« Village ecclésial » et cellera en Languedoc-Roussillon : questions en débat et éclairages archéologiques
p. 107-124
Texte intégral
1Dans la vision historique classique, celle de Pierre Bonnassie1, le cimetière paroissial fut utilisé par les paysans et par les clercs pour mettre leurs récoltes (ou leurs revenus issus des dîmes) à l’abri des rapines seigneuriales sur l’espace consacré, la sagrera. Dans cette perspective, l’initiative, comme pour la Paix de Dieu, est d’abord populaire, puis encadrée et favorisée par l’Église pour protéger les inermes et pour assurer ses propres intérêts et possessions. C’est cette voie historiographique que j’ai suivie dans mon étude des celleres du Roussillon2. Victor Farías3, à l’inverse, affirme que c’est l’Église qui eut l’initiative de la construction des sagreres qui n’existaient pas avant leur institutionnalisation par la Paix de Dieu (concile de Toulouges, 1027). La sagrera serait née de la volonté des évêques et resterait sous leur contrôle. Pour Ramon Marti4, la sagrera s’inscrit dans le processus de féodalisation, elle n’est pas un refuge mais un moyen de domination, utilisé conjointement par l’Église et par les seigneurs détenteurs des dîmes pour soumettre la paysannerie. Les premiers sagrers dans les cimetières seraient alors des celliers ecclésiastiques de perception des dîmes et des redevances.
2On peut apporter à ce débat la contribution de quelques cas de fouilles récentes ou en cours (ou de réinterprétation de fouilles plus anciennes), en Catalogne et dans le Midi de la France. C’est ici l’archéologie non funéraire du cimetière qui nous intéresse et, particulièrement, la proximité, voire l’imbrication inextricable dans le cimetière, des inhumations et d’activités considérées comme secondaires : le dépôt de récoltes et l’habitat qui se sont installés sur le cimetière préexistant. L’archéologie peut apporter des éléments de réponse sur la forme et sur la chronologie relative et absolue de ces éléments. La datation des premières tombes est essentielle. Les datations radiocarbones sont alors indispensables. Les naissances du cimetière sont plus complexes qu’on ne l’imaginait. Même l’antériorité de l’église par rapport au cimetière, toujours supposée, nécessite confirmation. Parfois, cependant, c’est l’existence même des tombes qui est en cause. Car « cimetière » est aussi un terme générique désignant un espace protégé, un cimetière « pour les vivants et non pour les morts ».
3La forme du cimetière est, elle aussi, une interrogation : est-elle fixée dès l’origine, ou était-ce au départ un espace environnant large, aux limites floues qui sont ensuite réduites, précisées et fixées assez tardivement. La mesure matricielle des 30 pas, que mentionnent les consécrations d’églises catalanes et que l’on utilise comme un « calque » pour lire les plans cadastraux, est-elle vérifiée ? Quand elle est perceptible sur le plan cadastral, quelle est sa relation avec la limite des inhumations, des constructions, des murs, des remparts, des fossés, des rues ?
4La fouille doit aussi préciser la relation entre cimetière et habitat. La succession chronologique : « église puis cimetière puis celliers-silos puis habitat » reste un modèle explicatif très pédagogique, mais est-elle la règle la plus courante, ou seulement une possibilité parmi d’autres processus de formation ? Les exemples rencontrés en fouilles font au moins relativiser cette succession « idéale », qui risque de passer même pour purement « idéelle ».
5Les fouilles concernent trop rarement l’intérieur des églises mais, dans ce cas, elles révèlent aussi la complexité des relations entre intérieur et extérieur du lieu saint (inhumations, silos dépôts de récoltes ou de dîmes). Si les tombes dans l’église ne sont pas que des tombes de clercs (femmes, enfants y sont représentés), les silos dans l’église sont-ils tous « cléricaux » ? Par ailleurs, on connaît des mentions d’église-refuge, où les paysans portent leurs récoltes. Où se font ces dépôts : dans des coffres de bois, de pierre, dans des silos ou des pièces construites le long de la nef ?
6Le modèle historique du « cimetière-refuge » suppose l’antériorité du cimetière puis le développement de ses utilisations profanes. Les vestiges non funéraires les plus fréquents dans le cimetière sont les silos. L’archéologie illustre leur relation avec les tombes (chronologie absolue, relative, recoupements, présence d’une « aire » ou secteur d’ensilage). Elle pose aussi la question de leur relation avec un habitat dont les traces de surface auraient disparu, avec des aménagements de surface (enclos privés, bâtiments en matériaux périssables) que l’on pourrait assimiler à des celliers. Des vestiges de trous de poteaux associés aux silos peuvent suggérer l’existence d’une parcelle avec silos couverte d’un toit, fermée d’une cloison, d’un mur. Les silos sont-ils eux-mêmes la première forme de ce que l’on nomme dans les textes « les celliers » à partir des xie-xiie siècles ?
