Mise en valeur du sol et cycles de culture dans le système domanial (viiie-xe siècle) entre Seine et Rhin1
p. 33-57
Texte intégral
1La question des systèmes agraires médiévaux a souvent été abordée dans une perspective évolutionniste, privilégiant la question du progrès technologique, sans tenir compte de la variabilité sociale, spatiale, et temporelle des outils et des pratiques dans les agricultures traditionnelles, sans parler de leur diversité géographique et environnementale. Derrière l’image relativement homogène du concept de « système domanial », il faudrait également compter avec la diversité des emprises seigneuriales (ici un bloc territorial homogène à l’échelle d’un ou de plusieurs finages, là un archipel de droits fonciers et personnels enchevêtrés) et la coexistence de grands propriétaires et de leurs tenanciers, à côté de petits seigneurs ou de paysans indépendants2. Imaginer que cette mosaïque a évolué au haut Moyen Âge vers un système agraire unique ou même dominant est évidemment une généralisation hâtive. Idéalement, il faudrait également inclure dans cet inventaire la question de l’interaction entre système de culture et système d’élevage, et celle des performances et de la durabilité des systèmes de culture, en examinant, d’une part, les effets d’une culture sur la suivante et les variables climatiques et microclimatiques et, d’autre part, leurs effets à long terme sur l’agrosystème (accumulation d’éléments minéraux, dégradation des propriétés physiques des sols, érosion, stockage de carbone, etc.). Mais ces questions relèvent plutôt d’une confrontation avec l’archéologie et les sciences des paléo-environnements et trouvent peu de réponses directes dans (ou d’occasion de dialoguer avec) les sources écrites. Notons toutefois que la lecture des données carpologiques aboutit également, à une échelle locale, au verdict d’une « diversité des agricultures rebelle à toute généralisation3 ». La notion même de « culture temporaire » doit également être nuancée, en l’insérant dans un continuum plus large de pratiques d’utilisation du sol, en fonction du type et de l’intensité des alternances entre friche et culture4 :
le type de rotation entre friche/jachère et cultures : dans le cas d’une « culture temporaire », l’alternance se déroule en dehors de l’espace agricole constitué de champs établis et délimités (ager/field system), sous la forme d’une friche herbacée de moyenne à longue durée, ou d’une friche arbustive de moyenne à longue durée ;
son intensité : pour mesurer l’intensité des cultures, les agronomes tropicaux font appel à un ratio simple d’utilisation des sols dans lequel R est égal au nombre d’années de culture x 100, divisé par la longueur du cycle d’utilisation des sols (nombre d’années de culture + nombre d’années de friche). R donne le pourcentage de surface en culture en relation à la surface totale utilisée pour les cultures arables.
Tableau 1 : Dénomination des systèmes agraires et intensité des cultures (R)
R ≤ 30 | Culture itinérante (sans field system) ou temporaire (avec field system) |
R > 30-70 < | Culture semi-permanente (avec field system) |
R > 70 | Culture permanente |
2À titre d’illustration, la récolte unique de seigle de sart, obtenue sur une friche arbustive dans le nord du département des Ardennes à la fin du xixe siècle, parfois précédée de sarrasin et suivie d’une régénération du taillis de chênes et de bouleaux d’une quinzaine d’années, correspondrait à une valeur de R = 15. Ce ratio ne tient compte ni de la supériorité du seigle de sart, en qualité et en rendement, sur celui récolté sur les terres arables des villages ardennais, ni de la variété des produits que les cultivateurs tiraient des sarts en pratiquant cette technique d’agriculture du feu : bois de chauffage et de feu, grains, chaume pour les toitures et les liens, litière et pâturage5.
3L’étude directe des techniques d’agriculture du feu est rendue très difficile par l’ambiguïté sémantique du vocabulaire du défrichement, souvent considéré par les historiens comme une mise en culture définitive de l’espace, alors que défricher signifie « mettre en culture en interrompant la friche », sans préjuger du caractère temporaire ou permanent de l’exploitation. Nous y reviendrons.
4« R » est utile pour classifier l’occupation du sol par les cultures et la comparer, par exemple, avec la variabilité du prélèvement seigneurial dans l’espace. À Saint-Rémi de Reims, vers 850, l’usage de la sylve (incluant d’éventuelles cultures temporaires) et les activités agraires menées dans les enclos et les jardins ne supportaient pas de prélèvement proportionnel au fruit, contrairement à l’ager, mais seulement des cadeaux traditionnels : poules et œufs pour l’enclos, parfois un jeune porcin, de l’avoine ou des poules dans les espaces boisés où pouvaient se déployer des activités de cueillette et d’élevage, et des cultures temporaires. Les champs permanents étaient grevés d’un prélèvement de 10 % de la récolte ou d’une redevance fixe en grains6.
5L’idéaltype du système domanial fait également interagir pratiques (espèces cultivées, utilisation des sols, etc.), paysages agricoles (formes et localisation dans l’espace des parcelles), techniques (outils, transferts de fertilité, etc.) et modalités d’exploitation du travail paysan. L’organisation du travail dans le cadre du « grand domaine » constitue donc un angle d’observation exceptionnel. Nous allons nous intéresser successivement aux choix de mise en culture et aux types de rotation, à l’appropriation seigneuriale du travail paysan pour le labourage, puis à l’articulation dans le temps et dans l’espace de ces prestations en travail, avant de revenir aux cultures temporaires.
6À partir du viiie siècle, les sources domaniales mentionnent la pratique de cultures d’hivernage (hibernaticum) (H : froment, épeautre, seigle, orge) et de printemps ou d’été (tremensium, aestivaticum) (P : orge, avoine) et de légumineuses. Il s’agit vraisemblablement de généralisation à partir des pratiques les plus fréquentes dans les grands domaines. Les données carpologiques tendent à montrer que l’importance respective des céréales et les saisons de culture peuvent varier de manière importante au niveau local et selon les types d’exploitation (faire-valoir du propriétaire, cultures paysannes pour les prélèvements en nature, autoconsommation des cultivateurs paysans)7. En comparaison avec les espèces cultivées à la fin de l’époque romaine, le haut Moyen Âge se signale dans ces régions par l’importance que l’épeautre conserve dans les terres arables des domaines monastiques et par la place croissante occupée par le seigle et, dans une moindre mesure, par l’avoine dans tout l’espace rural. L’échelle de valeur entre ces plantes dans les sources écrites, à partir des points de vue des consommateurs aristocratiques, donne la priorité aux céréales d’hiver sur celles de printemps, bien qu’on ait fabriqué du pain avec chacune d’entre elles8.
7Le caractère sélectif et orienté de ces sources est illustré par l’éventail plus large des espèces cultivées dans les sources du nord de l’Italie où les menus grains entrent non seulement dans les inventaires, mais également dans les livraisons effectuées par les paysans aux propriétaires10 et dans les données carpologiques.
Tableau no 4 : La hiérarchie des céréales dans le polyptyque de Santa Giulia de Brescia (905-906)11
Inventaire des greniers de la cour de Glociano (inconnu, Italie, Brescia) | Inventaire des greniers de la cour de Porza (Italie, Brescia) |
froment | froment |
seigle | seigle |
entre orge et avoine | légumineuses |
millet (setaria italica)* | entre orge et avoine |
sorgho | millet (setaria italica) |
panic (panicum miliaceum) | panic (panicum miliaceum) |
8La confrontation des sources écrites et des trouvailles archéologiques appelle donc à la prudence. Les indicateurs rassemblés dans ce tableau doivent être pris avec circonspection : ni les inventaires domaniaux, ni le contenu de silos ou de zones de traitement des céréales et de rejets secondaires dans les sédiments ne constituent des échantillons absolus des grains produits ou consommés dans un segment du système de production ou à l’intérieur d’un terroir.
9Ces disparités impliquent que les systèmes agraires étaient également déterminés, en dehors de conditions environnementales, par la variabilité des choix et des contraintes d’exploitation liés aux différents secteurs de production et au système économique et social dans son ensemble.
