Les cultures temporaires en Ardenne belge du Moyen Âge au xixe siècle1
p. 101-115
Texte intégral
« Le pauvre Ardennais tire de ses bruyères, au moyen de l’essartage, son pain pour cinq à six mois. »
J.A. Henry, 18542
1Le présent article présente les formes de mise en culture temporaire en Ardenne belge, du Moyen Âge au début du xixe siècle. Les aspects envisagés sont multiples : techniques, impact paysager et appropriation sociale des ressources. L’ensemble documentaire est diversifié mais loin d’être exhaustif, tant la matière est abondante. L’expression « Ardenne belge » est évidemment anachronique. Elle ne vise qu’à désigner le territoire couvert par les dépouillements : la partie de l’Ardenne actuellement située en Belgique.
2Cette région est un massif aux sols moyens à médiocres et au climat relativement rude. Les hauts plateaux, d’altitude élevée, battus par le vent et les intempéries, retenant l’eau à cause de leur faible déclivité et de leurs sols imperméables, sont peu hospitaliers. Dans certaines parties de l’Ardenne centrale, les sols sont relativement profonds et de meilleure qualité. Le relief est contrasté : les hauts plateaux s’élèvent au-dessus de 500 m, jusqu’à 700 m. Ils se démarquent à la fois des plateaux centraux, moins élevés et mollement vallonnés, et des vallées, étroites et profondes, tracées par les rivières et leurs affluents. Bien que des variations locales importantes puissent être observées et que certaines zones présentent un microclimat favorable à la production agricole, ses caractéristiques d’ensemble font de l’Ardenne une région pauvre qui se démarquait des terroirs voisins3. On y observe un retard et une moindre densité de l’implantation rurale aux époques romaine, médiévale et moderne. Autre trait marquant, en Ardenne, les principales céréales cultivées étaient le seigle et l’avoine, alors qu’en Condroz, en Famenne ou dans l’Œsling, l’épeautre ou le froment dominèrent les champs jusqu’au xixe siècle.
Systèmes de culture et cultures temporaires en Ardenne belge au début du xixe siècle
3Au début du xixe siècle, de nombreuses pratiques agricoles ardennaises traditionnelles, qui allaient être appelées à disparaître dans les décennies suivantes, étaient encore en usage4. La documentation, abondante et diversifiée, permet de dresser un état de la question bien informé. Il existait deux types principaux de culture :
41. Les terres à champ étaient les terres de meilleure qualité, situées à proximité immédiate des villages et soignées à l’aide de labours et de fumages. La rotation sur les terres à champ pouvait varier (voir fig. 2 et doc. 1) mais elle impliquait toujours le fumage, un labour léger suivi de hersages en début de cycle pour enlever les mauvaises herbes, remuer et enrichir le sol5.
5Le fumier était à base de genêts récoltés dans les communs et utilisés comme litière. Un tassage du champ était assuré par le troupeau du village6. Le seigle était semé à la volée en septembre, parfois en novembre-décembre7. L’année suivante, on semait de l’avoine. Il en allait de même pendant deux ou trois ans de plus (à l’avoine pouvaient également être préférés la pomme de terre, le colza ou le lin). Les champs étaient ensuite laissés en friche six à dix ans. Pendant cette période, ils étaient fauchés, puis pâturés par le troupeau communal8, ce qui nécessitait le regroupement des terres en soles.
6Les meilleures terres ardennaises étaient donc soumises à un système de culture herbagère (= semi-permanente ou permanente à friche)9. Du point de vue de l’agronome, les terres à champ présentent des caractéristiques propres à la fois aux cultures temporaires et semi-permanentes. En effet, la rotation pratiquée, avec apport de fertilisants sur des terres clairement identifiées comme champs, doit être considérée comme une pratique de culture semi-permanente10. Cependant, l’intensité des rotations pouvait être tellement basse que certaines formes de ce système agraire relevaient de la culture temporaire (fig. 3). Dans la Terre de Saint-Hubert, en 1766, les meilleures parcelles donnaient un an de seigle, deux d’avoine, pour enfin se reposer pendant neuf ans11. Le rapport d’intensité de la rotation, calculé selon le modèle de Joosten et Ruthenberg, revient à 25. Il s’agit donc ici d’une terre à champ sur laquelle était pratiquée une culture temporaire en termes d’intensité.
