Les enfants dans le cimetière médiéval : vers une nouvelle organisation funéraire (vie-xiie siècle)
p. 173-191
Texte intégral
1Alors que les lieux de culte polarisent l’organisation des espaces funéraires, des regroupements d’enfants sont parfois attestés le long des murs des églises. La plupart des cimetières analysés ont cependant été fouillés partiellement, généralement dans des secteurs proches du lieu de culte, ce qui ne permet pas d’avoir une vision complète et représentative de l’espace des morts. En dépit de cette limite, nous pouvons proposer quelques pistes de réflexion sur le phénomène des regroupements d’enfants dans le cimetière médiéval1.
L’âge, une donnée biologique et sociale
2Les enfants regroupés dans les cimetières sont souvent en bas-âge, et situés au plus près de l’édifice de culte, dans des secteurs considérés comme privilégiés : autour du chevet, contre les murs gouttereaux, devant le parvis2. L’âge semble donc être un critère déterminant dans l’organisation spatiale des tombes d’enfants.
Les classes d’âges « sociales »
3Afin de pouvoir mettre en évidence le rôle de l’âge dans l’organisation funéraire, une nouvelle approche de répartition des enfants par classe d’âges a été développée, d’après une méthode initialement proposée par Isabelle Séguy et Luc Buchet3. Tout d’abord, il convient de souligner que l’estimation de l’âge des enfants est reconnue comme étant plus fiable et précise que celle des adultes, la croissance osseuse évoluant très rapidement dans les premiers âges de la vie. Les indicateurs utilisés pour estimer l’âge des enfants sont essentiellement dentaires, hormis pour les fœtus et périnataux (âgés de moins de deux mois après la naissance), dont l’âge est estimé à partir de la longueur des os longs4. Dans cette analyse, les estimations d’âges brutes proviennent des publications. Cependant, dans toutes les séries ostéologiques étudiées, l’âge a été estimé principalement d’après la méthode de minéralisation dentaire de Douglas H. Ubelaker5, ce qui permet de conserver une homogénéité méthodologique.
4En anthropologie biologique, on utilise traditionnellement les classes d’âges démographiques pour répartir les enfants issus des séries archéologiques6. Quinquennales et uniformisées, elles sont surtout adaptées à la démographie contemporaine, pour qui l’âge demeure une donnée exacte, une mesure du temps entre deux phénomènes démographiques distincts, comme par exemple entre la naissance et le mariage. À l’inverse, l’âge utilisé par les anthropologues est une donnée probable, car estimée d’après un indicateur biologique, et donc soumise à une certaine variabilité.
5Les sources écrites, hagiographiques et normatives, témoignent de l’évolution de l’attitude des adultes face aux enfants selon leur sexe et leur âge7. À la fin du Moyen Âge, l’enfance est divisée en étapes, selon une tradition de théorisation des âges de la vie qui remonte en réalité à l’Antiquité8. Les âges marqueurs de ces étapes revêtent alors une importance particulière et constituent autant de césures symboliques de l’enfance, comme les étapes de 7, de 12 et de 14 ans, fréquemment citées dans les textes.
6L’âge est donc autant un fait social que biologique, et les études anthropologiques doivent prendre ce facteur en compte, en utilisant un découpage de l’enfance en groupes d’âges adaptés à la société étudiée, et non une division normative étendue à toutes les populations anciennes. Dans ce but, je propose d’appliquer un nouveau découpage de l’enfance, de 0 à 17 ans révolus9, en quatre classes d’âges « sociales », qui se définissent ainsi10 :
- 0-2 ans : ce groupe mesure les risques de la petite enfance. Il peut être subdivisé en deux parts (0-1 an et 1-2 ans), permettant de mesurer la mortalité infantile ;
- 3-7 ans : l’âge de 7 ans est régulièrement considéré comme une étape importante de l’enfance dans la société médiévale. L’enfant de moins de 7 ans est réputé irresponsable, profondément fragile et dépendant des adultes11 ;
- 8-12 ans : entre 8 et 12 ans, l’enfant entre dans une nouvelle étape de sa vie, qui le rapproche de la puberté et du monde des adultes ;
- 13-17 ans : à partir de 12 ou 15 ans, selon les traditions législatives, l’enfant devient majeur, partageant alors les mêmes droits (se marier, hériter, exercer une charge) et les mêmes risques que les adultes (enfanter, guerroyer).
