La bataille au Moyen Âge : où sont les morts ?
p. 221-232
Texte intégral
1Les batailles médiévales ont toujours fasciné les historiens, tout comme le grand public. Il est surprenant de constater qu’il existe une dimension particulière de la bataille médiévale qui est rarement mentionnée dans les récits de l’époque : qu’advenait-il des morts d’un côté comme de l’autre ? Les historiens ont toujours supposé que les corps étaient regroupés et dépouillés de leur armure, pour être ensuite enterrés dans des charniers, sur ou à proximité du champ de bataille. Cette hypothèse s’appuyait sur un nombre très restreint de textes qui font mention de ce sujet, comme c’est le cas du récit de la bataille d’Azincourt (1415) par Monstrelet. Selon cette version du cours de la bataille, les corps furent ensevelis dans un endroit creusé spécialement à cette fin.
« Lesquelx [l’abbé de Ruisseauville et le bailli d’Aire] firent mesure en quarreure vingt-cinq piez de terre, en laquelle furent faictes trois fosses de la largeur de deux homes, dedans lesquelles furent mis de compte fait cinq mille et huit cens homes…1 ».
2Cette description ne manque pas d’intéresser l’archéologue soucieux de retrouver les corps des victimes de batailles, mais elle manque totalement de précision d’un point de vue topographique et géographique, ce qui est un problème très courant dans les récits médiévaux. De nos jours, il est toujours impossible d’identifier à Azincourt la fosse funéraire décrite par Monstrelet et même le moindre corps. Quand, en 1818, les troupes britanniques contrôlèrent quelque temps ce champ de bataille, le colonel John Woodford prétendit y avoir trouvé des restes humains. Nous avons même une carte qu’il avait dessinée sur laquelle il avait noté « le lieu où sont enterrés 5 800 chevaliers français2 ». Toutefois, en 2002, Tim Sutherland a entrepris à cet endroit des études archéologiques qui n’ont absolument rien donné3. On peut avancer une explication : le colonel Woodford aurait fait enterrer les corps découverts dans le cimetière de la paroisse d’Azincourt. Une lettre de sa main, datée du 20 février 1818 semble indiquer que telle était son intention. Toutefois la manière dont cette lettre est rédigée semble suggérer qu’il n’avait pratiquement rien trouvé. Ceci démontre bien la façon dont les intérêts et les méthodologies des siècles précédents ont pu porter préjudice au travail des archéologues d’aujourd’hui. À Crécy, au début du xixe siècle, la fouille de soi-disant fosses de batailles n’a pas abouti, et aucun rapport n’en subsiste4. Jusqu’à présent les archéologues ont échoué à trouver des restes humains sur presque tous les champs de bataille anglais et français du xive et du xve siècle. En dépit de fouilles archéologiques récentes, rien n’a été repéré à Bosworth (1485) ni à Shrewsbury (1403)5.
La question de l’emplacement de la bataille
3Un problème majeur pour les archéologues est de savoir où chercher. Il n’est pas facile de connaître l’emplacement exact sur lequel une bataille s’est réellement produite. En outre, des escarmouches pouvaient avoir lieu sur une large zone géographique et pouvaient être accompagnées d’une déroute éloignée de plusieurs kilomètres du site principal de la bataille. Devrions-nous donc nous attendre à ce que les morts d’une bataille soient rassemblés et enterrés sur place ? Et si tel était le cas, quelles furent les raisons guidant le choix de cet emplacement ? Ou alors doit-on présumer des mises en terre à la fois individuelles et groupées sur une vaste superficie ? Encore faut-il ajouter à ces problèmes des difficultés techniques : les restes humains ne peuvent pas être repérés par des détecteurs de métaux. Les archéologues ont besoin de pistes solides basées sur des sources d’archives ; si elles font défaut, ils ne peuvent s’en remettre qu’à la chance pour leurs prospections in situ.