72. Les essarts sont des cultures itinérantes aménagées dans la lande ou la sylve pour un an ou deux et ensuite laissées en friche pendant une période longue, le terrain retournant alors à l’état de bruyère ou de bois12. Dans un taillis ou une futaie généralement – mais pas toujours – mis à blanc étoc, la végétation disponible (herbages, mousses, feuilles, brindilles, branchages, ronces, buissons) était brûlée et les cendres répandues afin de fertiliser le sol. Dans l’essartage à feu courant, les plantes étaient d’abord détachées du sol à l’aide d’une houe et abandonnées pour sécher. Des branchages étaient ensuite disposés pour former une claie sur laquelle on posait le reste des matières combustibles. Le feu se propageait à l’ensemble du champ. Lorsqu’il fallait veiller à protéger les arbres ou souches, on préférait la technique du feu couvert, un véritable écobuage. Des mottes de terres étaient détachées à l’aide d’une houe (étrépage), elles séchaient, pour ensuite être disposées en fourneaux coniques d’un mètre de hauteur environ, auxquels on incorporait des brindilles et des feuilles. Enflammées, les meules se consumaient et donnaient une cendre que l’on pouvait disperser comme engrais. Sur les fagnes (landes tourbeuses des hauts plateaux), l’écobuage était combiné avec l’aménagement de billons de culture, afin de contrer les problèmes liés à l’humidité du milieu. Des longs sillons distants d’un mètre environ étaient creusés, la terre rejetée formait des billons sur lesquels on posait la cendre issue de l’écobuage pour pouvoir semer. Dans d’autres cas, des billons étaient au contraire aménagés après les semailles, la terre rejetée servant à couvrir le seigle. Ces pratiques marquent le paysage actuellement par un microrelief caractéristique, notamment en Fagne de Malchamps (voir fig. 3), toponyme pour le moins significatif (mauvais champ).
8Quelle que soit la technique utilisée, sur les essarts venaient le seigle la première année, ensuite l’avoine, parfois la pomme de terre, pour une seconde année. Après, le terrain était laissé en friche pour une période variant généralement d’une quinzaine à une trentaine d’années13, mais parfois plus longue (voir fig. 2).
9La combinaison de ces pratiques agricoles assurait l’essentiel de la production céréalière des paysans ardennais au début du xixe siècle. Il en résultait un paysage caractéristique façonné par la rencontre entre ces usages et les conditions géographiques. L’occupation rurale ardennaise d’Ancien Régime est modélisée en trois « auréoles » : village, landes, bois14. Les villages étaient constitués des habitations avec leurs jardins, autour desquels étaient situées les terres à champ et de rares prés, liés aux cours d’eau. Au-delà de ces petits noyaux s’étendaient les landes et les bois qui séparaient les différentes localités, couvrant les hauts plateaux et les versants abrupts des vallées.
Les cultures temporaires dans l’agriculture ardennaise du xiiie au xviiie siècle
10D’abondants documents démontrent que ces pratiques agricoles et les paysages qui y étaient liés n’étaient pas des innovations de la fin du xviiie siècle. On peut retrouver leurs traces à partir du bas Moyen Âge. Il semble, par contre, à la fois nécessaire et prudent de ne pas les faire remonter sans précaution aux périodes antérieures aux xiiie-xive siècles. D’abord, la base documentaire est insuffisante avant le xiiie siècle. D’autre part, l’appropriation de l’environnement s’intensifia significativement entre l’époque carolingienne et le xiiie siècle, impliquant d’importantes transformations du paysage et des pratiques agraires. Ces aspects seront discutés en conclusion. Tournons-nous pour l’instant vers les documents du bas Moyen Âge et de l’Époque moderne.
11Les sources les plus révélatrices sont les records de coutumes. Ce genre documentaire prit forme au xiiie et surtout au xive siècle en Ardenne, s’affirmant pleinement du xve au xviie. Les records sont la transcription d’une procédure orale, au cours de laquelle les échevins d’une seigneurie récitent le droit coutumier. La question de l’essartage est abordée parce que les landes et les sylves où il se pratiquait étaient le support du rapport entre un seigneur et un groupe de paysans. Le sartage se pratiquait en effet sur les communaux (commung, comoigne) où les paysans avaient des droits d’usage (aisemences, aisances)15. Ces terres appartenaient au seigneur et le sartage appelait une rétribution proportionnelle à la surface sartée16 : le terrage (un 10e des revenus à Xhoffraix en 1430, le 12e à Doreux en 1542, un forfait calculé par journal à Odeigne en 156717). Pour autant, le seigneur ne pouvait disposer librement de ces terres. La suppression unilatérale des usages était impensable. Seul un accord entre seigneur et paysans aurait pu mener à l’aliénation d’une part des communs.
