Actualisation/contextualisation du poème de Paul Éluard, « Liberté » : Étude comparée de deux poèmes-albums pour la jeunesse
p. 55-66
Texte intégral
1Comment lire et faire lire « Liberté » de Paul Éluard sans risquer la banalité, la redondance ou la déférence, tant l’œuvre, monument à elle seule, a suscité de commentaires et de créations ? Pourtant, l’existence de poèmes-albums, dans l’édition contemporaine pour la jeunesse, invite à relire « Liberté », même si l’entreprise est périlleuse.
2Recueil, anthologie, florilège, album-poème (Lefort, 2008 : 29- 38), livre de poésie sont autant de vocables utilisés pour désigner des publications consacrées à la création poétique contemporaine ou à la réédition de textes anciens. Pour ma part, j’ai défini le poème-album (Boutevin, 2014 : 199-200) comme un livre présentant un seul texte, extrait par un éditeur d’un recueil autographe, précédemment publié et présent dans la littérature générale. Ce poème est illustré par un artiste qui, dans son langage plastique, en donne une lecture personnelle. Le poème-album est le lieu d’une rencontre : tout d’abord les mots d’un poème qui forme un tout, seulement après la lecture de l’ensemble des pages de l’album, dans l’ordre chronologique ; ensuite une illustration qui se déploie et accompagne le texte sur plusieurs doubles pages. Le poème-page devient poème-album.
3 Dans l’histoire du livre de poésie pour les enfants, ce type est relativement récent par rapport à l’anthologie ou au recueil autographe. En 2001, Alain Serres, pour les éditions Rue du monde, innove avec cette formule en décidant de constituer une collection de poèmes, « Petits Géants », sous la forme d’album (Olivier & Plissonneau, 2015). Mais on trouve également cette forme éditoriale hors collection chez Gallimard, Bulles de savon, Gautier-Languereau… Or, ce poème-album pose un certain nombre de questions sur la relation entre l’adaptation et l’actualisation du poème par l’image. Je tenterai d’y répondre en analysant deux ouvrages reprenant le poème « Liberté » d’Éluard, publiés par Le Père Castor - Flammarion, le premier en 1997 illustré par Claude Goiran, le second, en 2012, mis en images par Anouck Boisrobert et Louis Rigaud.
4En effet, il faut considérer le poème-album comme une adaptation éditoriale et picturale faisant partie de ces « objets discursifs secondaires » de type 1 caractérisés par Brigitte Louichon (2012 : 41). À ce titre, il rend présent, dans la culture d’aujourd’hui, certains poèmes qui, à l’origine, n’ont pas été écrits pour les enfants. Quant au terme « actualisation », il fait référence à la définition d’Yves Citton (2007 : 335) : « opération par laquelle une procédure et un objet hérité du passé reçoivent une utilisation ou une signification inédites de par leur application à une situation présente ». Cependant, mon analyse s’autorisera quelques écarts par rapport à cette définition. Premièrement, Y. Citton évoque une « littérature écrite, il y a plus d’un siècle » (2007 : 23). Or, le poème d’Éluard date de 1942. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’aborder l’actualisation de l’œuvre d’Éluard sous prétexte d’une inactualité du poème « Liberté ». Enfin, dans cette étude de référence, le chercheur situe son approche du point de vue des lecteurs et développe son propos autour de la notion de « lectures actualisantes » (2007 : 265). Or, pour ma part, j’envisage le geste d’actualiser en premier lieu du côté de l’artiste illustrateur et de l’éditeur.
5Mon objectif est donc de montrer comment le poème-album fait correspondre un texte « ancien » et les codes de la littérature de jeunesse d’aujourd’hui, plus particulièrement ceux de l’album, en tenant plus ou moins compte du contexte historique de production du poème « Liberté » d’Éluard.
6Les deux poèmes-albums retenus constituent de nouvelles œuvres qui imposent une réflexion sur le destinataire : de quelle manière « Liberté » devient-il un poème destiné aux enfants grâce à l’album et qu’est-ce que lire aujourd’hui « Liberté » dans une édition pour la jeunesse ? Ces productions engagent aussi à prolonger les analyses de la réception du poème par les artistes : quelles interprétations, au sein du livre pour l’enfance et la jeunesse, ces deux plasticiens donnent-ils à voir de ce poème ?
