Sixième leçon
Penser l’innovation pénale
p. 157-182
Texte intégral
Introduction
L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, lui faire de la place.309
1Il n’est pas de meilleure introduction que ces lignes d’Italo Calvino pour indiquer la portée et le sens de cette dernière leçon. Jusqu’ici, la tonalité critique du propos était fondée sur une position morale empruntée au texte limpide de Nils Christie qui se termine étrangement par la même référence à l’enfer.
(…) je ne conçois et ne puis défendre aucune autre position que celle qui consiste à s’efforcer de réduire la douleur. Une des règles en la matière serait donc : dans le doute, ne faites pas souffrir. Une autre règle serait : infligez aussi peu de douleur que possible. Cherchez des alternatives aux peines, et non seulement des peines alternatives. Souvent, il n’est pas nécessaire de réagir ; le délinquant et son entourage savent qu’un tort a été produit. Beaucoup d’actes déviants sont expressifs, de maladroites tentatives de dire quelque chose. Que le crime devienne donc le point de départ d’un réel dialogue et non d’une réaction maladroite prenant la forme d’une cuillérée de souffrance. Les systèmes sociaux doivent se construire en telle manière que le dialogue y prenne place. Par ailleurs, certains systèmes sont créés de façon à rendre naturelle la représentation de nombreux actes comme crimes. Dans d’autres systèmes, il est plus facile d’interpréter les mêmes actes comme l’expression de conflits d’intérêts. Pour réduire l’infliction de la douleur par l’homme, on doit encourager la construction de ce dernier type de systèmes. Compte tenu de la nécessaire simplification de mes propos, et bien conscient que des questions complexes y sont ajournées, ma position peut être condensée dans l’idée selon laquelle les systèmes sociaux doivent être construits en manière telle que soit réduit au minimum le besoin d’infliger de la souffrance pour les nécessités du contrôle social. L’affliction est inévitable, au contraire de l’enfer créé par l’homme.310
2Cette dernière leçon fournit quelques outils de réflexion afin d’éviter que la pensée critique elle-même ne contribue, en le décrétant sans nuances, à rendre l’enfer plus insupportable encore. Au-delà de la visée morale et politique soutenue jusqu’ici, un savoir réflexif doit trouver sa formulation, sans quoi la pensée critique contribue à l’enfer qu’elle examine.
3Comment une démarche critique peut-elle entrevoir ce que l’on pourrait appeler la promesse d’un changement ? Quels sont les outils d’une évaluation positive des changements qui affectent ou pourraient affecter la pénalité ? Devant les nouveautés ou transformations que j’ai situées de façon critique dans le registre du managérialisme (voire, dans la cinquième leçon, du populisme pénal), comment déceler ce qui mériterait le titre d’innovation ? Il s’agira de poser les critères politiques et éthiques de reconnaissance d’une innovation et d’envisager les ouvertures innovatrices des mutations contemporaines de la pénalité. Quelques pistes permettant de conceptualiser l’innovation seront tracées, utiles à garder intactes nos capacités de reconnaître, sans illusion, ce qui, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et de garder intactes nos capacités de le faire durer, lui faire de la place.
4La managérialisation de la justice exclut-elle la chance que s’installe une dynamique alternative dans la pénalité ? Examinons les vertus de la « gestion » pénale. L’absence de principes directeurs de l’action pénale pourrait-elle ouvrir l’espace pour des pratiques prometteuses ? Une question facile à poser et à comprendre mais difficile à résoudre clôturait la leçon inaugurale : si la justification morale de la pénalité et sa banalisation managériale sont deux manières de nous permettre de rester indifférents, de permettre à la pénalité (c’est sa fonction d’institution) de penser à notre place, dès lors, entre le mal justifié et le mal sans justification, où se situent les meilleures conditions pour sa réduction ?
5Le managérialisme est tributaire et reproducteur d’une désaffiliation de la pénalité à l’égard des valeurs, aussi contestables soient-elles, absorbées par la rationalité pénale moderne. La définalisation, étudiée dans ces pages, consiste en l’involution des objectifs politiques de la pénalité au profit d’objectifs managériaux réduits à la productivité interne, à l’efficience et à la satisfaction de la clientèle. Ces valeurs, ces finalités classiques et modernes, en recul dans la configuration contemporaine de la livraison intentionnelle de la douleur, étaient ou sont encore passablement étouffantes, aliénantes, imposées à tous, parfois pour leur bien. Dès lors, ne pourrait-on concevoir que le diagnostic proposé dans ces pages entraîne un recul de la contrainte, une valorisation de la parole, une accentuation de la confiance et de la régulation autonome et sociale du justiciable, une atmosphère de partenariat destiné à suppléer les insuffisances et les défauts d’une action solitaire et à promouvoir des formes d’intervention et de contrôle paradoxalement émancipatrices ?
6L’absence de principes directeurs imposés a priori à l’exercice de la pénalité pourrait favoriser la définition d’objectifs adaptés au justiciable singulier. La réalisation de cette potentialité exige « simplement » que soit assumée l’indifférence de la pénalité (soit la renonciation tant au sentiment d’impuissance qu’à la toute-puissance fantasmatique de l’action pénale) au profit d’une véritable négociation entre les compétences, les points de vue et les subjectivités respectives des acteurs concernés que sont les professionnels de la pénalité, les justiciables, les victimes, les collaborateurs thérapeutiques ou éducatifs de la justice, … Une telle négociation ne pourrait donner lieu à une réelle « collaboration » que si ces acteurs concernés la trouvent pertinente et légitime. Dans cet esprit, chaque acteur est un interlocuteur, voire un co-constructeur de la définition du problème et dès lors du cadrage de son intervention. Le justiciable serait considéré, comme ce nom l’indique, capable de justice et non seulement objet de l’intervention judiciaire, mobilisant, même si c’est sous la contrainte, ses capacités de co-construction de la définition et de la pacification d’un conflit.
7Est-ce là un rêve ? La désorientation ou désaffiliation des pratiques pourrait en effet être telle que deux conséquences pénibles s’y attachent. La première porte sur le processus de décision : la désaffiliation nous emmène dans l’empire, voire dans l’enfer, de la manœuvre et de la manipulation. Tout risque d’y reposer, en un fardeau bien trop lourd, sur les épaules subjectives des acteurs concernés, sans autres guides que les rapports de force d’une négociation dite libre. La seconde conséquence est relative au contrôle : soumis à la désaffiliation de la justice, laissant une plus grande place à la subjectivité, les acteurs judiciaires se confrontent au monde vécu des justiciables ; dès lors « s’accroissent aussi les possibilités de contrôle sur la vie du justiciable et sur son intimité » et « plus on s’intéresse au vécu du justiciable, plus il s’en sent dépossédé »311.
