deuxième siècle (HW I, 7 : 72) est un symbole de la victoire de la culture sur la nature et de la supériorité de la puissance coloniale capable de domestiquer la frontière rebelle, comme le souligne l’anthropomorphisme qui insuffle à la route un esprit fier et conquérant :
[la route] ne condescend [condescends] jamais, ou que très rarement, à se détourner de la pente la plus raide, mais procède tout droit qu’il faille monter ou descendre la colline, que la hauteur du dénivelé soit importante ou pas, que la pente soit marquée ou non. (HW I, 7 : 72)
La route ne constitue que l’autre versant de la limite puisque, étymologiquement, le mot latin limes désigne, certes, une frontière bornante, mais aussi, dans son sens premier, un chemin bordant un domaine ou chemin de traverse. La route publique permet à Guy Mannering de facilement traverser la frontière du sud vers le nord de la Grande-Bretagne, tandis qu’elle est également empruntée, en sens inverse, par Henry Bertram et son compagnon d’infortune, Dandie Dinmont : « Je suis bien content que nous ayons quitté cette mousse, dit Dinmont, […] nous avons la Maiden-way pour nous aider [help] maintenant de toute façon » (GM II, 2 : 127), soupire le fermier avec soulagement, tout en insistant sur l’aide (help) apportée par la route, facilitatrice de circulation à travers la frontière. Brown avait déjà mis en valeur l’aisance de la traversée2. Les deux conducteurs de bétail, Harry et Robin, guident leurs troupeaux sur une portion de cette même route, appelée « Minch-Moor » (TD I, 12 : 130), pour atteindre la foire au bétail située de l’autre côté de la frontière, dans le Cumberland en Angleterre. Walter Scott fait ainsi constamment référence à la route inter-frontalière empruntée par ses personnages pour souligner leur libre circulation dans l’espace britannique.
4Surmontant l’obstacle, le pont est aussi évoqué, même si sa présence est plus discrète et diffuse, son association à la frontière moins systématique car, au contraire de la route qui relie sans diviser, le pont « surmonte l’écartement des ses aplombs en même temps qu’il le rend perceptible et mesurable3 ». Le narrateur d’Old Mortality souligne l’étroitesse et la vulnérabilité du pont, trait d’union indispensable pour traverser le fleuve de la Clyde, au regard de la largeur et de la fougue de l’eau : « le Clyde, un fleuve profond et rapide, […] n’est enjambable que par un pont à la fois long et étroit, près du château et du village de Bothwell » (OM III, 14 : 214). Le pont, qui réunit, continue cependant de marquer l’écart entre les deux côtés de la frontière, c’est pourquoi Scott utilise moins ce motif dans ses romans écossais.
5La libre circulation terrestre à travers la frontière est encore facilitée et accélérée par l’utilisation d’un moyen de transport (du latin transportare qui signifie « porter à travers »), tel que le fiacre privé, propriété du duc d’Argyle utilisée par Jeanie Deans pour son propre transport ainsi que celui de ses biens personnels au-delà de la frontière anglo-écossaise (HM IV, 2 : 357), ou encore la diligence publique dans laquelle Edward Waverley monte pour rallier Londres depuis Édimbourg :
[le] meilleur parti, en conséquence, semblait être de gagner la grande route du Nord, aux alentours de Boroughbridge, et là de prendre place dans la diligence nordique, une énorme carriole à l’ancienne mode [a huge old-fashioned tub], tirée par trois chevaux, qui couvrait le voyage d’Édimbourg à Londres (avec la permission de Dieu, comme le précisait l’affiche) en trois semaines (w iii, 14 : 303).
Le regard rétrospectif ironique du narrateur souligne la simplicité (tub), la vétusté (old-fashioned), la lenteur et la vulnérabilité de la diligence du nord dont le destin repose entre les mains de Dieu. Ces remarques s’opposent au commentaire anachronique, placé à l’ouverture de The Heart of Mid-Lothian, qui insiste sur la récente accélération de la circulation au sein des frontières britanniques. La communication est rendue encore plus aisée grâce à l’extrême modernisation des moyens de transport au début du xixe siècle : « [r]ien n’a changé davantage avec le temps [...] que la circulation rapide des nouvelles et moyens de communication entre les diverses parties de l’Écosse » (HM I, 1 : 7). Plus aucune frontière ne résiste au passage des diligences et voitures rapides. Dans ses romans écossais, Scott véhicule l’image de traversées aisées, les dangers du franchissement n’étant évoqués qu’indirectement, sur le mode burlesque, par le biais de pannes temporaires (A) ou d’accidents bénins (HM).
