Ethos et style
Henri Michaux ou l’avènement du sujet précaire
p. 123-131
Texte intégral
1Lire Henri Michaux c’est d’abord découvrir une écriture repliée sur elle-même qui organise sa propre disparition : la fragmentation, les écarts, la désarticulation et l’ironie sont autant de signes de cette disparition qui va jusqu’au dépouillement. Le style de Michaux est sobre, la voix narrative est quasiment absente, le « moi » se trouve dérouté et voué, pour ainsi dire, à une métamorphose continuelle. Le sujet de Michaux connaît une existence fragmentée et précaire. L’interrogation qui se trouve posée ici est la suivante : quelle place occupe le « moi » dans le langage et comment l’être se heurte-t-il au monde et arrive-t-il cependant à le nommer ?
2Michaux a dit de lui-même qu’il est « professeur d’inquiétude ». L’approche que nous proposons de ses textes tiendrait à ce que notre compréhension se confond à chaque fois avec l’attente de cette inquiétude. La conception du sujet témoigne d’une inquiétude active qui retrace l’aventure de la dépossession et de la désidentité. L’écriture du « je » chez Michaux repose sur un paradoxe ironique qui consiste à affirmer sans affirmer.
3Nous avons sélectionné quelques textes qui illustrent la parfaite antithèse du « moi ». Il ne s’agit pas d’une collection d’individualités désespérées dans leur défaillance qui nous est présentée mais d’une possible ouverture d’un seul être au monde ; il ne s’agit pas non plus d’un attachement à une quelconque identité mais d’un détachement et d’un exil volontaire de l’être qui se réalise dans l’espace propre au langage.
Clown ou « l’autobiographie honteuse1 »
4« Clown » est l’un des textes les plus importants de Michaux, écriture doublée d’un pendant pictural. Texte-programme, « Clown » adopte une logique dynamique et aussi circulaire, il est construit sur un ensemble de déconstructions. À travers l’image du clown, Michaux évoque le thème de la condition humaine. Ce personnage est un moyen d’exprimer les contradictions auxquelles se heurte l’homme contemporain. Plus qu’un simple témoin, « Clown » devient ainsi l’acteur de la crise de la conscience moderne.
5Dans ce poème, la position du clown est tragique, il est appréhendé par ce qu’il ne possède pas : ni couleur, ni cirque, ni position sociale privilégiée. Dans sa quête identitaire, le personnage envisage de reconquérir un moi authentique et pur par voie de déconstruction et de perte. En effet, les verbes employés réfèrent au déchirement dans son sens le plus accentué : « J’arracherai, lâcherai, trancherai, romprai, expulserai2 ».
6De plus, cette négativité des verbes s’accompagne d’un négativisme de la caractérisation adjectivale : vide, réduit, anéanti, perdu3. Nous remarquons également une construction à caractère fermé qui marque le renversement de la quête. En effet, le verbe être est lié eu pronom de quantité nulle au début du passage : « Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien4 », et à l’adjectif nul à la fin : « Ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée à force d’être nul / Et ras / Et risible…5 ».
7La logique du projet se lit clairement à travers l’isotopie de la négativité. L’absence d’identité – « sans nom, sans identité » – est le résultat d’un mouvement lyrique, d’un parcours qui part d’un faux moi vers un moi plus vrai. Le tragique de cette quête réside dans l’impossibilité de sa réalisation ; la construction du moi passe par la déconstruction d’une certaine partie de lui-même. Ici, Michaux bouleverse le rapport du moi au monde et à sa propre identité : il s’agit de s’auto-dévaluer pour atteindre un véritable héroïsme intérieur. Le moi opère dans la solitude un travail de sape qui le détruit et l’édifie du même coup. Dans ce texte, le moi ne s’affirme pas glorieusement, il ne se nie pas non plus, il interdit toute action en multipliant les activités à l’infini, le clown ne cesse de cumuler les contradictions, il cultive la recherche de l’échec sans renoncer totalement à sa quête. La fin du texte enferme le personnage dans un triomphalisme tragique : « nul », il est de surcroît « ras et risible ».