4Malgré le peu de succès rencontré jusqu’à nos jours pour localiser les morts sur les champs de batailles, trois découvertes ont, à juste titre, connu une grande notoriété. La première est située à Visby sur l’île de Gotland (actuellement en Suède), où une armée du roi de Danemark avait vaincu la paysannerie locale et les habitants de la ville, en juillet 1361. En 1905, on y découvrit un charnier. Entre cette date et 1928, trois autres fosses furent découvertes, juste en dehors des portes de la ville. Au moins 1 185 cadavres y furent découverts6. Il existe probablement encore d’autres charniers mais ils ne sont pas accessibles de nos jours à cause de l’implantation de constructions modernes. Il est à noter que les cadavres portaient encore leurs armures. Est-ce simplement parce que la chaleur et le grand nombre de morts avaient rendu impossible le dépouillement des corps avant leur décomposition ? Ou est-ce parce que leurs armures étaient d’une si piètre qualité que l’armée royale n’en voulut pas ?
5La deuxième découverte se trouve au Portugal sur le site de la bataille d’Aljubarrota (1385)7. Les fouilles de 1958 ont révélé une grande accumulation d’ossements dans une fosse ossuaire, mais ces derniers n’ont été examinés que trente ans plus tard pour arriver à la conclusion que cet amas d’os représentait environ 400 individus. La troisième découverte majeure eut lieu au Royaume-Uni en juillet 1996 au cours de travaux de construction d’un garage à Towton Hall. Towton (1461) est réputée pour être la plus grande bataille menée sur le sol anglais. D’après ce que nous avons pu conclure, les ossements trouvés représentaient 37 ou 38 individus8. Il semble évident que les cadavres avaient été empilés dans une tombe de relativement faible profondeur9. Tim Sutherland a découvert un autre lieu de sépulture (avec un seul corps, et un autre avec trois) à Towton Hall, de même que des restes désarticulés dans d’autres fosses situées sur le champ de bataille, que nous expliquerons ultérieurement10.
6Pour bien appréhender le sujet, encore faut-il tenir compte des croyances religieuses et des pratiques funéraires de cette fin du Moyen Âge, motivées par une croyance au purgatoire et tenant compte du fait qu’une « bonne mort » était au centre de la foi chrétienne. Ceci explique pourquoi les soldats devaient se confesser et recevoir l’absolution avant de combattre. Il était d’usage d’accomplir ces rituels pendant la messe, le matin de la bataille. Le lieu de sépulture était, lui aussi, significatif. Comme l’écrit Christopher Daniel « on attendait d’un chrétien qu’il soit enterré en terre consacrée11 ». L’Église définissait ce qu’était une terre consacrée et ce qui ne l’était pas. Les cimetières avaient des limites bien définies. D’autre part, l’Église contrôlait les inhumations. C’était un droit qu’elle gardait avec zèle, ne serait-ce que parce qu’il générait un revenu pour l’église. Par ailleurs, par souci d’obtenir leur salut, les gens voulaient être enterrés au bon endroit. Les membres les plus riches de la société prenaient des dispositions à l’avance pour être inhumés sur un emplacement de leur choix, lié habituellement à leur lieu de résidence ou alors en un lieu particulier de dévotion religieuse personnelle. Même les personnes les plus modestes voulaient être enterrées au sein de leur communauté, là où leur famille et leurs amis pouvaient aider leur passage par-delà le purgatoire. Il existait également d’autres pratiques courantes en matière d’inhumation. Il était de coutume que celle-ci ait lieu dans les trois jours qui suivaient la mort et qu’elle soit accompagnée de rituels bien précis, dont le fait de laver le corps nu et de le placer dans un linceul. Être enterré tout habillé et sans linceul était le destin réservé aux criminels exécutés. Les fouilles effectuées à St Margaret Combusto à Norwich révèlent de tels corps, certains ayant les poignets liés derrière le dos, d’autres étant enterrés à plat ventre, montrant ainsi tous les signes d’avoir été jetés en terre sans la moindre cérémonie. Il s’agissait néanmoins d’une terre qui avait déjà été consacrée. Les corps enterrés selon les pratiques habituelles reposaient généralement sur le dos, la tête tournée vers l’ouest12.
