37. Niebuhr, Tite-Live et les premiers temps de Rome
Petite histoire de l’historiographie moderne
p. 192-198
Texte intégral
Barthold Georg Niebuhr (1776-1831)
Histoire romaine
Bruxelles : Hauman, 1830-1842 (3 volumes)
R19A0170/01-03
1De tous les savants qui, au fil des siècles, se sont penchés sur l’œuvre de Tite-Live et l’histoire de Rome qu’il raconte, Barthold Georg Niebuhr a probablement laissé l’une des empreintes les plus durables. Mais il s’inscrit aussi au sein d’une très longue réflexion historiographique sur les premiers temps de Rome qui remonte au moins au xviiie siècle.
Précurseurs
2Pendant longtemps, l’Ab Urbe condita fit autorité et fut considérée comme la référence en matière d’histoire romaine, inspirant même à Machiavel un écrit de philosophie politique (les célèbres Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio ou Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531) qui, loin de mettre en doute les affirmations liviennes, en tirait au contraire des leçons susceptibles d’aider au gouvernement des États de son temps. Ce n’est qu’à partir du Siècle des Lumières, époque à laquelle naquirent les principes fondamentaux de la science historique moderne, qu’apparaissent les premières démarches critiques appliquées à l’œuvre livienne, en particulier aux premiers livres portant sur la Rome archaïque, l’époque royale et les premiers temps de la République (viiie-ive siècles av. J.-C.). Dès 1722, Louis-Jean Lévesque de Pouilly prononce à l’Académie française une communication intitulée Sur l’incertitude de l’histoire des quatre premiers siècles de Rome, qui suscitera une vive controverse. Mais c’est véritablement Louis de Beaufort qui initiera l’école du criticisme historiographique en publiant en 1738 à Utrecht – sa famille, comme beaucoup de huguenots, avait trouvé refuge aux Pays-Bas suite à la révocation de l’édit de Nantes – sa Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. L’impact majeur de cette œuvre sur la postérité s’explique par la démarche méthodique et systématique adoptée par Louis de Beaufort, qui annonce les grandes heures de la discipline historique moderne telle qu’elle se développera au siècle suivant.
3Le xixe siècle commence ainsi par la publication d’une ample Histoire critique de la République romaine, en trois volumes rédigés en 1807 par Pierre-Charles Levesque (à ne pas confondre avec son homonyme évoqué plus haut), dont l’intention était, comme l’indique explicitement le sous-titre de son ouvrage, « de détruire des préjugés invétérés sur l’histoire des premiers siècles de la République, sur la morale des Romains, leurs vertus, leur politique extérieure, leur constitution et le caractère de leurs hommes célèbres »1. Certains, comme le grand historien de la France Jules Michelet (1798- 1874), ont toutefois reproché à ces précurseurs de la critique de détruire sans reconstruire et d’adopter de la sorte une attitude trop extrême, caractérisée par un doute « infécond », manquant « de profondeur et d’étendue »2.