6Cette facilité de circulation à travers la frontière, accélérée par l’utilisation de moyens de transport modernes, s’explique en grande partie par le travail de rénovation et de reconstruction des anciennes routes romaines. Les militaires britanniques, comme le général George Wade, ont joué un rôle crucial dans le développement des voies de communication lors de leur pénétration en Écosse, et notamment dans les Highlands, pour étouffer les révoltes jacobites et pacifier les clans rebelles. L’avancée technique des Anglais du xviiie siècle par rapport aux Romains du iie siècle est clairement envisagée en termes de Progrès, malgré le caractère impérialiste de la route, instrument de mainmise territoriale. Scott ne cache pas sa grande admiration pour cet ancien axe de pénétration de l’autorité gouvernemental devenu axe de communication. Il rend ainsi directement hommage au général Wade en s’appropriant un distique dont le nom de l’auteur reste incertain4 :
l’excellence appréciable de ces grandes œuvres – car telles sont les grandes routes militaires [military highways5] dans les Hautes Terres – mérite le compliment du poète […] qui a produit le fameux couplet – « Si vous aviez seulement vu l’état de ces routes avant qu’elles ne soient faites, / Alors vous lèveriez vos mains en l’air et bénireriez le Général Wade ». (HW I, 7 : 72)
L’utilisation du mot « poète » montre bien que Scott s’identifie complètement à l’auteur anonyme de ces vers. Sa voix vient encore recouvrir celle de Mme Bethune Baliol lorsqu’il glorifie ces axes de communication indispensables qui ont rendu la frontière terrestre poreuse et perméable au passage et à la circulation des hommes situés de part et d’autre :
En effet rien ne peut être plus merveilleux que de voir ces étendues sauvages poreuses et perméables donner un accès plus large aux meilleures constructions possibles et si supérieur à ce que le pays avait pu exiger depuis des siècles pour tout motif pacifique de relation commerciale. Ainsi les traces de guerre [the traces of war] s’accordent parfois facilement avec des motifs pacifiques. Les victoires de Napoléon sont restées sans résultat ; mais ses routes sur le col suisse du Simplon seront pendant encore longtemps des axes de communication entre des pays pacifistes, qui utiliseront cet ouvrage gigantesque à des fins commerciales et de relation amicale [friendly intercourse] alors qu’il avait été conçu pour servir l’ambitieux motif d’une invasion belliqueuse [warlike invasion]. (HW I, 7 : 72)
Dans cet hommage aux routes, Walter Scott lie ainsi pénétrations coloniales (the traces of war ; warlike invasion) et commerciales. En effet, la frontière-seuil est une voie de communication ouverte non seulement aux colons, mais également aux marchands et à leurs marchandises qui circulent librement à travers les frontières grâce au libre-échange (friendly intercourse) prôné par l’auteur.
Le libre-échange, ou la non-superposition des frontières politiques et économiques
7La frontière est ainsi l’artère principale de circulation des produits commerciaux, comme le bétail anglais et écossais vendu à la foire de Doune dans le comté d’Inverness (TD I, 12 : 124) ou encore les marchandises issues des colonies anglaises : « nous trouvâmes la liqueur fort goûteuse, et elle servit de transition à une longue conversation entre Owen et notre hôte [M. Jarvie] sur les débouchés que l’Union avait ouverts à Glasgow pour le commerce avec les Indes occidentales et les colonies anglaises en Amérique » (RR II, 13 : 205), explique Frank Osbaldistone. L’ouverture de la frontière politique entre l’Angleterre et l’Écosse entraîne en effet l’ouverture de la frontière économique au sein de l’empire britannique. Le magistrat M. Jarvie, double fictif de Walter Scott, est un homme à l’esprit libéral qui reconnaît les mérites de l’ouverture des frontières politiques et économiques. Fin connaisseur des produits exotiques importés des colonies, il consomme d’ailleurs des citrons cultivés sur sa propre ferme située dans les Indes occidentales, aux Antilles : « les citrons viennent de ma petite ferme de là-bas, nous assura-t-il (en poussant une épaule du côté de l’ouest pour désigner les Indes occidentales) » (RR II, 13 : 205). Le signe gestuel souligne une abolition des frontières entre Ici et Ailleurs, le Proche et le Lointain. Il suggère une extrême proximité spatiale, le fruit devenant un produit local, une matière première directement transformée et utilisée par le consommateur : « M. Jarvie prépara de ses propres mains un bol de punch à l’eau-de-vie, le premier que j’avais la chance de voir faire de cette manière et devant mes yeux » (RR II, 13 : 205), s’émerveille Frank. Cependant, cette grande facilité de circulation des marchandises s’explique par le fait que le magistrat est le propriétaire des citronniers, car au xviiie siècle l’Écosse est encore en grande partie exclue du marché des colonies anglaises aux Indes, en Amérique du Nord ou dans les Antilles :
[u]n commerce étendu et toujours croissant avec les Indes occidentales et les colonies américaines a été, si je suis bien informé [if I am rightly informed], le fondement de sa richesse et de sa prospérité ; et, si l’on bâtit avec soin sur cette base solide, elle peut devenir, avec le temps [one day], la base d’un immense tissu de prospérité commerciale. Mais, à l’époque dont je parle [in the earlier times of which I speak], l’aurore de sa splendeur ne brillait même pas encore. L’Union avait, à la vérité, ouvert à l’Écosse un commerce avec les colonies anglaises ; mais le manque de fonds et la jalousie des négociants anglais privaient encore, en grande partie, les marchands écossais des avantages qui devaient résulter pour eux de l’exercice des privilèges que ce traité mémorable leur assurait. Glasgow était située du mauvais côté de l’île [lay on the wrong side of the island] pour pouvoir participer au peu de commerce que la partie orientale faisait avec le continent, et qui était sa seule ressource. (RR II, 6 : 154-155)
Le regard rétrospectif et diachronique de Frank permet de souligner l’évolution de la situation économique de Glasgow, ville portuaire à la position moins stratégique (wrong side), avec sa frontière maritime ouverte vers l’Ouest, pour le commerce oriental ou continental. Le narrateur brosse le développement chronologique du port depuis un passé avéré (in the earlier times) vers un présent incertain (if I am righly informed) et un futur hypothétique (one day).