7Il était tout de même rare qu’un grand nombre de personnes meure en un bref espace de temps et en un même lieu, loin de chez elles. Le champ de bataille était une exception, c’est pourquoi il est intéressant de considérer ce qu’il advenait des corps. Une bataille devait forcément amener des « inhumations déviantes » – c’est ainsi qu’on les appelle – puisque les circonstances de la mort rendaient plus difficile de suivre les pratiques habituelles d’inhumation. Ceci dit, les efforts pour se conformer à ces pratiques semblent évidents. Jean Froissart prétend qu’Édouard III accorda trois jours pour que le champ de bataille de Crécy soit fouillé et que les inhumations aient bien lieu : « Et fist a savoir sus chiaus dou pays que il donnoit triewes trois jours pour cerchier le camp de creci et enseverlir les morts13. »
Le déplacement des corps
8Dans son récit de la bataille d’Azincourt, Monstrelet affirme que le jour de la bataille et les quatre jours qui suivirent, les seigneurs importants et les princes tués furent rassemblés, lavés et transportés pour être inhumés sur leurs propres terres14. Ainsi, le soir de la bataille, Antoine, duc de Brabant, frère de Jean sans Peur, duc de Bourgogne, fut retrouvé et transporté par ses serviteurs à Saint-Pol (Saint-Pol-sur-Ternoise). Il fut placé là dans un cercueil de plomb avec des épices et des herbes, pour retarder sa décomposition et en atténuer les odeurs. Quatre à six jours après la bataille, il fut transporté à Tournai où sa dépouille fut accompagnée par l’évêque et le chapitre du lieu. Le lendemain, on l’emmena à Hal, en l’église Sainte-Marie, où sa dépouille reposa pendant la nuit avant qu’elle ne soit transportée en l’église Sainte-Gudule de Bruxelles, puis à Tervuren ; c’est là que le 3 novembre, Antoine fut inhumé, après une messe de requiem, aux côtés de sa première femme Jeanne de Saint-Pol15. Sa dépouille avait voyagé 173 km à vol d’oiseau.
9Les deux pairs anglais (Édouard, duc d’York et Michael de la Pole, comte de Suffolk), tués lors de cette même bataille, furent transportés encore plus loin, pour être enterrés dans leurs églises familiales, celle de Fotheringhay (Northamptonshire) pour le duc d’York et celle de Wingfield pour le comte de Suffolk. Les distances étaient alors bien trop grandes pour que l’on puisse seulement compter sur des cercueils de plomb ralentissant la décomposition. Les deux hommes furent dépecés et éviscérés selon le procédé d’excarnation ou de « décarnisation » appelé Mos Teutonicus où les corps étaient bouillis pour en retirer la chair16. Il existait une seconde méthode pour préparer un corps pour un long voyage : il s’agissait de pratiquer une éviscération, au cours de laquelle on enlevait seulement les entrailles. Nous rencontrons cette pratique dans les cas où l’on disposait de suffisamment de temps et d’expertise : c’est le traitement accordé au corps d’Henri V après sa mort au château de Vincennes le 31 août 1422, afin de le préparer pour son transfert à l’abbaye de Westminster où il devait être finalement inhumé.