8L’oscillation qui vient d’être mise en scène entre une évaluation critique des transformations contemporaine de la pénalité et les promesses que l’on pourrait en attendre ne trouvera jamais sa stabilisation définitive et générale. Un outillage conceptuel peut cependant servir au praticien et à l’analyste pour agir et penser de façon plus ouverte, pour qu’une place soit faite à ce qui n’est pas l’enfer.
Section I - Un outil : le principe d’irréduction
9Nicolas Sarkozy est le mari de Carla Bruni. Mais il n’est pas que le mari de Carla Bruni. L’analyse d’une pratique, d’une institution, d’une politique, d’une situation ne peut tomber dans le piège de la réduction, dont la forme, appliquée à notre objet, est la suivante : l’énoncé « la pénalité livre intentionnellement de la douleur » devient, si l’on n’y prend pas garde : « la pénalité ne fait que livrer intentionnellement de la douleur ». Le principe d’irréduction312 consiste à s’empêcher d’agir ou de penser en ajoutant explicitement ou implicitement la locution adverbiale « ne que » dans un énoncé qui en perdrait sa validité.
§ 1. Thomas Mathiesen versus Stanley Cohen
10Organisons le conflit entre deux grands criminologues, Stanley Cohen et Thomas Mathiesen. Cohen313 soutient l’idée selon laquelle l’État semble avoir la capacité infinie d’incorporer et d’adapter toute approche réformiste dont le but est pourtant de concurrencer le core du pouvoir d’État. Voilà un énoncé critique « classique », auquel je souscris mais qu’on peut soupçonner de céder à la réduction (soit de ne pas respecter le principe d’irréduction). On peut facilement adresser à cet énoncé le reproche de la paralysie (paralysis of analysis). Thomas Mathiesen314 nous fait entrevoir que toutes les grandes transformations de l’histoire de l’humanité ont été considérées comme irréalistes, idiotes ou utopiques par la toute grande majorité des experts, même quelques années avant que l’impensable devienne réalité. Mathiesen évoque ici des abolitions majeures, comme celle de l’esclavage, ou la chute de l’Empire romain...
11On peut contester la puissance totalisatrice du premier énoncé (Cohen). Est-il si certain que toute approche réformatrice - fût-elle managériale - est absorbée au profit d’un pouvoir d’État fondamentalement inchangé ? Les potentialités innovatrices de ces réformes ne risquent-elles pas d’être détruites par la lecture critique réductionniste et totalisatrice que l’on en fait ? Quant au second énoncé, celui de Mathiesen, on pourrait lui reprocher sa confiance crédule dans la marche de l’histoire. Cependant, il permet l’analyse rétrospective des événements marquants ou innovants d’un domaine donné. L’innovation apparaît alors comme le résultat soit de programmes discrets qui font leur chemin, soit de luttes (d’actions politiques) dont la visée n’est pas nécessairement claire et dont le succès, reconnu rétrospectivement, n’est jamais garanti. L’innovation peut par ailleurs naître là où on ne l’attendait pas et décevoir là où on l’attendait.
§ 2. La rhétorique réactionnaire
12Comment faire pour observer et conserver les potentialités innovatrices d’un dispositif pénal, lorsque ces potentialités existent, malgré les critiques méritées que ces dispositifs encourent (contrôle accru, assujettissement, extension du filet, managérialisation de la justice, justice actuarielle, …) ? Les dispositifs pénaux font l’objet de déceptions structurelles et répétitives dont les caractéristiques rhétoriques, et peut-être les effets réels, sont communs avec la critique réactionnaire.
13Face à un changement « prometteur » et « bien intentionné », Albert Hirschman met en évidence trois figures de la rhétorique réactionnaire : l’effet pervers (perversity : une proposition de changement pour améliorer les choses occasionnera en fait des retours de flamme et aggravera la situation), l’inanité (futility : le changement en question sera totalement inefficace) et la mise en péril (jeopardy : le changement compromettra quelque acquis antérieur). Or, rien n’empêche de prétendre que ce sont aussi des arguments de la critique « de gauche » face aux réformes, et ce quelle que soit la couleur politique de ces dernières. Autrement dit, les armes de l’argumentation critique permettent rarement de distinguer les origines politiques de la critique. L’analyse des changements pénaux nous force donc à poser la question suivante : comment approfondir la critique pour qu’elle se trouve le moins possible en alliance objective ou en symétrie stérile avec la rhétorique réactionnaire ? L’irrésistible attraction qu’exerce l’identification d’un effet pervers ou d’une conséquence involontaire pose donc problème pour l’analyste qui veut respecter le principe d’irréduction. À ce sujet, Hirschman propose de distinguer deux positions scientifiques tranchées : la vigilance critique (être attentif aux conséquences imprévues des actions) et la quête unilatérale et malencontreuse des seuls effets pervers, considérés comme le triomphe ultime de l’analyse315. Je suggère donc qu’une vigilance critique soit préférée à une dangereuse quête, manquant singulièrement de réflexivité. « Les chercheurs en sciences sociales sont bien sûr toujours (et à juste raison) désireux de détecter des effets involontaires des mesures et des politiques sociales. Mais sont-ils pareillement attentifs aux conséquences involontaires de leurs propres idées, des pensées qu’ils n’avaient pas vu venir ou auxquelles ils n’avaient pas songé ? »316 L’invitation à opérer ce tour réflexif voire autosubversif de l’analyse soutient le projet scientifique et pratique de ne pas s’aveugler sur l’innovation.
Section II - Trois approches de l’innovation
14Trois approches de l’innovation, présentées selon un ordonnancement (méthodo) logique, seront privilégiées. Il s’agit de trois propositions graduées pour tenter successivement d’observer, de définir et de conceptualiser les heureuses surprises nommées « innovations pénales ». Observer, définir, conceptualiser : trois temps de la production théorique inductive, qui part des usages ou des pratiques observables témoignant d’écarts par rapport au programme managérial (§ 1.), qui use de définitions ou de typologies destinées à clarifier le sens des mots et des pratiques (§ 2.) et qui tente de conceptualiser l’innovation, soit de relier entre elles les définitions et les observations et de les attacher aux conditions théoriques de leur production (§ 3.).