8Les échanges économiques légaux entre l’Écosse et les colonies anglaises sont ainsi encore très balbutiants. Le libre-échange, prôné par Walter Scott et avant lui les penseurs écossais des Lumières comme David Hume ou Adam Smith dont l’auteur connaît bien les travaux, n’est encore qu’un idéal dont la définition est ironiquement donnée par le vieux contrebandier Trumbull : « je vends mes marchandises, par suite d’affaire, à qui vient les acheter [who comes in the way of business] » (R II, 12 : 239). Défini par opposition au protectionnisme comme une théorie et une doctrine économique qui préconise la suppression de toute entrave aux échanges et la liberté des transactions internationales, le libre-échange est une liberté économique majeure encouragée par Scott qui œuvre pour une ouverture totale des frontières économiques et la fin d’un interventionnisme étatique au niveau commercial. L’horrible matérialité de la main coupée (FMP I, 4 : 43), symbole de désordre, de l’intrigant Sir John Ramorny qui n’agit que pour son bien propre dans The Fair Maid of Perth peut être lue comme une illustration de la métaphore d’Adam Smith qui évoque l’image d’une « main invisible6 » en charge d’organiser les échanges et d’harmoniser les intérêts individuels et collectifs pour le bien de tous. Selon le théoricien, l’économie ne nécessite aucune mainmise gouvernementale mais s’harmonise librement et naturellement.
9Malgré l’Union et l’élimination de nombreuses barrières entravant la libre circulation, l’Angleterre continue ainsi à pratiquer des impositions inégales et à surtaxer les produits vendus en Écosse, comme le signale Scott par le truchement de son autre double fictif, l’avocat des Basses Terres Alan Fairford, qui s’offusque de l’injustice de ce « misérable système qui établit une inégalité de droits entre les différentes parties du même royaume [same kingdom] » (R II, 13 : 241). Il insiste ainsi sur la présence d’une frontière économique malgré l’absence de frontière politique entre les deux nations réunies en un seul pays. Frontière économique et frontière politique ne se superposent donc pas, d’autant plus qu’à ces ponctions sur les produits coloniaux s’ajoutent des droits de douane et impôts indirects sur les produits intérieurs à la Grande-Bretagne : « [Alan Fairford] savait depuis longtemps que les lois sur la douane avaient occasionné entre l’Écosse et l’Angleterre un commerce actif de contrebande » (R II, 13 : 240).
10Walter Scott regrette fortement cette absence de libre-échange7 responsable de la contrebande, un acte de transgression des lois économiques qu’il ne condamne pourtant pas, comme il le laisse entendre, non sans une certaine ironie, dans The Pirate :
un bol de punch, d’une grandeur peu ordinaire, présent du capitaine d’un des bâtiments de l’honorable compagnie des Indes orientales, qui, à son retour de Chine, ayant été poussé au nord par les vents, était entré dans la baie de Lerwick, et avait trouvé moyen de s’y débarasser d’une partie de sa cargaison, sans se mettre en peine de payer bien scrupuleusement les droits dus au roi. (P II, 1 : 127)
L’écrivain fait ainsi fusionner les deux valeurs antithétiques d’honneur et de transgression pour signaler l’injustice des taxes économiques officiellement imposées à l’Écosse, et ici en l’occurrence à l’archipel des Shetland. Même si la Grande-Bretagne du xviiie siècle n’est pas encore passée d’un monde à la richesse figée à un monde à la richesse fluide8, les denrées anglaises et exotiques commencent pourtant déjà à circuler librement en Écosse par le biais de la contrebande qui, elle, est florissante :
La fraude, qui trouvait alors sur l’île de Man des conditions particulièrement favorables, était générale, ou plutôt universelle, tout le long de la côte sud-ouest de l’Écosse. Presque tous les gens du peuple étaient impliqués dans ces pratiques, la bourgeoisie était complice et les officiers de la douane étaient souvent déroutés dans l’exercice de leur devoir par ceux qui auraient dû les protéger (GM I, 9 : 45).
