42. Les « Budés » : une page de gauche au secours des étudiants depuis près d’un siècle
p. 210-214
Texte intégral
1Depuis sa création en 1919, la CUF (Collection des Universités de France), sans doute mieux connue sous l’appellation – populaire, mais non officielle – de « Collection Budé », prend en charge l’édition et la traduction en langue française de l’ensemble des textes grecs et latins de l’Antiquité (jusqu’au milieu du vie siècle de notre ère). À l’heure actuelle, 523 volumes ont été édités pour la série grecque et 411 pour la série latine. Jean-Louis Ferrary, codirecteur de la série latine, estimait en 2012 à près de 2000 le nombre nécessaire de volumes pour que les deux séries soient complètes1. C’est dire si l’entreprise est colossale !
2Mémorable par sa simplicité, le format de la couverture des volumes de la « Collection Budé » est resté inchangé (ou presque) depuis le début : couleur chamois et représentation de la chouette d’Athéna pour la série grecque, couleur autrefois orange et désormais rouge (pour les volumes imprimés après le catastrophique incendie de l’entrepôt des Belles Lettres en mai 2002) et représentation de la louve du Capitole pour la série latine. Le texte latin ou grec se trouve sur la page de droite (c’est-à-dire « la belle page », celle qui attire le plus l’attention du lecteur), alors que la traduction française se trouve en vis-à-vis, sur la page de gauche. Chaque volume est précédé d’une introduction et d’une notice, donnant les renseignements nécessaires à la compréhension générale de l’œuvre, à l’histoire de sa composition, mais aussi de sa transmission. Sa traduction française est également accompagnée de notes fournissant des explications utiles à la compréhension du texte, tandis qu’en bas de chaque page du texte latin ou grec, l’on trouve un apparat critique bref (rédigé en latin) dans lequel le philologue chargé de l’édition du texte signale les passages où la traduction manuscrite présente des variantes significatives, et indique les différentes « leçons » (de lectio, « lecture ») des manuscrits (identifiés par des sigles), en justifiant éventuellement celle qu’il a adoptée.
3Si la CUF a acquis un statut pour ainsi dire mythique dans le monde intellectuel francophone, on lui prête une genèse qui ne l’est pas moins. En effet, on en attribue l’origine au professeur de linguistique à la Sorbonne Joseph Vendryes (1875-1960) qui, durant la Première Guerre mondiale, regretta de ne pouvoir emmener au front un exemplaire de l’Iliade d’Homère. Si, à l’époque, il existait bien des éditions savantes récentes des textes antiques, celles-ci étaient allemandes, ce qui allait bien entendu à l’encontre du patriotisme français et antiallemand de l’époque… Joseph Vendryes se serait alors promis, s’il réchappait de la guerre, de lancer le projet d’une collection française d’éditions savantes des textes grecs et latins de l’Antiquité. Si l’histoire est belle et si elle est même reprise par la CUF2, Jean-Louis Ferrary admet qu’elle puisse être quelque peu romancée3.
4Par contre, il est certain que c’est dans une volonté de pallier le retard des Français en matière d’édition des textes antiques que l’Association Guillaume Budé fut créée en 1917 par toute une équipe de philologues français (comprenant Alfred Ernout ou Paul Mazon, pour ne citer qu’eux). Cette association, ainsi nommée en souvenir de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540), revendiqué comme figure tutélaire de la philologie en France, avait pour but de produire des éditions de textes avec un apparat critique de qualité, à l’instar des grandes collections allemandes, mais également de donner, en vis-à-vis du texte latin ou grec, une traduction française afin de diffuser à un plus large public les cultures grecque et latine. Beau programme en perspective… Cependant, l’association ne trouva aucune maison d’édition française qui acceptât de telles conditions de publication4. Finalement, en 1919, l’Association Guillaume Budé créa sa propre société d’édition, nommée « Les Belles Lettres » et, au sein de celle-ci, la CUF. C’est ainsi que parurent un an plus tard, en 1920, les premiers volumes de la série grecque (l’Hippias mineur de Platon) et de la série latine (le De rerum natura de Lucrèce).