10Dans le nord-ouest de l’Europe, les conditions d’environnement permettent en général de pratiquer deux saisons de semailles par an, voire d’intercaler une troisième culture à la fin du printemps. Toutefois, la mention simultanée de semis d’hiver et de printemps n’est pas suffisante pour conclure à une succession régulière et équilibrée de céréales d’hiver et de printemps, alternant avec une friche/jachère annuelle (pour les historiens, la « rotation triennale »)12.
11Illustrons cette remarque par un exemple concret.
12Vers 850, le polyptyque de Saint-Rémi de Reims inventorie 14 domaines ruraux à vocation céréalière. L’inventaire foncier permet de formuler des observations en termes d’espèces cultivées et de quantités produites, de morphologie des parcelles cultivées et de systèmes de culture pratiqués dans les réserves (les terres attachées au manse dominant – mansus indominicatus – occupé par le seigneur)14.
13La répartition des cultures peut être évaluée à partir de l’estimation en grains semés des terres arables. Dans 13 domaines, les terres arables sont évaluées exclusivement en céréales d’hiver ; dans le 14e, exclusivement en avoine.
91 % des terres sont évaluées en épeautre semé ;
4 domaines sur 14 fournissent 80 % des céréales semées ;
70 % de l’épeautre est semé dans des coutures ;
60 % des semences sont destinées aux coutures.
14Le paysage seigneurial dessiné par les descriptions se répartit entre 1. des champs clos (avergaria) ; 2. des champs ouverts (campi) ; 3. des champs-blocs de grande taille (culturae). Si on calcule la taille moyenne des champs clos et des champs ouverts dans les terroirs qui ne cultivent pas l’épeautre, on arrive à des valeurs proches qui situent la taille moyenne de ces deux unités foncières autour d’un hectare ; la taille moyenne des champs-blocs est d’environ 44 ha.
champs clos : 4,6 muids semés par unité foncière ;
champs ouverts : 3,8 muids semés par unité foncière ;
coutures : 221,5 muids par unité foncière.
15La morphologie des parcelles à l’intérieur de la réserve seigneuriale dessine ici une opposition entre seigle et froment d’une part, semés sur les parcelles les plus petites, champs clos proches des habitats (avergaria) et petits champs ouverts (campi) – un paysage de culture proche sans doute de celui occupé par les paysans – et épeautre répandu en grandes quantités sur les terres de l’openfield seigneurial constitué d’immenses champs-blocs.
16La documentation domaniale de Saint-Rémi illustre donc l’articulation entre des pratiques agricoles (choix de la saison de semis), le choix et la destination des espèces cultivées (alimentation humaine, fourrage), et la morphologie des parcelles (encloses ou ouvertes, de petite ou de très grande taille). L’estimation des terres arables, presque exclusivement formulée en céréales d’hiver dans les réserves de Saint-Rémi, permet-elle de conclure que ces blés (principalement) destinés au pain dominaient effectivement la production des terres exploitées directement dans l’emprise seigneuriale ? À quelles circonstances correspondaient les rares cas où les terres arables des réserves étaient évaluées en avoine semé seulement15 : à des pratiques agricoles ? À des contraintes écologiques ? À des préférences d’approvisionnement ou d’organisation du travail ?
17Pour espérer dépasser ces contradictions entre évaluation des terres destinées aux céréales et répartition des cultures, il faut se tourner vers le système de travail et les indications qu’il fournit à propos des rythmes de culture sur les terres des réserves.
18Examinons d’abord l’organisation et la fréquence des labourages dans le temps. Celles-ci sont connues indirectement par des clauses de service incluses dans des contrats agraires ou des inventaires fonciers. Dans une charte de précaire avec l’abbaye de Saint-Gall de 763, un nommé Hug récupère des possessions à Weigheim dans la Forêt Noire16 en échange de livraisons en nature et de travail : « et in primum vir arata jurnalem unam, et in mense junio brachare alterum, et in autumno ipsum arare et seminare17 ». La précision du vocabulaire et la syntaxe de la formule renvoient sans aucune ambiguïté à deux itinéraires techniques dont profite le destinataire du service, une cour domaniale de l’abbaye : 1. le semis sur labour unique de friches d’une céréale de printemps « in primum vir » dans un journal de terre ; 2. le semis sur deux labours de friches d’une céréale d’hiver dans un autre journal, successivement en juin (brachare alterum) et en automne (ipsum arare et seminare).
19Depuis le milieu du viiie siècle, l’appropriation seigneuriale du labourage inclut régulièrement sur les terres de la réserve, les itinéraires techniques des céréales de printemps et d’hiver, suivant un rythme annuel de trois labourages demandés aux paysans prestataires, répartis entre les deux saisons18. Le rythme de quatre labours par an mentionné par les sources à partir du xiie siècle n’implique pas nécessairement un troisième labour de la friche cultivée dans la saison d’hivernage par les attelages des paysans (biner/rebiner/tiercer)19, mais il peut traduire l’utilisation d’un instrument aratoire tracté (pour cet emploi, un araire à soc symétrique) comme semoir, pour recouvrir les semences d’hiver durant le quatrième service de labour, alors que la herse était utilisée en Ardenne dès la fin du ixe siècle pour recouvrir l’avoine20.
20Lorsque les céréales étaient semées sur deux saisons, en alternance annuelle avec la friche, les céréales d’hiver bénéficiaient de la plus longue durée de friche (dix mois) et de jachère (cinq mois à partir du premier labour) et de deux labours. Elles venaient en tête d’assolement, suivies d’une friche courte (huit mois) et d’un seul labour sans jachère pour les céréales de printemps. Ce système de culture confirme la primauté des grains à pain, semés surtout en automne, dans l’appropriation du travail dans le grand domaine. Le piétinement du cheptel et le gazonnement de la friche jusqu’en juin nécessitaient, dans les régions du nord-ouest de l’Europe, l’emploi d’outils21 permettant d’ouvrir le sillon et de retourner les mottes pour éliminer les végétaux concurrents avant les semailles. Ces éléments techniques ont fait l’objet de trouvailles assez nombreuses dans les régions transfrontalières du limes rhénan depuis la fin de l’Antiquité : socs en forme de pelle, aptes à verser les mottes, coutres amovibles percés d’un trou d’attache. Dans l’état actuel de la documentation archéologique (aucune partie en bois n’a été conservée en situation) et iconographique, il est inutile de chercher à reconstituer l’instrument de labour complet et son mode de travail, et à le rattacher à une typologie précise des outils de labour attelé. Suivant la chronologie des labourages et l’utilisation de l’instrument aratoire (retourner le sol, recouvrir les semences), il faut retenir que des instruments différents coexistaient dans les exploitations domaniales, impliquant l’emploi d’une ou de plusieurs paires de bovins et mettant en œuvre une variété de dispositifs de traction et de pièces travaillantes.
21Comment les prestations de travail des tenanciers s’articulent-elles avec les itinéraires techniques pratiqués sur les réserves seigneuriales ? Au haut Moyen Âge, la contribution des cultivateurs a pris la forme de deux prestations : le lot de culture, taillé dans la réserve pour être cultivé par et avec le capital technique et humain d’une seule exploitation familiale, et la corvée collective qui réunissait à l’époque des trois grands labourages, les engins et les animaux de trait de toutes les exploitations dépendantes de la seigneurie domaniale.
221. Le lot de culture : des parcelles étaient confiées aux obligés (tenanciers ou détenteurs de biens en précaire) sous la forme d’un lot individuel dont toutes les opérations agricoles incombaient en principe au prestataire, du labourage au stockage22. Généralement, le service se composait d’un lot égal dans chaque saison23. Une variante importante était la fourniture de la semence par le prestataire. Dans l’affirmative, le lot de culture devient également une livraison en nature.