§ 1. L’usage, la marge de manœuvre et la ruse
15Danilo Martuccelli offre une très belle application du principe d’irréduction lorsqu’il explique que, dans l’entreprise, les travailleurs consentent implicitement aux pratiques qu’on leur impose. Une erreur de l’analyse serait « de prendre les discours des dominants pour des pratiques réelles, et le silence des dominés comme une preuve de leur consentement mental. Or, qu’il n’y ait pas de manifestation explicite et ouverte de contestation ne veut aucunement dire qu’il n’y ait pas de résistance »317. Là où le discours managérial, les politiques et les dispositifs managériaux soulignent leur rationalité, les acteurs individuels - praticiens de ces dispositifs ou sujets soumis à ces dispositifs - ont plutôt tendance à « souligner les absurdités et surtout les mensonges organisationnels »318. La distance entre l’expérience vécue et le discours managérial se manifeste dans les usages, dans les marges de manœuvre et dans la ruse. Plus l’étau managérial se resserrera sur le justiciable et le travailleur de la pénalité, plus seront d’usage les marges de manœuvre et les ruses, sans qu’on puisse savoir évidemment quel discours viendra combler le vide de l’hypocrisie.
16Les pratiques peuvent prendre trois formes de distance avec le programme de la pénalité, quelle qu’en soit la couleur, quel qu’en soit le régime, substantialiste et finalisé, ou managérial et désaffilié. Les trois concepts proposés ici sont gradués selon leur niveau d’intentionnalité.
De l’esprit managérial, il faut distinguer ce que l’on conviendra d’appeler l’usage. La pénalité dispose d’instruments et leur donne un esprit. Mais ces instruments de la pénalité et leur esprit ne font pas que se déduire de l’institution. Ce serait trahir le principe d’irréduction que de penser qu’un programme, aussi contraignant soit-il, produit uniquement les effets attendus. Au contraire, comme l’indique clairement Pierre Lascoumes, « au fur et à mesure de leur usage, ils produisent des effets originaux, et parfois inattendus, qui dépassent ou se démarquent clairement des attentes initiales »319.
La marge de manœuvre est le nom que l’on donne souvent à l’inventivité des pratiques en contexte de lourde contrainte. Par exemple, c’est la façon dont l’assistant de justice profite des espaces de liberté laissés par la formalisation extrême de ses tâches professionnelles par le logiciel de gestion et de contrôle de ses activités pour conserver une dimension individualisée et clinique à sa pratique320. C’est aussi la réactualisation de la dialectique du maître et de l’esclave, dans laquelle un thérapeute délégué au traitement d’un condamné trouvera le moyen d’obtenir « la délégation qui lui est nécessaire »321. La marge de manœuvre opère dans le respect de la loi ou du règlement ; par exemple, lorsqu’un juge d’instruction s’appuie sur le texte de la loi sur la détention préventive et s’oppose à la fois à l’exigence sécuritaire et à la tradition culturelle de son office, conservant ainsi un taux extraordinairement bas de mise en détention préventive dans l’ensemble des dossiers qu’il traite. La marge de manœuvre, c’est encore la découverte des mots qu’il faut pour se rendre « moins utile » au regard du service managérial que l’on est invité à remplir : les expertises du docteur Etienne De Greeff étaient si bien faites dans leur rigueur théorique et clinique qu’elles ne facilitaient aucunement la décision du juge. Les marges de manœuvre, les interstices, les résistances, les coins enfoncés dans les failles de la logique managériale sont et seront les résultats d’une exigence de liberté et d’esprit, voire de liberté d’esprit, dans le travail quotidien de la pénalité.
La ruse désigne l’esprit des pratiques qui trompent le manque d’esprit au profit d’un exercice singularisé et moins douloureux (moins actuariel et moins populiste) de la livraison intentionnelle de la douleur. La ruse est proche de la transgression et convient à l’identification de pratiques qui, sous contrainte managériale, choisissent de privilégier les exigences des situations auxquelles l’acteur pénal est confronté contre les normes techniques qu’il est censé respecter, sans pour autant se mettre en difficulté déontologique ou disciplinaire. Ce privilège donné aux exigences des situations rencontrées contre le programme de leur gestion est celui de la clinique, ce concept s’appliquant tout aussi bien aux pratiques juridiques, psychologiques ou sociales. La référence à la clinique soutient l’éthique d’une approche singulière des situations-problèmes. Cette approche reste nécessaire à un modèle d’action qui veut pourtant sa mort, ou est, à tout le moins, indifférent à son éthique. La ruse renvoie, dès le douzième siècle, à l’action de repousser, de faire reculer, et son premier usage s’applique, en vénerie, au détour que fait le gibier pour mettre les chiens et les chasseurs en défaut. La ruse n’est plus aujourd’hui celle du gibier (de potence) qu’est le justiciable322 : elle devient une modalité de la vie professionnelle que le néolibéralisme fait croître dans le secteur non-marchand et dans la fonction publique.
§ 2. Une définition alternative des alternatives
17Le propos des leçons précédentes a été fortement orienté sur les « troisièmes voies » ou sur ce que l’on appelle plus classiquement les alternatives. Prendre au sérieux ce dernier terme est utile, toujours aux fins d’armer conceptuellement les praticiens et les analystes soucieux d’assurer une critique irréductionniste. Que serait une véritable alternative, qui échappe par exemple aux effets de manipulation et de dépossession de la vie privée, évoqués ci-dessus ? On a trop souvent tendance à concevoir l’alternative comme une troisième voie située entre deux autres, c’est-à-dire inscrite elle-même dans la rationalité des deux premières, dans le même ordre de pensée et dans le même ordre institutionnel. Or le mot « alternative » invite aussi à sortir du système. La troisième voie peut être une voie qui échappe à la rationalité conventionnelle.
18Voici les définitions que le dictionnaire323 fournit pour le substantif féminin « alternative ».
Succession d’états qui reviennent plus ou moins régulièrement ;
Choix entre deux partis possibles ;
Solution de remplacement (1960, de l’anglais) ;
Système de deux propositions, telles que la vérité de l’une entraîne la fausseté de l’autre, et réciproquement ;
Investiture solennelle conférée au torero, pour l’élever au rang de matador.
19Les alternatives, dans la pénalité, sont réellement conçues dans le sens de la définition numéro deux, soit sur le mode du choix entre deux (ou trois) partis possibles, mais elles restent toujours suspendues à la possibilité d’en revenir au « parti » abandonné. Le choix n’est donc jamais définitif et totalement assumé par celui qui en est le titulaire (l’exécution défectueuse du programme de l’alternative renverra toujours à la modalité canonique de traitement pénal, provisoirement abandonnée). En ce qui concerne les alternatives développées au stade des poursuites, j’ai proposé ailleurs324 d’envisager la pertinence de la cinquième définition, au regard du fait que le ministère public se trouvait de plus en plus souvent premier et dernier juge, matador, et non plus seulement torero.