8Le sujet utilise contre lui – même sa force de négativité, ce constat de faillite fonctionne comme une auto-ironie qui aboutira à une auto-destruction du sujet-écrivain et penseur, en mesure seulement de s’anéantir. Le clown en affirmant qu’il veut être « rien et rien que rien » conteste son identité. Au moment où il se donne comme l’auteur de ce texte, le « je » condamne toute écriture sérieuse, « par éclatement. / Par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation6 ». Le « je » du texte peut être lu comme l’incarnation de ce que Jean Cohen appelle « le poète essentiel et absolu7 ». « Clown » peut être identifié à l’écrivain, un véritable médiateur entre le monde et le poème. Relié au monde et en prise directe sur lui par la position qu’il prend dans l’énoncé, le « je » a ici sa pleine force de je poétique. Clown est ainsi à la fois le « je » du narrateur et de l’écrivain.
9L’œuvre se détruit à mesure qu’elle s’annonce et le moi s’affirme à chaque fois qu’il se nie. Le tragique de la quête réside justement dans l’impossibilité de s’affirmer et dans la nécessité de se nier. Le texte témoigne aussi du mouvement de construction/déconstruction, chaque mot utilisé est comme mis en question par le mot qui suit. Clown bouleverse la conception de soi et le rapport au monde. La dynamique du projet proposé se double d’une volonté de dépouillement, le sujet se vide de l’intérieur et cet enjeu de sape porte directement sur le langage lui-même. L’ordre du monde est lié à la conception du langage, et chez Michaux, la mise en cause du moi et du monde s’accompagne d’une mise en cause de la validité même du langage qui sert à appréhender le monde.
10Le texte est travaillé par une certaine tension langagière. La parole clownesque est porteuse de contradiction, elle possède sa propre rhétorique et sa propre éloquence. Or, le sujet nous prévient contre « l’importance » et contre « le prestige ». L’écriture de Michaux se trouve compromise, ce qui fait que ce texte représente une recherche paradoxale ; l’écriture témoigne d’une quête tout en la reniant, elle se sert d’une langue qui coupe le poète et l’inscrit dans une réalité aliénante qu’il s’emploie à réprouver. Le texte devient ainsi le lieu du décousu, d’un éclatement qui affirme le principe de court-circuitage, cher à Michaux. L’évocation ironique – « ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements8 » – discrédite le travail du sujet-écrivain ; elle fonctionne comme une allusion aux combinaisons de la poésie et de la rhétorique. En plus, le rythme du texte, caractérisé par l’accumulation verbale et jubilatoire, est contrebalancé par l’expression figée du prêt-à-dire introduite entre guillemets « de fil en aiguille » qui souligne une prise de distance dubitative et crée ainsi une disjonction au niveau de l’énonciation et de l’instance énonciative elle-même.
11Dans ce texte, le poète convertit un travail du deuil en un poème qui transfigure la quête identitaire en sollicitation de la perte. Libre et enfin libéré, le clown s’ouvre en lui-même et fait le deuil du sérieux. L’auteur en choisissant cette figure du clown se situe contre l’institution et contre l’ordre. La manière dont se clôt ce texte, par la double risée, fait fi de toute politique du sérieux ; l’adjectif « risible » suggère l’idée du carnaval qui engage l’être et son corps à travers le rire qui contrecarre la figure sociale. « Clown » devient alors une figure de refus par laquelle l’écrivain compose un masque pour se préserver du discours social.