23Le lot de culture traduit donc un travail à effectuer par l’obligé, sans impliquer l’utilisation d’un instrument aratoire particulier, à main ou attelé, mais sa forme allongée, qui diminue l’importance des tournailles, suggère un travail en planche et le versement des terres après le passage du dispositif aratoire24. Il apparaît depuis la fin du viie siècle, sous diverses appellations régionales25. La dimension de ces lots correspondait vraisemblablement à la plus petite unité de terre labourée dans un finage26, sous la forme d’une parcelle rectangulaire allongée en lanière (de 120 à 325 m)27. Ces lots sont passés dans la microtoponymie de nombreux terroirs ruraux de la Marne (mappa/nappe) et des départements lorrains (andecinga/ansange)28. Ces traces permettent d’appréhender la morphologie et la localisation des cantons arables de la réserve seigneuriale au moment où le système du lot de culture s’est effacé des rapports de production durant les xie-xiie siècles. La transmission par la toponymie signifie : 1. que les ansanges ou les mappa occupaient d’une année à l’autre les mêmes cantons du terroir ; 2. que la terre pouvait être dénommée et reconnue à partir d’un mode de service. Une métonymie de ce type n’est pas isolée, puisqu’on connaît dans les mêmes régions, les nombreux cas d’anciens champs-blocs de la réserve seigneuriale dénommés à partir de la corvée de labourage (type : La Corvée)29. Les propriétaires se sont vraisemblablement heurtés à la mauvaise volonté et à l’entêtement des tenanciers « à ne pas acquitter une corvée à la tâche ». Au-delà de la surveillance et de la coercition, toujours coûteuses, les dominants ont exploré diverses voies pour améliorer le rendement de la culture des lots, depuis le contrôle social (évaluer par exemple la quantité à récolter en fonction des performances des autres tenanciers) jusqu’au partage des fruits avec l’obligé, avant de se résoudre à acenser purement et simplement les anciennes parcelles à leurs exploitants, ce qui a favorisé la perpétuation du nom de ces cantons de « nappes » et d’« ansanges ». Les lots semblent avoir été groupés (en fonction de la localisation actuelle des micro-toponymes) dans un seul canton du finage30, situé à proximité du centre habité31, où ils se présentent généralement sous la forme de nombreuses parcelles laniérées orientées selon un même angle. Ces survivances toponymiques impliquent qu’au moment où ces lots se fossilisèrent par l’acensement, à partir du xie siècle, ils occupaient en permanence une des coutures de la réserve32.
24Quelle était la part des terres seigneuriales cultivées par ce système ? Au ixe siècle, leur emprise territoriale n’aurait pas dépassé 4 à 13 % des terres arables de la réserve à Saint-Germain-des-Prés33. D’après l’enquête conduite par Charles-Edouard Perrin en 1925 dans onze villages lorrains, le canton des ansanges, dont les terres étaient en général de bonne qualité et proches des habitations, représentait moins de 2 à 5 % des terres cultivées du finage34.
25Dans la réserve, la culture individuelle des tenanciers s’articule donc avec les zones du terroir rural les plus proches des habitations, dans des parcelles de l’infield, souvent encloses et de petite dimension. L’introduction de la corvée collective de labour réalise pour les openfields seigneuriaux (les « coutures » des grands domaines) ce que le lot de culture a réalisé pour l’infield seigneurial. Adriaan Verhulst inscrit la genèse des grands openfields seigneuriaux du ixe siècle dans un contexte de défrichement et d’encadrement direct des agriculteurs par les grands aristocrates, qui débouche sur l’idée de croissance agraire. La forme domaniale à grande réserve découpée en coutures constitue l’élément principal de cet idéaltype35. Cette évolution se traduit par la diffusion de mots tels que araturae, partes, plagae, zelgae qui évoquent des paysages ouverts36. Pour répondre à cette transformation morphologique des paysages seigneuriaux et au gonflement des emblavures, les coutumes domaniales du ixe et du xe siècle reflètent des méthodes différentes d’appropriation du travail. Certes, certains propriétaires ont pu chercher à multiplier les parcelles cultivées par lot, pour adapter l’offre à la demande de travail agricole37. Toutefois, cette solution était limitée par le petit nombre d’obligés, par la dimension réduite des lots et par le caractère intensif du travail effectué sur les parcelles. Comme nous le verrons, en gonflant fortement la part des terres ensemencées et en leur donnant la forme de vastes champs-blocs, en procédant à des défrichements définitifs ou à des regroupements de parcelles, les grands propriétaires fonciers faisaient le choix d’une agriculture extensive, dans laquelle la demande de travail la plus importante était le labour. Cet accroissement de la demande a donné lieu à une innovation de la coutume domaniale, la corvée collective, qui diffère qualitativement et quantitativement de la culture par lot.
262. La corvée collective de labourage : les premières mentions sont concentrées dans les années 780-830. Les tenanciers étaient dorénavant appelés collectivement à effectuer les labours. C’est la corvée proprement dite (opera corrogata), fondée sur le mécanisme paternaliste de la « prière », qui implique de labourer la terre avec un train d’attelage composé d’un nombre déterminé d’animaux, durant un espace de temps déterminé. La corvée exprime donc une puissance, et non simplement un travail. Dans la plupart des cas, les paysans devaient s’associer pour fournir l’attelage complet, ce qui faisait évoluer la durée de la prestation hebdomadaire. L’unité de base de la corvée de labourage était la journée de travail d’un train de labour complet (entre quatre et huit bovins attelés en paires) ; la prestation réelle de chaque tenancier évoluait, suivant sa contribution à l’attelage de labour, d’une à trois journées par semaine. Une saison de corvée durait théoriquement un mois, ce qui signifie que le cycle complet de labourage représentait trois mois par an38.
27Résumons-nous : l’intendant d’un grand domaine carolingien d’entre Seine et Rhin disposait de trois modalités principales d’appropriation du travail paysan : 1. le lot de culture individuel – nous y voyons une pratique culturale intensive au profit de la réserve39 – qui prolonge simplement dans le terroir seigneurial, la morphologie et les modalités d’exploitation des unités foncières des fermes paysannes ; 2. les charrues de l’exploitation seigneuriale – leur part semble surtout décisive dans les petites et moyennes exploitations domaniales ; 3. la corvée de labourage qui appelait dans les openfields seigneuriaux toute la puissance et les outils de labourage des tenanciers40.
28L’apport de l’équipement et de la force de travail qualifiée des paysans laboureurs était décisif dans la mise en valeur de ces grands openfields seigneuriaux – nous avons suggéré que cette mobilisation collective répondait à des pratiques de culture extensive dans des terroirs dilatés par les entreprises seigneuriales41. La raison d’être de ces grands travaux à l’époque carolingienne était la demande aristocratique de produits agricoles, particulièrement de grains de bouche pour la farine et le pain (principalement des céréales d’hiver) destinés à la consommation des maisonnées et des suites aristocratiques et, accessoirement, de grains et de fourrages destinés aux animaux de guerre (principalement des céréales de printemps)42. Dans le secteur de l’agriculture seigneuriale, le brassage de la bière, souvent pratiqué avec des grains de printemps, apparaît comme une variable d’ajustement, alors qu’il était une méthode de transformation et une source importante de calories pour les paysans.
29À partir du viiie siècle, la dilatation de l’openfield seigneurial, constitué de très grandes parcelles (entre 22 et 89 ha à Saint-Germain-des-Prés43 ; 44 ha en moyenne à Saint-Rémi44), s’est-elle accompagnée d’une intensification du ratio d’utilisation des sols, en établissant une succession régulière et équilibrée des céréales d’hiver et de printemps dans le système des champs seigneuriaux ? On peut se demander si l’introduction sur l’ensemble des terres de la réserve d’un système permanent de culture à deux saisons, alternant avec la friche-jachère, n’était pas un phénomène récent en Champagne vers 850 ? Cette hypothèse permet en effet de comprendre pourquoi le formulaire utilisé pour décrire la réserve fut modifié radicalement lorsqu’il s’agit d’y enregistrer les nouvelles acquisitions des moines fin ixe-début xe siècle, et d’y inventorier le temporel des chanoines de Saint-Timothée, dans le dernier quart du xe siècle. Jusqu’en 850, l’inventaire annonce invariablement des terres évaluées en céréales d’hiver (dans un cas, exclusivement en céréale de printemps). La même situation prévalait à Saint-Germain-des-Prés durant la décennie 820.