Barthold Georg Niebuhr
4C’est dans ce contexte que Barthold Georg Niebuhr s’inscrit et c’est à la suite des œuvres précitées qu’il rédigea la sienne, marquant pour longtemps l’évolution de la discipline historique. Né en 1776 au sein d’une famille allemande installée à Copenhague, il se forma à Kiel en Allemagne et à Edinburgh au Royaume-Uni, avant d’exercer des fonctions relativement importantes au Danemark auprès du ministre des finances et à la banque nationale. Toutefois, en 1806, en pleine période napoléonienne, il se tourna vers la Prusse où il se mit d’abord au service du gouvernement, avant d’intégrer en 1810 l’université de Berlin, où il enseigna l’histoire de Rome. C’est à cette époque qu’il publia la première édition des deux premiers volumes de son Histoire romaine (1812), qui passèrent presque inaperçus dans le contexte des campagnes de Russie et d’Allemagne de Napoléon. Niebuhr renonça à son poste en 1816 pour devenir ambassadeur de Prusse à Rome, et occupa cette fonction jusqu’en 1823, date à laquelle il devint professeur à Bonn, où il resta jusqu’à sa mort en 1831. C’est lors de cette dernière phase de sa vie qu’il publia une version révisée de son Histoire romaine (1827-1828), et y ajouta un troisième volume juste avant de rendre son dernier souffle. L’ouvrage connut cette fois-ci un franc succès. Il fut très vite l’objet d’une traduction en français, réalisée par Marie Philippe Aimé de Golbéry et publiée à partir de 1830. Rompant avec l’habitude des siècles précédents, adeptes des « belles infidèles », Golbéry va privilégier une traduction la plus proche possible de l’original allemand, en évitant de produire un texte français qui aurait certes été plus élégant, mais aussi moins exact. Le traducteur s’en explique lui-même dans sa préface :
« Notre but a été surtout de parvenir à une rigoureuse exactitude : parfois le sujet est aride et la phrase reste ingrate sous la plume du traducteur. Dans sa sévère concision le livre de M. Niebuhr appartient à la littérature allemande non moins qu’à l’érudition. Je n’ai pu lui conserver que la seconde de ces qualités : pour nous c’était le point essentiel, et il importait de lui sacrifier toute autre considération. Il fallait maintenir les formes de l’ouvrage original ; s’écarter de la lettre de l’auteur eût été s’exposer à de continuelles erreurs3. »

Portrait de Niebuhr issu de : Gudeman, Imagines philologorum [...]. Berlin - Leipzig, 1911

5Golbéry était d’ailleurs conforté dans cette attitude par Niebuhr lui-même, qui relisait avec la plus scrupuleuse acribie les épreuves qui lui étaient régulièrement envoyées.
L’Histoire romaine de Niebuhr : apports et limites
6L’œuvre de Niebuhr constitue une étape majeure dans le développement historiographique et dans la critique de Tite-Live et de l’histoire des premiers siècles de Rome. Le savant allemand ne va en effet ni suivre scrupuleusement le récit livien, ni lui dénier toute valeur historique comme avaient tendance à le faire ses prédécesseurs, mais inaugurer une troisième voie, celle de la reconstruction historiographique. Niebuhr jugea ses prédécesseurs – et en particulier Louis de Beaufort – avec une grande sévérité :
« Le scepticisme est l’ame [sic] de son ouvrage ; il ne veut que nier et détruire, et s’il essaie quelquefois de réédifier, il n’en résulte que des choses faibles et insoutenables4. »
7Reconnaissant la nécessité d’un travail critique, il refuse toutefois d’en conclure qu’il faille renoncer à toute connaissance de l’histoire des premiers temps, et c’est probablement dans ce refus des extrêmes que réside l’importance de la pensée de Niebuhr et son impact sur la postérité. La position médiane de Niebuhr se base sur une méthodologie rigoureuse et novatrice dont le principe fondamental est mutatis mutandis encore utilisé de nos jours par certaines écoles historiographiques :
« C’est précisément pour les temps dont il faut deviner l’histoire plutôt que l’apprendre, […] qu’il suffit de mettre au jour quelques vestiges, quelques restes dont la corrélation puisse être saisie, pour retrouver aussi une entière certitude sur d’autres choses qu’il ne nous est plus permis de retirer des décombres, ou dont les fondations mêmes ont été extraites du sol5. »
8La stratégie de Niebuhr consiste ainsi à prendre appui sur certains éléments, certes rares, mais qu’il estime sûrs, pour ensuite extrapoler avec « une entière certitude » ce que devait être le reste de l’histoire véritable, au-delà des « fictions de la vanité » et du « voile bigarré de diverses couleurs [que] l’invention a jeté sur la vérité historique »6. Cela marque la naissance de la technique de la reconstruction méthodique en histoire (aussi appelée « réédification », traduction par Golbéry du mot Verstellung – littéralement « ajustement » – employé par Niebuhr). Dans cette entreprise de « réédification », l’historien se doit, selon Niebuhr, de dépasser le récit de Tite-Live : « Il nous faudra plus encore, et autre chose, que ce que Tite-Live raconte d’une manière inimitable7. » Ces pages d’introduction sont ainsi l’occasion d’un éloge grandiloquent de l’œuvre livienne et de son auteur :