10Il existe de nombreux exemples de corps transportés, après la bataille d’Azincourt, vers un lieu d’inhumation prévu à l’avance par les défunts. Ainsi le duc d’Alençon fut convoyé à l’abbaye de Sées au sein de son duché. Mais nous trouvons aussi des exemples d’hommes de moindre statut ramenés chez eux. Guillaume de Longueil, capitaine de Dieppe, et son fils furent enterrés en l’église Saint-Jacques de cette même ville. Par ailleurs, nous savons également que des corps furent transportés vers des églises proches d’un champ de bataille. Après la bataille de Poitiers du 19 juillet 1356, environ 50 morts français furent conduits au couvent des Jacobins de Poitiers afin d’y être inhumés17. Parmi eux, se trouvait le duc de Bourbon, même si l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il soit inhumé dans une nécropole familiale. Peut-être la chaleur de l’été joua-t-elle un rôle dans la décision de l’enterrer localement ? Une centaine d’autres morts de cette bataille fut enterrée à l’église des Cordeliers de Poitiers : 59 d’entre eux étaient des chevaliers tandis que les 41 autres étaient des écuyers. Le même document nous informe que plusieurs autres corps d’hommes tués durant la bataille furent emmenés par les Cordeliers sur des charrettes : « Pour estre enterrez en de grandes fosses en leur cymetiere qui est hors l’eglise… et furent faites obsequies honnourables par toutes les eglises, convents, monasteres et par quantité de bons bourgeois d’icelle ville. »
11Il est bien sûr impossible de savoir si cela représente tous les Français morts à la bataille de Poitiers mais, à ce jour, aucun lieu d’inhumation n’a été retrouvé sur le champ de bataille lui-même. Le seul constat que l’on puisse donc faire, c’est l’effort produit pour transporter les corps sur une terre consacrée et pour les mettre en terre selon les pratiques religieuses traditionnelles. Ainsi, les victimes les plus élevées socialement étaient enterrées individuellement à l’intérieur des églises. Les hommes de troupes étaient inhumés dans des tranchées creusées dans un cimetière dépendant d’une église. Le document de Poitiers nous indique que ces charniers étaient faits « par licence de l’official de Poitiers et du maire de Poitiers » ; ceci pour nous rappeler que les corps ne pouvaient pas être inhumés sans la permission de l’Église. Il existe une information supplémentaire très intéressante, celle de la date à laquelle eurent lieu ces inhumations dans le cimetière – « le jour de la Saint Valentin audit an mil trois cent cinquante et six » – c’est-à-dire le 14 février 1357. Autrement dit, il semblerait bien que ces corps se soient encore trouvés sur le champ de bataille cinq mois après la bataille de Poitiers.
12Bien entendu, si l’on ne pouvait enlever rapidement les corps du champ de bataille, ceux-ci commençaient à se décomposer. Même si les cadavres ne restaient à l’air libre qu’une seule nuit, les vainqueurs de la bataille et les pilleurs locaux mettaient la main sur tous les effets personnels et l’armement portés par les cadavres. Cela semble avoir été le cas après la bataille d’Azincourt. De fait, les corps nus se décomposent plus vite que ceux qui sont vêtus. Est-il vraiment vraisemblable que des corps soient restés à l’air libre pendant des mois, sinon des années, et qu’on les ait laissés se décomposer à même le sol, puisque les corps risquaient d’être dévorés par des animaux ? Le bon sens aurait été d’enterrer les corps le plus vite et le plus commodément possible, au plus près de l’endroit où ils étaient morts, dans l’intention de les déplacer par la suite. En suivant ce scénario, nous pourrions nous attendre à ce qu’on se serve de cavités et de fosses existantes pour éviter d’avoir à creuser trop profondément. C’est peut-être ce qui s’est passé à Poitiers.
Exhumations et remises en terre
13À Towton, les recherches récentes de Tim Sutherland suggèrent que les corps furent initialement enterrés sur le champ de bataille et transportés vers une terre consacrée approximativement vingt ans plus tard. Il a repéré, en se servant d’un détecteur de métaux, la présence de pointes de flèches. C’est au cours de cette détection que les restes de la partie inférieure d’un bras (cubitus), ramené à la surface grâce aux labours, ont été retrouvés. Aux endroits où la détection révélait une concentration de pointes de flèches, Tim Sutherland entreprit une série d’études de détection géophysique ; il identifia ainsi plusieurs anomalies de terrain correspondant à ces concentrations. Pendant cette étude, des dents humaines furent découvertes, tout comme le cubitus, aux endroits où se trouvaient les anomalies détectées. Tim Sutherland creusa alors des tranchées d’essai. Celles situées à l’endroit où l’on avait trouvé les dents révélèrent d’autres restes humains, comme des fragments de crâne, de vertèbre, de rotule, de doigts, de doigts de pied ainsi que d’autres dents et petits os entassés en vrac. Cependant, « la position anatomique de certains os suggère que les éléments du squelette étaient partiellement articulés au moment où ils ont été enterrés18 ». Tim Sutherland suggère également que ces découvertes se firent au sein de la fosse préexistante, recoupée et utilisée à nouveau pour ces inhumations. Ces caractéristiques l’amenèrent à la conclusion que des corps entiers avaient été enterrés initialement à cet endroit mais qu’ils furent par la suite déterrés et déplacés, en ne laissant derrière eux que de petits os et la trace d’une ancienne fosse d’inhumation. Tim Sutherland se rendit compte que cela concordait bien avec un arrêté du 19 février 1484, à l’occasion duquel le roi Richard III avait alloué des fonds à l’église paroissiale de Saxton ainsi qu’à une autre chapelle, afin que les corps du champ de bataille de Towton puissent y être enterrés.