Quelques fouilles de cimetières habités
Caramany, L’Horto (Fenouillèdes, Pyrénées-Orientales)
7En terres occitanes, l’absence de mot médiéval pour désigner le « cimetière-refuge » explique que les historiens et archéologues aient créé, pour désigner une réalité bien présente, le terme de « villages ecclésiaux5 ». C’est en domaine occitan que se trouve Caramany, dont une première étude fut réalisée par Dominique Baudreu6. L’église ancienne et le cimetière sont situés en contrebas du village actuel de Caramany. L’incastellamento tardif entraîne, au xiiie siècle, le déplacement du village au pied du château des seigneurs (première mention des seigneurs en 1242). Le cadastre napoléonien montre une anomalie elliptique au nord du cimetière où se trouvait l’ancienne église romane. Cette ellipse mesure environ 30 m, à partir des murs de l’église médiévale. En 1990, une fouille de l’afan, menée par Annie Pezin, au lieu-dit L’Horto, a révélé l’extension la plus large du cimetière (nord-est de l’église, dans la limite des 30 m), avec plusieurs sépultures dans la partie est, et du côté ouest un mur de maison avec des foyers, des silos taillés dans le granit, des trous de poteaux (correspondant à un espace couvert ?). Ces silos sont de petit gabarit (1 m3 en général). La céramique associée était datée des xie-xiie siècles.
8La reprise de ce dossier dans le pcr Villages d’Hier Villages d’aujourd’hui7 a permis deux datations radiocarbone. Une sépulture commune à un adulte et un enfant a été datée de 980-1130, un silo contre le mur de maison avec foyers, ayant livré des ossements de faune et des céramiques, a été daté de 1010-1170. Il n’existe pas de preuves de silos recoupant des sépultures ; silos, habitat et sépultures semblent occuper des zones distinctes dans l’espace « cimitérial » des trente pas.
9L’usage mixte, d’inhumation, d’habitat et de stockage associé, de l’espace des trente pas entourant l’église est confirmé aux xie-xiie siècles. Il n’est pas impossible qu’une division précoce de l’espace ait concentré les inhumations dans la partie est et les occupations profanes à l’ouest (la partie au sud de l’église ayant pu être réservée aux inhumations, avec le maintien du cimetière dans ce secteur jusqu’à nos jours).
Vilarnau (Perpignan, Roussillon, Pyrénées-Orientales)
10En Roussillon, les premières fouilles de cimetières ont concerné des sites en partie ou totalement abandonnés où parfois l’église, et partiellement le cimetière, ont été conservés. Ces fouilles apportent de nombreux éléments au débat sur le cimetière-refuge, le cimetière habité ou le cimetière dépôt des récoltes. Mais, dans le cadre du pcr Villages d’hier, villages d’aujourd’hui, nous avons souhaité multiplier les fouilles au cœur des villages actuels.
11Le village abandonné de Vilarnau, situé à 5 km à l’est de Perpignan, est formé de trois pôles : un château à l’aval, possession d’une famille noble citée au xie siècle, un château à l’amont, propriété d’un petit monastère roussillonnais à partir du xiiie siècle et, entre les deux, l’église Saint-Christophe, mentionnée en 1228 seulement. La fouille de l’église et du cimetière a montré cependant que l’église préexistait aux premières tombes datées de la fin du ixe siècle ou du xe siècle8. L’abandon commence au milieu du xive siècle, le pôle d’aval est le premier abandonné, puis l’habitat autour du cimetière, enfin l’église, en ruines au xviie siècle ; un mas subsiste jusqu’à nos jours à l’emplacement du château et du village d’amont qui n’ont pu être fouillés. Malgré des recherches approfondies en archives, il n’a pas été retrouvé de mention d’une cellera autour de l’église de Vilarnau.
12La fouille du cimetière a permis d’établir des plans chronologiques des inhumations. Sur le plan correspondant à l’époque la plus ancienne (xe-xiie siècles) on remarque :
- la répartition des tombes tout autour de l’église, y compris au nord, dans un périmètre d’environ 30 m ;
- la présence dans cet espace ou dans sa périphérie immédiate de 40 silos, organisés en groupes (« batteries ») et de trois fonds de cabane ou sols d’habitat avec des vestiges de foyers, conservés au sud de l’église, là où les niveaux sont le mieux préservés par la pente naturelle du terrain.