Tableau no 6 : Le formulaire d’évaluation des terres arables à Saint-Rémi de Reims45
Vers 850 | Vers 870/900 | Vers 975 |
[à Courtisols] Sunt ibi avergariæ 2 ubi possunt seminari sigili 24 modii ; culturæ 9 recipientes de semente speltæ modios 2848 | [à Nanteuil-la-Forêt]. Sunt ibi culturæ 3 ubi possunt seminari, inter utramque sationem, sigili, frumenti, hordei modii 116. | [au Bourg-Saint-Remi]. Habet ibi de terra arabili mappas 224 ; possunt ibi seminari inter ambas sationes de annona modii 100. |
Alternance H (seigle-épeautre)/friche et jachère. | Alternance H (seigle-froment)/friche/P (orge)/friche et jachère. | Alternance H/P dans un cycle de 3 ans. |
30Après 850, la notion de « saison » opère un glissement sémantique : de période des semailles (hibernatica, æstiva ou tremsatica satione), elle prend désormais un sens topographique en désignant la part des terres de la réserve semée en grains d’hiver et de mars. L’emploi des adjectifs uter et amba implique une véritable tripartition de l’ensemble du terroir seigneurial entre les deux parties ensemencées, et la troisième occupée par la friche. Les rédacteurs renoncent à désigner les espèces de céréales semées pour leur préférer le collectif annona. Il est assez significatif que le seul emploi d’uter dans la strate du polyptyque datée du milieu du ixe siècle envisage précisément le cas où un cultivateur paysan doit l’araticum (la dîme des céréales récoltées sur sa tenure) de hibernatico, de ordeo, aut uterque46. En 850, un tenancier n’était pas accoutumé à récolter chaque année des grains d’hiver et de printemps sur ses propres terres !
31Comme on vient de le voir, les sources écrites permettent d’approcher d’assez près la physionomie des paysages de culture permanente et les caractéristiques principales des systèmes de culture des terres des réserves seigneuriales. Ce capital foncier est géré de manière opportuniste, en veillant à couvrir les besoins domestiques. Suivant en quelque sorte le modèle théorique des ceintures agricoles de Von Thünen47, en matière de production des céréales, l’intendant seigneurial du début du ixe siècle préserve l’existence de secteurs intensifs (de dimensions souvent réduites) destinés à fournir des grains à haute valeur symbolique et matérielle (seigle, froment), et de secteurs extensifs permettant de produire en quantité des grains de longue conservation (épeautre) et de compléter les fournitures de fourrage (orge, avoine). En avançant dans le ixe et le xe siècle, ce modèle évolue vers la production annuelle régulière de céréales d’hiver et de printemps dans l’ensemble du terroir arable seigneurial. Cette évolution est vraisemblablement liée à l’effacement progressif de l’épeautre, qui perd sa première place au xie siècle en Champagne, cette niche étant désormais occupée par le seigle et l’avoine, et à une intensification de la céréaliculture seigneuriale48. Notons que le repli de l’épeautre, qui occupait souvent des terres médiocres et des cantons éloignés des centres d’habitat, a pu s’accompagner d’une reconversion de ces espaces vers d’autres usages, notamment pastoraux.
32Dans ce portrait, finalement assez fouillé des terroirs seigneuriaux, les cultivateurs-paysans, qui sont les acteurs principaux de ces systèmes agraires, restent dans l’ombre dès qu’il s’agit de leurs propres exploitations. Pour éclairer leurs pratiques, les historiens utilisent principalement les demandes de livraison de produits en nature qui leur sont adressées, en soulignant bien sûr que cette « rente » agricole éclaire avant tout la demande seigneuriale et ne préjuge pas des cultures pratiquées par les cultivateurs pour leur propre consommation et des autres espèces (les « menus grains ») qui étaient délaissées par les intendants49. L’étude de la rente agricole, complétée par celle des revenus des moulins, montre que les paysans livraient (et donc cultivaient) un large éventail de grains. À Saint-Rémi de Reims, les redevances seigneuriales en nature comptent fréquemment simultanément des grains d’hiver (du froment, du seigle et de l’épeautre), et de printemps (orge et avoine). Les moulins livrent également des mélanges de céréales, ce qui indique l’existence dès le ixe siècle d’itinéraires techniques associant le seigle à d’autres céréales d’hiver et l’orge à l’avoine, au printemps. On sait que ces pratiques de semis mélangés sont le reflet d’une gestion prudente des aléas climatiques, permettant de cultiver sur le même champ des plantes qui réagissent différemment aux variations du système sol-plante-atmosphère. Le choix des paysans de semer dans les deux saisons, même si l’utilité alimentaire et la valeur marchande des grains de printemps était sans doute moindre, est également le reflet de l’économie de l’incertitude, fondée sur la priorité donnée à la sécurité par les cultivateurs paysans50.
33Les critères de proximité et de diversité des terrains cultivés et la diversification des activités d’agriculture et d’élevage pratiquées par les paysans s’inscrivent dans la même logique de priorité donnée à la sécurité d’existence. Le modèle théorique qui ressort de l’analyse des polyptyques oppose donc fortement deux secteurs de production céréalière au sein des finages : 1. une céréaliculture intensive, bénéficiant de tous les soins et des amendements disponibles, pratiquée sur une échelle modeste à l’intérieur des réserves seigneuriales et partout ailleurs, lorsque le milieu naturel le permet, par les paysans ; il est vraisemblable que ce secteur de production connaissait des ratios de culture élevés, alternant régulièrement les céréales d’hiver et de printemps, ainsi que les cultures estivales de légumineuses ; 2. une céréaliculture extensive qui semble le monopole des openfields seigneuriaux et produit, grâce à la mobilisation des attelages de labour, les excédents de grains nécessaires pour couvrir les besoins aristocratiques.
34La conduite de l’agriculture seigneuriale a évolué à partir de la seconde moitié du ixe siècle entre Seine et Rhin, quand apparaissent les premières mentions de rotation équilibrée entre céréales d’hiver et de printemps dans l’ensemble des terres arables des réserves. On a donc assisté dans ce secteur de la grande agriculture seigneuriale à une intensification des systèmes agraires, sans qu’il soit possible de mettre en corrélation cette évolution avec d’autres facteurs politiques, économiques ou sociaux contemporains. Étant donné la réactivité très forte des céréales aux fluctuations des paramètres climatiques (froid-humidité), il n’est pas impossible que ces changements dans les systèmes agraires de l’agriculture seigneuriale réagissent aux prémices d’un climat plus chaud et plus sec dans l’hémisphère Nord, mais cette hypothèse déterministe est loin d’être la seule qui puisse être retenue dans l’état actuel du dossier51.
35Comme on l’a vu, la nature de la documentation carolingienne peut dissimuler nombre d’aspects des itinéraires techniques et des systèmes de culture pratiqués dans la réserve et directement par les cultivateurs paysans. Ainsi, l’intensité et le rythme des cultures pratiquées dans les tenures paysannes, plus forts et plus diversifiés que dans les coutures seigneuriales, se devinent seulement entre les lignes des inventaires fonciers. La chronologie des écrits nous force d’ailleurs à imaginer que l’alternance régulière sur trois ans (céréales d’hiver-céréales de printemps et cultures d’été-friche/jachère) s’est d’abord imposée chez les paysans avant de gagner les terres de la réserve52 !
36Si l’on excepte la remise de cadeaux et, vraisemblablement, le prélèvement d’une dîme au moment de la mise en culture, les cultures temporaires semblent échapper au désir d’organisation et d’encadrement des travailleurs du seigneur domanial. Privé de l’angle d’observation qui nous a permis d’avancer dans l’infield et l’openfield seigneurial, nous devons forcément utiliser d’autres approches.
37Dans le continuum d’occupation des sols, l’occupation temporaire de l’espace varie par l’intensité beaucoup plus faible des mises en culture de céréales, la couverture du sol étant la plupart du temps constituée d’une friche herbacée ou arbustive. Un système de culture temporaire s’oriente donc naturellement vers la production de fourrage ou de divers produits ligneux. Dans les espaces boisés, ces pratiques peuvent également être complétées par l’émondage ou l’étêtage, pratiqués avec des alternances de quelques années à douze ans pour fournir du fourrage ligneux et du bois de chauffe53.
