Les territoires de la sidérurgie médiévale au Pays basque et en Navarre
p. 63-76
Remerciements
Je remercie Catherine Verna de l’intérêt qu’elle a manifesté pour mon travail ainsi que pour les perspectives pertinentes qu’elle a suggérées à la lecture de ce texte.
Texte intégral
1À partir de la fin du XIIIe siècle, en Europe, l’industrie sidérurgique connaît un formidable essor grâce à la mécanisation des procédés de production et, plus particulièrement, à l’introduction du marteau et de la soufflerie hydrauliques1. Les innombrables répercussions de la diffusion de ces innovations diffèrent selon les territoires et les sociétés qui les accueillent. Au Pays basque et en Navarre, l’important secteur productif qu’est la sidérurgie se développe alors très rapidement, dynamisé par l’exportation. Les produits circulent aussi bien en direction du sud (Andalousie) que vers le nord (Angleterre, France, Pays-Bas…) où ils sont demandés et appréciés sous l’appellation de « fer d’Espagne2 ».
Les territoires : des vallées au bassin industriel
2Au cours des XIVe et XVe siècles, les zones productrices de fer dans le nord de l’Espagne s’étendent, d’est en ouest, de la vallée d’Aezcoa, à l’est de la Navarre, aux bassins fluviaux des Asturies3. Au centre, le territoire de Guipuscoa est comme tacheté d’un grand nombre d’ateliers sidérurgiques, les bassins d’Oyartzun, d’Urumea, d’Orio, le haut Urola et la Deba étant probablement les lieux où la production est la plus élevée. En Biscaye, le bassin fluvial de l’Ibaizabal et du Nervión concentre, sans conteste, la plupart des forges, toujours à proximité du grand gisement de fer de Musquiz-Somorrostro. À l’ouest de la montagne minière de Somorrostro – dans l’actuelle province de Cantabrie – la vallée de l’Ason rassemble, également, un grand nombre de sites.
3Comme les précédentes, les zones productrices de fer de la province basque d’Álava (dans le royaume de Castille) sont localisées dans le nord du territoire, à la limite entre Guipuscoa et Biscaye. Selon la théorie présentée il y a quelques années par le professeur José Ramon Díaz de Durana, le déclin de la sidérurgie en Álava, caractérisée par les traditionnelles haizeolas ou forges à vent, aurait commencé à la fin du XIIIe siècle avec l’introduction de la nouvelle sidérurgie hydraulique4. Quant au royaume de Navarre, il correspond à un territoire politiquement cohérent, dont les zones de production sidérurgique se situent exclusivement dans le nord, là où les seigneuries nobiliaires sont très présentes au XIVe siècle.
4L’historiographie a souligné combien les forges du nord de l’Espagne étaient dépendantes du minerai de Somorrostro (Biscaye), sans néanmoins préciser le degré de cette dépendance et ses variations dans le temps et dans l’espace. Il convient, en effet, d’établir des distinctions chronologiques. Signalons que les premières forges implantées et les premiers accords d’extraction qui leur sont liés semblent être établis, dans tous les cas, en relation avec la découverte de mines de fer. Ainsi, en Guipuscoa, le réseau des gisements, sur l’ensemble du territoire, dicte l’installation des forges (Oyarzun, Peñas de Aya, Cerain et Mutiloa, etc.)5. Il est donc possible de soutenir, qu’à ses débuts, l’industrie sidérurgique du Pays basque et de la Navarre a été approvisionnée avec le minerai qui se trouvait à proximité des ateliers de réduction : une situation très courante. Un changement de tendance s’est probablement produit durant la première moitié du XVe siècle, bien qu’il ne s’agisse là que d’une supposition fondée sur le fait que le noble Lope García de Salazar a obtenu en 1439 l’autorisation du roi Juan II d’exporter du minerai de fer de Somorrostro vers la France6. Certes, en ce début du XVe siècle, la croissance de l’industrie sidérurgique commence à poser des problèmes d’approvisionnement en minerai7. Cependant, la façon dont les forges basco-navarraises ont remplacé le minerai local par celui de Somorrostro et le moment où ce phénomène est intervenu demeurent imprécis. Néanmoins, cette polarisation des forges par un puissant gisement aboutissant à la formation d’un vaste bassin sidérurgique est un phénomène démontré pour le XVe siècle dans les Pyrénées et en Languedoc, autour du massif de Sem (vallée de Vicdessos). Le territoire fragmenté du XIIIe siècle se réorganise au XVe en fonction des impératifs de l’approvisionnement en minerais, tant en quantité qu’en qualité8.
La maîtrise des territoires
5La question de l’approvisionnement en minerai et de son impact sur l’espace de production, comme celle de la réorganisation de cet espace, en induit d’autres, en particulier celle de la maîtrise globale des ressources naturelles et des tensions qu’elle a pu susciter. Son examen permet d’aborder la théorie largement diffusée par l’historiographie traditionnelle selon laquelle la sidérurgie basco-navarraise serait dominée par la noblesse et de la relativiser en introduisant la présence du roi, des villes et celles d’autres exploitants.