12Les records fixent donc les droits (aisemences) et devoirs (terrage) des paysans. Ils peuvent également préciser quelque aspect technique, le calendrier, les catégories de paysans ayant droit au sartage et bien d’autres points encore, qui étaient susceptibles de générer un conflit avec le seigneur, à l’intérieur de la communauté ou face à d’autres communautés. Les coutumes pouvaient varier localement et il faut se garder d’étendre à toute l’Ardenne ce que l’on trouve dans un record. Il n’en demeure pas moins que les records livrent d’intéressantes informations sur la pratique et les effets des cultures temporaires.
13Les records distinguent entre sartage (la préparation du terrain), qui se pratiquait avec une serpe (fermens, ferment) et une houe (hauwe, hawe)18 et le fornellage (la mise à feu)19. Les deux activités ne se pratiquaient évidemment pas le même jour. De manière générique, l’ensemble du processus était qualifié de sartage.
14Un des enjeux était de déterminer qui de la communauté pouvait profiter des communs pour y aménager des sartages : chaque habitant (mannans et subjet à Odeigne 156720), les massuirs seuls (Chevron 142921, Xhoffraix 143022, Stavelot 146023, Roanne 152824, Stoumont 153625), les bourgeois et les sorcéans (Malmedy 152126), les massuirs et les sorcéans, avec une priorité aux premiers (Ferrières 145927) ou non (Filot 151128). L’usager pouvait toujours renoncer à son essart et, parfois, il pouvait donner ou vendre ses droits29. Dans certaines localités, aucune restriction n’est apportée à l’appétit des cultivateurs qui versent le terrage, si ce n’est que chaque membre de la communauté devait pouvoir profiter de sa part dans les communs30. On notera qu’à Aywaille en 1465, le terrage devait être payé pour tous les sarts, même par le paysan qui n’aurait finalement pas cultivé le sien31. On demandait aux usagers d’agir raisonablement32. Parfois, le record indique que l’usager ne pouvait sarter que journal par journal33 et devait se limiter à la nécessité de sa maison34. Parfois, enfin, la situation semble plus critique : à Lorcé en 1506, les usagers étaient invités à sarter côte à côte, sillon contre sillon, lorsque l’espace disponible venait à manquer35. Ce problème de la rareté transparaît également dans d’autres clauses reprises dans de nombreux records. Ainsi, la vente du produit des essarts hors du ban pouvait être interdite, qu’il s’agisse du grain ou du bois prélevé lors de la première phase de l’essartage36. Les clauses se rapportant à ces bois issus des sarts soulignent la variabilité des conditions locales et de la pression exercée sur les sylves. En 1528 à Roanne, le masuir disposait librement des bois des sartages pour peu qu’il ne cherchât pas à les vendre hors de la communauté37. Par contre, selon un record établi huit ans plus tard, à Stoumont, localité éloignée de quelques kilomètres à peine de Roanne, il était interdit d’emporter les pièces de chêne et de hêtre coupées lors de l’essartage, même pour un usage privé38.
15L’abondant corpus de règles, de limitations et de restrictions, qui vient d’être esquissé, nécessitait un appareil de contrôle et de répression. Le pouvoir seigneurial comptait sur ses officiers et représentants locaux pour l’assurer39. La communauté paysanne se suffisait, pour ainsi dire, à elle-même. Plusieurs records invitent à aller sarter le matin la houe sur l’épaule et la serpe en main40. Cette formule pourrait être une mise en garde pour ceux qui voudraient tirer des profits indus des aisances en s’y rendant en secret. Ces ressources étaient convoitées au point que les échevins de Roanne jugèrent utile de rappeler, dans leur record de 1528, qu’il était interdit de récolter les grains de l’essart aménagé par son voisin41. Une autre question d’importance était celle des bras que l’on amenait pour sarter : à Stoumont en 1536, tout membre de la communauté pouvait engager autant de sorcéans qu’il le souhaitait pour l’aider à sarter. Par contre, un seul ouvrier étranger était admis et seulement si l’usager lui-même était incapable d’être présent42. On sent ici toute la défiance vis-à-vis de l’étranger, peut-être parce que celui-ci n’aurait pas connu les ressources du lieu et que leur usage respectueux ne lui aurait pas semblé aussi vital qu’aux gens du cru.
16La situation se compliquait lorsque plusieurs communautés disposaient de droits sur un même territoire. Le cas se présente fréquemment sur les plateaux ou les crêtes séparant deux localités implantées dans des vallées voisines. Dans ces cas, l’aisance, sartée par les deux communautés, formait un « glacis ». Il en allait ainsi entre Theux et Louveigné, dont un record de 1524 montre que les dîmes des essarts aménagés dans le bois séparant les deux communautés étaient à verser du costé dont la semence venoit43. Pas de limites territoriales claires, donc, en bois sarté. La pratique s’accommodait du partage d’un no man’s land.