7Afin de préciser les modalités du processus de regroupement des enfants, les séries ostéologiques issues de six cimetières médiévaux ont été analysées (fig. 1, 2).
8Situé en bordure du Rhône, l’édifice de Seyssel-Albigny a été identifié comme une basilique funéraire, construite sur les ruines de deux entrepôts antiques et utilisée entre le vie et le ixe siècle12. Les crues du Rhône ont provoqué la destruction d’une partie de l’édifice dont seuls les abords immédiats ont été fouillés (fig. 3).
9Les fouilles menées à Saint-Denis, à l’intérieur et au nord de la cathédrale actuelle, ont révélé une vaste nécropole médiévale et un ensemble monumental, composé de trois églises secondaires, actuellement connues sous le vocable de Saint-Pierre, Saint-Paul et Saint-Barthélemy13 (fig. 4). Cependant, seules les inhumations des vie-xe siècles ont été étudiées14.
10À Cherbourg, quelques secteurs de fouilles ont été ouverts à l’intérieur et aux abords de la collégiale Notre-Dame, révélant l’existence d’un cimetière utilisé essentiellement entre le viie et le xie siècle15. À Saint-Estève-le-Pont à Berre l’Étang, deux espaces funéraires médiévaux distants d’environ 60 m ont été repérés, dénommés « zone nord » et « zone sud », et utilisés du vie au xie siècle16. La zone sud se caractérise par la présence d’un lieu de culte, polarisant l’ensemble des tombes (fig. 5).
11À Rouen, une opération archéologique a concerné deux vastes secteurs du cimetière situé aux abords nord (cour d’Albane) et sud (cour des Maçons) de la cathédrale Notre-Dame17 (fig 6). Les opérations ont révélé l’existence d’une basilique paléochrétienne dans la cour d’Albane, érigée entre la fin du ive et le début du ve siècle18. Cependant, ce n’est qu’à partir des xie et xiie siècles que les deux secteurs sont utilisés à des fins funéraires. Enfin, plusieurs secteurs de fouilles ont été ouverts dans la collégiale Saint-Mexme de Chinon, permettant de repérer le premier édifice de culte, construit autour de l’an mil19.
Vers une sectorisation du cimetière
Une tendance à l’augmentation du nombre d’enfants
12L’analyse de ces sites révèle une variation assez importante de la fréquence des enfants, composant entre 13 et 53 % de l’effectif entre le vie et le xie siècle (fig. 7). Peu d’enfants ont cependant été retrouvés autour des églises de Saint-Denis, de Cherbourg et de Chinon entre le vie et le xiie siècle (13-29 %). La population inhumée à l’intérieur et autour de ces édifices peut, à cette époque, être considérée comme privilégiée. En effet, les individus, majoritairement des adultes masculins, sont inhumés en sarcophages de pierre ou de plâtre, parfois accompagnés de dépôts d’objets, et semblent donc constituer une élite, laïque ou ecclésiastique, selon les sites20.
13On observe cependant par la suite une hausse considérable des enfants, accompagnée d’un changement des pratiques funéraires. À Saint-Denis, l’augmentation des enfants succède aux remaniements architecturaux des trois églises secondaires, datés de la fin du ixe siècle par l’étude de la céramique présente dans les remblais21. Cette phase est également marquée par l’utilisation massive du coffrage de bois, remplaçant le sarcophage. Entre la fin du ixe et le xe siècle, les enfants composent 44 % de l’effectif global, et ils sont 80 % autour de l’église Saint-Barthélemy (fig. 8).