La multiplication des limites économiques engendre en effet une multiplication des transgressions à la frontière maritime écossaise. La contrebande est un acte de libre-échange, comme le rappelle Godefroy Bertram en suivant le langage idiomatique contemporain et en parlant des « négociants que la loi appelle fraudeurs » (GM I, 5 : 29). Les taxes ne sont pour les Écossais que des agressions injustes. Les contrebandiers, personnages hors-la-loi, apparaissent comme des figures emblématiques – et souvent bienveillantes – de la libre circulation des biens qu’ils baptisent tous fair-trade (GM I, 9 : 45) par un jeu de mot ironique avec free-trade. La plupart des personnages des romans écossais ont été impliqués, de près ou de loin, dans le commerce illégal, comme le jardinier de la famille Osbaldistone, Andrew Fairservice, qui, plus jeune, traversait la frontière anglo-écossaise pour écouler de l’eau-de-vie (RR II, 5 : 151). Scott peuple aussi son univers écossais de figures de contrebandiers professionnels, tels le flibustier hollandais Dirk Hattaraick (GM), le pirate Cleveland (P), l’escroc George Staunton et son acolyte Andrew Wilson (HM), le puissant et intrigant Laird des Lacs, Hugh Redgauntlet (R), ou encore le vieux trafiquant Thomas Trumble et sa bande de fraudeurs, comme Nanty Ewart et Job Rutledge (R), pour ne citer que quelques-uns. En arrivant à la frontière anglo-écossaise, Alan Fairford, « désorienté » (R II, 13 : 240) par tant de marchandises exotiques et notamment orientales, découvre tout un monde parallèle de libre-échange clandestin extrêmement bien développé et organisé pour se soustraire à la mainmise tarifaire anglaise. Ce commerce de l’ombre, ce marché noir – symbole d’une économie souterraine – mérite d’ailleurs doublement son nom comme le suggère le champ lexical de la pénombre utilisé pour indiquer l’illicite, le caché (utter darkness ; small light ; light averted ; transient gleam ; dark passage ; shedding an imperfect light ; dark lantern, R II, 12 : 238 ; 240-242). « Mais voyons, M. Mannering, les gens doivent avoir de l’eau-de-vie et du thé [must have brandy and tea], et il n’y en a pas dans ce pays, sauf ce qui vient à nous » (GM I, 5 : 27), s’exclame Godefroy Bertram devant l’Anglais Guy Mannering, surpris de la bienveillance avec laquelle la contrebande est perçue par les Écossais si friands de ces produits rares en Occident et par là même précieux. Thés, liqueurs, sucre, chocolat, tabac et soie sont des articles soudain indispensables aux Lowlanders à la culture spongiaire, comme le souligne le modal must. L’archipel nordique profite encore davantage de ces délicatesses en raison de sa position géographique stratégique sur la route des colonies : « la situation de ces îles leur fit connaître de bonne heure différentes denrées de luxe recherchées chez les étrangers, et que l’on connaissait à peine encore en Écosse » (P II, 5 : 154). Des cargos internationaux remplis de produits de la contrebande (P II, 6 : 165) font souvent escale dans les îles des Orcades et des Shetland pour revendre leurs marchandises achetées à bas prix, tandis que d’autres bateaux, comme les vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales, y dérivent, poussés par le mauvais temps. Le souvenir d’« excellente eau-de-vie de Cognac, du sucre de la Jamaïque, des citrons de Portugal, pour ne rien dire de la muscade et des rôties » (P II, 1 : 127) abandonnés à regret par un cargo en détresse sert de signal entendu de ripaille parmi les Shetlandais de Burgh Westra. Les fêtes de Burgh Westra abondent ainsi toujours en alcools, comme le punch, et en mets raffinés venus de l’étranger. L’auberge qui sert de point de rendez-vous sur l’île principale des Shetland a même été baptisée the Wits’ Coffee-House (P II, 2 : 129) en honneur au café colonial servi dans cet établissement. Paradoxalement considérés comme des produits domestiques, ces denrées deviennent des biens de consommation essentiels pour la métropole britannique.
11Ouverte légalement ou illégalement aux marchandises venant du sud et du nord, la frontière nationale participe aussi de la circulation légale des esclaves considérés comme des biens rachetés par des planteurs ou échangés contre de la pacotille dans le cadre du commerce triangulaire qui relie les trois continents européen, africain et américain à une tierce marchandise9. L’ancien compagnon de fortune du pirate Cleveland a ainsi aperçu un navire espagnol chargé de noirs (P III, 4 : 288). Alors que Walter Scott encourage la libre circulation des hommes, il condamne cependant le visage beaucoup plus sombre de cette autre mobilité inter-frontalière qui consiste en la libre circulation des hommes non libres, c’est-à-dire des serfs ou esclaves ainsi transportés à travers les frontières pour servir de main-d’œuvre dans les colonies de plantations10. Le narrateur de The Heart of Mid-Lothian brosse un portrait très critique du Highlander Donacha Dhu na Dunaigh impliqué dans le trafic d’esclaves :
[c]et homme, à qui nulle forme de méfait n’était étrangère, servait parfois d’agent dans un ignoble commerce pratiqué alors entre l’Écosse et l’Amérique ; il s’agissait de fournir des serviteurs aux planteurs, par le système du kidnapping, terme appliqué à l’enlèvement d’hommes et de femmes, mais surtout d’enfants en bas âge. (HM IV, 15 : 463)
À travers le narrateur, c’est bien la voix scandalisée de Scott qui porte un jugement de valeur sur ce commerce inhumain qualifié d’horrible et qui ironise sur l’euphémisme du mot codé (kidnapping) employé par les agents esclavagistes. Par son usage condamnateur de l’italique, l’auteur laisse entendre que le simple enlèvement se transforme en un asservissement, c’est-à-dire une perte totale de liberté pour l’individu alors cerné de limites. La condamnation est d’autant plus forte que le Highlander traverse les frontières de la moralité en s’en prenant en priorité aux enfants en bas âge. Dépeint par Scott comme l’incarnation du mal absolu, il achète Conachar, le fils perdu d’Effie Deans et de George Staunton qui a déjà fait l’objet de nombreuses transactions : « Donacha Dhu avait effectivement acheté le malheureux enfant d’Effie dans l’intention de le vendre à des trafiquants américains, qu’il pourvoyait habituellement de chair humaine » (HM 15 : 463). L’auteur insinue donc que le commerce d’esclaves commence à l’intérieur des frontières nationales avant de s’exporter jusqu’aux frontières coloniales, puisque Conachar est ensuite racheté par le maître d’un navire, puis transporté jusqu’en Amérique où il est revendu comme esclave à un planteur de Virginie (HM IV, 15 : 466).