Pour Claude Goiran, une « liberté » cosmique
7L’œuvre publiée par Le Père Castor - Flammarion, en 1997, est singulière. Elle n’appartient à aucune collection et représente l’unique intervention du peintre dans un livre pour la jeunesse. Les noms du poète et de l’artiste se trouvent liés sur la couverture de l’album, lequel ne présente aucun métatexte éditorial. Ce parti-pris indique d’emblée le refus d’un accompagnement pédagogique et d’une quelconque contextualisation. L’éditeur a éliminé toute référence extratextuelle. Le poème-album engage immédiatement le lecteur dans le texte-image. Le livre de format carré (25 cm) est un bel album de vingt-sept feuillets non paginés, imprimés sur un papier épais de couleur ivoire. La taille et le format sont exceptionnels pour un livre de poésie en édition pour la jeunesse. Le poème d’Éluard se trouve ainsi actualisé tout d’abord par un découpage particulier et par un usage typographique propre à l’album, ensuite par les choix artistiques de Claude Goiran.
8En effet, premièrement, le poème-album utilise les codes de la mise en page et de la typographie pour faire entrer « Liberté » dans un support connu des enfants aujourd’hui. Le livre présente une architecture d’ensemble homogène : chaque double page reproduit une strophe à gauche et une illustration à droite sur la belle page. Le texte et l’image occupent chacun un espace de même dimension. Ainsi, peut-on voir vingt-deux œuvres de C. Goiran, en vis-à-vis des vingt-et-une strophes du poème, le mot « Liberté » se trouvant isolé sur la dernière page avec une illustration finale. L’unité strophique et sa singularité sont renforcées visuellement par la typographie et la mise en page : chaque strophe possède ses couleurs, sa police de caractères et sa disposition. Toutes les strophes trouvent aussi une correspondance dans l’image qui leur fait face puisque chacune a donné lieu à une œuvre. Le rythme du poème-album est donc fondé sur la répétition et la régularité. Il est induit par la structure strophique générale, mise en évidence par J.-M. Adam : « le syntagme nominal prépositionnel […], dont la position en tête de strophe appuie l’importance sémique, est le seul élément à varier : le groupe « j’écris ton nom » étant quant à lui en position itérative proche du système formel de la litanie » (Adam, 1974 : 96).
9La place inamovible du texte et de l’image, ainsi que la pliure qui les sépare, pourraient faire penser que le poème et l’illustration n’interagissent pas. Pourtant, l’un et l’autre se trouvent associés par un lien plastique : la couleur. En effet, la strophe est toujours imprimée en bichromie : les trois premiers vers d’une même couleur et « J’écris ton nom » d’une autre. Or, le choix chromatique pour ce dernier vers est déterminé par une couleur dominante dans l’illustration en regard. On peut penser ici que c’est l’image qui donne le ton. De plus, « J’écris ton nom » est non seulement mis en évidence par la couleur, par la typographie, mais aussi par son emplacement dans la page : le vers final de la strophe est décalé par rapport aux trois autres et séparé par un blanc plus ou moins large. Visuellement, « J’écris ton nom » se détache de la page par ces différents moyens. Il se trouve concrètement tracé sur vingt-et-une pages différentes comme une inscription, une signature, un tag. L’album est bien l’espace d’inscription du poème. Le poème-album donne au texte une identité plastique et artistique. Il met en scène le poème et dit mieux ici que tout autre support, que la liberté, c’est l’écriture.
10Deuxièmement, pour chaque double page, l’artiste fait un choix singulier. L’illustration contraste avec le texte en vis-à-vis, car elle est peinte à fond perdu et occupe donc tout l’espace de la page. Alors que sur la page de gauche, les vers respirent grâce au blanc qui les entoure, l’image, éclatante de couleurs, explose à droite. La luminosité du blanc pour le fond du papier illumine le texte, tandis que l’éclat des illustrations provient du bleu, du rouge, du jaune étalés sur la feuille. À la régularité des strophes du poème répond la variété des techniques et des matériaux utilisés. Chaque image crée une sensation ou une émotion nouvelle. Elle rompt le rythme régulier du texte. De ce fait, la lecture est une surprise esthétique à chaque page tournée. Si le lecteur s’attend à retrouver le rythme du quatrain d’heptasyllabes se terminant par « J’écris ton nom », en revanche il ne peut pas anticiper la vision picturale qui se trouvera sur la page suivante. Quelle est alors la cohérence des illustrations ? Comment cette succession de vingt-deux tableaux forme-t-elle un tout ?