14À Cherbourg, l’augmentation des enfants aux ixe-xe siècles22 semble coïncider avec la construction d’un premier édifice de culte carolingien, dont l’existence n’a cependant pas été confirmée dans les secteurs fouillés23. Dans le cimetière, les fosses sont entourées de pierres et recouvertes de plaques de schiste, les enfants composant 52 % de la population inhumée (fig. 7).
15À Berre l’Étang, aux vie-xie siècles, les enfants sont plus fréquents dans la zone sud, autour de l’église Saint-Estève (fig. 9). Leurs tombes sont en coffrages de pierres, de tuiles ou de dalles de schiste, qui succèdent aux sarcophages des vie-viie siècles. L’augmentation des enfants est donc postérieure à l’utilisation de sarcophages (vie-viie siècle) et antérieure à la fin du ixe siècle, date du remaniement d’une partie de l’église24.
16À Saint-Mexme de Chinon, le nombre d’enfants augmente dès la construction de l’édifice roman, autour de l’an mil25. La reconstruction du mur nord, dans la seconde moitié du xiie siècle26, marque cependant la mise en place d’un nouveau secteur d’inhumation, au nord de la collégiale, principalement utilisé par les enfants (91 %).
17À Rouen, au xie siècle, les enfants composent 51 % des individus inhumés dans le secteur situé au nord de la cathédrale Notre-Dame, autour de la basilique paléochrétienne de la cour d’Albane (fig. 10). Au sud, dans la cour des Maçons, ils ne sont que 33 % aux xie et xiie siècles (fig. 7).
18Enfin, il n’a pas été possible de dater l’augmentation des enfants à Seyssel Albigny, par manque d’un phasage chronologique précis.
19Ainsi, dans les sites étudiés, l’augmentation du nombre d’enfants se situe globalement entre le viiie et le xiie siècle, et se trouve associée à la mise en place de zones d’inhumation réservées ou préférentiellement dédiées aux enfants. Cependant, comme les cimetières ne sont généralement pas fouillés en intégralité, la localisation de ces zones varie selon les sites et les prescriptions archéologiques. Néanmoins, ces regroupements semblent suivre la construction d’une église (Seyssel Albigny, Cherbourg), ou des remaniements architecturaux (Saint-Denis, Saint-Mexme de Chinon, Saint-Estève de Berre l’Étang)27, succédant parfois à des inhumations de type privilégié. Si l’on ne peut généraliser ces résultats, ils montrent l’existence de critères spécifiques conditionnant l’accès au sein de certaines églises pour une partie du haut Moyen Âge.
Organisation spatiale des tombes d’enfants
20En effet, on observe une forte concentration des enfants dans certains secteurs du cimetière, au plus près du lieu de culte.
21À Saint-Denis, l’église Saint-Barthélemy présente à partir de la fin du ixe siècle deux secteurs d’inhumation réservés aux enfants : ils ont moins de 5 ans au sud du chevet, et moins de 10 ans contre la façade, les adultes étant situés à environ 3 m des murs (fig. 8).
22À Cherbourg aux ixe-xe siècles, les enfants de moins de 8 ans sont préférentiellement inhumés dans un secteur au nord-est de l’église, tandis que les enfants de moins de 1 an et les périnataux sont plutôt déposés à l’intérieur et à ses abords immédiats.
23Les enfants sont regroupés principalement autour de l’église Saint-Estève-le-Pont à Berre l’Étang (zone sud). Au nord de l’édifice, des tombes d’enfants de tous âges s’organisent en groupes lâches le long du mur gouttereau, la densité des tombes augmentant vers le chevet, non fouillé (fig. 9). Au sud de l’église, les enfants ont tous moins de 8 ans, et ceux de moins de 1 an, dont de nombreux périnataux, sont rassemblés à l’intérieur et autour de l’annexe sud de l’édifice. Dans cette zone, les tombes se superposent sur plusieurs niveaux, sans pourtant être recoupées ou perturbées, ce qui témoigne de la visibilité de ces tombes et de la mémoire de ce lieu. Avant l’inhumation de ces enfants, quelques tombes d’adultes étaient creusées à l’extérieur de l’annexe. Cependant, entre le viiie et le ixe siècle28, plus aucun adulte n’y a été inhumé, ce qui témoigne de l’exclusivité de cet espace.