17Les records font apparaître l’essartage comme une pratique essentiellement paysanne : pour peu que le terrage soit versé, ce sont la communauté et ses représentants qui la gèrent. Une mention isolée révèle cependant un point intéressant : à Tavigny, selon un record de 1560, les manants et habitants devaient un jour de sartage dans les bois seigneuriaux44. Ce passage indique que l’essartage pouvait être pratiqué directement par les seigneurs dans leurs propres bois, par recours à des services de travail et, peut-être, à des salariés. Ce cas de figure devait cependant être rare.
18Plusieurs censiers et registres de reliefs de fief évoquent des portions de lande ou de bruyère aliénées comme tenures ou fiefs. Il n’est pas toujours possible de déterminer comment les tenanciers exploitaient ces pièces de terre mais dans certains cas, il est clair qu’ils y pratiquaient l’écobuage, ajoutant ainsi à leurs droits coutumiers dans les aisances45.
19Les records évoquent également les terres à champs, bien que l’information soit généralement indirecte : on parle de services de travail en labours, parfois de fumage. Bien plus que dans les records de coutumes, c’est dans les censiers que repose l’information sur les terres à champs. Les indications que l’on peut y récolter montrent que, tout comme au xixe siècle, une partie des terres était exploitée avec une rotation plus intensive. Ces champs étaient gérés par des paysans individuellement, communautairement ou encore en faire-valoir direct au profit des seigneurs.
20Une indication intéressante est livrée par un record de Fosse datant de 1561. Les échevins énumérèrent les chemins de la localité et précisèrent au sujet de l’un d’eux qu’il existait un tracé alternatif à privilégier lorsque le terrain était emblavé46. En clair, des sols en friche accueillaient des chemins qui étaient abandonnés au profit d’un autre tracé lorsqu’ils étaient mis en culture. Cette information suggère que le maillage routier et le parcellaire pouvaient partiellement être soumis aux pratiques de culture semi-permanentes.
21Quelques sources narratives modernes donnent également des informations précieuses sur l’agriculture ardennaise. Ainsi, Jean Bertels, dans son Historia Luxemburgensis parue à Cologne en 1605 évoque la pauvreté du comté de La Roche-en-Ardenne, décrit le procédé de l’essartage à feu courant et finit par proposer une étymologie d’Ardenne : la région tirerait son nom du latin « brûler », ardere, parce qu’il est nécessaire de brûler sa terre pour la rendre fertile47.
22Un second texte intéressant fut publié en 1580 par Bernard Palissy. Dans un passage consacré aux sels (chez Palissy, il s’agit d’une substance soluble dans l’eau, pourvue d’une saveur et d’une odeur), l’auteur décrit l’essartage ardennais48. Il cherche à expliquer pourquoi celui-ci favorise les récoltes. Il avance que les laboureurs dudit pays croient que leur terre, froide, doit être réchauffée par le feu pour autoriser la croissance végétale. La Pratique, personnage qui s’exprime dans le dialogue de Palissy, favorise l’idée que le feu libèrerait des sels contenus dans la végétation brûlée, dont se nourriront les grains semés. Deux conceptions du monde physique, classiques dans la philosophie de la nature occidentale, s’affrontent dans ce texte. Celle que Palissy attribue aux paysans ardennais est basée sur la théorie des quatre éléments et des humeurs. L’autre est un atomisme qui nous paraît moins étrange puisque la chimie contemporaine en découle. Il serait risqué de croire que Palissy offre une transcription fidèle des conceptions cosmogoniques des paysans ardennais. Toutefois, son témoignage, suggérant que par une explication élémentaire de leur environnement ses contemporains donnaient du sens à leurs activités quotidiennes, ne doit pas être négligé pour autant.
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23En guise de conclusion, quelques remarques et hypothèses sur les origines des systèmes de culture médiévaux en Ardenne (ve-xiie siècle). On ne prendra aucun risque à affirmer que la mise en culture temporaire était pratiquée au haut Moyen Âge en Ardenne et qu’elle dut contribuer à la transformation des paysages au Moyen Âge central, mais il reste malaisé de préciser comment. Une chronique du début du xiie siècle évoque un conflit entre les moines de Saint-Hubert et leur avoué au sujet d’essarts paysans (sartis rusticorum) établis dans les sylves séparant le monastère et le château de l’avoué49. Ce dernier détruisit les essarts créés par les paysans hubertins afin d’affirmer son autorité sur un espace frontalier. Une charte de 1140 rapporte que l’abbé de Stavelot-Malmedy se fit confirmer les dîmes novales de Bullange par l’archevêque de Cologne car les paysans délaissaient les champs (omissis agris) afin de cultiver la sylve, ce qui leur procurait des revenus conséquents50. Ces deux documents attestent l’existence de pratiques de culture temporaire et les problèmes d’encadrement ou de prélèvement qu’elles posaient aux seigneurs. De telles anecdotes ne suffisent cependant pas à comprendre la place des cultures temporaires en Ardenne au premier Moyen Âge.