« […] et leurs corps furent laissés sur le champ [de bataille] et en d’autres endroits situés à proximité, à l’extérieur d’un lieu d’inhumation ecclésiastique (extra ecclesiasticam processus sepulturam), c’est-à-dire dans trois cavités. Nous avons […] fait en sorte que les corps soient exhumés dans les mois qui suivirent et conduits, pour partie dans l’église paroissiale de Saxton située dans le comté de York ainsi qu’au cimetière du même nom, pour partie à la chapelle de Towton […]19 ».
14Les mêmes méthodes sont rapportées dans les sources historiques concernant la bataille de Bosworth. Il semblerait qu’à un certain moment, les corps furent déplacés vers l’église de Dadlington20. Le texte d’une indulgence fait référence à la chapelle comme étant le lieu vers lequel avaient été amenés les corps et les ossements des hommes tués sur le champ de bataille de Bosworth21. La mention de ces ossements suggère que les corps avaient été exhumés du champ de bataille pour être enterrés à nouveau, bien que nous ne puissions pas être certains de la date exacte à laquelle cela eut lieu, entre 1485 et 1511. Entre les milieux du xixe et du xxe siècle, il y a eu diverses trouvailles non documentées de crânes et d’os désarticulés à proximité de l’entrée du cimetière de Dadlington22.
15Dans les deux cas de Towton et Bosworth, nous avons donc la preuve de l’existence d’une approbation officielle et d’un système d’organisation pour l’exhumation et la remise en terre des corps. Les conclusions obtenues à Aljubarrota suggèrent une situation semblable puisque ce n’est que sept ans après la bataille, une fois que la construction d’une chapelle fut terminée, que les corps furent placés dans une fosse commune23. Les exhumations et les remises en terre étaient des pratiques courantes d’inhumations médiévales. En ville où un grand nombre d’enterrements avaient lieu, il était courant que les squelettes soient déterrés pour créer de la place pour de nouvelles zones d’inhumation24.
16Les exhumations et les remises en terre étaient sans doute des pratiques courantes après une bataille. Les découvertes de Tim Sutherland à Towton confirment qu’il faudrait s’attendre à retrouver des traces d’une fosse funéraire initiale, ainsi que des petits os et des dents laissés sur place quand les squelettes désarticulés furent déplacés. Dans ce contexte, il est intéressant de savoir que le colonel Woodford avait retrouvé des dents sur le champ de bataille d’Azincourt en 1818. Il est donc possible de supposer que les corps ont d’abord été enterrés dans un endroit consacré sur le champ de bataille, pour être ensuite déplacés vers un cimetière paroissial. Le récit que fait Monstrelet au sujet de la création de la fosse funéraire s’accorde bien avec la pratique qui consistait à créer un terrain consacré. Comme nous l’avons vu, la fosse avait été autorisée par le père supérieur local, de même que par un officier royal du lieu (association d’un ecclésiastique et d’un laïc à l’exemple de ce qui c’était passé pour Poitiers). Il poursuit en nous disant que la terre et les fosses avaient été consacrées comme cimetière. Selon Pierre de Fenin, Louis de Luxembourg fit creuser plusieurs fosses funéraires à l’endroit où la bataille avait eu lieu, rassembla ensuite les morts des deux camps et les fit enterrer. Il bénit ensuite cet emplacement et le fit entourer par d’épaisses haies délimitant ainsi un enclos – comme pour les cimetières – afin de protéger les corps des animaux25. La Chronique de Ruisseauville ajoute qu’« une grande croix en bois fut placée sur chaque tombe ». Cela ressemble fortement au récit de la création d’un cimetière en Italie en 152026.