24Le cimetière de la collégiale Saint-Mexme de Chinon ne présente aucun regroupement spécifique entre le ive et le xie siècle. Cependant, à partir de la seconde moitié du xiie siècle, un terrain enclavé au nord de la collégiale est utilisé préférentiellement pour les enfants jusqu’à 7 ans. Les fœtus et les périnataux composent alors la moitié de l’effectif, et sont inhumés contre le mur nord29.
25À Rouen, dans la cour d’Albane, les premières tombes d’adultes sont déposées à environ 1 m du mur sud de la basilique, laissant une bande de terrain exclusivement utilisée par des enfants jusqu’à 7 ans. Ces tombes recherchent la proximité du mur sud, s’y accolent et s’y superposent, tandis qu’aux abords nord de l’édifice, sont rassemblés des adultes et des enfants de tous âges (fig. 10). À l’intérieur de la basilique, de nombreux travaux de la fin du xie siècle ont fortement bouleversé les tombes30. Plusieurs ossuaires ont d’ailleurs été constitués, comprenant 75 % d’enfants, la moitié étant des périnataux. Ces fosses prouvent l’existence de zones réservées aux enfants de moins de 1 an, à l’intérieur ou aux abords de la basilique, au xie siècle. Dans la cour des Maçons, au sud de la cathédrale Notre-Dame, aucun regroupement n’est perceptible.
26Enfin, à Seyssel-Albigny, la partie sud du chœur est occupée uniquement par des enfants de 2 mois à 2 ans, jusqu’à l’installation d’une tombe masculine, l’espace perdant alors son caractère sélectif. Au sud du chevet, seuls les enfants de moins de 1 an, la moitié étant des périnataux, sont inhumés sur une bande de terrain d’environ 3 m de large. La configuration du site montre que les murs antiques, encore visibles au haut Moyen Âge, semblent servir de limite à ce secteur préférentiel : les adultes sont, en effet, inhumés de l’autre côté de ces murs (fig. 3). Seul le chevet exerce ici une attractivité importante sur ces tout jeunes enfants, les périnataux n’étant pas admis à l’intérieur de l’édifice.
27Ainsi, dans les séries étudiées, les enfants regroupés dans des secteurs particuliers du cimetière n’ont jamais plus de 7 ans. On observe alors, dans les sites présentant des regroupements, une forte proportion d’enfants de moins de 1 an (19-51 %) et de 8 ans (71-92 %) (fig. 11). Ces chiffres ne reflètent donc pas la mortalité des populations anciennes, mais sont uniquement liés à la découverte de zones d’inhumation préférentielles.
28Ensuite, l’organisation du cimetière semble se structurer par rapport au lieu de culte qui polarise les sépultures d’enfants au plus près de ses murs. Ces regroupements selon l’âge témoignent d’une sectorisation du cimetière, qui semble s’étendre à d’autres groupes. En effet, d’autres facteurs jouent dans l’organisation funéraire, tels que le sexe, le statut social ou la fonction, autant de critères qui constituent l’identité sociale des individus31.