11C’est le motif qui crée l’unité : dès le départ, il faut déployer l’album, car le personnage de profil, représenté sur la couverture, regarde vers la gauche, ce qui suscite la curiosité du lecteur-observateur. De plus, il tend un bras qui n’apparaît intégralement qu’à l’ouverture de la quatrième de couverture. On découvre alors que ce personnage observe deux cavaliers à dos de chameaux, posés sur la paume de sa main. D’emblée, on se trouve dans un univers imaginaire, celui des mythes et des légendes : la silhouette du personnage de profil est recouverte de branches, ce qui, sous l’effet du phénomène d’interlecture, défini par J. Bellemin-Noël (2001 : 13), peut rappeler certaines métamorphoses d’Ovide. Quant à l’image des chameaux, elle renverrait aux rois mages bibliques suivant l’étoile du berger. Ce motif introduit le thème légendaire de la quête, ici la « liberté » vers laquelle se dirigent les cavaliers.
12On retrouve un de ces cavaliers parcourant le sable sur la première page illustrée tandis qu’une étoile rouge brille dans le ciel. Le motif est polysémique : cette étoile correspond à celle suivie par les rois mages, mais aussi au symbole du communisme. Cela ferait alors référence à l’engagement politique du poète. Ces deux images suffisent à prouver que C. Goiran n’imite pas le texte d’Éluard. Les mots du poème trouvent rarement leur équivalent dans la peinture. En revanche, la quête évoquée par le dessin de la couverture et de la première page est à nouveau représentée sur les deux dernières doubles pages où réapparaissent le chameau et le cavalier ainsi que l’étoile.
13Les choix iconographiques montrent que le poème-album laisse de côté les circonstances historiques qui ont présidé à l’écriture de « Liberté » : les éléments qui rattachent le texte à la Seconde Guerre mondiale sont très rares. Une seule image, à la dix-neuvième double page, représente des rails qui conduisent à un camp, en regard des vers suivants : « Sur l’absence sans désir / Sur la solitude nue / Sur les marches de la mort / J’écris ton nom ». Mais cette lecture est impossible à des enfants de moins de dix ans. La signification de l’étoile rouge comme symbole de l’engagement dans le parti communiste d’Éluard est, elle aussi, inaccessible au jeune lecteur. Il n’est jamais non plus question d’amour dans cet album (excepté par la représentation symbolique de cœurs à la dix-huitième double page). Claude Goiran écarte complètement la légende autour de Nush, qui entoure le poème et a été largement commentée (Boucheron, 2001 : 71-97). L’artiste met en scène une quête symbolique et transforme le poème en une légende cosmique. En cela, il ne nous semble pas s’éloigner de la conception d’Éluard lui-même qui affirme à propos de ce texte : « L’idée de liberté, cette idée indispensable, est un idéal sans borne et, sur son chemin, chacun des pas que nous faisons doit être une libération » (Éluard, 1968 : tome 2, 941).
14Claude Goiran met en scène la quête de cet idéal. Il est clair que, si le poème-album actualise le poème, pour autant l’artiste n’adapte pas ses illustrations au destinataire. Aucun motif, aucune expression stylistique, aucun signe plastique ne correspond aux codes actuels de l’image réservés au lecteur enfantin. En revanche, on pourrait parler d’une véritable adaptation picturale, adaptation au sens général que lui donne l’esthétique : « action de modifier une œuvre d’art, ou de la refaire complètement, en vue d’une destination artistique autre que celle de l’œuvre originale » (Souriau, 1947 : 46). Ici, il s’agit bien de présenter le poème « Liberté » à un nouveau public, les enfants, mais sans renier les exigences de l’illustration en tant qu’art pictural à part entière. C. Goiran ne cherche pas à s’adapter pour plaire à un public réduit à une tranche d’âge précise, mais déploie un univers artistique qui ouvre la voie à de multiples interprétations, pour des lecteurs variés.
Liberté, un poème-album animé d’Anouck Boisrobert et de Louis Rigaud
15Le second ouvrage, publié en 2012, se présente sous la forme d’un livre accordéon, dans un format à la française (26 x 20 cm). Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, les créateurs, sont de jeunes artistes, diplômés de l’école des Arts décoratifs de Strasbourg, qui travaillent sur des projets éditoriaux de livres pop-up, de jeux ou d’objets multimédias, pour la jeunesse et pour les adultes. Ils réalisent ici ce que l’on peut appeler un livre animé, c’est-à-dire un « livre conçu de manière à ce que ses pages puissent changer d’aspect au moyen de dispositifs divers (systèmes mécaniques, découpes en cartes fines, pages divisées en volets donnant lieu à des combinaisons variées, etc.) sous l’action de la personne qui l’ouvre » (Desse, 2005 : 790).