38La documentation médiévale est pauvre : en ce qui concerne les cultures temporaires sur herbage, seule une mention est non ambiguë (mais sans indication de durée). Vers 900, on pratiquait dans la réserve seigneuriale de Nanteuil-la-Forêt une rotation triennale de seigle-froment et orge dans les trois coutures. Le texte mentionne l’existence d’un pré annuel et d’un « pré labouré recevant 6 muids de froment », mais le texte ne précise pas dans quel intervalle de temps le pré était retourné54. C’est la seule mention de l’existence d’un système de « longues jachères », documenté à l’Époque moderne. Il ne semble pas y avoir eu de vocabulaire propre au haut Moyen Âge pour désigner de telles pratiques. Dans certains terrains particulièrement difficiles, la friche durait jusqu’à trois ans, suivie d’un semis d’avoine55.
39En ce qui concerne la mise en culture des friches arbustives, l’obstacle ne réside pas dans la rareté des mentions, mais dans l’ambiguïté fondamentale du vocabulaire. En plus du latin classique stirps/(ex) stirpare56, deux nouveaux mots apparaissent dans le lexique médiéval pour désigner l’interruption de la friche au profit de culture temporaire ou de plein champ : le sart (latin sartum) et l’essart (latin exsartum/(ex) sartare)57. Le préfixe « ex-» implique une valeur intensive et l’idée d’achèvement, sans que s’impose l’idée de déboisement. Malgré ces innovations, les lexiques latins et romans ne permettent pas de conclure à une spécialisation significative des deux mots58. Le lexique du défrichement est aussi ambigu dans le cas de l’allemand « rod », comme l’illustre cette charte de Fulda du ixe siècle mentionnant des « vieux prés » et « tres laboraturas siluae quas nos dicimus thriurothe59 ». Cette polysémie renvoie à l’idée qu’il n’y avait pas de solution de continuité entre un terrain boisé, essarté par le feu et mis en culture temporaire, et l’évolution de ces mêmes formations paysagères vers le pâturage ou le champ, en fonction de la qualité du sol, des pratiques agricoles et des conditions sociales d’appropriation.
40Dans un tel équilibre imposé par les pratiques communautaires ou les intérêts seigneuriaux, l’espacement des mises en culture temporaires de la forêt était strictement encadré par la coutume, quand elles n’étaient pas purement et simplement interdites60, alors qu’ailleurs, le déboisement – organisé, spontané ou parfois clandestin – débouchait sur l’appropriation définitive des lopins de terre défrichés61.
41C’est la tendance des historiens à employer le défrichement pour désigner « des déforestations complètes, méritant le nom de “déboisement”62 », qui permet de comprendre pourquoi la question du caractère temporaire d’une attaque de la forêt ou des friches par l’homme est si rarement abordée dans la problématique générale des défrichements médiévaux63, malgré la mise en garde de Marc Bloch64.
42C’est pourtant bien à la possibilité permanente d’évolution de la friche vers l’ager que répond l’ambigüité sémantique du « sart » : Dans les premières années, la culture des terres à sarts ou essartage ne se distinguait pas de celle des défrichements aboutissant à des cultures annuelles : éclaircissement du taillis, enlèvement du bois exploitable, brûlage sur place des abattis, labour à la houe et semis sur les cendres du sart. C’est d’ailleurs sur le labour manuel à la houe (latin sario : houer, semer) que le bas-latin sartum a été forgé. C’est vraisemblablement dans la manière de conduire le feu, en préservant ou non les souches pour permettre la perpétuation du bois-taillis, que les deux itinéraires techniques se différenciaient. La diffusion de l’essartage au détriment des boisements fructifères entraînait des changements dans les pratiques d’élevage, le mouton supplantant le porc sur les friches arbustives. Le caractère périodique de l’essartage sylvestre était en permanence un objet de tensions entre les usagers des bois et les nouveaux colons désireux de s’y tailler des exploitations permanentes. Sur les confins beaucerons de la forêt d’Yvelines, en 1106, le roi Louis VI intervient pour régler des conflits qui opposaient ses officiers aux habitants de Corbreuse65, dépendant de Notre-Dame de Paris. Le règlement montre comment le roi a veillé à garantir aux habitants (omnibus prefatae villae habitatoribus et ad eandem potestatem pertinentibus) le droit de prendre du bois d’œuvre dans le bois de Notre-Dame pour construire leurs maisons ou d’autres ouvrages (mais pas pour le vendre), la jouissance des terres seigneuriales qu’ils avaient défrichées sous le règne de son père et le sien (à condition que quatre délégués du village affirment par serment que ces terres avaient été effectivement cultivées), ainsi que le droit pour les colons de pratiquer des défrichements appelés vulgairement essarts (extirpationes que exsarta vulgo appellantur), sous réserve qu’ils y fassent seulement deux moissons, après lesquelles ils se transporteraient dans d’autres parties de la sylve, où ils ne feront de même que deux moissons successives66. Les officiers du roi, gardiens des forêts, entendaient endiguer les déboisements en cours à Corbreuse depuis la fin du xie siècle, en contraignant les colons (par opposition aux incoli dont les empiètements antérieurs avaient été entérinés) à assurer la reconstitution des bois-taillis67.
43Pourquoi les inventaires seigneuriaux gardent-ils généralement le silence sur les terres à sart et leurs récoltes ? La grille de lecture de la nature utilisée par leurs rédacteurs enregistre et mesure quasi exclusivement le cultus, c’est-à-dire tout ce qui rapporte chaque année un fruit, directement (champs permanents, vignes) ou indirectement (en permettant de nourrir les animaux), comme les prés de coupe, la chênaie ou la hêtraie fructifères. Ces éléments du paysage sont avant tout mesurés d’après leur fruit, potentiel (les champs évalués en semences, les bois évalués en porcs nourris) ou attendu (les vignes et les prés comptés en récolte). Tout le reste, comme le saltus ou le taillis, était considéré comme infructueux et, très sporadiquement, comptabilisé en surface ou totalement omis par les inventaires. Il faut donc garder en mémoire cette weltanschauung et se satisfaire de traces fugitives et indirectes pour pister nos terres à sart dans la documentation du haut Moyen Âge.
44L’essartage, qui entretient l’existence de bois-taillis, est l’antithèse du cultus. En fonction de la nature du sol, la terre qui n’est plus labourée (terra inculta) est vite « opprimée par le menu bois », selon l’expression d’une charte bavaroise de Freising de 91868. Ce constat vaut plus encore quand le feu est bouté à un bois cultivé pour ses fruits : une fois soumise au feu et à la repousse des souches, la futaie évolue spontanément vers une végétation arbustive, ce qui empêche d’y récolter les glands et les faines. En mesurant le bois commun ou la sylve seigneuriale d’après le nombre de porcs qui viennent y paître, l’inventaire foncier établit une limite à l’agriculture du feu qui la détruirait. Aux yeux des gestionnaires seigneuriaux, le sartage apparaît, semble-t-il, comme une agriculture quasi infructueuse et dégradée. Ainsi, la réserve seigneuriale de Montieren-Der à Lévigny (peu avant 845) inclut une silva deserta (sans aucun fruit !) d’où proviennent cependant six muids d’avoine, six poules et les œufs69. Si l’évaluation à partir du nombre de porcs définit les contours d’un canton forestier préservé, la formule n’implique pas l’inexistence de terres à sart dans le reste des espaces boisés. Pour repérer ces cultures temporaires, il faudra être attentif aux passages assez nombreux dans les polyptyques qui associent l’usage des bois avec la livraison de céréales70. À Villiers-aux-Bois, les moines du Der possédaient une grande sylve pour 3 000 porcs, qui rapportait également en cens 20 muids de grains et 15 poulets71. Dans les domaines ardennais de Prüm (893), les tenanciers payent des truites ou des muids d’avoine. L’alternative fait également songer à des produits provenant des ruisseaux et des sarts de la sylve72. En Ardenne, les moines de Prüm perçoivent de l’avena in forestaria dont il est également tentant de faire le fruit d’une culture temporaire sur friche arbustive73. Peut-être est-ce de l’avoine de sartage qui était livrée par les tenanciers de Mötsch, quand il n’était pas possible de ramasser des glands74.