20Jacques Faget et David Nelken, chacun à leur façon, aident à identifier ces alternatives qui constituent des modes d’action non conventionnels. L’on peut distinguer parmi les modes de contrôle des situations problématiques des modèles diversifiés comme les modèles rétributif, thérapeutique (ou éducatif), restitutif (ou compensatoire) et conciliatoire.
Modèles de traitement des conflits pénaux325
modèle | rétributif | thérapeutique | restitutif/ compensatoire | conciliatoire |
objet | culpabilité | besoin | préjudice | conflit |
focale | auteur | auteur | victime | relation |
processus | imposé | imposé/accepté | imposé/accepté | négocié |
solution | punition | aide | réparation | accord/ résolution |
21Les diverses solutions dites alternatives ont aujourd’hui intégré, de façon parfois réductrice, ces différents modèles à l’intérieur de la marge de manœuvre dont le parquet dispose en vertu du principe d’opportunité des poursuites : la poursuite, l’injonction thérapeutique, la médiation pénale. Ceci montre une fois encore comment le système pénal a inscrit en son sein des logiques multiples (dépassant le modèle classique rétributif). Par contre, le modèle conciliatoire est sans doute le plus indigeste, faisant éclater le cadre contraignant que le pénal préconise, transversalement aux trois autres modèles. Il est probablement celui qui coїncide le moins avec la rationalité pénale moderne, dont je préciserai les termes plus loin. Il est donc probablement celui qui est le plus à même de constituer une véritable alternative à la répression pénale. Il ne cible pas un individu, privilégie un processus de négociation et une solution qui relève de la pacification sans orientation individualisée. Les pratiques conciliatoires extra-pénales constituent de véritables alternatives, de véritables innovations.
22David Nelken offre un autre angle de vue sur la même question. Le tableau suivant permet de discriminer les formes véritablement « alternatives » des « partenariats » que favorise la pénalité. Si l’on conçoit l’alternative comme l’inscription d’un partenariat entre le système pénal concerné par une situation problématique (susceptible de porter le nom de crime) et d’autres systèmes sociaux (thérapeutiques, éducatifs…), le rôle de ces derniers peut être d’assister, de compléter, d’orienter ou de remplacer l’action pénale326.
assister | compléter | orienter | remplacer |
collaboration avec le système pénal | négociation réduite aux aspects extra-pénaux de l’infraction | négociation ouverte sur la définition du conflit | civilisation complète de la gestion de lasituation-problème |
23La définition d’un véritable partenariat se lit dans les troisième et quatrième colonnes du tableau reproduit ci-dessus. La notion de partenariat suppose un rapport d’influence réciproque, fondé sur l’égalité des partenaires, et la capacité des uns et des autres d’orienter, voire de remplacer le partenaire et non seulement de l’assister ou de le compléter, positions qui relèvent de l’instrumentalisation par la justice de services extra-judiciaires.
§ 3. Une conceptualisation de l’innovation
1°) Les traits de la rationalité pénale moderne
24L’enjeu de la réflexion consiste maintenant à conceptualiser l’innovation327 pour la distinguer théoriquement du melting pot des changements, transformations, nouveautés, ... Comment penser l’innovation ? Une première posture peut présenter l’innovation pénale comme un oxymore. Du point de vue maximaliste, appelons-le abolitionniste, une innovation doit être tout sauf pénale. Acceptons-nous de glisser l’innovation entre l’abolition, qui en est une version possible et la reproduction à l’identique du pénal, qui contient les stabilités, les pérennités et les changements adaptatifs nécessaires à l’homéostasie de la pénalité ? Comment le système pénal apprend-il ou quelles sont ses conditions d’apprentissage ? La formule étrange de cette question repose sur le postulat que les nouveautés insérées dans la pénalité et plus particulièrement dans sa structure cognitive peuvent conduire à des reproductions différenciées et non seulement à des reproductions à l’identique. On peut tenter de définir les innovations au regard de leurs potentialités transformatrices - dans un certain sens - de la pénalité. Cette définition suppose que l’on identifie les traits de cette rationalité et que l’on indique la direction désirée des innovations dignes de ce nom. Sous réserve d’autres formulations possibles, la rationalité du système pénal promeut une vision de la protection de la société et de l’affirmation des normes présentant, à suivre Alvaro Pires, André Cellard et Gérald Pelletier, quatre traits significatifs : cette vision est hostile, abstraite, négative et atomiste.
Hostile, parce qu’on représente le déviant comme un ennemi du groupe tout entier et parce qu’on veut établir une sorte d’équivalence nécessaire, voire ontologique, entre la valeur du bien offensé et l’affliction à produire chez le déviant. Abstraite, parce que le mal (concret) causé par la peine est reconnu mais conçu comme devant causer un bien moral immatériel (« rétablir la justice par la souffrance », « renforcer la moralité des gens honnêtes », etc.) ou encore un bien pratique invisible et futur (la dissuasion). Négative, puisque ces théories excluent toute autre sanction visant à réaffirmer le droit par une action positive (le dédommagement, etc.) et stipulent que seul le mal concret et immédiat causé au déviant peut produire un bien-être pour le groupe ou réaffirmer la valeur de la norme. Et enfin, atomiste, parce que la peine - dans la meilleure des hypothèses - n’a pas à se préoccuper des liens sociaux concrets entre les personnes sauf d’une façon tout à fait secondaire et accessoire.328
25Pour qu’une « nouveauté » soit conçue comme « innovation », il faut à tout le moins qu’elle promeuve une vision moins hostile, moins abstraite, moins négative et moins atomiste de la protection de la société et de l’affirmation des normes. Mais ceci ne suffit pas : l’innovation suppose aussi « l’émergence d’un élément inattendu et imprédictible »329 eu égard à l’état de la rationalité pénale dominante. Cette caractéristique de l’innovation laisse entendre que le système pénal ou sa rationalité peuvent se reproduire non seulement à l’identique, mais aussi se reproduire par la différence ; un type de reproduction qui, depuis les années 1960, serait favorisé par au moins deux facteurs : la complexification de l’environnement du système pénal et la capacité croissante de ce système à opérer une autoréflexion. Cette formule paradoxale (reproduction par la différence) permet de ne pas immédiatement évaluer la reproduction comme la reconduction du même et, au contraire, d’analyser la façon différenciée dont la nouveauté contribue à la reproduction et laisse aussi une chance à l’innovation. Contribuant à la reproduction, elle ne fait pas que contribuer à la reproduction…
2°) Des innovations pénales
26Pour revêtir un caractère innovant, un changement pénal doit ajouter au changement qu’il constitue, deux caractéristiques substantielles : il doit, d’une part, abandonner l’idée que le mal est nécessaire pour produire un bien et doit participer à une vision identitaire du droit pénal moins hostile, moins abstraite, moins négative et/ou moins atomiste de la protection de la société ou de l’affirmation des normes ; il doit, d’autre part, présenter des caractéristiques irréductibles, non prédictibles et non déductibles au regard de la rationalité pénale moderne.