Inhumation sub stillicidio et autres interprétations abusives
29Le regroupement d’enfants autour des églises est un phénomène qui a suscité plusieurs tentatives d’interprétation. Cependant, ni le vocable, ni la fonction ou le statut des églises ne semblent être des facteurs pertinents au haut Moyen Âge. Certains chercheurs font référence également au rite de l’inhumation sub stillicidio, « sous les gouttières », espace situé le long du mur gouttereau de l’église, qui serait réservé aux enfants morts non-baptisés, afin qu’ils bénéficient du bienfait des eaux lustrales32. Or, la mention sub stillicidio n’est que rarement évoquée dans les textes du haut Moyen Âge et, lorsqu’elle est citée, ne concerne pas spécifiquement les enfants33. Ce rite pourrait en réalité renvoyer à des croyances plus tardives, et donc non applicables à la réalité médiévale34.
L’âge : un élément essentiel de l’organisation funéraire
30Ainsi, il existe des zones réservées ou préférentiellement utilisées par des enfants au sein des cimetières médiévaux, sous la forme de bandes de terrain d’environ 1 à 3 m de large, situées contre les murs de l’église, les adultes en étant toujours exclus. Dans les sites étudiés, la plupart des enfants rassemblés ont jusqu’à 7 ans révolus, comme à Cherbourg ou à Rouen. Dans d’autres cas, ce sont les périnataux et enfants de moins de 1 an qui sont regroupés dans un secteur du cimetière, comme à Seyssel Albibny ou Saint-Estève-le-Pont à Berre l’Étang. L’utilisation des classes d’âges sociales permet ainsi de mettre en évidence une césure dans le traitement funéraire des enfants autour de l’âge de 1 et de 7 ans.
Le baptême : rite de passage et d’intégration sociale
31Au Moyen Âge, le décès d’un enfant n’a pas les mêmes conséquences s’il est baptisé ou non35. Morts peu après le baptême, les enfants sont considérés comme des privilégiés aux yeux de Dieu, des symboles de pureté et d’innocence36. Morts avant le baptême, l’enfant est alors un être « en marge », n’ayant pas droit au salut. Dans ce contexte, il serait tentant de conclure à l’exclusion des enfants non baptisés du cimetière, et de considérer que seuls les enfants baptisés sont rassemblés au plus près de l’église, dans des secteurs privilégiés. Cependant, les observations archéologiques montrent qu’à partir des xie-xiie siècles, les fœtus et les périnataux se multiplient aux abords des églises, notamment à Saint-Mexme de Chinon ou dans la cour d’Albane, au nord de la cathédrale de Rouen. Ces observations nuancent ainsi l’idée d’une exclusion systématique des enfants non baptisés du cimetière, car si un doute subsiste quant aux périnataux (<2 mois), les fœtus sont des mort-nés et n’étaient donc pas baptisés. De plus, on ignore tout, au haut Moyen Âge, de la sépulture de l’enfant non baptisé. Aucun texte n’évoque explicitement que l’inhumation dans le cimetière lui ait été refusée37. Même damné, il pouvait y être enterré, mais sans bénéficier des funérailles et des rites liturgiques38. D’ailleurs, avant la consécration de l’espace funéraire, l’idée d’exclure de ce lieu des non-chrétiens n’a pas encore de sens bien précis.
32Ce n’est qu’avec la lente progression du rite de consécration des cimetières, entre le xiie et le xiiie siècle, qu’apparaissent les premières normes régissant l’accès à l’espace consacré, les enfants non baptisés en étant exclus39. Les statuts synodaux affirment alors que l’enfant mort-né « tiré mort du ventre de sa mère, et non baptisé, sera enterré hors du cimetière40 ». Cependant, les textes ne traduisent que les normes du clergé, et non les pratiques réelles. Nous pouvons alors nous interroger sur la réalité de l’exclusion de ces enfants de l’espace funéraire : « La répétition de l’interdiction d’inhumer l’enfant mort sans baptême en terre consacrée invite à penser que le prêtre autorise parfois la sépulture chrétienne, par amitié, complaisance ou crainte41. » Ce constat implique que des enfants non-baptisés aient pu être inhumés dans le cimetière jusqu’en plein Moyen Âge.