12Si Scott critique ces pratiques immorales, il se montre tout de même mal à l’aise vis-à-vis de la question de l’esclavage car l’East India Company, dans laquelle il tient un rôle important, est indirectement, et certes à petite échelle, impliquée dans le commerce d’esclaves (notamment avec l’Afrique et les Antilles). Le mot lui-même semble tabou, comme frappé d’un interdit moral sur le sol britannique, puisque la seule occurrence du mot « esclave » dans le texte intervient après le récit du transport de l’enfant dans la colonie. L’épisode est aussi narré de manière rétrospective et seulement sous la forme d’un bref résumé. Il a par ailleurs été inséré à l’intrigue dans un second temps puisqu’il figure dans le quatrième volume très controversé du roman que Scott a dû rajouter pour honorer son contrat qui stipulait qu’il y aurait quatre volumes dans la seconde série des Tales of my Landlord11. À la fois dans le texte et hors du texte, son statut est d’autant plus ambigu qu’il apporte une dissonance à la tonalité idyllique du volume.
Colonialisme et tourisme, ou l’appropriation mentale de l’Écosse
13Au contraire de l’esclave qui franchit la frontière, notamment maritime, contre son gré, en suivant un chemin qui lui a été assigné, le voyageur la passe librement, souvent sans but ni direction précise et sous l’impulsion de la curiosité. Prototype du touriste, Edward Waverley entame ainsi un Grand Tour des Basses puis des Hautes Terres écossaises. Cependant, « le tourisme n’est pas une activité politiquement innocente12 », précise James Kerr à propos de Waverley, une remarque qui peut être étendue à l’ensemble des romans écossais de Walter Scott. Les figures du touriste et du colonisateur se superposent dans la mesure où les voyageurs oisifs sont souvent des militaires, tel Edward ou Guy Mannering. De plus, ils traversent la frontière en empruntant une voie de circulation symbolique, à savoir la route construite par les conquérants impérialistes : « j’ai entrepris ce qui s’appelait le petit tour des Highlands. C’était devenu, dans une certaine mesure, à la mode ; […] les routes militaires étaient excellentes » (HW I, 7 : 68), précise Mme Bethune Baliol qui inaugure la vague du tourisme romantique en entreprenant ce voyage dans les Hautes Terres entre 1786 et 1791. Pour que sa visite transfrontalière ne paraisse pas trop subversive, elle se dénigre et invoque une curiosité toute féminine (« my female curiosity », HW I, 7 : 73).
14Alors que le colonisateur s’approprie physiquement le territoire au-delà de la frontière, le touriste se l’approprie mentalement. Les frontières de l’Écosse se confondent avec celles de l’Italie ou de la Grèce au regard de Waverley qui plaque ses représentations romantiques sur le pays qu’il visite. Aux yeux du touriste, les jeunes villageoises de la frontière interne écossaise forment ainsi des figures dignes d’un paysage italien (W I, 8 : 35), comme ceux peints par Nicolas Poussin ou Claude Lorrain. Edward aperçoit encore une vieille femme au langage qu’il juge énigmatique (gaélique) sortir telle une « sibylle en fureur » de son sanctuaire delphique. Ces intertextes mythiques utilisés par le touriste pour interpréter l’Écosse contribuent à créer une image fictive sans rapport avec le pays réel. « [Waverley] renvoie l’image des processus qui ont précédé l’appropriation touristique qui s’était déroulée pendant la période qui a immédiatement suivi les révoltes jacobites13 », explique David Blair. Walter Scott, qui a lui-même été touriste en Écosse – mais un touriste attentif qui a soignement consigné toutes ses observations dans un journal de bord – au cours d’un voyage maritime d’exploration dans les îles du Nord et des Hautes Terres pendant l’été 1814, regrette l’attitude colonisatrice du touriste qui surinterprète le paysage observé, comme il le laisse entendre dans Waverley.