17Après la bataille de Shrewsbury (1403), cependant, la construction d’une église suivit bien vite la création d’un lieu d’inhumation. Là aussi, nous disposons dans une chronique des soi-disant dimensions d’une fosse dans laquelle on aurait placé 2 291 corps. Elle aurait eu une longueur de 160 pieds (48,76 m), une largeur de 68 pieds (20,72 m) et une profondeur de 60 pieds (18,28 m), cette dernière dimension ne pouvant être exacte27 ! En octobre 1406, deux acres de terrains furent attribuées à la construction d’une chapelle pour célébrer des messes pour les âmes de ceux qui avaient été tués à la bataille et qui y étaient enterrés, de même que pour le roi victorieux et en mémoire de tous les disparus28. D’autres documents, ainsi que son architecture suggèrent que la construction de cette église était terminée en 1409. Ce texte indique que l’église fut érigée sur le champ de bataille, ce qui suggère qu’elle fut probablement construite sur la fosse funéraire. Toutefois, il se peut qu’il existe quelques tombes dispersées. On connaît ainsi une charte datant de décembre 1445 qui mentionne des prières pour les âmes de ceux qui avaient été tués pendant la bataille « dont les corps gisaient à environ trois miles et davantage à l’intérieur et autour du même champ [de bataille] »29.
18Reste le problème de savoir si les morts de l’armée victorieuse étaient traités de la même manière que ceux de l’armée vaincue. Les sources nous disent très peu de choses sur ce sujet. En 1415, Henry V fit décharner deux de ses grands seigneurs, mais aucune source ne suggère qu’il ait ramené d’autres corps en Angleterre. Nous devons donc supposer que ceux-ci furent enterrés à Azincourt. C’est du moins ce que suggèrent certaines chroniques anglaises, mais le Brabançon Edouard Dynter, prétendit qu’Henri fit en sorte que ses propres morts soient mis dans une grange pour y être brûlés avec leur armure et tout leur équipement. L’incinération n’était pas une pratique acceptable dans la tradition chrétienne ; serait-il donc possible que l’on s’en serve dans une situation postérieure à une bataille ? Tim Sutherland a suggéré que les lieux d’inhumation individuelle qu’il a découverts à Towton Hall appartenaient au camp des vainqueurs puisqu’ils étaient placés dans une position traditionnelle. Dans un cas précis, on a retrouvé un chapelet accompagnant un squelette30. Mais est-ce que les 37 corps retrouvés à Towton Hall en 1996 relèvent de cette catégorie et ont-ils donc été enterrés en prévoyant la construction d’une chapelle à cet endroit ? Aucun des corps retrouvés en 1996 n’était désarticulé, ce qui suggère qu’ils avaient été enterrés tout de suite après la bataille sur un site qui était déjà choisi pour être consacré et servir à la commémoration. La majorité des corps avaient été inhumés suivant un axe ouest-est, bien que certains soient à plat ventre, et comme le remarquèrent ceux qui ont fouillé le terrain « les morts étaient bel et bien étendus dans les tombes et non pas simplement jetés dedans… ». Reste à savoir, comme ils le firent remarquer également, si cela était le fruit d’efforts pour empiler le maximum de corps dans une tombe, plutôt que le signe d’un respect pour les morts31. En décembre 1502, l’archevêque de York accorda une indulgence pour ceux qui avaient donné une aumône pour une chapelle à Towton « sur laquelle et sur le terrain autour de laquelle gisaient, enterrés, de nombreux corps d’hommes tués pendant la guerre ». Une chapelle à Towton Hall a été découverte récemment par Tim Sutherland32.