24Seules des recherches paléoenvironnementales ciblées permettraient d’élargir nos connaissances de manière significative. Une enquête exemplaire a été menée dans cette perspective pour le sud-ouest de l’Angleterre, dans un environnement présentant de nombreuses caractéristiques comparables aux Ardennes51. L’originalité de cette approche réside dans l’exploitation d’une série de gisements polliniques situés le long d’un axe imaginaire reliant des terres basses (lowlands) et des plateaux (uplands). Cette analyse a permis de mettre en évidence qu’aux vie-viiie siècles, les campagnes furent réorganisées dans les lowlands où s’était concentré l’habitat. Ces changements reposent sur l’introduction et/ou la diffusion de nouvelles techniques, d’outils, de plantes et/ou de formes d’organisation sociale de la production innovantes. Comme en Ardenne, ce système agraire (convertible husbandry) articulait des cultures herbagères sur les meilleures terres et des mises en cultures pour un ou deux ans, suivies de longues périodes de repos dans les landes et les sylves. Ces nouvelles formes d’organisation de l’espace et de la production s’étendirent progressivement aux uplands et entraînèrent, dans le cadre de la « croissance médiévale », une occupation de plus en plus dense de l’espace. Cette évolution trouva un équilibre aux xiiie-xive siècles et les paysages actuels en sont les héritiers directs52.
25Ce modèle présente de nombreux parallèles avec l’évolution des réseaux de peuplement et de l’appropriation de l’espace en Ardenne, telle qu’elle peut être reconstituée à l’aide des sources écrites et archéologiques53. On observe en effet : 1. une concentration des sites de peuplement dans les vallées et les basses plaines entourant l’Ardenne au Bas Empire54 ; 2. un nouveau développement de sites dans les vallées et une appropriation plus intensive des terres hautes à l’époque carolingienne ; 3. une croissance lente mais décisive du xe au xiiie siècle, qui vit la mise en place de l’essentiel du réseau de peuplement rural contemporain et une appropriation de plus en plus intensive de l’espace. 4. On ajoutera enfin qu’il est très probable que les systèmes de culture attestés en Ardenne au bas Moyen Âge ne se développèrent pas avant le Bas Empire. Ils reposent en effet entièrement sur l’usage du seigle et de l’avoine, deux céréales dont la diffusion large en Ardenne est probablement un phénomène du haut Moyen Âge55.
26Répétons que ces observations relèvent de l’hypothèse. Leur seul objectif est de stimuler des recherches paléoenvironnementales et archéologiques qui permettront de vérifier leur bien-fondé.
Annexe
Annexes
Doc. 1. Description de la rotation sur les terres à champ par J.A. Henry (1854), cité par M. Dorban, Histoire…, p. 58
« Ces terres labourables forment comme un cercle dont le village est le centre. Elles sont emblavées trois ou quatre ans : une année en seigle et deux ou trois années en avoine ou en pommes de terre ; après quoi elles se reposent pendant neuf ou dix ans, donnent d’abondants fourrages pendant plusieurs années […]. La vieillesse vient [et ?] la mousse où l’on voit poindre quelques herbes maigres. Alors seulement ces champs, n’étant plus susceptibles d’être fauchés, sont livrés au parcours des bœufs et des chevaux. »
Doc. 2. Extrait du Discours admirable de la nature des eaux et fontaines tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des émaux avec plusieurs autres excellents secrets des choses naturelles de B. Palissy (Paris, 1580). Consulté dans l’édition par P.-A. Cap (éd.), Œuvres complètes, Paris, 1844, p. 248-249
« [L]es laboureurs Ardennois ; […] coupent du bois en grande quantité, le couchent et arrangent en terre, en sorte qu’il puisse avoir air par dessouz : apres ils mettent un grand nombre de mottes de terre sur ledit bois, sçavoir est de la terre herbeuse en forme de gasons, puis ils font brusler le bois au dessouz desdittes mottes, en telle sorte que les racines des herbes qui sont en ladite terre sont bruslées, et quand laditte terre et racines ont souffert grand feu, ils l’espandent par le champ comme fumier, puis labourent la terre et y sement du seigle : au lieu qui au paravant n’estoit que bois le seigle s’y treuue fort beau : et font cela de seize ans en seize ans : car ils la laissent reposer seize années, et en quelques endroits six années, et en d’autres que quatre : durant lequel temps la terre n’estant point labourée, produit du bois aussi grand et espois comme il estoit au paravant ; et autant comme il leur faut de terre pour ensemencer une année, ils coupent des bois, et font brusler des mottes, comme i’ay desia dit, et consequemment tous les ans, iusques au nombre de seize : et alors recommencent à la premiere piece de terre qu’ils avoyent labourée seize ans au paravant, en laquelle ils trouvent le bois aussi grand comme la premiere fois. […] Les laboureurs dudit pays disent, que la terre est eschauffée par ce moyen, et qu’autrement elle ne produiroit rien, à cause que le pays est froid ; surquoy ie di que comme l’eau qui a esté boulie est plus subiecte à geler que l’autre, aussi le feu qu’ils y font ne cause pas l’accroissement des fruits, ains faut croire que c’est le sel que les arbres, herbages et racines bruslées y ont laissé. […] Ces pauures gens sont en grand peine quand l’année est pluuieuse, qu’ils ne peuuent brusler leurs bois en la saison convenable ; en la meilleure de leurs annees ils ne cueillent ny vin, ny fruits, ny aucune chose, que du seigle. »
Notes de bas de page
1 Cet article est dédié à mon Doktorvater, Jean-Pierre Devroey, en hommage affectueux.
2 Cité dans Ph. Lejeune, « Histoire », L.-F. Genicot (dir.), Architecture rurale de Wallonie. Ardenne herbagère, Liège, 1992, p. 62.
3 Sur ces aspects, voir N. Schroeder, « Remarques sur la céréaliculture en Ardenne au Moyen Âge », Actes du Neuvième congrès de l’association des Cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique. LVIe congrès de la Fédération des cercles d’archéologie de Belgique, à paraître.
4 C. Christians, « Géographie », L.-F. Genicot (dir.), Architecture rurale de Wallonie. Ardenne centrale, Liège, 1998, p. 42 ; M. Dorban, « Histoire », ibid., p. 61, 64-78.
5 H. Le Docte, Exposé général de l’agriculture luxembourgeoise ou Dissertation raisonnée sur les meilleurs moyens de fertiliser les landes des Ardennes, Bruxelles, 1849, p. 30-31 ; G. Hoyois, L’Ardenne et l’Ardennais. L’évolution économique et sociale d’une région, t. 1, Gembloux, 1949, p. 104.
6 Ibid., p. 105-106.
7 Ibid., p. 106 ; H. Le Docte, Exposé général…, p. 28.
8 G. Hoyois, L’Ardenne…, p. 107.
9 Voir F. Sigaut, L’agriculture et le feu. Rôle et place du feu dans les techniques de préparation du champ de l’ancienne agriculture européenne, Paris, 1975, p. 130 ; H. Ruthenberg, Farming Systems in the Tropics, Oxford, 1971, p. 2-4.
10 F. Sigaut, L’agriculture…, p. 126.
11 M. Dorban, Histoire…, p. 58.
12 G. Hoyois, L’Ardenne…, p. 108.
13 F. Sigaut, L’agriculture…, p. 122.
14 C. Christians, Géographie…, p. 38.
15 Quelques exemples : Commung sartaige (Xhoffraix, 1430, É. Poncelet et al., Coutumes de la principauté de Stavelot. 1. Les records de coutumes du pays de Stavelot, Bruxelles, 1958, p. 226 ; aisemences en comoigne, Theux-Louveigné, 1524, ibid., p. 191. On constate que dans l’usage, ces mots sont souvent employés comme synonymes, mais également juxtaposés, désignant tour à tour l’espace et les droits exercés par la communauté.
16 Le record de Chevron de 1429 est sans doute le plus explicite sur ce point : « masuirs peuvent sarteir et fornelleir pour le terraige paiant, voir ottant que ilz semment, ottant doientilz terraige », ibid., p. 27. Un texte datant de 1765 et se présentant comme la transcription des propos d’un paysan des environs de Spa montre une situation qui ne diffère en rien de celle qu’évoquent les records : « La plupart des campagnes ne portent que des Genêts et de la Bruyère ; ce sont des biens communs, que nous nommons des Aisances, parce qu’ils servent à l’aisance du public ; et personne ne peut s’en emparer, pour les posséder en propre, que par l’autorité du Prince, qui les accorde au moyen d’un cens à payer à la Mense Episcopale », J.P. de Limbourg, Nouveaux amusements des eaux de Spa, Liège, 1765, p. 371-373. Le même texte nous apprend que le prince percevait la « dîme des gerbes ». Voir S. Nekrassoff, Images et visages des Hautes-Fagnes. Évolution d’un paysage et de sa perception, s.l., 2007, p. 89-91.