13Dans le cadre de ce pcr, nous avons fait procéder en 2010 à quatre datations complémentaires pour affiner les chronologies de ces vestiges assis sur deux témoins particuliers dès 2002 (un cadavre recoupé par un silo et des ossements de faune) ; les quatre datations supplémentaires ont été réalisées sur des ossements de faune provenant du comblement de silos. Toutes ces datations sont comprises dans des fourchettes entre 895-1170. La fourchette la plus précoce concerne (par chance ?) celle du cadavre perturbé par le silo, qui date le creusement d’entre 895 et 1017, les abandons (comblement des silos) étant datés entre 903 et 1170.
14L’exemple de Vilarnau apporte quelques informations, confirmations ou questions :
- sur la forme, la disposition du cimetière vers l’an mil, qui occupe l’espace de 30 m (ou 30 pas) assez exactement dans toutes les directions autour de l’église ;
- la préexistence du cimetière (par rapport au « refuge » ou dépôt des récoltes, et à l’habitat) est attestée par les datations des tombes les plus anciennes, antérieures aux datations des silos ;
- la coexistence des usages d’ensevelissement et de stockage est confirmée par la vision du cadavre écharpé par le creusement du silo alors qu’il était encore en cohérence anatomique ;
- le type d’installation profane dans le cimetière est constitué de silos (stockage des céréales). Sont-ils ce que les textes nomment ailleurs « celliers » ou sagrers ? Peut-être les silos sont-ils plus faciles à trouver, car les niveaux de sols de circulation des xe-xie siècles étant arasés, toute trace des constructions fragiles a disparu. Or on peut imaginer que les celliers étaient des édifices précaires, en matériaux périssables. La vision de l’archéologie n’est que celle des vestiges préservés, reflets partiels de la réalité, sélectionnés par les aléas de la conservation différentielle ;
- la présence de niveaux de sols excavés, avec des lambeaux de sols de circulation, de la céramique commune écrasée, des vestiges de deux foyers partiellement conservés, peut se rapporter plutôt à un habitat semblable à celui que l’on a pu identifier ailleurs à cette époque (Baixas, Camp del Rey9). Qu’en est-il alors de la relation chronologique entre stockage et habitat ?
15La vision « classique » inspirée par la lecture des textes est celle d’une première occupation du cimetière par le stockage, suivie d’une transformation de ces « édifices » en maisons d’habitation. L’archéologie est, en tout cas à Vilarnau, incapable de préciser la relation chronologique entre les deux éléments que, globalement, on rattache à une même phase d’occupation du cimetière. Les datations par la céramique ou par le C14 sont trop larges, et les fragments de sol conservés étant entremêlés parmi les fosses d’inhumations postérieures, les éléments de datation doivent être réellement inclus dans le niveau d’habitat pour être utilisables, ce qui limite considérablement leur nombre.
16Les silos semblent correspondre à la partie creusée d’un ensemble plus complexe en surface, du temps de leur fonctionnement : leur disposition en « batteries » serait-elle l’effet d’un regroupement volontaire, sous un toit ou autour d’un bâtiment ? Ce bâtiment était-il un « cellier » ou une maison d’habitation ? La taille réduite de ces silos, autour d’1 m3, les rapproche en tout cas de ceux associés à de l’habitat pour des chronologies voisines (Baixas, Camp del Rey) et peut inciter à exclure leur interprétation comme silos de conservation des dîmes, que l’on imagine plus grands et davantage rapprochés de l’église ou de la maison du curé, comme ceux trouvés dans et devant la maison « du curé » installée, aux xiiie-xive siècles, contre le mur de l’église de Vilarnau, tout près de l’entrée du cimetière alors clôturé.
Villeneuve-de-la-Raho (Roussillon, Pyrénées-Orientales)
17L’église Saint-Julien, sans doute fondée peu après 832, date de la première mention de la villa, n’est citée qu’en 1149. La documentation écrite ne fait pas état d’une cellera. Le village actuel, établi sur la butte voisine, fut déplacé autour du château des seigneurs, sans doute aux xiie-xiiie siècles (selon des modalités proches de celles de Caramany). De nombreuses études, fouilles et diagnostics se sont répétés sur le site de Saint-Julien10.