16Ce livre accordéon est constitué de quarante-deux volets : au recto, le poème et son illustration, au verso des informations sur Éluard et l’histoire du texte. Les strophes sont imprimées en bas de page, visuellement très statiques : des blocs verbaux, de petite taille, par deux, puis par trois, alignés l’un à côté de l’autre. Le respect du poème est total : aucun jeu typographique ni plastique. La régularité des formes verbales, des quatrains alignés en bas de page, dans un espace de plus en plus réduit, contraste avec les illustrations. En effet, dans celles-ci dominent les courbes et les changements de couleurs, même si ces derniers ne sont pas brutaux. Le texte apparaît comme une litanie sur une portée. La régularité des vingt premiers quatrains est rendue par cette mise en page.
17Seules la première et la dernière strophes sont isolées : de fait elles constituent les seuils. Les quatre premiers vers (« Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre et les arbres / Sur le sable sur la neige / J’écris ton nom ») ouvrent le livre. Ils sont imprimés sur le volet droit dont le découpage, dans la partie supérieure de la page, dessine la ligne courbe d’une colline beige rosé. Les quatre derniers (« Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer ») terminent l’album sur le volet gauche de la double page, comme posés au pied d’un paysage qui s’est formé au fur et à mesure de la lecture. La superposition des pages tournées, en résonance avec la litanie des « sur », construit, pas à pas, de haut en bas, un décor extérieur avec le ciel, la crête des vagues, les lignes brisées des montagnes… Plus on lit et plus on se rapproche. Les illustrateurs ont pris le parti de la simplicité des couleurs, des lignes tout en douceur, des motifs (une maison, des arbres, un couple enlacé, un chien courant sur un monticule…). Enfin, en vis-à-vis de ces derniers vers, le mot « liberté » est découpé dans le morceau de page finale, si bien qu’il est visible par contraste entre vide et plein. Seul, en gros, sur la page de droite réduite en taille, il prend son envol par la transparence des lettres découpées, mais aussi par la ligne irrégulière que celles-ci dessinent. La liberté insaisissable est l’esprit, l’âme du poème. C’est le rapport entre le vide et le plein qui, de cette manière, lui donne forme.
18Ainsi ce livre se métamorphose-t-il sous la main du lecteur. Le geste qui permet de le lire ne se réduit pas à tourner les pages. On peut le manipuler de différentes façons. Comme un livre classique, en le feuilletant, le paysage nait par couches successives. Les strophes disparaissent et réapparaissent à chaque page. La progression est signifiée par l’amenuisement des pages : plus on avance dans la lecture, plus les pages raccourcissent, mais, en contrepoint, plus le paysage prend forme à gauche, car chaque page tournée modifie l’espace précédemment apparu. Il est complet à la dernière page.
19Il est possible également de poser le livre verticalement et de déplier les pages de manière à visualiser l’effet d’accordéon. Dans ce cas-là, une architecture de papier à étages apparaît. Le texte est visible, mais pas lisible, dans son intégralité. Le pliage en accordéon rend possible l’allongement et le rétrécissement du volume. Enfin, le livre se déploie entièrement et le texte se révèle dans son intégralité sur une bande horizontale de près de quatre mètres de long. Le livre apparaît alors comme une flamme ou une banderole, à la pointe de laquelle le mot « liberté » flotte triomphalement.
20Le livre donne donc un dynamisme au poème et crée de la surprise, non seulement par sa forme en accordéon, mais aussi par son découpage et par les éléments saillants au-dessus de la ligne horizontale de la page. Le poème-album animé engendre des sensations visuelles et tactiles nouvelles. Cette adaptation/actualisation fait du poème d’Éluard un paysage qui s’élève verticalement si on ne déplie pas l’album. La variation des couleurs permet de voir les différents plans. Le regard s’enfonce vers l’horizon des coteaux, des montagnes, du ciel, de la mer. Il traverse un espace infini. Tellement infini d’ailleurs que le regard s’échappe du livre par un œilleton découpé, formant un soleil ou une lune dans le ciel, un vide par lequel l’œil du lecteur peut observer le monde au-delà du poème. À l’horizontale, cette sensation d’espace est rendue par le dépliage presque impossible du livre et le même vide à l’extrémité de la flamme, dans la découpe du dernier mot. Dans les deux sens, la liberté est l’horizon du poème, l’« aspiration la plus sublime » d’Éluard (1968, tome 2 : 941).