12La figure du clown porte les contradictions de la crise de la conscience moderne. En effet, les enjeux identitaires qui animent le sujet rejoignent les grandes révolutions intellectuelles du siècle : la déstabilisation du sujet classique, du moi maître de soi et du monde. Dans sa quête obstinée à être, le moi tient un discours paradoxal qui projette l’éclatement du sujet et donne ce dernier comme en pièces et anéanti. Dans l’œuvre de Michaux, les personnages déçoivent toute tentative d’identification, ils se refusent à la caractérisation psychologique et inquiètent ainsi la narration. Dans cette même perspective s’inscrit le texte Le Portrait de A. qui présente un éthos fragmenté et paradoxal.
Le Portrait de A. : quand le portrait échappe à l’artiste
13Le Portrait de A. est présenté en tant que récit-programme d’une « anti-vie », composé de trente et un fragments de longueur inégale, juxtaposés et séparés par la typographie et la mise en page (le blanc et l’astérisque). Les expériences présentées sont ainsi morcelées, doublées en cela par un contenu lui-même disloqué. Le texte présente le récit chronologique de la vie de A., de la naissance jusqu’à la mort. Le statut identitaire du sujet est absent, il est évoqué par le pronom personnel « il ». Il s’agit de l’autobiographie d’un être qui se conçoit comme une boule hermétique et parfaite : « jusqu’au seuil de l’adolescence il formait une boule hermétique et suffisante9 ». Dans la partie centrale du texte figure la mention « A. c’est l’homme après la chute » ; la vie présentée s’articule donc autour d’une rupture entre ce qu’était le personnage avant et ce qu’il est devenu après la chute. Il importe de remarquer que la substitution dans le titre du nom par cette structure déterminative, « Le portrait de A. », ou par la troisième personne « il », dans le texte, est « un procédé quantitatif donc voyant10 ». Philippe Hamon voit dans ce procédé « un signal privilégié et efficace de l’ironie ». Ainsi, le texte ne peut pas être lu de manière littérale, en occultant l’identité de « A. » ; en le désignant par un syntagme nominal atypique, le narrateur marque sa présence dans l’énoncé. D’ailleurs, la notion même du portrait est susceptible de nous éclairer sur le projet du narrateur : le texte propose d’écrire le portrait de A. Étant donné la nature et le statut du texte, le portrait est censé le reproduire tel quel et en lui-même, il est aussi censé faire surgir la réelle apparence du décrit et son identité véritable.
14Le texte acquiert un statut important dans la mesure où il exprime un conflit existentiel fondamental. A. est confronté dans sa recherche à des « difficultés » extérieures et intérieures. Ici, l’équivalence entre portrait et personne se trouve investie dans une logique ironique, c’est un anti-portrait que nous propose l’écrivain pour revaloriser la notion de la personne, puisque le portrait est considéré comme une réification de la personne qui devient un objet de possession. Doublement enfermé, A. essaye de se préserver et de se suffire à lui-même, mais la société, à travers ses institutions, brise l’intimité du sujet et l’ouvre à l’extérieur :
Jusqu’au seuil de l’adolescence, il formait une boule hermétique et suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence, à moins qu’on ne s’en servît avec violence contre lui11.