15Les romans écossais proposent deux formes de traversées de frontière, selon le type de voyageur transfrontalier, qu’il soit errant et « monadique14 » pour utiliser une expression employée par Saree Makdisi, c’est-à-dire formant une entitée individuelle et absolue avec un point de vue unique et original sur le monde, ou enraciné, ancré dans un espace bien déterminé avec lequel il se confond. L’aire de déplacement de ces personnages est alors limitée à l’étendue du territoire dont ils sont les marqueurs. Ainsi, l’identité territoriale du chef de clan Fergus Mac-Ivor est attachée à la terre des Highlands : « les deux amis se tenaient debouts en haut du col de Bally-Brough. “Je ne dois pas aller plus loin” [“I must go no farther,”], dit Fergus Mac-Ivor » (W II, 6 : 151). Le montagnard ne peut pas franchir le col séparant les Highlands des Lowlands comme le signale le modal must qui, accompagné d’une négation, exprime l’interdiction d’aller au-delà de la limite.
La carte spatiale et temporelle du roman est complétée par des personnages qui servent de marqueurs des repères géographiques. Chaque personnage, à l’exception d’Edward Waverley lui-même, surveille, marque et défend une certaine portion du terrain symbolique du roman15,
déclare Makdisi. Pour à la fois nuancer et approfondir l’analyse du critique, nous dirions que tous les personnages peuvent voyager – Fergus a traversé la frontière pour aller étudier en France, par exemple –, mais ils transportent leur territoire avec eux. Tandis qu’Edward Waverley est engagé sur une « route souple » et s’approprie mentalement l’espace au-delà de la frontière, Jeanie Deans emprunte une « route rigide » qui se déplace avec elle. Elle part avec sa frontière mentale et met au contraire à distance le territoire visité. Elle illustre le type du voyageur sédentaire, tel qu’il est dépeint par Syed Islam :
contraints par des buts pré-définis, ils ne quittent jamais le point de depart : ils se déplacent enroulés à l’intérieur. Ils ont beau voyager à bord du véhicule le plus rapide et couvrir mille miles, ils restent où ils sont car ils sont sur une ligne rigide qui les maintient ancrés dans le périmètre domestique. Malgré tant de rituels de départ, ils ne peuvent pas vraiment partir16.
Même si Jeanie voyage d’Écosse en Angleterre et franchit la frontière anglo-écossaise, elle ne traverse aucune frontière mentale, c’est pourquoi l’Angleterre fait figure d’Écosse déplacée aux yeux de la jeune femme qui projette constamment la vision de sa patrie sur le paysage anglais, comme lors de sa découverte des pâtures anglaises :
« ça fait de fameuses pâtures pour les vaches, et on trouve ici [here] du bétail de bonne race, […] mais j’aime tout autant [just as well] regarder les rochers du Siège d’Arthur, avec la mer qui s’avance juste au-delà, plutôt que toute cette masse d’arbres. » (HM III, 11 : 329)
L’emploi du deixis here et des comparatifs, comme just as well, contribuent à générer un constant mouvement de va-et-vient entre le paysage écossais de Inverary ou du Siège d’Arthur et les prairies anglaises de la banlieue ouest de Londres. Le parallélisme filé engendre une contamination des deux images. La mer du Nord, que l’héroïne peut admirer de la montagne jouxtant sa demeure écossaise, semble avoir envahi le paysage anglais tapissé d’une énorme mer de verdure sur laquelle ondulent cent barques et canots :
Une immense mer de verdure, coupée et recoupée par des promontoires [with crossing and intersecting promontories] couverts d’imposants bosquets [massive and tufted groves], était occupée par d’innombrables troupeaux de moutons et de vaches, qui paraissaient aller et venir dans ces prés opulents sans contrainte ni restriction [unrestrained and unbounded]. La Tamise, tantôt hérissée de maisons de campagne, tantôt enserrée entre des forêts, coulait d’une allure lente et placide [slowly and placidly], en puissant monarque des lieux, dont toutes les autres beautés ne servaient que d’acolytes ; elle portait en son sein cent barques et canots, dont les voiles blanches et les banderoles flottant gaiement dans l’air donnaient de l’animation à tout l’ensemble (HM III, 11 : 329).