45Comme la forêt fructifère qu’il faut préserver et réserver à des ayants droit, le sartage implique une gestion collective du feu pour éviter que la friche arbustive ne se substitue au bois à fruits75, ou que la culture temporaire ne se transforme indument en occupation et en mise en culture définitives. C’est ce danger que le législateur de la Loi des Burgondes a dans l’idée quand il envisage la situation où un homme libre, burgonde ou romain, aurait fait un essart dans un bois commun et aurait installé dans cet espace un hôte76. L’hôte doit être congédié et le sart, rendu à la communauté !
46Les essarts (exartis) mentionnés dans une douzaine de localités, au milieu du ixe siècle, dans le polyptyque de Montier-en-Der sont interprétés par les historiens comme des défrichements définitifs, mais dans un contexte agraire paradoxal puisque ces mentions côtoient celles de « fermes à l’abandon77 ». Une interprétation non-catastrophiste du syntagme « mansus absus » permet toutefois de donner une interprétation plus cohérente et plus dynamique de la situation des terroirs dominés par les moines78. La réforme de l’abbaye, entamée dans les années 820 sous l’impulsion de Louis le Pieux et de l’archevêque de Reims Ebbon, s’est faite dans le contexte général d’une colonisation agraire des vastes espaces boisés du massif du Der79. Ces efforts étaient vraisemblablement toujours d’actualité quand le polyptyque fut rédigé, une génération plus tard. Dans un diplôme de 857, Charles le Chauve confirme aux moines que la mense conventuelle recevrait tous les abattis d’arbres que leurs esclaves (famuli) extirperaient de leurs sylves80. L’inventaire manifeste l’intention des moines de pratiquer un aménagement systématique des terroirs domaniaux en s’aidant de leurs famuli : installer une église et lotir des parcelles destinées à des tenanciers qui constitueront la tête d’un nouveau domaine. Au moment du recensement, une partie seulement de ces nouvelles tenures étaient « vêtues » d’une famille de tenanciers ad vitam. Mais, les terres arables des manses « vides » (terrae absae) étaient bel et bien cultivées ! Là où mansi absi et exartis voisinent dans le même village, la formule du polyptyque prévoit que les essarts donneront la onzième gerbe et la terre absa, une part de la récolte commune. D’après la position de ces passages dans l’inventaire, après la définition de la coutume des manses, la onzième gerbe était perçue collectivement, ce qui indique vraisemblablement que les essarts faisaient partie des communs du village. Le contexte ne permet pas de lever complètement l’ambiguïté du terme essart. Toutefois, il est compatible avec des pratiques de mise en culture temporaire des bois-taillis dans un contexte de colonisation des terroirs du Der. Pour dissiper ces doutes, il faudrait pourvoir mener de front l’enquête locale à partir des sources écrites et l’archéologie de terrain. Comme deux siècles plus tard, à Corbreuse, déboisements pour constituer des tenures et mises en culture périodiques des bois peuvent se côtoyer dans un équilibre entre déboisement définitif et inclusion dans l’ager, d’une part, entretien des taillis et cultures temporaires, d’autre part.
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47Les enquêtes que nous venons de présenter témoignent de la diversité des choix et des itinéraires de culture au sein des espaces ruraux organisés à partir d’acteurs seigneuriaux. Dans un monde idéal, la fameuse trilogie agraire fait se côtoyer les champs et les vignes, les gras pâturages et la sylve fructifère. L’étude des systèmes agraires du haut Moyen Âge montre que les facteurs de production et les cycles de culture ont produit des paysages différenciés, faisant varier les équilibres entre les composantes principales du finage et mettant en œuvre des cultures vivrières et des pratiques d’élevage, variant en fréquence et en intensité suivant les choix et les obligations des acteurs sociaux. Durant toute cette période et vraisemblablement jusqu’à la fin des agricultures traditionnelles, les mises en culture temporaires des landes et des taillis ont constitué à la fois une variable d’ajustement en période de crise, une modalité de gestion collective des communs et un terrain d’affrontement entre usagers et nouveaux colons animés du désir de s’installer. Dans beaucoup de cas, les « terres brûlées » constituaient une première forme d’évolution de la sylve vers la campagne ou la prairie, où les mises en culture étaient susceptibles de s’accélérer ou au contraire de céder au retour de la sylve. La polysémie du vocabulaire du défrichement nous renvoie donc directement aux dynamiques démographiques et sociales qui animent les campagnes dès les premiers signes de la croissance du haut Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Merci à Nicolas Schroeder et à Alexis Wilkin qui ont relu les versions préparatoires de cet article.
2 J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006, p. 462-474.
3 Voyez en dernier lieu, M.-P. Ruas, V. Zech-Matterne et al., « Les avoines dans les productions agro-pastorales du nord-ouest de la France. Données carpologiques et indications textuelles », V. Carpentier, C. Marcigny (éds.), Des hommes aux champs. Pour une archéologie des espaces ruraux du néolithique au Moyen Âge, Rennes, 2012, p. 327-365, ici p. 362.
4 Le ratio R est proposé par H. Ruthenberg, Farming systems in the Tropics, Oxford, 1971, p. 2-5, d’après J.H.L. Joosten, Wirtschaftliche und agrarpolitische Aspekte tropischer Landbausysteme, Göttingen, 1962.
5 Un calcul du rendement économique de l’essartage ardennais est fourni par l’ingénieur des Eaux-et-Forêts Cornebois, cité par F. Sigaut, L’agriculture et la place du feu dans les techniques de préparation du champ de l’ancienne agriculture européenne, Paris-La Haye, 1975, p. 152-153. Ramené en équivalent salaire, il montre que le revenu tiré par les ayants droit des parts d’affouage mis en sart dans l’arrondissement de Rocroi en 1881 leur assure un salaire journalier de 3,10 francs, supérieur au taux moyen de la région (2,5 francs).
6 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 503-505.
7 M.-P. Ruas, V. Zech-Matterne et al., « Les avoines… ».
8 J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (vie-ixe siècles), 1, Fondements matériels, échanges et lien social, Paris, 2003, p. 101-108. C. C. Bakels, The Western European Loess Belt : Agrarian History, 5300 BC-AD 1000, Dordrecht, 2009, p. 201-241.
9 Aperçu général des sources citées et de leur interprétation dans J.-P. Devroey, Économie rurale…, p. 115-117. Somme locale dans J.-P. Devroey (éd.), Le polyptyque et les listes de cens de l’abbaye de Saint-Remi de Reims (ixe-xie siècles), Reims, 1984, p. 64.
10 Sur cette question, voyez M. Montanari, L’alimentazione contadina nell’alto Medioevo, Napoli, 1979, p. 109-149.
11 G. Pasquali (éd.), Brevaria de curtibus monasterii. Santa Giulia di Brescia (879-906), Inventari altomedievali di terre, coloni e redditi, Roma, 1979, p. 60 et 62.
12 Nous rejoignons ici les considérations prudentes d’Helmut Hildebrandt sur la chronologie et la diffusion des rotations régulières entre céréales d’hiver et de printemps. H. Hildebrandt, « Historische Feldsysteme in Mitteleuropa : Zur Struktur und Genese der Anbauformen in der Zeit vom 9. Bis zum 11. Jahrhundert », Das Dorf am Mittelrhein, Fünftes Alzeyer Kolloquium, Stuttgart (Geschichtliche Landeskunde, 30), 1989, p. 103-148. Les débats nombreux entre les historiens sont présentés par Y. Morimoto, Études sur l’économie rurale du haut Moyen Âge. Historiographie, régime domanial, polyptyques carolingiens, Bruxelles, 2008, p. 347-379. Joachim Henning a revu récemment une partie des sources examinées par Helmut Hildebrandt sans avoir mentionné ses travaux. Il conclut à l’existence précoce d’un système d’assolement triennal dans les régions de contact entre la Germanie et l’Empire romain depuis l’Antiquité tardive, en lien avec une organisation communautaire des paysans, sur fond d’innovations et emploi d’une « véritable charrue » à versoir et mobile et la culture du seigle. J. Henning, « Revolution or relapse ? Technology, agriculture and early medieval archaeology in Germanic Central Europe », G. Ausenda, P. Delogu, C. Wickham (éds.), The Longobards before the Frankish Conquest : An Ethnographic Perspective, Woodbridge, 2009, p. 149-164.