Le refus de la socialisation se lit aussi dans la négation qui affecte les parents, l’école ou la société. Mais la désagrégation12 de la boule et la chute du sujet entraînent deux déchirures au sein de l’intimité et du mystère du personnage. Au commencement A. cherche le sens de sa vie, « il se demande où est sa vie » ; de l’interrogation, il passe à l’action : « il la [sa vie] pelote, il l’oriente, il l’essaye13 », cette accumulation de verbes s’avère inefficace puisque le résultat est négatif : « il ne la voit pas ». Les verbes employés sont particulièrement intéressants car ils s’ouvrent sur la « compréhension » et « l’action », voir suggère aussi le verbe savoir et A. devait « toujours agir avant de savoir…14 »
15Le narrateur déjoue l’évocation de sa déception et enchérit sur les combinaisons accumulatrices qui sont contrebalancées par le constat négatif : « il cherche la jeunesse […] Mais il va bientôt mourir » (repris aussi vers la fin du texte). Le narrateur ne porte pas un jugement de valeur directe sur lui-même, mais les interrogations et le jeu des oppositions soulignent le caractère dérisoire de son discours. L’ironie ici devient une manière de se poser par rapport au monde ; grâce à elle l’écrivain réfléchit sur son œuvre et sur l’acte d’écriture lui-même. Ce rapport réflexif à la création acquiert une dimension éthique dans la mesure où l’artiste est conduit à faire de la vie elle-même une œuvre d’art. Le style devient ainsi une manière de se dégager de l’enfermement de l’identité pour mieux s’affirmer. Comme le remarque Laurent Jenny : « Tout ce que nous connaissons du style de Michaux (la rapidité, le goût des intensités, le dynamisme narratif, la passion du divers et de la métamorphose) n’est donc pas à comprendre comme l’expression d’une nature, mais comme la conjuration d’une inertie, d’une fatigue et d’une apathie, et l’effet d’un choc en retour, délibérément provoqué15. »
16La question des identités et des portraits est un champ propice à l’ironie. Pierre Schoentjes affirme justement que « l’ironie repose très fortement sur l’identité et l’idéologie des communautés distinctes16 ». L’identité du sujet passe à travers le langage et dans le discours qu’il donne de sa vie, mais la faille du langage interdit toute représentation exhaustive et achevée du sujet. Michaux exprime cette idée dans la postface de Plume où il écrit « une flexion dans une phrase est-ce un autre moi qui tente d’apparaître17 ? » Les personnages de Michaux évoluent dans un monde qui leur échappe, ils n’arrivent pas à s’y inscrire puisqu’ils sont privés d’une identité claire et déterminée. Cette identité qui se métamorphose et se multiplie
n’est évidemment pas propre à Michaux. Elle a des racines nombreuses dans la philosophie et la psychologie pré-freudienne de la fin du xixe siècle. On peut songer au moi-polype de Jules Laforgue, inspiré par la philosophie de Hartmann, au moi bovaryque de Jules de Gaultier, assoiffé d’être ce qu’il n’est pas dans une première version du bovarysme, puis pure fiction d’identité dans la seconde, ou encore, au moi instable des Maladies de la personnalité (1885) de Théodule Ribot18.
Pollagoras : l’éthos virtuel d’une lutte dérisoire
17Michaux n’aura de cesse de revenir sur ce motif du moi « provisoire », éclaté, qui défie l’unité : « Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes)19. » Dans cet univers de moi éclatés et multiples, un personnage majeur surgit en marge de La vie dans les plis, autre double de l’écrivain ; il s’agit d’une apparition fugace qui, sous forme de monologue, s’étend sur trois pages et une petite marge. Pollagoras parle de sa vie et ce qu’il dit s’applique à toute vie. L’importance de ce personnage réside dans le fait qu’il incarne l’Homme meurtri par l’âge et l’expérience. Le personnage se présente d’emblée comme un champ de bataille mais il lui manque la volonté de vaincre : « Avec l’âge, dit Pollagoras, je suis devenu semblable à un champ sur lequel il y a eu bataille, bataille il y a des siècles, bataille hier, un champ de beaucoup de batailles20 ». Pollagoras n’est pas animé d’un désir de subsister et d’être : son « être renfrogné »« s’anime à regret ». D’ailleurs, « il » est entouré dans ses visions par « des morts » quoique pas « tout à fait morts21 ». La vision de Pollagoras est marquée par la notion de combat : le mot « bataille » est répété quatre fois et doublé d’un champ lexical de combat : vaincre, tout armés attaquent, adversaire, secoué, combat. D’un autre côté, nous trouvons une isotopie de la fatigue et de la mort : mort, reposent, silence, molles, vieil.