18Le diagnostic afan de 1991 avait trouvé des fosses et silos, les plus éloignés à 100 m de l’église, et estimé leur nombre à 300. Plutôt qu’une « zone d’ensilage » il s’agirait, pour les archéologues, du stockage normal d’un habitat rural proche, arasé, dont peu de mobilier est conservé, témoignant d’une occupation brève, dont les premières traces remontent au ixe siècle et qui s’interrompt avant 1250, la céramique glaçurée, qui devient omniprésente dans les sites roussillonnais à cette époque, étant absente.
19L’opération de l’inrap de 2006 a concerné 1,2 ha au sud, est et nord de l’église. Elle a apporté des éléments inédits en Roussillon sur l’environnement de l’église, le cimetière comme espace d’inhumation, de dépôt de récoltes et sa protection par un mur-rempart :
- un mur de terre enserrant un espace entourait l’église, avec une tombe au moins à l’intérieur (et une dizaine de tombes dans cet espace)11 ;
- des fosses recoupées par le mur de terre ont été datées de 781-982. Ces fosses sont aussi recoupées par une sépulture, à l’intérieur de l’espace cerné par le mur de terre ;
- ce mur de bauge, de largeur comprise entre 2,50 m et 3,70 m, est conservé par endroits sur 2,20 m de haut. Il se trouve à une distance de 22 m de l’église actuelle, mais il faut sans doute compter quelques mètres de plus d’éloignement par rapport à une première église plus petite.
20Cette fouille apporte des éléments de réponse à la chronologie relative entre fosses (silos) et tombes, les tombes étant antérieures, mais aussi postérieures aux fosses ou silos. La fortification de terre témoigne de la mise en défense de cet espace, peut-être sur une dimension voisine de 30 pas à partir d’une église primitive. Elle est établie sur un premier état du cimetière antérieur, puisqu’elle recoupe des tombes. En son sein, se trouvent des fosses ou silos et des sépultures. Il n’y a pas, dans cet espace défendu par le mur de terre comme tout autour dans les fosses et silos les plus éloignés, correspondant à l’habitat voisin, d’indices de datation postérieurs au milieu du xiiie siècle. C’est avant la deuxième moitié de ce siècle que cet habitat fut abandonné au profit du village castral situé sur la butte dominant la plaine (localisation actuelle du village).
21Cet espace d’inhumation et de stockage fermé d’un mur de terre massive pourrait être un témoignage de la cellera – refuge des xie-xiie siècles. C’est une des rares fortifications de terre du Moyen Âge central (bien connues pour la fin du Moyen Âge, dans les forts villageois, en Toulousain et Lauragais). Sa chronologie précoce n’est pas en contradiction avec la première mention d’un « mur de la cellera » à Perpignan, en 1116, autour du cimetière et de l’église Saint-Jean.
22Les exemples de Vilarnau et de Villeneuve-de-la-Raho apportent un type d’informations qu’il est quasiment impossible de retrouver dans des cimetières et des centres villageois qui seraient restés en activité ou occupés jusqu’à nos jours. Ils justifient que cette voie de recherche ait été maintenue.
Villelongue-de-la-Salanque (Roussillon, Pyrénées-Orientales)
23Villelongue-de-la-Salanque se situe dans la plaine alluviale du Roussillon, au nord-est de Perpignan. Ce village est intéressant pour notre étude des celleres conservées au cœur des villages actuels, car on possède une riche documentation historique12 sur sa cellera, surtout pour la fin du Moyen Âge, qui mentionne des celliers, le « fossé » et la tova (fossé-ruisseau), le mur, la porte de la cellera-fortalicium, et la construction des murs du castrum. Par ailleurs, la forme de cette cellera-fortalicium est bien conservée dans le plan cadastral napoléonien comme dans le village actuel. Des espaces libres au sein même de l’espace interprété comme la cellera originelle nous ont conduit à y faire des fouilles. Leurs résultats complets imposaient une réinterprétation de la première lecture des textes et du plan13.
24Les fouilles de l’été 2011, situées près du chevet de l’église romane, ont été complétées par des carottages effectués par Jean-Michel Carroza jusqu’à une profondeur de 4 m sous le niveau actuel (lui-même situé à environ 1 m sous le niveau de sol de l’église romane), sans que le substrat ait été atteint. Cela suggère qu’à cet endroit, au Moyen Âge, se trouvait un vallon, un creux, au pied de l’éminence portant l’église, bâtie en bordure de butte. Aucune sépulture n’a été rencontrée dans ce secteur, pas plus que des éléments disparates de squelettes mêlés aux remblais, comme cela est fréquent dans les remaniements de sols de cimetières. La conclusion est que le cimetière ne se développait pas à l’est de l’église, contrairement à l’impression donnée par la topographie actuelle.