13 Chiffres de fréquences établis par C. Bakels, The Western European Loess Belt…, p. 213.
14 Le polyptyque de Reims, passim. Sur les paysages agraires et les cultures dans les possessions de Saint-Rémi, voyez J.-P. Devroey, Économie rurale, p. 118. Id., « Perception de la nature productive et aspects des paysages ruraux à Saint-Rémi de Reims au ixe siècle », Revue belge de philologie et d’histoire, 89, 2011, p. 267-294.
15 Dans une curtis satellite de Viel-Saint-Remi, Villers-le-Tourneur (France, Ardennes), Le polyptyque de Reims, 20, p. 37.
16 Weigheim, à Villingen-Schwenningen (Allemagne, Baden-Württemberg).
17 H. Wartmann (éd.), Urkundenbuch der Abtei St Gallen, Zürich, 1863-1931, t. 1, no 39, p. 41.
18 Voir le tableau en ligne : supplementary data : http:/hdl.handle.net/2013/ULB-DIPOT:oal:dipot-ulb.ac.be:2013/175966.
19 Mentionné par Hugues de Saint-Victor († 1141), Sermones, 15.
20 Mabompré (Belgique, Luxembourg) : Das Prümer Urbar, p. 210. La date du labour, à partir du 1er mars, implique qu’il s’agit d’enfouir le semis d’avoine à la herse.
21 Plus précisément d’une pièce travaillante.
22 Ces obligations sont déjà stipulées dans la Lex Baiuvariorum I, 13, MGH, LL nat. Germ., 5-2, p. 286-287, qui implique la mise en culture complète d’un lot mesuré, en hivernage, et celle d’une quantité de terre mesurée d’après la semence, en mars. La loi définit un lot de pré et de vigne à cultiver sur le même principe. Voir C.-E. Perrin, « De la condition des terres dites ancingae », Mélanges d’histoire offerts à M. Ferdinand Lot par ses amis et ses élèves, Paris, 1925, p. 619-640. J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 533-535. Pour C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 287-288, l’origine du lot de culture serait à rechercher dans le travail spécialisé des lots de vignes du nord-ouest de la Francie.
23 Toutefois, certains polyptyques comme celui de Saint-Germain-des-Prés donnent presque systématiquement deux lots d’hiver pour un de printemps. Pour certains historiens, ce comptage ne traduit pas un déséquilibre des cultures au profit des céréales d’hiver, mais indique le nombre de façons à donner à la terre, qui est double sur l’hivernage (première et deuxième jachère). Une particularité de la première mention des lots de culture dans la Loi des Bavarois (lot d’hiver calculé en surface ; lot de printemps calculé en muids d’avoine) suggère toutefois que la prestation des deux lots de culture s’insérait dans deux itinéraires techniques différents suivant les céréales cultivées : culture d’un lot permanent dans l’infield pour les cultures d’hiver, défrichement temporaire pour les cultures de printemps. M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, 1931, 2, p. 33 ; H. Hildebrand, Historische Feldsysteme, p. 112.
24 Toutefois, la parcelle en lanière est aussi une unité élémentaire de répartition du sol qui se rencontre également pour lotir des prairies. Voyez dans ce volume la communication de Christine Rendu et, récemment, sur les planifications agraires, É. Zadora-Rio, « Planifications agraires et dynamiques spatio-temporelles », Agri Centuriati, 7, 2010, p. 133-154.
25 Sous la forme « facere/arare » antsinga, bunuarium, iornalis, iugera, mappa, mensura, pertica, riga. S. Guérault, Vocabulaire économique et technique des polyptyques entre Loire et Rhin au IXe siècle, mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 1997, p. 110-113.
26 C’est l’expression utilisée dans la discussion durant le concile de Douzy de 871 à propos de l’absence de fortune personnelle d’Hincmar de Laon avant sa consécration comme évêque : « nec ullam rigam de terra nec ullum habebat mancipium proprium » ; MGH Conc, 4, Die Konzilien des karolingischen Teilreiche 860-874, p. 509.
27 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 533-535.
28 C.-E. Perrin, « De la condition des terres dites ancingae », Mélanges d’histoire Ferdinand Lot, Paris, 1925, p. 619-640. D. Behrens, « Etymologisches : Afz. ancenge », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 48, 1926, p. 103-105.
29 P.-H. Billy, « Pour un atlas toponymique et historique : les noms des institutions agro-seigneuriales : 1. les terres indominicales », P.-H. Billy, J. Chaurand (éds.), Onomastique et histoire. Onomastique littéraire, Actes du VIIIe colloque de la Société française d’onomastique, Aix-en-Provence, 1998, p. 40-65.
30 Toutefois, on rencontre en Champagne et en Lorraine des survivances de plusieurs cantons de lots à l’intérieur d’un finage. C.-E. Perrin, De la condition des terres dites ancingae…, p. 638.
31 Souligné également par P. de Saint-Jacob, « Recherches sur la structure terrienne de la seigneurie », Annales de l’Est, Mémoires, 31, 1959, p. 425-433.
32 Faute d’observations complémentaires, on ne peut pas généraliser cette observation pour le haut Moyen Âge : les lots de culture auraient pu être répartis chaque année dans un canton différent de la réserve, par arpentage et tirage au sort entre les obligés.
33 R. Delatouche, « Regards sur l’agriculture aux temps carolingiens », Journal des savants, 1977, p. 73-100, ici, p. 94.
34 C.-E. Perrin, « De la condition des terres dites ancingae… », p. 640.
35 A. Verhulst, The Carolingian Economy, Cambridge, 2002.
36 H. Hildebrand, Studien zum Zelgenproblem. Untersuchungen über flürlichen Anbau auf grund methodenkritischer Interpretationen agrargeschichtlicher Quellen, dargestellt an Beispielen aus dem deutschsprachigen Raum, Mainz, 1980.
37 Selon le mécanisme de la prière, d’après les expressions utilisées : « jornales precatorios » (Prüm, 893), « iurnalem petitorium » (Werden, fin ixe-début xe siècle) L. Kuchenbuch, Bäuerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Prüm, Wiesbaden, 1978, p. 131.
38 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 539-547.
39 R. Delatouche, Regards…, p. 94.
40 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 508.
41 J.-P. Devroey, « Contrats agraires et rapports de travail dans l’Europe carolingienne : unité et diversité », A. Cortonesi, M. Montanari, A. Nelli (éds.), Contratti agrari e rapporti di lavoro nell’Europa medievale, Bologna, 2006, p. 27-64.
42 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 567-583.
43 J.-P. Devroey, Puissants et misérables…, p. 546.
44 Voyez ci-dessus, p. 40.
45 Le polyptyque de Reims, 17, p. 16, 11, p. 74,6, p. 77.
46 Ibid., 17, p. 17.
47 Présentation générale et discussion des idées de Von Thünen par R. Capello, Regional Economics, New York, 2007.
48 J.-P. Devroey, Économie rurale…, p. 115-119.
49 C. Maneuvrier, « Les rentes en nature : un indicateur des systèmes céréaliers médiévaux ? À travers les campagnes normandes (ixe-xive siècle) », Histoire et sociétés rurales, 13, 2000, p. 9-38.
50 Ce principe « safety first », qui est au cœur de l’économie morale des paysans, a été étudié par J.C. Scott, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven, London, 1976.
51 J.-P. Devroey, Économie rurale…, p. 22-39.
52 Nous rejoignons ici Y. Morimoto, Études…, p. 378.
53 Voir I. Catteddu, Archéologie médiévale en France, Le premier Moyen Âge (ve-xie siècle), Paris, 2009, p. 62-63.
54 Nanteuil-la-Forêt (France, Marne), Le polyptyque de Reims, 11, p. 74.
55 Voyez dans l’exploitation centrale de Saint-Pierre de Gand la mention d’une « terra ad auina seminandum in anno tercio modia 15 ». M. Gysseling, A. C. F. Koch (éds.), Liber traditionum de Saint-Pierre de Gand (941), Diplomata Belgica ante annum millesimum centesimum scripta, Brussel, 1950, t. 1, p. 128.