18Le personnage est comme partagé entre force et faiblesse, entre combat et défaite. Ce déchirement est fatal au sujet dans la mesure où il souligne une division intérieure du moi. Roland Barthes remarque à propos du sujet divisé que
lorsque nous parlons aujourd’hui d’un sujet divisé, ce n’est nullement pour reconnaître ses contradictions simples, ses doubles postulations, etc. ; c’est une diffraction qui est visée, un éparpillement dans le jeté duquel il ne reste plus ni noyau principal ni structure de sens : je ne suis pas contradictoire, je suis dispersé22.
Cette dispersion est ennuyeuse pour le sujet un, souverain et maître de son œuvre, car le sujet dispersé portera cette dissémination jusqu’à son discours. L’écriture devient ici une possibilité pour se libérer de l’identité sociale où le « je » acquiert une dimension interpersonnelle. L’écrivain jette les bases d’un nouvel éthos. Le lyrisme « de Michaux renvoie à une esthétique qui préfigure la subjectivité lyrique et s’enracine dans une vision rénovée, discontinue et énergétique du monde et de la réalité23 ». Dans ce sens, le discours de Pallogoras s’ouvre sur du biographique : « le démantèlement commença avec la mort de quelqu’un avec qui je vivais24 ». Il s’articule aussi sur « la diction d’un moi central » : « laissez moi, dit / Pollagoras, je suis fatigué de l’épi querelleur. / Le temps est venu pour moi. / Laissez. / Mon sang a perdu son colloïdal. / Mon être tout entier dépose des pierres ». Mais, le texte est travaillé par un autre discours distancié et dubitatif. En effet, toute sensation est renvoyée à son irréalité, ce qui bloque l’émotion centrale du personnage : « je vis sans vivre » ou encore « des morts pas tout à fait morts25 ».
19L’incertitude et le paradoxe de l’énonciation, l’hermétisme et l’équivoque de la signification défient le pacte de sincérité qui émane du sujet lyrique. Le ton tragique du texte se double d’une ironie qui discrédite la parole lyrique. Ici, comme le remarque Joëlle de Sermet, le lyrisme
construit une mémoire du sujet au point précis où convergent à l’intérieur du présent, les linéaments d’une mémoire formelle : mémoire sédimentée en tradition et dont les composantes collectives ont été intériorisées pour donner naissance à la figure singulière du poète, par référence à la norme antérieure du poète-archétype26.
Pollagoras est porteur d’une lourde désespérance qui le décourage lorsqu’il pense à sa vie et à son œuvre ; face au bilan négatif, il se trouve consterné et comme anéanti. La présence d’un sujet lyrique engage donc un pacte de sincérité, Pollagoras se présente comme un sujet poétique résigné et soumis à sa dégradation ontologique, mais le langage fragmenté et brisé condamne cette présence et dépersonnalise le personnage en pleine évocation lyrique.
20La rupture entre la tonalité du texte et le travail de l’écriture (qui bloque l’énonciation) engendre une ironie tragique ; la voix personnelle du sujet est ainsi refoulée pour laisser place à une voix transcendante. Barthes parle ici « d’ironie éloquente27 » qui concerne un sujet supérieur et subjectif critiquant le monde qui l’entoure. Ce sujet se caractérise par sa supériorité et sa maîtrise sur le langage (jubilation et jeux de mots28) et sur le monde (critiquer le réel pour mieux le dominer29). Dans ce texte, le sujet devient aussi l’effet précaire d’un acte (celui de chercher : je cherche encore, je cherche toujours), il doit affronter son propre dépouillement en dehors de toute affectation : « Elle [quelqu’un avec qui je vivais] tomba dans la Mort. Soudain. Sans aucun accord30 ». Mais, c’est dans ce jeu fondamental de langage, comme matière politique et sociale, que le sujet s’expose, se présente et appréhende le monde : « Ainsi, tel un manoir livré au Poltergeist, je vis sans vivre, lieu de hantises qui ne m’intéressent plus, quoiqu’elles se passionnent encore et se refassent tumultueusement en un fébrile dévidement que je ne puis paralyser.31 »
21L’écriture ironique souligne cette tension entre le dépouillement tragique qui frappe le sujet et son élan jubilatoire et rhétorique. Selon la rhétorique classique, l’éthos du locuteur présente une image qu’il donne de soi-même dans le discours. L’éthos dans l’ironie se divise en deux éthè : l’un critique et l’autre ironique (étant donné la double structure sémantique de l’ironie) ; l’ironiste dispose ainsi d’un double éthos : le rôle de l’éthos moqueur consiste à marquer la supériorité de la valeur latente sur la valeur patente et à organiser le dispositif global selon une hiérarchie. L’éthos moqueur peut faire de l’ironie un vecteur idéologique, tandis que sa duplicité sémantique lui permet de subvertir les codes de l’intérieur.