***
19À partir de ces exemples nous pouvons tirer deux conclusions. La première est qu’on essayait toujours de donner une sépulture chrétienne appropriée, quels que soient les moyens employés. La seconde est qu’il n’existait pas de modèle absolu en ce qui concernait la manière dont les victimes des batailles étaient traitées. On a ainsi avancé que la situation météorologique jouait un rôle. Si le temps était particulièrement chaud, comme ce fut le cas à Visby, on s’empressait d’enterrer les morts le plus vite possible. À Towton, on a suggéré que le manque de profondeur de la tombe contenant les 37 squelettes pourrait provenir d’un sol gelé difficile à creuser33. Nous devons aussi prendre en compte l’emplacement de la bataille et l’origine géographique des troupes. Dans le cas où les soldats provenaient du voisinage, il y avait de fortes chances qu’ils soient conduits vers l’église de leur localité. S’il existait une église ou un monastère dans le voisinage, cela jouait forcément un rôle dans les inhumations consécutives à une bataille. Que les corps soient exhumés et enterrés à nouveau ou qu’ils ne le soient pas pouvait dépendre de développements politiques ultérieurs. En effet, même les décisions prises immédiatement après la bataille à propos des inhumations pouvaient être influencées par la nature de la victoire et son impact politique. Par exemple, était-il toujours possible de récupérer les corps immédiatement ? Nous devons également prendre en compte le nombre et la proportion des morts. Quand le nombre des morts d’une bataille était très élevé on pouvait s’attendre à la construction hâtive de charniers. Mais ceci nous ramène au problème central que nous rencontrons lorsqu’il s’agit d’analyser les batailles médiévales. Nous ne sommes jamais sûr du nombre de soldats engagés dans une bataille ni du nombre de victimes. La conclusion de Tim Sutherland, basée sur l’enquête archéologique de Towton, est que les chroniqueurs ont largement exagéré le nombre des morts, allant peut-être même jusqu’à les décupler34.
20La difficulté pour localiser les charniers vient donc essentiellement de l’aspect pratique des opérations archéologiques, car nous recherchons d’infimes éléments sur de grands espaces. Le problème demeure même quand nous sommes davantage certains du nombre de victimes et de l’endroit où les charniers ont été creusés, comme c’est le cas lors des batailles de la guerre des Deux-Roses. Mais on peut supposer que quand nous aurons développé une méthode efficace d’étude géographique permettant une étude rapide à haute résolution sur de grands espaces, alors les charniers apparaîtront. Si nous pouvons retrouver certains champs de bataille où les tombes sont conservées, pour une majorité d’entre elles ou pour l’ensemble d’entre elles, nous pourrons alors commencer à produire des estimations fiables du nombre de morts de ces batailles et à les mettre en rapport avec la documentation qui nous est fournie par les archives.
Notes de bas de page
1 Chronique d’Enguerran de Monstrelet, L. Douët-d’Arcq (éd.), Paris, 1857-1862, t. 3, p. 122.
2 Warwickshire County Record Office cr 764/240 ; London, British Library Additional MS 16368 map C.
3 T. Sutherland, « The Battle of Agincourt. An Alternative Location », Journal of Conflict Archaeology, 2006, p. 261. Nous remercions M. Sutherland pour ses conseils.
4 A. Ayton et P. Preston, The Battle of Crécy, Woodbridge, 2005, p. 119.
5 G. Foard et A. Curry, Bosworth 1485. A Battlefield Rediscovered, Oxford, 2013 ; T. Pollard et N. Oliver, Two Men in a Trench, London, 2003. Pour la possibilité d’une fosse commune à East Stoke (1487), voir G. Foard et R. Morris, The Archaeology of English Battlefields, York, 2012, p. 30.
6 B. Thordeman et al., Armour from the Battle of Wisby, 1361, Stockholm, 1939.
7 E. Cunha et A. M. Silva, « War Lesions from the Famous Portuguese Medieval Battle of Aljubarrota », International Journal of Osteoarchaeology, 1997, p. 595-599. Cet article mentionne également des excavations en cours à Grunewald (1410).