56 « Sartare » et ses dérivés n’apparaissent pas dans le vocabulaire de la chancellerie carolingienne qui leur préfère « stirpare ». « Stirpus » pour désigner un terrain défriché s’est perpétué en Wallonie dans les toponymes stèr. On rencontrera vraisemblablement la même polysémie dans l’allemand « Roden » et ses dérivés. Les pages consacrées par Charles Higounet aux « semis d’artigues » de la plaine, des collines et de la montagne gasconnes doivent être relues dans l’idée que « ces brûlements et défrichements » pouvaient correspondre à des mises en culture temporaires ou définitives. C. Higounet, « Les artigues du Midi de la France », Toponymie et défrichements médiévaux et modernes en Europe occidentale et centrale, Flaran 8, Auch, 1988, p. 30. Voyez É. Bille, M. Conesa, R. Viader, « L’appropriation des espaces communautaires dans l’est des Pyrénées médiévales et modernes : enquête sur les cortals », P. Charbonnier, P. Couturier, A. Follain et P. Fournier (éds.), Les espaces collectifs dans les campagnes, xie-xxie siècles, Clermont-Ferrand, 2007, p. 185.
57 Les contributions rassemblées dans Toponymie et défrichements offrent de larges aperçus sur le vocabulaire du défrichement en dehors des parlers français. Sur le vocabulaire du défrichement dans les toponymes français, voyez l’article de P.-H. Billy, « Toponymes de défrichement : Origines et motivations. Les noms de défrichement en France », Toponymie et défrichements…, p. 73-76.
58 F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, Paris, « essarter » : t. 3, 1884, p. 567-568, « sarter » : t. 7, p. 319-320. Toutefois, la forme « essarter » est la seule à prendre le sens de « détruire » en ancien français, ce qui implique bien une valeur intensive par rapport à « sarter ». En wallon et en picard, les formes de sart et essart peuvent renvoyer à des cultures sur friche arbustive.
59 F. K. Lütge, Die Agrarverfassung des früher Mittelalter im mitteldeutschen Raum vornehmich in der Karolingerzeit, Iena, p. 347 qui cite E. Dronke, Traditiones et antiquitates fuldenses, Fulda, 1844, no 354 (s.d.).
60 Voyez le cas à Jalhay (Belgique, Luxembourg) en 1684 évoqué par M. Willems, Le vocabulaire du défrichement dans la toponymie wallonne, Genève, 1997, t. 1, p. 31-32 : après un incendie fortuit, les habitants obtinrent de cultiver les parties brûlées des fagnes et forêts, ce qui était défendu.
61 Pierre Bonnassie rappelle l’évocation par Pierre-Jakez Hélias des valets de ferme du pays bigouden, à l’aube du xxe siècle, qui « la journée terminée sur les champs du maître […] se rassemblaient sur la lande et là, de nuit, au clair de lune, […] défrichaient des lopins de terre destinés à devenir, l’un après l’autre, la propriété de chacun d’entre eux » (P. Bonnassie, « La croissance agricole du haut Moyen Âge dans la Gaule du Midi et le nord-est de la Péninsule ibérique : chronologie, modalités, limites », La croissance agricole du haut Moyen Âge. Chronologie, modalités, géographie, Flaran 10, Auch, 1990, p. 13-35).
62 G. Plaisance, « La toponymie des défrichements et déboisements », Revue géographique de l’Est, 1962-1963, p. 229. Voyez R. Fossier, « L’essart en France du Nord : Toponymie et réalités », Toponymie et défrichements…, p. 35-42 : l’essart est « un déboisement » (p. 42).
63 M. Willems, Le vocabulaire du défrichement…, t. 1, p. 11-12, reconnaît l’influence exercée par les historiens sur les linguistes, en retenant trois acceptions au terme défrichement : « 1. Destruction d’une friche embroussaillée ; 2. Par extension, destruction d’un bois ; 3. Lieu qui a subi cette destruction » (ibid., p. 12).
64 M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française…, t. 1, p. 9, n. 13, écrit « J’emploierai désormais couramment les mots d’essart, essartage etc. dans leur sens médiéval, qui est tout bonnement défrichement. Le terme lui-même n’indique pas si le défrichement était définitif […] ou temporaire, comme ceux que nous retrouverons dans le chapitre suivant et qui ont parfois ouvert la voie à l’exploitation permanente ».
65 Corbreuse (France, Essonne).
66 J. Dufour, Recueil des actes de Louis VI, roi de France : 1108-1137, Paris, 1992, t. 1, p. 241-244, no 118.
67 M. Bloch, Les caractères originaux…, t. 1, p. 29. C. Higounet, Défrichements et villeneuves du Bassin parisien (xie-xive siècles), Paris, 1990, p. 24-25.
68 Échange entre l’évêque Arnold et le noble Kepahart, 875-876, T. Bitterauf (éd.), Die Traditionen des Hochstifts Freising, München, 1905, t. 1, p. 713-714, no 918.
69 Lévigny (France, Haute-Marne) : « Siluam desertam unde exeunt de auena modios 6. Pulli 6 cum ovis ». Plusieurs éditions du polyptyque de Montier-en-Der sont disponibles. Nous renvoyons à la plus récente et correcte : C. Bouchard (éd.), The Cartulary of Montier-en-Der, 666-1129, Toronto, 2004, p. 314-334, no 164 (ici, XIV, p. 321). Comme Bouchard le souligne, le polyptyque conservé dans l’unique copie du cartulaire de c. 1129 est construit sur un noyau initial de chapitres rédigés au milieu du ixe siècle. Ce n’est pas un document statique. Le document que le scribe du xiie siècle a copié était vraisemblablement un parchemin rempli d’annotations marginales et d’additions, avec sans aucun doute des parties ajoutées ultérieurement comme un inventaire des précaires (ibid., p. 28-29). Pour aller plus loin, il faudrait une véritable analyse linguistique du texte qui n’a malheureusement pas été menée à bien par les derniers spécialistes qui l’ont analysé.
70 Voyez par exemple à Schweich (Allemagne, Rheinland-Pfalz), Das Prümer Urbar, 25, p. 179.
71 Villiers-aux-Bois (France, Haute-Marne), The Cartulary of Montier-en-Der, XIII, p. 321. Le passage renvoie sans doute à la culture de seigle ou d’avoine de sartage qu’implique l’emploi du collectif annona.
72 À propos de la pisciculture en milieu forestier, voyez les instructions données au « bon » villicus : « in forestis mansum regale, et ibi vivaria cum pisces, et homines ibi maneant » dans le Capitulare Aquisgranense, 801-813, mgh Capit. 1, n°, p. 172.
73 Mabompré (Belgique, Luxembourg) : « arat iornales 3, inforestaria (sic) avena modium 1 », Das Prümer Urbar, p. 210.
74 Mötsch (Allemagne, Rheinland-Pfalz), Das Prümer Urbar, p. 180.
75 Voir la communication de N. Schroeder dans le présent volume. Nombreux exemples de mesures de protection des bois de fruits et d’œuvre contre l’essartage dans les records de coutumes à partir du xive siècle dans M. Willems, Le vocabulaire du défrichement…, t. 2, p. 345-366.
76 Leges Burgundionum, Liber constitutionum, XIII, De exartis, mgh ll nat Germ, 2.1.
77 R. Doehaerd, Le haut Moyen Âge occidental. Économies et sociétés, 1re éd., Paris, 1971, p. 105.
78 J.-P. Devroey, « Mansi absi : indices de crise ou de croissance de l’économie rurale du haut Moyen Âge ? », Le Moyen Âge, 1976, no 3-4, p. 446.
79 C. Higounet, Défrichements et villeneuves…, p. 97.
80 The Cartulary of Montier-en-Der, no 16, p. 81-84.
Auteur
Professeur à l’Université libre de Bruxelles.
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