22Pollagoras incarne ici la quête tragique et ironique d’un sujet en deuil de Moi-le-Magnifique ; le personnage passe d’un lyrisme approuvé, à un autre lyrisme d’échec ; tout le texte est travaillé par cette contradiction intérieure qui déchire le sujet souffrant. Françoise Neau a bien remarqué que seule cette souffrance est capable de libérer le moi du personnage :
Même si le texte se clôt sur cette tristesse de l’ensablement d’un Pollagoras impossible à « désattrister », la liberté retrouvée du moi affleure à certains moments du texte, me semble-t-il : sur fond de fatigue, le moi redevient cet objet d’investissement libidinal narcissique, et le « vieil avare attaché à la vie » qu’est Pollagoras peut puiser dans ce trésor de guerre narcissique, cette économie libidinale-là fonctionne et l’avidité peut revenir, malgré le démantèlement, malgré la vanité du combat qui a permis d’accumuler ce trésor32.
L’écriture ironique conjure ici le destin tragique et restitue le personnage qui devient comme neuf de sa souffrance et de sa tristesse. Le texte inscrit ainsi une double rupture par rapport au sujet lyrique et aussi par rapport à la forme classique de l’ironie qui recourt à des procédés manifestes et évidents. C’est une ironie de type immanent et ontologique. Le sujet éprouve une dissection qui le partage entre deux modes différents : un mode langagier et un mode existentiel. Il doit évoluer dans cette perspective pour être et parler de son être. Christine Van Vacrenberg remarque la potentialité du langage, susceptible de représenter le sujet sans pourtant saisir son être : « Le sujet se constituant dans le langage (qui est sa cause) ne peut être dans le discours que représenté. C’est-à-dire que son être (comme authenticité existentielle) disparaît, masqué dans les signifiants qui le représentent sans jamais le saisir tout à fait33 ». Le paradoxe inhérent à l’activité langagière introduit une rupture au sein de la représentation claire et achevée du monde, le langage paradoxal affecte de l’intérieur le sujet et le condamne à une situation tragique. Il s’agit de savoir comment exprimer en même temps le sentiment du monde et de l’être, et comment inscrire par le langage son être au monde
23Les textes analysés présentent des personnes complexes autour desquelles s’articule la poétique ironique et tragique de l’être sans identité. « Clown », « Le portrait de A. » et les Meidosems sont mal armés pour faire face au monde extérieur, policé et civilisé. Le problème de la socialisation, le rapport à l’autre et à soi révèlent une inadaptation fondamentale qui vient du personnage lui-même. En effet, tous ces personnages sont en proie à une crise existentielle provoquée par l’incompatibilité des aspirations individuelles et des valeurs du monde extérieur. La dimension tragique de la crise que traversent ces différents personnages s’avère fatale ; elle met sur un même pied d’égalité une quête personnelle et identitaire et une autre recherche esthétique et philosophique. Il s’agit donc d’aménager la vie et l’œuvre dans un même geste.