L’âge de 7 ans : une césure dans le traitement funéraire
33L’âge de 7 ans semble constituer une césure dans le traitement funéraire. Bien que cette analyse ait été menée à l’aide d’estimations d’âges fondées sur l’évolution biologique, et non sur des âges civils, la césure entre les 3-7 ans et les 8-12 ans est suffisamment nette pour être relevée.
34Sept ans est un âge fréquemment évoqué dans les textes normatifs et hagiographiques médiévaux. Dans la législation canonique médiévale des xiie-xve siècles, l’âge de 7 ans correspond à l’âge minimum de l’engagement de l’enfant à certains événements majeurs, comme les fiançailles ou l’entrée dans la vie religieuse séculière42. L’engagement est confirmé à la puberté, entre 12 et 14 ans. Cependant, la plupart des canonistes des xiie-xve siècles reprennent la législation romaine pour diviser l’enfance en étapes : de la naissance à 7 ans, puis jusqu’à la majorité, fixée à 14 ans pour les garçons et 12 ans pour les filles. Ce partage entre les âges de 7, 12 et 14 ans renvoie directement à la conception romaine de division de la vie43. Ensuite, contrairement à une idée admise, « l’âge de raison » (aetas rationabilis) et « l’âge de discrétion » (tempus discretionis) peuvent recouvrir des périodes différentes, selon le contexte, l’auteur ou la date de la loi44. Ainsi, si « l’âge de raison » renvoie à 7 ans pour les fiançailles, ce sera 12 ou 14 ans pour le mariage, en fonction du sexe de l’enfant.
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35L’utilisation d’une nouvelle méthode de répartition des enfants en groupes d’âges sociaux permet de saisir différentes étapes dans leur traitement funéraire. L’âge de 7 ans, bien plus que celui de 1 ou de 5 ans, semble constituer une césure, qui se traduit par le regroupement de ces enfants dans des zones spécifiques du cimetière. L’espace des morts semble ainsi se caractériser par une forte sectorisation, selon des critères biologiques et sociaux, tels que l’âge, mais aussi le sexe ou le statut social. L’identité sociale des individus semble donc participer pleinement à l’organisation des tombes dans le cimetière, entraînant une hiérarchisation de l’espace, le centre étant constitué par l’église.
36Le cimetière du haut Moyen Âge nous renvoie alors l’image d’une société stratifiée, hiérarchisée, perceptible dans le traitement funéraire des individus. D’abord accessible à tous, il est ensuite limité aux seuls chrétiens, dans un élan qui s’accentue au tournant des xiie-xiiie siècles. Ce constat pose donc la question de la représentativité des échantillons de squelettes étudiés, issus de fouilles partielles de cimetière. En effet, les variations d’âge et de sexe observées dans les populations étudiées ne renvoient pas à des variations de la population vivante, et ne peuvent donc être interprétées en termes de mortalité ou de mouvements de populations. Elles ne reflètent que les choix d’inhumation appliqués à certains secteurs du cimetière. Enfin, par leur position spécifique dans le cimetière, les enfants participent ainsi pleinement au mouvement de polarisation des morts autour des églises dans les premiers siècles du Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Cette recherche a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue le 4 décembre 2013 : É. Perez, L’enfant au miroir des sépultures médiévales (Gaule, vie-xiie siècle), Thèse, Nice Sophia Antipolis, 2013, et disponible en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00975133/.
2 Voir par exemple C. Treffort, « Archéologie funéraire et histoire de la petite enfance. Quelques remarques à propos du haut Moyen Âge », R. Fossier (dir.), La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne, Flaran 16, Toulouse, 1997, p. 93-107 ; A. Alduc-Le Bagousse et C. Niel, « Zones d’inhumations spécifiques pour les jeunes enfants dans les cimetières paroissiaux au Moyen Âge : quelques exemples normands », M.-C. Coste (dir.), Le corps des anges, Blandy-les-Tours, 2011, p. 91-101.