« Il écrivait, parce que la nature l’avait doué d’une brillante faculté pour recueillir les traits caractéristiques du cœur humain, et pour la narration : il avait le talent du poète, mais sans facilité ou sans goût pour la forme métrique du discours. Il écrivait sans éprouver de doute ni de conviction, comme l’on introduisait alors dans l’histoire le merveilleux des siècles héroïques. […] Il ne voulut pas retrancher de l’histoire, d’une manière absolue, ces âges primitifs où les dieux se mêlaient parmi les hommes. […] Il cherchait à oublier la dégénération de son siècle par le souvenir de ce que les temps passés avaient de glorieux. […] Son but était d’apprendre à sa nation et d’ennoblir, à ses yeux, des faits qui, jusqu’alors, avaient été ou mal racontés ou même méconnus, et il légua à la littérature romaine un chef-d’œuvre d’une dimension colossale, auquel la littérature grecque n’avait rien à comparer, auquel aucune littérature moderne ne pourra jamais rien opposer. Nulle des pertes que nous avons faites ne peut être mise en parallèle avec celle des livres de Tite-Live qui ont péri8. »
9L’une des théories les plus célèbres – et les plus controversées – obtenues par « réédification » concerne la structure sociale de la Rome archaïque et la nature véritable des deux ordres sociaux, le patriciat et la plèbe. Niebuhr distinguait de manière assez nette des groupes sociaux auxquels il attribuait des origines différentes, en particulier ethniques. C’est ainsi que les patriciens et leurs clients auraient représenté la population romaine originelle, tandis que les plébéiens auraient été les héritiers des populations latines vaincues au temps des rois avant d’être intégrées à Rome. Niebuhr pèche toutefois par excès de confiance dans sa méthodologie et par une inventivité parfois débridée dans ses extrapolations ou « réédifications », dont certaines ont suscité nombre de réticences et de critiques. Néanmoins, l’érudition et surtout le caractère méthodique de Niebuhr furent unanimement loués et influencèrent durablement la manière dont il convenait de faire œuvre d’historien après lui.

Postérité
10Les travaux de Niebuhr initièrent les heures de gloire de l’école historiographique allemande et annoncèrent à bien des égards l’œuvre de ce géant de l’histoire de l’Antiquité que fut Theodor Mommsen (1817-1903). Sa monumentale Histoire Romaine (1854-1856) se caractérisait par une méthodologie tout aussi rigoureuse que celle de son prédécesseur – tout en étant moins encline aux réédifications si chères à Niebuhr –, ce qui n’empêcha pas cet ouvrage de valoir à son auteur, en 1902, le prix Nobel de… littérature ! À la même période, se développa aussi en Allemagne un courant qui ambitionnait, grâce à un examen minutieux de l’Ab Urbe condita, de retrouver les sources utilisées par Tite-Live pour chaque partie de son œuvre, parfois même paragraphe par paragraphe. Connu sous le nom de Quellenforschung, ce courant rencontra un franc succès et consacra le triomphe de la rigueur méthodologique dans les disciplines de la philologie et de l’histoire. L’ouvrage le plus emblématique à cet égard est sans conteste celui de Wilhelm Soltau, Livius’ Geschichtswerk : seine Komposition und seine Quellen (1897).
11Le criticisme du xviiie siècle, que les travaux de Niebuhr et Mommsen avaient quelque peu éclipsé ou du moins nuancé, retrouva des couleurs au début du xxe siècle avec la fondamentale Storia critica di Roma durante i primi cinque secoli d’Ettore Pais, qui fut publiée en cinq volumes de 1913 à 1920. Parallèlement, les théories « ethniques » ont, dans le sillage de Niebuhr, connu un grand succès au xixe siècle et au début du xxe, et l’on vit se multiplier les variantes, identifiant soit le patriciat, soit la plèbe à une population autre que romaine et laissant libre cours à l’imagination pour expliquer d’une part la fusion de ces « ethnies » en une seule société, d’autre part le conflit « social » qui s’ensuivit. Toutes les combinaisons ont été envisagées, aboutissant à des dérives que Niebuhr n’avait pas soupçonnées9. Ces théories ont été largement influencées par l’idéologie raciale qui avait cours à la même époque et ont finalement été abandonnées au lendemain des deux guerres mondiales, ce qui montre aussi à quel point le contexte, l’époque et les contingences peuvent influencer les historiens dans leur interprétation du passé et leur analyse des sources.