5Quant à l’édition de la colossale – mais malheureusement grandement amputée – œuvre de Tite-Live, la CUF a mis pas moins de 65 ans pour publier 30 des 35 livres conservés : le premier tome, contenant le livre I consacré à la fondation de Rome, a paru pour la première fois en 1940 alors que le dernier tome en date est sorti en 2005. Il s’agit du tome XIV contenant le livre XXIV de l’Ab Urbe condita qui relate les événements entre 215 et 213 av. J.-C. Une particularité de la CUF est en effet de ne pas publier forcément dans l’ordre originel les différents tomes d’une même œuvre, en particulier lorsque son ampleur nécessite d’en confier l’édition à plusieurs contributeurs : la CUF fait le choix de publier un tome dès que celui-ci est prêt. Ainsi, l’ensemble de l’Ab Urbe condita livienne a été jusqu’à présent réparti entre une quinzaine de philologues. Il reste donc encore 5 tomes pour que ce qu’il reste de l’œuvre de Tite-Live soit entièrement édité par la société d’édition Les Belles Lettres, à savoir les tomes IX (livre IX, traitant des événements allant de 321 à 304 av. J.-C.), X (livre X, 303 à 293 av. J.-C.), XII (livre XXII, 217 et 216 av. J.-C.), XX (livre XXX, 203 à 201 av. J.-C.) et XXIV (livre XXXIV, 195 à 193 av. J.-C.). Cependant, il ne faut pas penser que la CUF se repose sur ses acquis une fois qu’un tome a été édité : dès qu’un tirage est épuisé, avant d’en faire une nouvelle édition, la CUF passe en revue le texte et la traduction du précédent tirage, n’hésitant pas à les revoir et à les corriger, voire parfois à en remplacer certains. Il s’agit donc d’un travail de longue haleine, en constante révision.
6À la question de savoir qui peut bien être intéressé par l’acquisition d’un « Budé », Jean-Louis Ferrary répond5 qu’une soixantaine de pays, principalement en Europe et en Amérique du Nord, possèdent la collection entière des tomes édités par les Belles Lettres. Si, logiquement, l’on peut penser que les principaux acquéreurs doivent être les bibliothèques universitaires, certains chiffres peuvent laisser rêveurs. Ainsi, concernant plus particulièrement l’Ab Urbe condita, la presque totalité des tomes a fait l’objet d’au moins une réédition, jusqu’à 5 pour certains. Cependant, la palme revient au premier tome (celui qui relate les origines de Rome), puisque celui-ci a fait l’objet de 16 rééditions. Sachant qu’un tirage correspond environ à 3765 exemplaires6, cela veut dire que ce tome a été vendu pas loin de 64.000 fois depuis 1940 ! Un beau pied de nez à ceux qui soutiendraient que l’histoire, et l’Antiquité en particulier, n’intéressent plus grand monde…
Notes de bas de page
1 C’est ce qu’il déclarait dans son intervention dans l’émission radiophonique « Le secret professionnel » du 02/12/2012 sur France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/secret-professionnel/le-secret-professionnel-de-la-collection-bude-les-ecrivains-latins (url consultée le 10/04/2017).
2 L’anecdote est relatée sur le site internet de la maison d’édition des Belles Lettres, sous l’onglet « Histoire populaire d’une collection mythique ». https://www.lesbelleslettres.com/les-budes/histoire (url consultée le 10/04/2017).
3 C’est dans l’émission « Le secret professionnel » du 25/11/2012 que le codirecteur de la section latine de la CUF l’affirme. https://www.franceculture.fr/emissions/secret-professionnel/le-secret-professionnel-de-la-collection-bude-les-ecrivains-grecs (url consultée le 10/04/2017).
4 P. de Mijolla, « Vie parallèle de l’Association Guillaume Budé et de la Société d’édition les ‘Belles Lettres’ », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, vol. 1, n° 3, 1979, pp. 250-263, spéc. pp. 252-253.
5 Dans l’émission « Le secret professionnel » du 25/11/2012. https://www.franceculture.fr/emissions/secret-professionnel/le-secret-professionnel-de-la-collection-bude-les-ecrivains-grecs (url consultée le 10/04/2017).
6 P. de Mijolla, art. cité, p. 253.
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Tite-Live, une histoire de livre
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