25La butte de l’église a été mise en défense assez tôt (avant 1250) par un puissant mur-remblai, dont le plan cadastral a livré un tracé-témoin, non identifié avant l’opération archéologique. Contre ce mur-rempart sont venues, dès sa construction, se déposer d’épaisses couches de limons qui ont comblé ce vallon. La tova, le ruisseau traversant le village, a été détournée vers le nord et on n’a gardé qu’un fossé secondaire autour de la cellera devenue le fortalicium, sur le tracé de « l’ancienne tova ».
26La fouille de Villelongue-de-la-Salanque a permis de remettre en question une lecture trop « facile » du cadastre napoléonien, qui montrait, à environ 30 m du chevet de l’église romane, une limite de place publique (interprétée comme « l’ancien cimetière ») et une rue de forme arrondie (interprétée comme tracé du « fossé de la cellera »). La forme qui se dessinait sur le plan n’avait rien à voir avec le cimetière et la cellera d’origine qui ne pouvaient se développer de ce côté de l’église, bordé par un profond vallon en eau.
27Cette interprétation du plan correspondait à une lecture des sources « orientée » par le schéma de la cellera et de la succession concentrique des espaces villageois fortifiés. La remise à plat de toute la documentation, textuelle, archéologique, planimétrique, et l’enquête sur le terrain (témoignages oraux, observation des vestiges conservés) ont permis de proposer un modèle de formation et d’évolution du village, qui accorde toutes les sources disponibles.
Pézilla-la-Rivière (Roussillon, Pyrénées-Orientales)
28Il s’agit sans doute de l’un des plus beaux dossiers sur une cellera au cœur d’un village actuel, du point de vue de la richesse textuelle (depuis les xiiie-xve siècles), de la conservation des formes villageoises et des problématiques posées.
29Dans la villa, au ixe siècle, coexistent deux églises (ce cas n’est pas unique14) : Saint-Saturnin devenue église du cimetière, à l’extérieur du noyau villageois constitué autour de la cellera de l’autre église, Saint-Félix. La présence, dans l’église Saint-Saturnin, de vestiges romains prestigieux remployés et de tombes en coffres de tegulae, datés de l’Antiquité tardive, suggérait aussi des continuités avec l’époque paléochrétienne ; c’est un des axes de recherche de notre pcr, qui outre la genèse du village à partir de la cellera se propose d’examiner les héritages antiques du peuplement.
30Des inhumations sont mentionnées occasionnellement dans le cimetière de Saint-Félix au Moyen Âge et à l’Époque moderne, et des restes humains ont été découverts lors des travaux de réseaux au sud de l’église, dans les années 1960. Cependant, le lieu de sépulture habituel pour les habitants du village semble être le cimetière de Saint-Saturnin (d’après les élections de sépulture). L’église romane a été détruite en 1880 et remplacée par une grande église « moderniste ». Seul le cadastre du début du xixe siècle garde le plan de l’édifice antérieur.
31Deux sondages ont été ouverts dans un espace libre, situé au nord de l’église. Les résultats en ont été riches, complexes, surprenants. On remarque :
- l’embarras du sous-sol : un grand nombre de murs et niveaux de sols contemporains, modernes, médiévaux et même tardo-antiques et protohistoriques se succédaient et s’entremêlaient dans les deux sondages ;
- la présence, dans le sondage le plus proche de l’église, d’inhumations : toutes d’immatures, des viie-viiie siècles, aucune tombe ne semblant correspondre à la période carolingienne (premiers textes mentionnant l’église) ;
- la présence, dans le sondage le plus éloigné de l’église, d’un mur assez puissant, semblant avoir été bâti dans son premier état en terre crue et refait en galets et chaux, ainsi que des piédroits supposés d’une porte fortifiée ;
- ce mur lui-même semble établi sur un fossé plus ancien, en partie comblé lors de l’élévation du premier rempart.
32Les premiers enseignements sont nombreux. Ainsi que le plan le suggérait, on peut identifier et localiser, au nord de l’église, le tracé d’une première mise en défense (fossé puis mur de terre puis mur de pierre et chaux). La coexistence de ces deux murs est d’ailleurs attestée par un texte de la fin du xiiie siècle.