3 L. Buchet et I. Séguy, « L’âge au décès des enfants : âge civil, âge biologique, âge social ? », F. Gusi et al., (dir.), Nasciturus, infans, puerulus vobis mater terra. La muerte en la infanzia, 2008, p. 25-39.
4 L. Scheuer et S. Black, Developmental Juvenile Osteology, San Diego, 2000.
5 D. H. Ubelaker, Human skeletal remains : excavation, analysis, interpretation, Washington, 1984.
6 0-1 an, 1-4 ans, 5-9 ans, 10-14 ans et 15-19 ans.
7 R. Metz, « L’enfant dans le droit canon médiéval », L’enfant, Europe médiévale et moderne, Bruxelles, 1976, vol. 2, p. 9-95 ; D. Lett, L’enfant des miracles : enfance et société au Moyen Âge, xiie-xiiie siècle, Paris, 1997. A. Lefebvre-Teillard, Autour de l’enfant : du droit canonique et romain médiéval au Code civil de 1804, Leiden-Boston, 2008.
8 D. Alexandre-Bidon, « Seconde enfance et jeunesse dans la théorie des “âges de la vie” et dans le vécu familial à la fin du Moyen Âge, images et théories », J.-P. Bardet et al. (dir.), Lorsque l’enfant grandit : entre dépendance et autonomie, Paris, 2003, p. 159-172.
9 Les répartitions démographiques des adultes commencent toujours à 18 ans.
10 Pour plus de détails concernant la méthode de distribution des enfants en groupes d’âge sociaux, je renvoie le lecteur à ma thèse de doctorat : É. Perez, L’enfant au miroir des sépultures…, p. 29-36.
11 D. Lett, L’enfant des miracles…, p. 101-103.
12 B. Bizot et J. Serralongue, « Un édifice funéraire du haut Moyen Âge à Seyssel-Albigny », Archéologie du Midi Médiéval, 1988, vol. 6, p. 25-49 ; D. Castex, H. Duday, et M. Guillon, « Mortalité périnatale/Mortalité infantile : validité du rapport démographique et intérêt du rapport en palethnologie funéraire à propos de trois sites médiévaux », L’identité des populations archéologiques, Antibes, 1996, p. 427-442.
13 M. Wyss, Atlas historique de Saint-Denis. Des origines au xviiie siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Documents d’archéologie française », 59, 1996, figure 113
14 V. Gallien, Deux populations du haut Moyen Âge à Saint-Denis, archéologie et anthropologie, Thèse, Paris IV-Sorbonne, 1992.
15 A. Alduc-Le Bagousse et J. Pilet-Lemière, « Les sépultures d’enfants en édifice religieux : l’exemple du cimetière de l’église Notre-Dame à Cherbourg (Manche) », L. Buchet (dir.), Le matériel anthropologique provenant des édifices religieux, Paris, 1986.
16 A. Thomann, Pratiques funéraires et anthropologie biologique d’une population en contexte rural au haut Moyen Âge en Provence. Le site de Saint-Estève le Pont (Berre l’étang, Bouches du Rhône), Thèse, Aix-Marseille II, 2004 ; A. Thomann et A. Genot, « Le site de Saint-Estève-le-Pont à Berre l’Étang (Bouches-du-Rhône) », La Méditerranée et le monde mérovingien : témoins archéologiques, Bulletin archéologique de Provence, 2005, suppl. 3, p. 143-154.
17 C. Niel, Analyse historique et paléoanthropologique des cimetières du groupe épiscopal de Rouen : La cour d’Albane et la cour des Maçons ( xe-xive siècle), Thèse, Caen, 2009.
18 J. Le Maho, « Le groupe épiscopal de Rouen, des temps paléochrétiens à l’époque des raids vikings (ive-ixe siècle) : le témoignage des textes et de l’archéologie », 396-1996, XVIe centenaire de la cathédrale Notre-Dame de Rouen, Colloque international 5, 6 et 7 décembre 1996, Rouen, 2006, p. 142-179.