12L’historiographie de la seconde moitié du xxe siècle emprunta alors la voie d’une grande prudence méthodologique. S’efforçant d’éviter les positions extrêmes qui avaient pu être adoptées par le passé, les savants de cette période éprouvèrent une réticence prononcée pour la méthode de la reconstruction historique, même opérée avec rigueur : la dernière tentative qui marqua les esprits fut celle d’Andreas Alföldi, auteur d’Early Rome and the Latins (1965), qui impressionna sans toutefois convaincre. L’on privilégia aussi la spécialisation des études, distinguant de plus en plus les approches littéraire et historique : parmi les chercheurs, les uns se sont focalisés sur l’œuvre livienne en tant que telle et se sont attachés à comprendre la structure du récit et ses règles de composition10, les autres ont perçu l’Ab Urbe condita non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen d’accéder à la connaissance de l’histoire romaine, cette dernière constituant leur véritable objet d’étude11. Or, cette attitude dissociative était tout à fait impensable pour Niebuhr, qui jugeait d’ailleurs avec une certaine condescendance l’historien Louis de Beaufort pour avoir « beaucoup de lecture, quoiqu’il ne soit pas philologue »12. De nos jours, en ce début de xxie siècle, de plus en plus nombreux sont ceux qui réalisent qu’il est préférable non seulement de combiner les approches dans une perspective interdisciplinaire13, mais aussi de réhabiliter la méthode de la reconstruction historique pour éviter l’autoréférencement et l’essoufflement des recherches futures. Nul doute que l’influence de Niebuhr est, ici encore, perceptible.
Bibliographie
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Orientation bibliographique (par ordre chronologique)
N. Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, Florence, 1531.
L. de Beaufort, Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine, Utrecht, 1738.
P.-Ch. Levesque, Histoire critique de la République romaine, Paris, 3 vol., 1807.
B.G. Niebuhr, Histoire romaine, traduit de l’allemand sur la 3e éd. par M.P.A. de Golbéry, Bruxelles, 3 vol., 1830-1842.
J. Michelet, Histoire romaine, 3e éd., Paris, 1843.
Th. Mommsen, Römische Geschichte, Leipzig, 3 vol., 1854-1856.
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G. Forsythe, A Critical History of Early Rome, Berkeley, 2005.
B. Mineo, Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris, 2006.
Notes de bas de page
1 Levesque 1807, vol. 1, page de titre.
2 Michelet 1843, p. 3.
3 Golbéry, préface à Niebuhr 1830, p. viii.
4 Niebuhr 1830, p. xii.
5 Ibid., p. 3.
6 Ibid., p. 2.
7 Ibid., p. 5.
8 Ibid., pp. 3-5.
9 L’on trouvera un résumé de ces différentes hypothèses « ethniques » au sein de l’historiographie moderne dans Richard 1978, pp. 1-77, et plus récemment, mais aussi plus succinctement, dans Cornell 1995, pp. 242-244.
10 Voir le tableau brossé par Miles 1995, pp. 1-7.
11 Il est intéressant de constater que la vieille opposition entre points de vue traditionnaliste et critique s’est encore traduite par la publication dans le monde anglophone, à dix années d’intervalle, de The Beginnings of Rome : Italy and Rome (Cornell 1995) et de A Critical History of Early Rome (Forsythe 2005) et par la publication dans le monde francophone, à six années d’intervalle, de Les origines de Rome. Tradition et histoire (Poucet 1985) et de La fondation de Rome. Réflexion sur l’histoire (Grandazzi 1991).
12 Niebuhr 1830, p. xii.
13 Voir notamment Mineo 2006.
Auteur
Institut des civilisations, arts et lettres,
Université catholique de Louvain
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