33La présence des inhumations d’immatures, un ou deux siècles avant la première mention de l’église Saint-Félix, et au moment même où sont pratiquées sur l’emplacement de l’église Saint-Saturnin, à seulement 400 m de distance, des inhumations en coffre d’adultes, pose la question de la coexistence de deux lieux d’inhumation et des relations entre lieu d’inhumation et lieu de culte. L’existence d’une nécropole d’inhumation privilégiée des immatures, nettement séparée mais proche, laisse penser à une « spécialisation » par âge des défunts, ce qui pour une époque aussi ancienne (viie -viiie siècles) serait une découverte importante.
Orle (Perpignan, Roussillon, Pyrénées-Orientales)
34Le lieu apparaît dans la documentation lors de la délimitation de la villa de Villeneuve-de-la-Raho, en 832 et son église Saint-Étienne est mentionnée au xe siècle. Un petit ensemble de documents évoque la cellera entre 1185 et 1279, ainsi qu’une fortification (castrum) et un fossé. On trouve aussi, en 1279, le terme castelas qui, en Roussillon, désigne fréquemment un château sur motte. Le cadastre napoléonien offre une belle vision de l’ensemble église et motte, à l’intérieur d’un périmètre plus large, marqué par des limites parcellaires et des chemins, que l’on pourrait rapprocher de la « tenure du château » (« tenedone castri » une basse-cour de la motte ?).
35Lors de l’ouverture de tranchées le long de la route bordant l’église au nord, une surveillance des travaux a permis de relever et de fouiller en partie de nombreux silos et sépultures. Un silo au moins recoupait une tombe. Par ailleurs, les informations recueillies sur place indiquent qu’un grand nombre de fosses et de silos a été détruit lors de l’aménagement d’une parcelle, de l’autre côté de la route, au nord.
36Dans l’attente des datations des structures mises au jour et du rapport d’opération archéologique, le cas d’Orle permet d’illustrer la question de la relation entre cellera et château, entre église et cimetière, entre inhumations et dépôt des récoltes, du point de vue de la chronologie (relations d’antériorité/postériorité) et de la délimitation des différents espaces (extension originelle et éventuelle rétractation du cimetière, de la cellera, de la « tenure du château ») et de leur mise en défense : cellera, motte, castrum, basse-cour.
La cellera : un modèle stimulant, en constante réévaluation
37Ces travaux illustrent la richesse potentielle des apports de l’archéologie à la connaissance de l’occupation profane des cimetières médiévaux dans le Midi. Au moment de faire le point de ces recherches, malgré quelques problèmes spécifiques à l’archéologie, on peut en tirer un bilan positif. Les compétences scientifiques réunies sur le chantier de fouille renforcent la qualité des informations recueillies : la fouille d’un village en Salanque (Villelongue) nécessite la contribution d’un géomorphologue et de ses carottages, de même aucune fouille ne peut ignorer la présence régulière de l’architecture de terre massive. Bien repérés dans l’étude des élévations médiévales, ces vestiges sont beaucoup plus difficiles à percevoir dans le sol (Villeneuve-de-la-Raho). Ces informations sur le relief ancien et sur les premières formes de mise en défense permettent de corriger l’image actuelle du village, et celle du cadastre ancien.
38La datation absolue des silos, des tombes et des autres vestiges d’occupation du cimetière (sols d’habitat, « fonds de cabane », murs, remparts, fossés) est essentielle pour le dialogue avec l’historien. Les datations par les céramiques restent floues dans les siècles centraux du Moyen Âge. Les datations radiocarbone, malgré leurs fourchettes amples, offrent des bornes fermes, souvent impératives pour la relecture des textes (Villelongue).
39Le dialogue entre sources écrites et résultats archéologiques est une constante leçon d’humilité pour l’historien, contraint de se plier aux faits et de réexaminer sa documentation à la lumière des données matérielles. Pour l’instant, compte tenu des données réunies sur un nombre réduit de sites, nous pouvons faire quelques correctifs au modèle de la cellera, du cimetière-refuge du xie siècle.
40Les églises sont souvent plus anciennes que les textes ne le laissent deviner, remontant parfois à l’époque paléochrétienne ou à l’Antiquité tardive, bien avant l’époque carolingienne. Les inhumations autour de l’église sont aussi souvent plus anciennes que prévues. Il n’est pas sûr que les inhumations s’installent autour de l’église, il pourrait s’agir parfois (pas si rarement) d’églises qui s’installent sur des lieux d’inhumation antérieurs. Les silos ou habitats mêlés aux tombes peuvent être attestés dès les premiers temps (tardo-antiques, carolingiens) de l’existence du cimetière. La relation avec l’aire d’asile est possible, pas cependant dans une chronologie stricte de la « féodalisation ».