17 « Les masuyrs doivent fourneller et sarter sur le commung sartaige, pour la disme payant à Monseigneur », É. Poncelet et al., Records…, p. 226 ; « sartage des aisances de Doreux doivent le 12e de la récolte en terrage au chapitre de Stavelot » ibid., p. 51 ; « Sçavons et wardons que touchant nos aysances sartables de nostre courte, où chascun subjet et mannans y peut sarter, parmy payant le terrage, à sçavoir de chacque journal de sartage une coppe et demy de regon au profit du seigneur et commis », ibid., p. 250.
18 « Les masuwirs del court de Ferrier puelent prendre leurs fermens et leurs hauwes sour leurs coulz et aller par tous les boyes sarter », ibid., p. 64 ; Tous massewiers et sourchéans de Filoux peullent yssier, âquel costel de la vilhe que mieux leur plaiest, atout ung ferment en leur mains et une hawe sur le cops, et peulhent aller sarteit jusques al nuictte », ibid., p. 72.
19 « Masuirs peuvent sarter et fornelleir », Chevron, 142, ibid., p. 27 ; « Les masuyrs doivent fourneller et sarter », Xhoffraix, 1430, ibid., p. 226.
20 « Aysances sartables de nostre courte, où chascun subjet et mannans y peut sarter », ibid., p. 250.
21 « Masuirs peuvent sarter et fornelleir pour le terraige paiant », ibid., p. 27.
22 « Les masuyrs doivent fourneller et sarter sur le commung sartaige », ibid., p. 226.
23 « Peult le dit masswier sarter dedans terme dè sartaiges […] nulle ne doit prendre ne alleir aus dites communnes s’ilz n’est masswier », ibid., p. 315.
24 « À cause des sairtages peult le massuwirs sarteir dedains les communes », ibid., p. 294.
25 « Les massuwy sartent au plein sartage », ibid., p. 344.
26 « Quand on sartoit Chaulmont, les bourgeois et sourséans de la ville de Malmendye le partoient égallement entre eux seulles, sans y faire parte à nulle des vinables », ibid., p. 228.
27 « Et at le dit masuwier l’avantage de porprendre se sartage devant le sorséans », ibid., p. 64.
28 « Tous massewiers et sourchéans de Filoux peullent yssier, âquel costel de la vilhe que mieux leur plaiest, atout ung ferment en leur mains et une hawe sur le cops, et peulhent aller sarteit jusques al nuictte », ibid., p. 72.
29 « S’il y avoit ung ou plusseurs des bourgois qu’il ne voulsist point sarteir, se pouldroit donneir ou vendre sa part sans forfaire, voir à ung des bourgois de la dicte franchisse », ibid., p. 325.
30 « Peult le dit masswier sarter dedans terme dè sartaiges sy rasonnablement sur les dites communes que ses voesins puissent oussy bien l’unc que l’autre sarteir », Stavelot, 1460, ibid., p. 315.
31 « Sil y at a queilz qui prendant ung sart et ne sartent pont sy, doient il a sire le terrage du sart selon sa quantiteit prinse », M. Hardt, Luxemburger Weistümer als Nachlese zu Jacob Grimms Weistümern, Luxemburg, 1870, p. 51-52.
32 Voir note 30.
33 Voir, par exemple, le record de Francorchamps de 1543 (É. Poncelet et al., Records…, p. 99).
34 « Peult le massuwirs sarteir dedains les communes en temps et heurs qu’il est temps de sarteir, pour la nécessitez de sa maison sains fourfaire », Roanne, 1528, ibid., p. 294.
35 « Se la dicte aisemence estoit destraint de sartages, se puillent les susdis massuyrs sarter l’une delez l’autre et de royes à royes, sens l’une ne l’autre forastraindre », ibid., p. 178.
36 « Touchant des laignes des sartaiges, le massuwirs en peult faire son prouffit, mais ne peult myner hors du dit ban sains le greit dè seigneur », Roanne, 1528, ibid., p. 294 et note 34.
37 Voir note 36.
38 « Ne peuvent ne debvent abbatre chaisne ne fawe dedens leur sart, sinon â sarter et en les sartant et ne pouvent charbonner lesdites legnes des sart se les remmes et chiesines des dits bois ne sont sartez et recouchez comme au dit sart appartient », ibid., p. 346.