Le rythme binaire de ce passage composé de longues périodes de quatre ou cinq lignes se fait l’écho stylistique des flux et reflux marins (crossing and intersecting ; massive and tufted ; unrestrained and unbounded ; slowly and placidly). Les champs écossais, riches et illimités, se sont également immiscés dans les terres anglaises plus connues pour leur enclosures que pour leurs fertiles pâtures sans bornes ni limites. La Tour de Londres qui surplombe la Tamise est encore comparée au « au château d’Édimbourg, si on enlevait les bâtiments pour les installer au milieu du Nor’-Loch » (HM IV, 2 : 351). Les limites entre les deux pays sont abolies pour renforcer le caractère transposable de l’Écosse, qu’elle déplace avec autant d’aisance qu’un pion sur un échiquier ; d’où le rêve de l’aubergiste de Newark d’un paysage portatif : « pour ce qui est de Gunnerby, jeune femme, […] si vous aimez tellement les montagnes, je voudrais bien que vous puissiez l’emporter sous votre bras » (HM III, 4 : 257). « Elle recherche le domestique, pas l’inconnu […] L’épigramme de Scott pour ce chapitre “Ma terre natale, bonsoir !” – est moins qu’adapté : de bien des manières Jeanie doit encore quitter l’Écosse et elle emporte sa maison avec elle, bien calée dans les replis de son plaid17 », explique Carolyn Austin. Jeanie est enfermée dans une frontière rigide, elle est recluse sur elle-même. Lorqu’elle voyage, elle transporte son microcosme avec elle : elle garde ainsi les yeux rivés vers son Écosse natale et n’enregistre que la scotticité du paysage anglais. C’est pourquoi, vu par le prisme subjectif de son regard, le sol sous ses pieds reste inchangé comme si elle avançait sans cesse sur le même chemin, en boucle ; d’où un fort sentiment de stase. En effet, la plupart des connaissances de Jeanie en Angleterre sont ses propres compatriotes comme si elle n’avait pas quitté sa patrie. À York, elle est hébergée par Mme Bickerton, une expatriée écossaise (HM III, 3 : 255) de la région de Merse. ÀLondres, elle est logée chez sa cousine, Mme Margaret Glass, et elle reçoit l’aide du duc d’Argyle, un autochtone écossais (HM III, 10 : 317). Jeanie offre une image-cliché de la capitale londonienne qu’elle réduit à un monument, sa Tour, lieu d’exposition des joyaux et du sceptre de la reine (HM IV, 2 : 351). Ce puissant symbole anglais est réduit à une coquille vide, si bien que la description de la capitale se transforme en anti-description : « la ville est grande, et j’en ai tellement vu que ma pauvre tête me tourne [it is a muckle place, and I hae seen sae muckle of it, that my poor head turns round] » (352). La protagoniste étourdie donne une image tellement vague et imprécise de la ville qu’elle relève plus de la caricature, son commentaire généraliste étant applicable à n’importe quel lieu. Jeanie joue avec une carte écossaise interactive, un décor de carton-pâte qui peut être déplacé et réarrangé à volonté. Comme le souligne Walter Scott à l’aide de ces deux exemples, le voyageur transfrontalier construit ou, au contraire, déconstruit l’espace selon qu’il le surinterprète comme Waverley ou qu’il le vide de sens comme Jeanie. Dans les deux cas, il colonise le territoire au-delà de la frontière traversée.
16Cette appropriation mentale s’accompagne d’ailleurs d’une appropriation artistique. Or le passage par le dessin et la carte est un préalable à toute transgression des frontières et à toute appropriation territoriale. Armé d’un carnet de croquis ou d’un carton à dessins (HW I, 7 : 71), attributs indispensables du touriste comme le précise avec ironie Mme Bethune Baliol, le touriste-impérialiste Guy Mannering passe son temps à dessiner, à main levée, les ruines d’un monastère écossais dans le comté de Dumfries (GM I, 1 : 3). Grâce à une maîtrise rigoureuse de la géométrie, il capture l’objet de son attention sous différents angles pour avoir une saisie plus globale et complète du bâtiment. Ce détail a priori anodin et anecdotique, mentionné dès l’ouverture du roman, se révèle en réalité crucial puisque cette mainmise artistique annonce en réalité la prise de possession territoriale finale. Le cloître délabré, capturé sur le papier, sert en effet de modèle architectural à la nouvelle demeure que Guy Mannering entend faire construire pour le jeune couple :
Mannering exigea soudain la présence de Dominie Sampson pour l’aider à calculer quelques proportions [calculating some proportions] liées à une demeure, à la fois splendide et imposante, qui devait être construite sur le site du niveau Lieu d’Ellagowan dans un style qui correspond à la magnificence des ruines alentours. Parmi les nombreuses pièces, le Dominie nota que l’une des plus larges s’appelait LA BIBLIOTHÈQUE ; et confortablement installée à proximité il y avait une chambre bien proportionnée avec la mention APPARTEMENTDEM. SAMPSON. – « Prodigieux, prodigieux, prodigieux ! », s’exclama le Dominie, enchanté. (GM III, 19 : 353)
Cette saisie figurative rigoureuse mène à la réalisation de véritables dessins d’architecture, symboles d’une saisie métaphorique de l’espace avant la conquête physique. Le touriste devenu architecte, ou colonisateur de l’abstrait, trace ainsi les plans de ses nouvelles propriétés (GM III, 19 : 355).
17Or, parmi ces conquérants de plume et de papier figure l’architecte de fictions, Walter Scott lui-même qui, en voulant préserver l’Écosse, menacée par la dissolution de ses frontières nationales et son intégration au sein des frontières de l’empire britannique, l’a en réalité colonisée pour se l’approprier et recréer son propre « Scott-land » selon le jeu de mots utilisé par le touriste américain Bayard Taylor en 184418, un jeu de mots repris dans le titre de l’ouvrage de Stuart Kelly, Scott-land : The Man Who Invented a Nation. Ses romans, véritables esquisses d’une Écosse à la fois réelle et imaginaire, peuvent en effet être qualifiés de cartes textuelles en raison de leur précision géographique et de la qualité picturale des descriptions. Scott s’approprie cartographiquement l’Écosse, mais il s’appuie aussi sur un vide cartographique, sur le blanc géographique de la carte écossaise, vierge de toutes lignes de démarcation distinctives, en particulier dans ses Hautes Terres, pour y projeter sa vision de l’Écosse et inventer un décor de carton-pâte au cours d’un processus de colonisation ultime et beaucoup plus pernicieux que la colonisation impérialiste, comme nous le verrons dans le dernier chapitre de cet ouvrage.