8 A. Boylston, M. Holst, J. Coughlan, « Physical Anthropology », V. Fiorato, A. Boylston, C. Knüsel (dir.), Blood Red Roses : The History, Archaeology and Anthropology of a Mass Grave from the Battle of Towton, AD 1461, Oxford, 2000, p. 45.
9 T. Sutherland, « Recording the Grave », Ibid., p. 41.
10 T. Sutherland et S. Richardson, « Arrow Point to Mass Graves : Finding the Dead from the Battle of Towton », Fields of Conflict. Battlefield Archaeology from the Roman Empire to the Korean War, D. Scott et al., (dir.), Westport, 2007, p. 160-173.
11 C. Daniel, Death and Burial in Medieval England, London, 1997, p. 103.
12 B. Ayres, « Norwich », Current Archaeology, 1990, p. 56-59.
13 Jean Froissart, Chroniques, Livres I et II, P Ainsworth et G.T. Diller (dir.), Paris, 2001, p. 589-590.
14 Monstrelet, t. 3, p. 121.
15 Chronique des ducs de Brabant par Edmond de Dynter, P.F.X. De Ram (éd.), Bruxelles, 1854-1860, t. 3, p. 304.
16 Chronique de Jean le Fèvre, Seigneur de Saint Remy, F. Morand (éd.), Paris, 1876-1881, t. 1, p. 260 ; Recueil des Croniques et Anchiennes Istories de la Grant Bretagne a present nomme Engleterre par Jehan deWaurin, W. L. Hardy et E. L. C. P. Hardy (éd.), London, 1864-91, t. 2, p. 218.
17 Recueil des documents concernant la commune et la ville de Poitiers, E. Audoin (éd.), Archives historiques de Poitou, 1928, p. 164-75.
18 T. Sutherland et S. Richardson, « Arrow Point to Mass Graves… », p. 165.
19 Ibid., p. 167.
20 G. Foard et A. Curry, Bosworth 1485…, p. 60.
21 W. A. Jackson, « Three Printed English Indulgences at Harvard », Harvard Library Bulletin, 1953, p. 229-231 ; The National Archives C 82/367/15.
22 P. Foss, The Field of Redemore, Newton Linford, 1998, p. 74-75.
23 E. Cunha et M. Silva, « War Lesions… », p. 596.
24 C. Gittings, Death, Burial and the Individual in Early Modern England, London, 1994, p. 139.
25 Mémoires de Pierre de Fenin, E. Dupont (éd.), Paris, 1837, p. 66-67.
26 C. Daniel, Death and Burial…, p. 89.
27 Oxford, Bodleian Library Laud Misc. 748. Nous remercions Philip Morgan pour ses conseils sur ce sujet. Il suggère que la profondeur exagérée de la fosse pourrait bien faire allusion à la fosse des damnés.
28 W. G. D. Fletcher, « Battlefield College », The Battle of Shrewsbury, Shrewsbury, 1903, p. 41-42.
29 Ibid., p. 73.
30 T. Sutherland, « Unknown Soldiers… », p. 5.
31 T. Sutherland, « Recording the Grave… », p. 40.
32 The Medieval Dead, Yesterday Television, November 2013. M. Habberjam, « Some Thoughts on Richard III’s Memorial Chapel at Towton », Blanc Sanglier, 1995, p. 3-5.
33 T. Sutherland, « Recording the Grave… », p. 41.
34 T. Sutherland, « Killing Time : Challenging the Common Perceptions of Three Medieval Conflicts – Ferrybridge, Dintingdale and Towton », Journal of Conflict Archaeology, 2009, p. 22.
Auteurs
Professeure à l’Université de Southampton
Glenn Foard relève de l’Université de Huddersfield.
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Les minorités religieuses dans l’Europe médiévale et moderne
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2011
Les industries rurales dans l’Europe médiévale et moderne
Jean-Michel Minovez, Catherine Verna et Liliane Hilaire-Pérez (dir.)
2013
Cultures temporaires et féodalité
Les rotations culturales et l’appropriation du sol dans l’Europe médiévale et moderne
Roland Viader et Christine Rendu (dir.)
2014
Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne
Frédéric Boutoulle et Stéphane Gomis (dir.)
2017