21Cependant les illustrateurs ne s’en sont pas tenus à cette actualisation par le poème-album animé. Cette recréation, contrairement au poème-album de Claude Goiran, ne laisse pas de côté le discours référentiel et métatextuel à propos du texte. En effet, tout un dispositif péritextuel de commentaires et de documentation vient s’ajouter au verso de l’accordéon, annoncé par une photographie, noir et blanc, des maquisards du Vercors, résistants communistes, reproduite sur la page intérieure de la quatrième de couverture. Alors, l’album rappelle et commémore un « poème de circonstances », c’est-à-dire prenant appui sur les événements historiques de la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement sur l’occupation allemande. Il rattache « Liberté » à son contexte de production et au discours d’Éluard lui-même sur la genèse du poème :
Je veux en prendre un autre exemple, personnel, celui de mon poème Liberté. J’ai écrit ce poème pendant l’été de 1941. En composant les premières strophes […] je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j’aimais, à qui ce poème était destiné. Mais je me suis vite aperçu que le seul mot que j’avais en tête était le mot liberté. Ainsi, la femme que j’aimais incarnait un désir plus grand qu’elle. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime. Et ce mot, liberté, n’était lui-même, dans tout mon poème, que pour éterniser une très simple volonté, très quotidienne, très appliquée, celle de se libérer de l’occupant. (Ibid.)
22La quatrième de couverture de l’album annonçait d’ailleurs : « Redécouvrez le célèbre poème de Paul Éluard » renvoyant au mythe qui s’est construit autour du texte. Il ne s’agit donc pas seulement pour le poème-album de recréer l’œuvre, mais aussi d’en faire l’éloge.
23Deux dimensions apparaissent dans la partie documentaire : premièrement « Liberté » est annoncé comme « un poème de la résistance » et Éluard comme « un poète engagé ». Les conditions de publication, les éléments biographiques, les liens du poète avec le parti communiste et la résistance constituent autant d’éléments pour une lecture contextualisante. Le poème acquiert une valeur par les évènements qui président à sa création. Le largage du poème par la Royal Air Force est mentionné dans le commentaire et représenté dans la partie documentaire par un avion et des papiers volants. Deuxièmement, « Liberté » est aussi présenté comme un poème d’amour. Le commentaire précise : « À l’origine, Paul Éluard l’avait intitulé Une seule pensée, mais en ces temps d’occupation, il décide de transformer ce poème d’amour fortement influencé par sa compagne Nush en un véritable hymne à la liberté ». Cette citation se trouve dans la partie documentaire qui indique au lecteur la manière de lire le poème-album.
24Nous avons donc ici un ensemble d’éléments convenus qui circulent, depuis des décennies, dans les anthologies scolaires. Comme le souligne J.-M. Adam, en se préoccupant de la biographie de l’auteur et de la situation historique du texte, ce discours « amène inévitablement à construire l’imagerie d’un poète amoureux et guerrier » (1974 : 110). Il correspond aux besoins de l’école. Il faudrait lire « Liberté » en prenant en compte le contexte historique de production. C’est la vision du collège, qui inscrit ce texte en classe de 3ème, parmi les poèmes de la résistance. Il paraît donc impossible pour l’éditeur d’éviter la part référentielle. La partie documentaire et le discours d’accompagnement sont des arguments de vente. Flammarion pense certainement ainsi toucher les enseignants et les élèves, donc élargir sa cible. Cette édition montre ainsi clairement les hésitations du poème-album entre recréation et commémoration.
25Pour conclure, de manière générale, sur le poème-album en tant que type de livre de poème(s) illustré, je dirai que le poème prend corps dans un livre que l’on feuillette, que l’on touche, qui a un poids, une épaisseur, une matérialité, une présence physique qui l’actualise dans le présent du lecteur. Il est lié à un support qui le destine explicitement à l’enfant. L’album est clairement ici un moyen d’adapter le poème à un nouveau lecteur. En tant qu’adaptation, le poème-album est une voie d’accès à la poésie.
26Par ailleurs, dans le poème-album, le poème, par l’intervention du peintre, prend une autre dimension artistique et devient poème-image, recréation de l’œuvre originale. Dans les deux cas étudiés, l’illustration n’actualise pas le texte au sens où elle ne l’inscrit pas dans une temporalité contemporaine : les artistes ont plutôt fait le choix d’une illustration majoritairement atemporelle du point de vue des signes iconiques. En revanche, les choix du support, de la mise en page, de l’interaction entre poème et image inscrivent l’œuvre d’Éluard dans le champ de l’édition contemporaine pour la jeunesse. Le poème-album devient une introduction au dialogue des arts. Les enfants peuvent ainsi y appréhender la poésie d’autrefois comme espace de dialogue pour les artistes plasticiens d’aujourd’hui. Ce type de livre est également une recréation par le livre illustré. Il a pour but d’être une expérience artistique en soi et parvient parfois à donner naissance à une œuvre nouvelle. Mais les enjeux économiques et pédagogiques, liés à l’édition pour la jeunesse, nécessitent parfois une contextualisation qui entre alors en tension avec la création artistique.
Bibliographie
Bibliographie
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