18Cette appropriation mentale et artistique s’accompagne aussi d’un cheminement psychologique, puisque les frontières physiques ont aussi des valeurs symboliques et abstraites très fortes. Si Scott s’intéresse tant au concept de frontière à travers ses romans écossais, c’est justement pour ce que cette dernière signifie et convoque. Écrire la frontière pour Scott, c’est en révéler la signification. Derrière le voyage de Jeanie Deans à travers les frontières géographiques de la Grande-Bretagne se cache un véritable pèlerinage, un voyage à travers les frontières du sacré et du spirituel.
Notes de bas de page
1 « the synchronicity of imperial expansion in its early phases, taking place inside and outside the nation, produced multiple “flows” of an imperial culture moving from one locale to another, which makes for some surprising cross-pollinations as imperial culture moves back and forth between nation and colony ». Kenneth McNeil, Scotland, Britain, Empire : Writing in the Highlands, p. 13.
2 « On m’a dit que je pouvais facilement entrer en Écosse [I can easily enter Scotland] […] et je suivrai donc cet itinéraire » (GM I, 21 : 115).
3 Georg Simmel, « Pont et Porte », La tragédie de la culture et autres essais, p. 164.
4 Le couplet est généralement attribué à William Caulfeild, officier de l’armée britannique et inspecteur des routes en Écosse avec le général Wade et après le départ de ce dernier. Il supervise aussi la construction de nouvelles routes et ponts. Il aurait donc été tout à fait bien placé pour rendre hommage à son prédécesseur, comme le pense William Taylor : « [w]hether or not William Caulfeild was the author of the couplet, […] it would be impossible to think of a better source ». William Taylor, The Military Roads in Scotland, Clonsay, House of Lochar, [1976] 1996, p. 25.
5 L’expression oxymoronique en anglais (the military highways) souligne bien la double étiquette des grandes routes écossaises à la fois militaires et publiques.
6 « [H]e intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention ». Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Edinburgh, Edinburgh UP, [1776] 1827, p. 184.
7 Le libre-échange n’entre pas en vigueur avant le milieu du xixe siècle avec l’abolition de la loi de protection des céréales britanniques (1846), car c’est un système économique très controversé : la circulation trans- et inter-nationale semble, au premier abord, privilégier les affaires mercantiles étrangères au détriment des activités commerciales nationale et impériale qui ne bénéficient plus d’aucune protection tarifaire.
8 « Scott’s fictional treatment of the opposition between […] the worlds of fixed and fluid wealth ». Kathryn Sutherland, « Fictional Economies : Adam Smith, Walter Scott and the Nineteenth-Century Novel », ELH 54.1 (1987) : 97.
9 L’esclavage n’est interdit au Royaume-Uni qu’en 1833.
10 Sa condamnation de l’esclavage apparaît plus clairement dans un recueil intitulé An Apology for Tales of Terror (1799) composé d’une collection de neuf ballades (écrites par Walter Scott, mais aussi Matthew Gregory Lewis, Robert Southey et John Aikin) qui traitent de ce thème. Walter Scott, An Apology for Tales of Terror, ed. Douglass H. Thomson, Kelso, 1799.
11 « A third rogue writes to tell me […] that he approves of the first three volumes of the H. of Midlothian but totally condemns the fourth », écrit Walter Scott dans son journal à l’entrée du 10 décembre 1825. W.E.K. Anderson, ed., The Journal of Sir Walter Scott, 1825-32, Edinburgh, Canongate Books, 1998, p. 39.
12 Traduit de James Kerr, Fiction against History, p. 24.
13 Traduit de David Blair, « Scott, Cartography, and the Appropriation of Scottish Place », Literature and Place, 1800-2000, ed. Peter Brown and Michael Irwin, Oxford, Peter Lang, 2006, p. 106.
14 « Edward – the lone hero, the monadic traveler – is the only character who has neither a territorial identification nor a territorial limitation ». Saree Makdisi, « Colonial Space and the Colonization of Time in Scott’s Waverley », Studies in Romanticism 34.2 (Summer 1995) : 162.
15 Traduit de Saree Makdisi, « Colonial Space and the Colonization of Time in Scott’s Waverley », p. 162.
16 « [D]espite so many routes, there are only two lines of travel : the rigid and the supple lines. These two establish the qualitative difference between travellers : either one is a sedentary traveller or one is a nomadic traveller ». Syed Manzurul Islam, The Ethics of Travel, p. 55. Traduit de ibid., p. 56.
17 Traduit de Carolyn F. Austin, « Home and Nation in The Heart of Midlothian », SEL, 1500-1900, 40.4 (Autumn 2000) : 625.
18 Cette anecdote est mentionnée dans Murray Pittock, ed., The Reception of Sir Walter Scott in Europe, London, Continuum, 2006, p. 313.
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