19 É. Lorans (dir.), Saint-Mexme de Chinon ( ve-xxe siècle), Paris, 2006.
20 À Saint-Denis, une inscription gravée à l’intérieur d’un sarcophage évoque le décès d’un jeune moine d’origine noble âgé de 16 ans, dénommé Hunus, ce qui témoigne de l’utilisation d’une partie du cimetière par les moines du monastère de Saint-Denis : V. Gallien, Deux populations…, p. 109. À Chinon, la découverte de vêtements liturgiques dans certaines tombes permet d’évoquer l’inhumation d’ecclésiastiques dans certains secteurs de la collégiale : É. Lorans (dir.), Saint-Mexme de Chinon…, p. 208.
21 V. Gallien, Deux populations…, p. 134.
22 La chronologie a pu être précisée grâce à la découverte de céramiques carolingiennes et d’un denier anglo-saxon, attribué à Ethelred II : A. Alduc-Le Bagousse et J. Pilet-Lemière, « Les sépultures d’enfants… », p. 62.
23 Ibid., p. 62.
24 A. Thomann et A. Genot, « Le site de Saint-Estève-le-Pont… », p. 147.
25 É. Lorans (dir.), Saint-Mexme de Chinon…, p. 214-216
26 Ibid., p. 225.
27 É. Perez, L’enfant au miroir des sépultures…, p. 788-792.
28 Le viiie siècle marque la dernière inhumation d’adulte dans l’annexe sud, datée par C 14 entre 663 et 777 : A. Thomann et A. Genot, « Le site de Saint-Estève-le-Pont… », p. 151.
29 É. Perez, L’enfant au miroir des sépultures…, p. 690-691 et É. Lorans (dir.), Saint-Mexme de Chinon…, p. 208-209.
30 C. Niel, Analyse historique et paléoanthropologique…, p. 112.
31 B. Boissavit-Camus et É. Zadora-Rio, « L’organisation spatiale des cimetières paroissiaux », Archéologie du cimetière chrétien, Tours, 1996, vol. 11, p. 49-54.
32 Voir par exemple P. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, 1977, p. 59 ; I. Séguy, « Aspects religieux et profanes dans le traitement funéraire réservé au nouveau-né au Moyen Âge et à l’Époque moderne », L. Buchet (dir.), L’enfant, son corps, son histoire, Actes des VIIe journées anthropologiques de Valbonne, 1997, p. 111 ; N. Orme, Medieval Children, New Haven, 2003, p. 120.
33 C. Treffort, « Archéologie funéraire et histoire… », p. 106.
34 Certains sanctuaires à répit modernes présentent un espace sub stillicidio, voir J. Gélis, Les enfants des limbes : mort-nés et parents dans l’Europe chrétienne, Paris, 2006, p. 322.
35 M. Rubellin, « Entrée dans la vie, entrée dans la chrétienté, entrée dans la société : autour du baptême à l’époque carolingienne », Annales de l’Est, 1982, vol. 1-2, p. 31-52.
36 C. Treffort, « Archéologie funéraire et histoire… », p. 104.
37 P. Riché et D. Alexandre-Bidon, L’enfance au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 85.
38 D. Lett, L’enfant des miracles…, p. 211-213.
39 M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 166-169.
40 Statuts synodaux d’Albi, art. 49, t. II, p. 26 ; de Cambrai, art. 13, t. IV, p. 31 et de Nîmes, art. 11, t. II, p. 276, cités par D. Lett, L’enfant des miracles…, p. 211, note 106.
41 Ibid., p. 212.
42 R. Metz, « L’enfant dans le droit canon… ».
43 Ibid., p. 19-20.
44 Ibid., p. 12-15 ; A. Lefebvre-Teillard, Autour de l’enfant…, p. 133.
Auteur
Docteure en histoire et archéologie, cepam-cnrs, umr 7264.
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