27Armé de cette définition, on peut envisager la peine de travail comme un cheval de Troie entré dans les murailles de la pénalité330. On verra ensuite qu’une lecture critique des droits des détenus, trop facilement conçus comme innovations, doit, au nom du principe d’irréduction, souligner leur potentialité innovatrice.
a. La peine de travail en cheval de Troie
28Est-il possible de considérer les évolutions qu’emporte la peine de travail comme significatives pour une transformation de la rationalité pénale moderne ? Jean-François Cauchie331 propose une analyse en ce sens. La mutation du statut légal du travail d’intérêt général et la mutation du modèle de l’aide que la peine de travail promeut332 ouvrent des portes à l’innovation pénale, entendue comme dispositif contribuant à une action pénale moins hostile, moins abstraite, moins négative et moins atomiste333. La dimension résolument punitive de la peine de travail pourrait bien constituer avant tout une exigence discursive nécessaire à la crédibilité de la peine, permettant pour le reste le déploiement d’expériences divergentes de son exécution. Ces expériences seraient susceptibles d’interprétations et d’appropriations multiples et diversifiées par les justiciables eux-mêmes et par les acteurs professionnels et « civils » convoqués. De même, l’évaluation de l’exécution de la peine, réduite au compte des heures prestées, ressemble au compte des jours et des mois passés en prison (indiquant bien en quoi la peine de travail est une peine privative de liberté) mais on peut aussi interpréter cette évolution comme le bénéfice innovateur de l’extraordinaire indifférence de l’évaluation pour les bénéfices substantiels de la peine : les effets éventuels de réparation et de resocialisation rencontrés par surcroît durant l’exécution de la peine demeurent à l’appréciation du justiciable lui-même.
29Le concept de la peine de travail est si « vide » qu’il offre des perspectives d’appropriation créative par des alliances locales progressistes et des réseaux d’acteurs capables de concurrencer les tendances régressives de sa justification et de son exécution. Entre la critique du caractère discrétionnaire d’un tel dispositif334 et l’espoir qu’il permette la consolidation d’une rationalité innovatrice335, même masquée par le développement d’un esprit managérial, l’analyse balance. L’avenir, s’il est ouvert à la recherche, permettra sans doute de trancher.
30La peine multifonctionnelle (le « couteau suisse » de l’appareillage pénal)336 ne présente cette « qualité » qu’abstraitement. Dans son exécution se joue une pièce qui est sans commune mesure avec la promotion politique, légale, jurisprudentielle et doctrinale de la peine de travail. Le législateur et le juge, le professeur de droit pénal se sont fait entendre. Deux autres acteurs sont, quant à eux, réduits au mutisme : le professionnel de l’exécution et le condamné. L’innovation tient hypothétiquement dans l’existence de corps intermédiaires (« des alliances locales progressistes capables de concurrencer les tendances régressives de la pénalité ») infléchissant la dureté, la pureté et la crédibilité (désirées abstraitement par ses promoteurs politiques et judiciaires) de la peine dans des sens multiples, imprévisibles par la loi ou par le juge. Voici un justiciable heureux d’avoir été condamné à une peine de travail parce que l’état de ses revenus n’aurait pas supporté la lourde amende à laquelle il pouvait s’attendre. En voici un autre, outré de se voir indiquer qu’il doit être poli avec les collègues de l’exécution de sa peine et ponctuel sur son lieu de prestation, alors qu’il est un employé respectable depuis de nombreuses années ; un troisième justiciable cherche vainement un quelconque apport pédagogique dans la peine de travail qu’il a exécutée ; un autre condamné témoigne de l’expérience enrichissante que constitue la possibilité de « se rendre utile » ou de « se croire utile » pendant quelques heures, malgré la difficile négociation d’identité que représente une position de « stagiaire » dans une équipe de professionnels qui l’accueille bien volontiers…
31Il est intéressant d’observer les discours des agents extra-judiciaires chargés d’exécuter la peine de travail et d’écouter les justiciables parler de leur expérience. On perçoit alors combien la dimension collective337 et la dimension communautaire338 emportent des effets non prévisibles et non observables si l’on s’en tient à la législation ou à la jurisprudence pour évaluer la dureté ou la douceur des peines ou encore pour évaluer leur caractère rétributiviste ou utilitaire. La peine de travail s’exécute loin de la loi et loin du juge. C’est dans le collectif et le social qu’elle prend vie et qu’elle prend un sens indéterminable a priori. Pure ou utile, dure ou douce, crédible ou risible, qui sait ? Une peine, qui sait ? En tout cas une expérience dont la valeur est co-construite par le condamné et les personnes qui l’encadrent et que le législateur et le juge, que le politicien et le peuple du populisme ne connaîtront jamais339.
32Thierry Pech indique que la peine juste, c’est juste la peine340. Cet énoncé est ambigu, car il soutient la dimension néo-rétributive de la peine. Mais, d’un autre côté, il permet de faire de la fonction de la peine et de son évaluation une question non résolue a priori mais posée au cas par cas dans le champ de son exécution. Le pari innovateur de la peine de travail, au contraire des peines d’amende et de prison, se tient dans son impensé et dans son impensable par ses programmateurs : que la crédibilité et la douceur de la peine soient tout simplement la crédibilité et la douceur de la vie sociale. Encore faudrait-il que la vie sociale soit crédible et douce… Nous en revenons donc à l’impossible séparation, dénoncée par Alessandro Baratta et Philippe Mary, d’une politique pénale des politiques sociales.
b. Les droits des détenus : un outillage managérial, mais « pas indifférent »
33Loin de l’optimisme des réformateurs, auxquels s’adresse ma plus profonde admiration par ailleurs, voici ce que j’ai écrit en 2002 et que je soutiens toujours :
(…) je ne crois pas que, lorsque l’État s’apprête à accorder ou reconnaît enfin des droits à une catégorie de personnes traditionnellement fragilisées par l’action étatique elle-même, cela soit le seul fruit de la lutte à l’arraché d’un groupe social, de ses militants et représentants. Loin de dénier les avancées considérables de la reconnaissance de droits substantiels ou procéduraux aux détenus, je pense que cette reconnaissance trouve son expression lorsqu’elle est susceptible de produire des effets fonctionnels et symboliques plus rentables pour le système étatique (en l’occurrence pour son administration pénitentiaire) que les modalités antérieures, disciplinaires et arbitraires, de la régulation carcérale. La crainte qui sous-tend mon analyse est que ce qui peut s’interpréter comme une victoire pour des catégories d’individus démunis consiste plus fondamentalement en un progrès du cynisme managérial, sous l’empire duquel l’État distribue mollement ses responsabilités, exprimées en termes de droits individuels ; en échange, sans rien lâcher de sa vigueur répressive, l’État s’offre le luxe d’escamoter la question normative essentielle de la justification du recours à l’emprisonnement.341
34C’est dans un contexte de perte de légitimité de l’institution et de « désenchantement de la réforme pénitentiaire »342 que le discours des droits apparaît, non seulement comme force d’opposition à l’arbitraire institutionnel (au modèle normatif discrétionnaire), mais aussi comme source de légitimité nouvelle pour l’institution.