41La présence de silos dans l’église, de bâtiments sommaires adossés à l’église, ou par lesquels on ne peut pénétrer que de l’intérieur de l’église, pose la question des silos ecclésiastiques et des dépôts des dîmes, comme des sacristies et des maisons curiales. L’organisation des silos en batteries ou dans une partie seulement du cimetière pose la question de leur relation avec des bâtis en élévation disparus (maisons, celliers, préaux). De même, la perturbation des tombes par les silos, surtout de tombes récentes (chronologie voisine des tombes et des silos) interroge sur la signalisation des tombes (inexistante ou disparue) et de sur la nature « spontanée », inorganisée, du creusement des silos. La multiplication du creusement des silos aux xie-xiiie siècles, qui semble attestée en plusieurs lieux (Vilarnau, Villeneuve), peut-elle être mise en rapport avec des phénomènes sociaux (violences et refuge) ?
42La forme du cimetière (le cercle des 30 pas) se vérifie fréquemment, même quand le cimetière a par la suite été réduit, contraint dans des limites plus étroites (Vilarnau). Cependant, on constate aussi parfois des effets de « faux cercle » dus à des remodelages postérieurs (Villelongue). La mise en défense précoce des espaces de paix, cimetières ou enclos ecclésiaux, semble elle aussi attestée (Villeneuve, Pézilla) mais d’autres formes de mise en défense, d’autres espaces défensifs, régis par d’autres autorités que religieuses, semblent coexister très tôt avec la cellera entourant l’église, au plus près de cette cellera parfois, et même parfois sous le nom de « cellera », mais une cellera atypique, de nature seigneuriale, aristocratique, voire castrale15 (Orle).
43Ces données remettent-elles en cause la valeur du modèle du « village ecclésial », du cimetière-refuge ou de la sagrera-cellera, et de sa naissance liée au processus de féodalisation ? De notre point de vue, le modèle est une grille de lecture et de questionnement. À tort, il a pu être considéré comme un « patron » tout découpé, prêt à être plaqué sur la réalité. Après plus de 15 années de confrontation des méthodes et des résultats de l’histoire et de l’archéologie, nous espérons éviter cet écueil. Le modèle permet de comprendre un phénomène historique global, il ne rend pas compte de chaque réalité concrète. Cependant la multiplication des correctifs devrait engager à reformuler le modèle, selon un schéma plus conforme aux réalités vérifiées par l’archéologie en de nombreux lieux. Notre recherche n’en étant qu’à ses débuts, nous n’en sommes pas encore là, mais nous pouvons, d’ores et déjà, établir un parallèle entre ce modèle et celui de l’incastellamento. Lors de deux colloques, Pierre Toubert a fait le bilan de 25 ans d’incastellamento16. Il soulignait que l’incastellamento avait été un fil rouge pour l’étude comparée des régions, un terrain de manœuvre commun aux historiens et aux archéologues.
44Pierre Toubert relevait les apports essentiels de l’archéologie au concept d’incastellamento, que nous pouvons rapprocher des premières observations tirées de nos recherches :
- l’incastellamento doit être replacé dans la suite logique d’une première phase de croissance « pré-castrale », encadrée par la curtis et la villa. Dans le cas de la cellera : une phase antérieure aussi se vérifie fréquemment, la place de la cellera est complexe car elle n’occupe pas souvent un site « nouveau » mais un site né pendant la phase de pré-cellera, où l’on peut avoir une première église, un premier cimetière, un premier habitat, voire des premiers silos… ;
- l’incastellamento marque un tournant irréversible dans le long processus de croissance qui va du viiie au xiiie siècle. On peut en dire autant de la constitution des celleres : les formes antérieures d’habitat sont entraînées dans une évolution qui les fait disparaître ou évoluer vers la cellera ou des habitats intercalaires : mas, hameaux, lieux secondaires ;
- les premières constructions paysannes sur les sites castraux ont été bâties en structures légères (enceintes de bois, habitat en pisé). L’urbanisme villageois, donnée essentielle de l’incastellamento, ne s’est mis en place que vers les xiie-xiiie siècles. Dans la cellera aussi, les premières occupations ont un aspect sommaire, rudimentaire, peu organisé. L’archéologie des « celleres abandonnées » est, à ce titre, un complément indispensable à celle des villages actuels ;
- les premières désertions castrales sont contemporaines de l’incastellamento lui-même. Les celleres ou sagreres abandonnées sont plus rares, mais les « cimetières habités » ou « villages ecclésiaux » disparus existent, en particulier près des villages déplacés lors de l’incastellamento (Caramany, Villeneuve). Ces sites ont cependant un élément de permanence : l’église et, parfois, le cimetière.