24Les différents personnages incarnent de ce fait le double de l’écrivain, un double fragile et fragmenté, qui ne jouit d’aucune unité : des êtres qui n’arrivent pas à se réaliser et à réaliser leurs projets. Confrontés sans cesse à l’impossibilité et à la fatalité, ces personnages sont loin de présenter des exemples heureux et achevés du sujet glorieux. Les textes analysés présentent un questionnement sur l’identité et une enquête sur l’origine. Plusieurs tentatives d’identification qui prêtent à l’introspection psychanalytique et bloquent la représentation du moi dans la mesure où l’écrivain n’arrive ni à s’identifier à eux, ni à croire en eux.
Notes de bas de page
1 Gérard Genette distingue deux types d’autofiction : « Les vraies autofictions, dont le contenu narratif est, si je puis dire, authentiquement fictionnel », et les « fausses autofictions qui ne sont fictions que pour la douane, autrement dit, autobiographies honteuses », Fiction et diction, Paris, Seuil, Poétique, 1991, p. 87.
2 « Je le [ce qui paraissait m’être indissolublement proche] trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler », Henri Michaux, Œuvres Complètes t. I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 709, dorénavant désigné à l’aide du sigle OC suivi du numéro de la page.
3 « Vide de l’abcès d’être quelqu’un […] / Réduit à une humilité de catastrophe […] / Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime. / Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité. », Henri Michaux, OC, I, p. 709.
4 OC, I, p. 709.
5 OC, I, p. 710.
6 OC, I, p. 709.
7 Jean Cohen, Structures du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 47.
8 OC, I, p. 709.
9 OC, I, p. 608.
10 Philippe Hamon, L ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Université, 1996, p. 90.
11 OC, I, p. 608.
12 Il ajoute encore un peu plus loin : « Sa parfaite boule s’anastomosa et même se désagrégea sensiblement », OC, I, p. 608.
13 OC, I, p. 607.
14 Ibid.
15 Laurent Jenny, « Styles d’être et individuation chez Henri Michaux », Fabula-LhT, no 9, « Après le bovarysme », mars 2012, consultable en ligne : http://www.fabula.org/lht/9/jenny.html.
16 Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, « Points Essais », 2001, p. 196.
17 OC, II, p. 663.
18 Laurent Jenny, art. cité.
19 OC, II, p 663, C’est Michaux qui souligne
20 Henri Michaux, Œuvres complètes t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 232.
21 « Des morts jamais tout à fait morts errent en silence ou reposent. / On pourrait les croire dégagés du désir de vaincre. » OC, II, p. 232.
22 Roland Barthes, Barthes par lui-même, Paris, Seuil, 1975, p. 127.
23 Claude Fintz, Henri Michaux « homme – bombe ». L œuvre du corps : théorie et pratique, Grenoble, Ellug, 2004, p. 160.
24 OC, II, p. 233.
25 Ibid., p. 232.
26 Joëlle de Sermet, « L’adresse lyrique », in Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 82.
27 « Qui part d’un lieu sûr », c’est-à-dire d’un stéréotype, en l’occurrence le sujet lyrique (R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 71).
28 « Comme une aiguille sismographique, mon attention la vie durant m’a parcouru sans me dessiner, m’a tâté sans me former », OC, II, p. 233.
29 « Petit barrage que je fis, croyant bien faire, croyant merveille faire, et me placer en forteresse non délogeable. Petit barrage trop solide que ma résistance fit », ibid.
30 Ibid.
31 OC, II, p. 232.
32 Françoise Neau, « La souffrance dans les plis d’Henri Michaux », Cahiers de psychologie clinique, 2004 / 2 (no 23) ; consultable en ligne : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/zen.php?ID_ARTICLE=CPC_023_147.
33 Christine Van Vacrenberg, Logiques et écriture de la négation, Paris, Kimé, 2000, p. 30.
Auteur
ISLA de Moknine, Tunisie
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