Si la transformation de la régulation institutionnelle (des objectifs de l’emprisonnement vers les droits des détenus), dépend tout autant de l’impasse d’un discours sur les objectifs que de la promotion positive des droits subjectifs, la légitimité de l’institution est dès lors préservée par sa prétention réduite à protéger le public tout en respectant les droits des détenus. Elle s’épargne ainsi toute question sur sa raison d’être en privilégiant sa correction politique quant à ses manières d’être.343
35On peut éclairer cette hypothèse par deux symptômes pour le moins troublants. Tout d’abord les droits des détenus sont « emprisonnés par le risque » ; ils sont ensuite accompagnés de sanctions disciplinaires légales, plus lourdes que celles de la pratique (a-légale) antérieure. Pourtant les droits contiennent une promesse qui interdit d’exclure de l’analyse leur potentiel innovateur344.
1. Des droits emprisonnés par le risque
36Voici quelques exemples de formulation légale des droits des détenus reconnus par la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique du détenu345.
Art. 41. § 1er. Le détenu a le droit d’aménager à sa guise l’espace de séjour qui lui est dévolu, pour autant qu’il respecte les dispositions du règlement d’ordre intérieur relatives à l’ordre et à la sécurité.
Art. 43. § 1er. En prison, le détenu a le droit de porter ses propres vêtements et chaussures pour autant que ceux-ci répondent aux normes dictées par une cohabitation forcée avec autrui sur le plan de l’hygiène, de la bienséance, de l’ordre ou de la sécurité.
Art. 47. § 1er. Sauf si une sanction disciplinaire le lui interdit, un détenu a le droit, dans les limites fixées par le règlement d’ordre intérieur, de se procurer à ses frais des biens durables et des biens de consommation parmi ceux qui sont proposés par l’entremise d’un service de cantine à organiser dans chaque prison et qui réponde autant que possible aux besoins des détenus.
Art. 56. § 1er. Les lettres envoyées par les détenus ne sont, préalablement à leur envoi, pas soumises au contrôle du directeur, sauf s’il existe des indices personnalisés qu’une vérification est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre ou de la sécurité.
Art. 76. § 1er. L’administration pénitentiaire veille à ce que le détenu bénéficie d’un accès aussi large que possible à l’ensemble des activités de formation proposées dans l’optique de contribuer à son épanouissement personnel, de donner un sens à la période de détention et de préserver ou d’améliorer les perspectives d’une réinsertion réussie dans la société libre.
37Pierre Reynaert conclut radicalement l’analyse de ces textes qui sont autant marqués par les réserves qu’ils contiennent que par les droits qu’ils reconnaissent. « Tout ce que la loi accorde d’une main, elle le retire de l’autre main. Chaque disposition contient sa réserve, son exception. Comment ne pas être frappé par l’image de ce droit emprisonné ? Sans doute faut-il retourner la perspective : plutôt que d’octroyer des droits aux détenus, il s’agit d’octroyer le droit à l’administration pénitentiaire de s’en écarter dès qu’un ‘motif supérieur’ l’exige »346.
2. Des sanctions disciplinaires plus lourdes
38Les articles 122 et suivants de la loi traitent du régime disciplinaire applicable aux détenus. Sans entrer dans les détails, les infractions disciplinaires sont réparties en deux catégories selon leur gravité. Les sanctions possibles varient selon la catégorie d’infractions à laquelle elles s’appliquent. Ainsi, l’isolement en cellule peut être prononcé pour une durée maximale de trente jours en cas d’infraction de la première catégorie et pour une durée maximale de quinze jours en cas d’infraction de la seconde catégorie347. Si la réglementation des infractions et des sanctions disciplinaires est indispensable pour garantir la sécurité juridique ainsi que les droits de la défense, les sanctions prévues par la loi risquent d’entraîner un accroissement des pénalités. Certaines sanctions pourront s’étendre sur une durée d’un mois, alors que l’observation des pratiques montre qu’avant le vote de la loi, elles dépassaient rarement une ou deux semaines. Le poids de la logique carcérale est tel qu’il est fort à craindre qu’une loi permettant de telles sanctions, dans le but de faire diminuer l’arbitraire, aura pour effet d’aggraver dans un bon nombre de cas la durée des sanctions prononcées. Le droit du détenu est-il donc à ce point contraire à son intérêt ?
3. La promesse des droits
39Des obstacles s’opposent donc à la reconnaissance des droits des détenus comme innovation. Elle aggrave la situation précédente ou ne fournit des garanties que sous la réserve floue d’une absence de risque. Comment maintenant se représenter la promesse des droits comme innovation, selon la définition exigeante proposée ? Le droit est un instrument de l’ambiguїté, un ver politique dans le fruit de la police carcérale. Il est la condition sine qua non d’une possible évolution imprédictible dans le texte de la loi ; il est le support indispensable d’une nouvelle lutte. Autrement dit, une politique du droit est possible, derrière la reconnaissance consensuelle des droits.
40Un premier argument est celui de l’effectivité. Pour que le droit ne soit pas qu’un outil de la police managériale, il faut qu’on envisage résolument les conditions de son effectivité. Selon trois directeurs de prisons belges, la reconnaissance des droits des détenus doit, compte tenu de la spécificité de l’institution, présenter des marqueurs d’effectivité particuliers : le droit en prison devrait être rapide (sans quoi il serait tout aussi rapidement inutile : le recours visant à empêcher une mesure disciplinaire doit intervenir avant sa mise en œuvre…), lisible (compréhensible par tous), survalorisé (en raison de son étouffement systématique par la structure même de la prison) et mobile (les « travailleurs » du droit doivent pouvoir circuler dans la prison pour aller à la rencontre de tous les détenus)348.