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45Le « concept » de sagrera ou cellera, plus largement de « cimetière-refuge » ou d’« enclos ecclésial », n’a pas fini de nourrir la réflexion des archéologues qui, en retour, ne sauraient manquer de le faire évoluer. Notre projet n’a d’autre objectif que cet approfondissement de la connaissance, quitte à renverser des pans entiers du « vieux modèle », par le croisement fécond des savoirs archéologiques et historiques.
Notes de bas de page
1 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du xe à la fin du xie siècle. Croissance et mutation d’une société, Toulouse, 1975-1976 ; Id. « Les sagreres catalanes : la concentration de l’habitat dans le “cercle de paix” des églises (xie siècle) », M. Fixot, É. Zadora-Rio (dir.), L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médiévales, Paris, 1994, p. 68-79.
2 A. Catafau, Les celleres et la naissance du village en Roussillon ( xe-xve siècle), Perpignan, 1998.
3 V. Farías, La sacraria catalana (950-1200), Aspectos y modelo de un espacio social, Université de Barcelone, 1989 ; Id., « Problemas cronológicos del movimiento de Paz y Tregua catalán del siglo xi », Acta historica et archaelogica mediaevalia, 14-15, Barcelone, 1993-1994. p. 9-37 ; V. Farías, R. Martí, A. Catafau, Les sagreres a la Catalunya medieval, Girona, 2007.
4 R. Martí, « L’ensagrerament : l’adveniment de les sagreres feudals », Faventia, 10-2, Barcelone, 1988, p. 152-182 (en ligne) ; et dans V. Farías, R. Martí, A. Catafau, Les sagreres…
5 D. Baudreu, J.-P. Cazes, « Le rôle de l’église dans la formation des villages médiévaux. L’exemple des pays audois », Société médiévale occitane : Historiens et archéologues, Heresis, no 2, Carcassonne, 1990, p. 139-158.
6 D. Baudreu, « Étude des dynamiques du peuplement », A. Pezin, Barrage de l’Agly. Caramany – L’Horto. Fouille de sauvetage, Perpignan, 1990.
7 O. Passarrius et A. Catafau (dir.), Programme Collectif de Recherches « Villages d’hier, villages d’aujourd’hui », premier rapport d’étape, 2010, p. 32-35.
8 O. Passarrius, R. Donat, A. Catafau (dir.), Vilarnau. Un village du Moyen Âge en Roussillon, Perpignan, 2008, 516 p.
9 O. Passarrius, A. Catafau, « L’habitat rural autour de l’an mil en Roussillon. L’exemple du site du Camp del Rey (Baixas – Pyrénées-Orientales) », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, t. XXXII, 2001, p. 109-132.
10 C. Jandot, Saint-Julien à Villeneuve de la Raho (Pyrénées-Orientales). Diagnostic sur l’extension du futur cimetière, Document final de synthèse, inrap, 2007.
11 Informations de Michel Martzluff sur les fouilles de 1989 et 2002 ; Ibid., p. 29 et suiv.
12 Elle a été étudiée par Marcel Delonca dans ses mémoires de master : M. Delonca, Capbreu de Gaucelm de Bellcastell à Villelongue-de-la-Salanque : les hommes et le territoire, Master 1, Perpignan, 2010 ; Id., Villelongue-de-la-Salanque au début du xve siècle, à travers un capbreu de 1416 : le territoire, les hommes et leurs biens, Master II, Perpignan, 2011.
13 A. Catafau, Les celleres…, p. 675-677.
14 Par exemple à Rivesaltes, A. Catafau, Les celleres…, p. 540.
15 A. Catafau, « Étapes et modalités de l’intégration des celleres au système seigneurial en Roussillon : leur rôle dans le renforcement de la domination et le contrôle des paysans et de l’espace », Aspects du pouvoir seigneurial de la Catalogne à l’Italie ( ixe- xive siècle), Rives nord-méditerranéennes, no 7, 2001, p. 13-26. (en ligne)
16 M. Barceló et P. Toubert (dir.), L’incastellamento, Actes des rencontres de Gérone (26-27 novembre 1992) et de Rome (5-7 mai 1994), Rome, 1998.
Auteurs
Maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Perpignan, cresem-crh i sm ea 2984
Pôle archéologique départemental, département des Pyrénées-Orientales.
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