39 « Sont tenus les justiciers de la dite cour, à la semonce du mayeur dudit lieu, d’aller, après les devairs prins, sur la dite aysance visiter avaux icelles et terrager les terrages, parmy leurs droits accoustumez : au mayeur deux coppes de regon et chascun des eschevins une coppe et les sergeants quitte de leur terrages », Odeigne, 1567, ibid, p. 250.
40 « Les masuwirs del court de Ferrier puelent prendre leurs fermens et leurs hauwes sour leurs coulz et aller par tous les boyes sarter », ibid., p. 64 ; « Tous massewiers et sourchéans de Filoux peullent yssier, âquel costel de la vilhe que mieux leur plaiest, atout ung ferment en leur mains et une hawe sur le cops, et peulhent aller sarteit jusques al nuictte », ibid., p. 72.
41 « Après la dicasse le masswirs peult enseigner des bois sains, et ne peult son voisin prendre ce qu’il enseignera voir sy sobrement que son voisin en peult avoir dely luy », ibid., p. 294.
42 « Item, s’il avoit aucun des massuwy estant empeschez si fort qu’ilz ne peut en personne estre au sart, à condition qu’il ne fust empesché pour livrer charbons sur l’achemence de Xstoumont, adont ils poudront lower un estrangier ouvrier pour sarter pour luy et chascun peut lower ortant des sorcéant du dit Xstoumont qu’i poudrat payer pour sarter pour luy, ne aultrement », ibid., p. 344.
43 « Avons veu de nostre cognoissance que quant les aians aisemences en la ditte comoigne d’une costé et d’aultre sartoient en icelle et y semoient grains, les desmeurs d’une costé et d’aultre chascun emportoit la desme du costé dont la semence venoit », ibid., p. 191.
44 « Tous les mannans et habitants de la dite seigneurie de T. sont redevables au dit seigneur de T. un jour de sart tous les ans, sur ce leur doibt le dit seigneur leurs hiollet devant midy et après midy et leurs marendes », M. Hardt, Luxemburger…, p. 705.
45 En 1357, un certain Bodechon de Walk releva en fief de l’abbé de Stavelot une bruyère à champ (Archives de l’État, Liège, Stavelot-Malmedy, II, 55, fol. 10v).
46 « En Mont de Fosse doit avoir deux voies, assavoir l’une derier la maison Giele quant les champs ne sont point emblavez, et quant emblavez sont, doit on passer devant la maison Jacquet », É. Poncelet et alii, Records…, p. 85.
47 « Indè autem quidam affirmant, hanc & alias adiacentes eiusdem naturæ regiones Ardennam nucupari ab ardendo, quod scilicet terram ardere necesse sit, priusquam debitos fructus proferat », J. Bertels, Historia Luxemburgensis, Cologne, 1605, p. 103-104.
48 Doc. 2.
49 N. Schroeder, « Organiser et représenter l’environnement d’un site monastique. L’exemple de Saint-Hubert du ixe au xiie siècle », Revue belge de philologie et d’histoire, 2011, p. 735-736.
50 J. Halkin et C.-G. Roland, Recueil des chartes de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, t. 1, Bruxelles, 1909, no 173.
51 S.J. Rippon, R.M. Fyfe et A.G. Brown, « Historic landscape characterised by dispersed settlement in South-West England », Medieval Archaeology, 2006, p. 31-70.
52 Sur ce qui précède, voir les contributions de S. Turner et R. Fyle dans S. Turner (dir.), Medieval Devon and Cornwall : Shaping an Ancient Countryside, Macclesfield, 2006.
53 N. Schroeder, Terra familiaque Remacli. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy ( viie- xive siècle), Bruxelles, à paraître en 2015.
54 Il convient de souligner ici les différences entre les régions comparées. Dans le Sud-Ouest anglais, le peuplement se développa de manière continue et cohérente de la Préhistoire au début du haut Moyen Âge, sans que l’influence de Rome ne se marquât de manière significative. L’Ardenne fut marquée par le développement (au Haut Empire) et l’abandon (au Bas Empire) d’un réseau de villæ gallo-romaines (comparer S. J. Rippon et al., Historic, p. 33-34, 43-49 à P. Van Ossel, Établissements ruraux de l’Antiquité tardive dans le nord de la Gaule, Paris, 1992, p. 66, 101, 116-117).
55 N. Schroeder, Remarques…, à paraître.
Auteur
Chercheur post doctoral de la von Humboldt Stiftung à l’université d’Heidelberg.
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