41Plus significativement encore, un second argument peut être tiré de l’examen des effets mesurés que produit l’existence d’un droit, effets que l’on ne peut pas réduire à l’indifférenciation, soit à la désorientation managériale. Jean Bérard et Gilles Chantraine ont récemment fourni une formulation très significative de la dimension innovatrice des droits. On découvre, sous leur plume, comment un même outil peut servir la « police du management » et « la politique des droits » conçue comme innovation. La formule qu’utilisent les auteurs pour témoigner de la dimension politique et conflictuelle du droit est toute simple : il n’est pas indifférent.
Pourtant, ce n’est pas parce qu’un droit en prison tend inexorablement à prendre place dans le fonctionnement de l’institution (c’est-à-dire à secréter sa part d’arbitraire), qu’il est indifférent. D’une part, il n’est pas indifférent que l’administration se donne comme objectifs zéro évasion et la répression par la force de tout mouvement de protestation, ou qu’elle accorde des espaces de dialogues et renonce à la vision paranoїaque d’un risque permanent et omniprésent. Il n’est pas indifférent que les détentions soient gérées par la menace, voire par la violence pure et simple, ou par l’octroi de possibilités larges de travail, de formation, et de liens avec la famille. Il n’est pas indifférent que les détenu(e) s aient des perspectives de sortie, pour que les possibles offerts en détention aient un début de sens, plutôt que, condamnés à des peines de sûreté interminables, ils ne puissent, aux yeux de l’institution, qu’être gardés dans une situation de tension permanente. Il n’est pas non plus indifférent que le pouvoir discrétionnaire de l’administration soit pur et intact, ou que des instances indépendantes s’y immiscent pour faire valoir le point de vue du droit, même si cette tentative est vouée à demeurer imparfaite.
D’autre part, le droit est lui-même l’arme qui peut permettre aux prisonniers, à leurs avocats, aux juristes militants de retourner la lettre de la loi contre ses petits aménagements pénitentiaires. Le 25 octobre 2006, une femme rend visite à son compagnon en fin de vie, détenu à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes. Elle lui apporte de menus objets destinés à adoucir ses derniers jours (crème corporelle, boissons gazeuses, rasoirs jetables, carte postale). La direction de la prison remarque ces objets et décide la suspension de son permis de visite. Saisie par l’OIP [Observatoire International des Prisons], la justice administrative a, cinq jours plus tard, annulé la décision en urgence, pour permettre à la personne de rendre des visites au détenu en fin de vie. Elle a ensuite annulé la décision sur le fond, faisant valoir l’atteinte au droit de mener une vie familiale normale que constituait la suspension du permis de visite, et a qualifié cette suspension, eu égard à l’état de santé du prisonnier et selon la terminologie de la Convention européenne des droits de l’homme, de « traitement inhumain et dégradant » (…). C’est pour cela que, loin d’être un débat de salon entre réformateurs carcéraux, la lutte pour les droits s’étend de l’opacité des cellules et des coursives où persévèrent les résistances quotidiennes contre l’arbitraire, à la visibilité et au formalisme juridique de la Cour européenne des droits de l’homme, en passant par les juridictions administratives nationales, dont les déplacements de jurisprudence sont nourris par les plaintes des détenus.
La revendication des droits en prison sera toujours en même temps une lutte pour déplacer le mode de fonctionnement de la prison et une lutte contre la tendance de la prison à fonctionner contre les droits, c’est-à-dire contre le système carcéral tout court. Pour mesurer ce que le crible des droits des personnes fait à notre conception de la justice pénale, il faut résister à la tentation d’en faire un simple discours « humanitaire » qui avec le « sécuritarisme » constitueraient les « discours les mieux partagés de l’institution pénitentiaire ». (… )349
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42Une réponse à une question : faire place et faire pièce
43On trouve dans les derniers mots de la longue citation de Jean Bérard et Gilles Chantraine un repère précieux pour l’analyse de l’innovation pénale : le « discours des droits » est autant humanitaire que sécuritaire, mais la « nouveauté des droits » n’est pas qu’humanitaire et sécuritaire. Le principe d’irréduction exige la double critique de l’humanitarisme et du sécuritarisme institutionnels et décèlera l’innovation dans ce qui leur échappera. Le bien voulu pour l’autre à travers le mal n’est pas moins inquiétant que le mal non justifié. Nous voulons votre bien, et nous l’aurons. Richard Desjardins, chanteur et cinéaste québécois, a formulé mieux que quiconque l’affinité - applicable à la pénalité - du mal justifié (déguisé en bien par sa justification) et du mal sans justification : à la froide efficience du second, faut-il préférer la chaleur étouffante du premier ?
44Je reprends donc la question posée à la fin de la première leçon : entre deux maux, l’un justifié et l’autre sans justification, lequel préférer aux fins de le réduire ? Mon analyse critique irréductionniste de la peine de travail et des droits des détenus apporte une réponse. Il faut échapper à ce dilemme que la pénalité elle-même nous impose et nous donner des outils d’analyse et d’action pour penser et construire au quotidien des pratiques d’alternative au mal. L’alternative au mal n’est pas le bien, car le mal est une production du bien350. L’innovation se tient dans les surprises des usages, dans les élargissements des marges de manœuvre, dans les stratégies rusées, qui répondent aux définitions radicales des alternatives et des partenariats. Elle se tient aussi dans l’expérience singulière des justiciables et dans l’offensive politique des droits. Elle se tient enfin réflexivement dans les conceptualisations de la pénalité, capables de faire place à ces diverses inventions et de faire pièce tant à la critique réductionniste qu’à la béatitude réformatrice.
Notes de bas de page
309 Ainsi parle Marco Polo dans l’ouvrage d’I. Calvino, Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1979. Zygmunt Bauman se sert aussi de ces lignes à la fin (p. 141) de son livre intitulé Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007.
310 N. Christie, Au bout de nos peines, Bruxelles, Larcier, 2005, pp. 11-12.
311 Je me permets de citer un texte non publié de Christine Schaut, Les configurations d’acteurs et les bougés de la justice, rapport de recherche, Bruxelles, FUSL, CES, 23 octobre 2004, p. 19. Ce problème a été soulevé, lors de la cinquième leçon, à propos des victimes de violences conjugales. Il est plus net encore pour les auteurs d’infractions ; la surveillance électronique en donnait, dans la quatrième leçon, une vision aiguë.
312 Voir I. Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, Flammarion, 1995 (spécialement p. 26). Voir aussi I. Stengers et J. Schlanger, Les concepts scientifiques. Invention et pouvoir, Paris, Folio essais, 1991 (éd. orig., La découverte, 1988).
313 S. Cohen, Visions of social control, Oxford, Polity Press, 1985.
314 T. Mathiesen, Prison on Trial. A Critical Assessment, London, Sage, 1990, pp. 156-159.
315 A.O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995, p. 74. Voir aussi A.O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
316 A.O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995, p. 91.
317 D. Martuccelli, « Derrière les rhétoriques managériales », Vacarme, n° 36, été 2006, p. 30.
318 Idem, p. 34.
319 P. Lascoumes, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique, 2004, n° 13/14,
http://leportique.revues.org/document625.html.
320 Voir A. Jonckheere, « SIPAR, un système informatique emblématique des transformations observables au sein des maisons de justice », Champ pénal, 2007, http://champpenal.revues.org/document2943.html.
321 J.-Y. Trepos, Sociologie de l’expertise, Paris, Que sais-je ?, 1996.
322 La ruse est certes aussi celle du justiciable mais il vaut mieux ne pas fournir ici d’exemples de l’ingéniosité qu’il peut déployer pour se préserver des espaces de liberté destinés simplement à respirer, notamment dans le cadre de la surveillance électronique.
323 Lexis, Paris, Larousse, 1975.
324 D. Kaminski, « De l’amour du prochain et de son châtiment », in A. Wyvekens et J. Faget (dir.), La justice de proximité en Europe, pratiques et enjeux, Ramonville Saint-Agne, Eres, coll. Trajets, 2001. pp. 131-143.
325 J. Faget, Sociologie de la délinquance et de la justice pénale, Ramonville Saint-Agne, Eres, coll. Trajets, 2002, p. 114.
326 Mes propos (ainsi que le tableau suivant) adaptent ceux de D. Nelken, « Community Involvement in Crime Control », in N. Lacey (ed), A Reader on Criminal Justice, Oxford, Oxford University Press, 1994, pp. 247-277.
327 Les propos tenus sous ce titre sont partiellement empruntés et redevables à mes collaborations avec Jean-François Cauchie, collègue de l’Université d’Ottawa. Voir J.-Fr. Cauchie et D. Kaminski, « Éléments pour une sociologie du changement pénal en Occident. Éclairage des concepts de rationalité pénale moderne et d’innovation pénale », Champ Pénal/Penal Field, 2007, http://champpenal.revues.org/document613.html. Voir aussi J.- Fr. Cauchie et D. Kaminski, « L’innovation pénale : oxymore indépassable ou passage théorique obligé ? », in J.-Fr. Cauchie et D. Kaminski (éds), Enjeux autour de l’innovation pénale, Publication des actes du séminaire tenu à Ottawa et à Louvain-la-Neuve (mars et mai 2006) sur le thème de l’innovation pénale, Champ pénal/Penal Field, 2007,
http://champpenal.revues.org/document1353.html.
328 A.P. Pires, A. Cellard, G. Pelletier, « L’énigme des demandes de modifications législatives au code criminel canadien », in P. Fraille (dir.), Régulations et gouvernances. Le contrôle des populations et du territoire en Europe et au Canada. Une perspective historique, Barcelone, Éditions de l’Université de Barcelone, 2001, pp. 195-217 (spéc. 198).
329 A.P. Pires, Éléments théoriques pour l’observation de l’évolution interne du système de droit criminel, Document de travail non publié, Université d’Ottawa, 2005.
330 Pour les développements théoriques les plus complets sur cette question, voir J.-Fr. Cauchie, Peines de travail. Justice pénale et innovation, Bruxelles, Larcier, Coll. Crimen, 2008.
331 J.-Fr. Cauchie, « Un système pénal entre complexification et innovation. Le cas ambivalent des travaux communautaires belges », Déviance et Société, 2005, vol. 30, n° 4, pp. 399-420.
332 J.-Fr. Cauchie et D. Kaminski, Champ Pénal, op. cit.
333 Selon les termes de A.P. Pires et al., déjà évoqués supra.
334 K. Beyens, « De werkstraf als hedendaagse straf », Panopticon, 2006, 4, pp. 7-18 (spéc. 14).
335 J.-Fr. Cauchie, « Un système pénal… » op. cit. ; J.-Fr. Cauchie et D. Kaminski, « Éléments pour une sociologie du changement pénal… », op. cit.
336 Voir D. Kaminski, « La peine de travail en Belgique », Rev. Sc. Crim., avril-juin 2007, n° 2, pp. 395-401.
337 Des agences multiples collaborent à l’exécution de la peine de travail (assistant de justice, semja, lieu de prestation, commission de probation).
338 L’exécution de la peine s’opère dans l’espace associatif de la vie sociale (associations sans but lucratif) ou au sein des services communaux essentiellement.
339 Les propos reproduits dans ce paragraphe ont été tenus lors d’une conférence donnée le 29 mars 2007 aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, à l’invitation de Christophe Mincke et Axel Tixhon, sous le titre Des peines crédibles : pures et douces ?
340 Th. Pech, « Neutraliser la peine », in A. Garapon, Fr. Gros, Th. Pech, Et ce sera justice. Punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001, pp. 139-244.
341 D. Kaminski, « Les droits des détenus au Canada et en Angleterre : entre révolution normative et légitimation de la prison », in O. de Schutter et D. Kaminski (dir.), L’institution du droit pénitentiaire. Enjeux de la reconnaissance des droits des détenus, Paris/ Bruxelles, L.G.D.J.-Bruylant, 2002, pp. 91-112.
342 A.P. Pires, « La réforme pénale et la réciprocité des droits », Criminologie, vol. 34, n° 1, 1991, pp. 77-104.
343 D. Kaminski, « Les droits des détenus au Canada et en Angleterre… », op. cit., p. 99.
344 Voir G. Chantraine et D. Kaminski, « La politique des droits en prison », Champ pénal, Innovations pénales, 2007,
http://champpenal.revues.org/document2581.html.
345 Les formules en italiques sont celles qui indiquent les réserves laissées à l’arbitraire ou à des réglementations internes.
346 P. Reynaert, « La prison entre immobilisme et mouvement perpétuel », in D. Kaminski et M. Kokoreff (dir.), Sociologie pénale : système et expérience. Pour Claude Faugeron, Ramonville Saint-Agne, Eres, 2004, pp. 235-255 (spéc. 241).
347 Dans une version antérieure de la proposition de loi, les durées prescrites étaient respectivement de deux et d’un mois.
348 F. de Thier, V. Lebrun, V. Spronck, « Murmures d’une prison : cela en vaut-il la peine ? », La prison, droit dans le mur ? Colloque du XXVe anniversaire de l’Association syndicale des magistrats, Bruxelles, 28 janvier 2005, non publié.
349 J. Berard et G. Chantraine, « Ai-je le droit d’avoir des droits ? », Vacarme, n° 40, 2007, pp. 50-53. Republié in J. Berard et G. Chantraine, 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution pénitentiaire, Paris, éditions Amsterdam, 2008.
350 A. Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993.
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2018