6Dès les premières concessions de franchises aux villes, au cours du XIIe siècle (par exemple, avec les Fors de Jaca, Estella, Logroño, Saint-Sébastien), les rois ont octroyé aux autorités urbaines de vastes territoires municipaux destinés à l’exploitation forestière. Tel est, par exemple, le cas de Saint-Sébastien9. Cependant, ainsi que Julio Escalona et Isabel Corullón l’ont fait justement remarquer, l’exploitation forestière était gérée depuis longtemps par les communautés locales10. Toutefois, à partir de la fin du XIIIe siècle, l’exploitation de la forêt est devenue industrielle et intensive alors que l’élaboration du charbon de bois se révèle indispensable au fonctionnement des forges. Les ressources forestières sont l’objet de nombreux litiges entre les villes et les nobles, et entre les villes et les maîtres de forges, qu’ils soient nobles ou non nobles. En Guipuscoa par exemple, les villes cherchent à organiser en leur faveur le territoire qui les environne à travers l’expansion de leur sol communal par l’incorporation de villages proches, comme dans le cas de Tolosa11. Les nobles du territoire s’opposent à ce processus et défendent les intérêts qu’ils détiennent dans l’exploitation des ressources forestières et agricoles (d’autant que leur revenu est fondé principalement sur l’élevage). Face à eux, les villes disposent d’instruments pour défendre leurs droits à exploiter la montagne grâce aux privilèges accordés par les rois (les fueros). Cependant, il convient de souligner que cette situation n’est pas généralisable à l’ensemble du territoire basco-navarrais.
7La maîtrise du sous-sol est d’une autre nature. Depuis la seconde moitié du XIIIe siècle, les rois de Castille et de Navarre tentent de faire valoir leurs droits régaliens sur le sous-sol. En Castille, Alphonse X est le premier à inscrire clairement, dans Las Partidas, ses droits en matière d’exploitation du sous-sol, par ailleurs très généraux ; il est suivi, peu après, par son arrière-petit-fils, Alphonse XI, qui légifère dans le même sens avec l’Ordenamiento de Alcalá (1348)12. En Navarre, en revanche, malgré semble-t-il une timide tentative d’inscrire le droit régalien sur les minerais dans le Fuero General de Navarre, l’article préparé ne sera jamais intégré au corpus législatif navarrais. Bien au contraire, le Fuero General indique que si le minerai est découvert sur les terres d’un noble, il lui appartiendra sans qu’aucune portion ne revienne au roi13. Favorable à la noblesse, cette clause se retrouve également au Pays basque (en Biscaye et en Guipuscoa) dans les Fors des forges (fueros de ferrerías). Cet état de fait est d’autant plus surprenant qu’il va à l’encontre des articles régaliens inscrits dans la législation générale du royaume castillan. Cette contradiction traduit, sans doute, une lutte politique pour le contrôle du sous-sol commun à la Navarre et à la Castille. Ainsi, la Biscaye reste jusqu’en 1376 le seul territoire du nord de la couronne castillane où le roi ne prélève pas de droits sur les forges. Avant son incorporation au patrimoine royal de Castille, les droits régaliens étaient aux mains des seigneurs de Biscaye. Selon Luis Miguel Díez de Salazar, cela a probablement été l’une des raisons des affrontements entre Lope Díaz de Haro, seigneur de Biscaye, et Alphonse X de Castille, dès 127314. L’historiographie traditionnelle insiste donc sur la forte présence de la noblesse dans le secteur de la sidérurgie, en particulier en tant que propriétaire des forges. Certes, il semblerait qu’à l’Époque moderne ce fut souvent le cas dans le nord de la péninsule. Toutefois, cette affirmation ne peut être étendue à tous les territoires et à toutes les époques. Pour les temps modernes et en Guispuscoa, Ignacio Carrión énumère une vaste gamme de maîtres de forges, propriétaires et entrepreneurs, correspondant à différentes origines sociales et d’une puissance financière contrastée (nobles, marchands, médecins, notaires, travailleurs humbles, etc.)15. D’ailleurs, les premiers contrats d’exploitation conservés dans le royaume de Navarre – qui datent de la seconde moitié du XIVe siècle – témoignent de la présence de maîtres de forges, propriétaires et détenteurs de privilèges accordés par le roi, parmi lesquels les non nobles sont bien représentés16.
8En Alava (Pays basque), les intérêts des grands seigneurs (Ayala, Abendaño, Mendoza et Guevara) qui cherchent à contrôler la forêt pour les besoins de l’élevage, dès les premières décennies du XIVe siècle, prévalent. Remarquons que plusieurs de ces familles disposaient cependant de leurs propres forges17, et cela malgré la clause interdisant leur construction qui figure dans le document de dissolution de la confrérie d’Arriaga (1332). José Ramón Díaz de Durana a expliqué comment cette interdiction répondait à une stratégie résolue des nobles pour assurer leur maîtrise sur la montagne en expulsant la sidérurgie qui ne relevait pas de leur patrimoine. Il semble donc que l’action de la confrérie d’Arriaga témoigne du manque d’intérêt de la majorité des nobles pour la sidérurgie, voire d’une lutte entre l’élevage noble et la sidérurgie non noble pour la maîtrise de la montagne, et qu’elle ne concerne peut-être pas exclusivement les nobles d’Alava.
9De même, les plus importants seigneurs de Guipuscoa (dits Parientes Mayores) intensifient leur pression sur les sites d’exploitation agricole ou forestière, en multipliant leurs droits et le volume des revenus y afférents. Généralement, les droits concédés aux Parientes Mayores en Guipuscoa ne comprennent pas la juridiction globale des territoires, mais se limitent à la cession de droits sur les moulins ou bien de droits de patronage sur les églises. Cependant, cette situation comporte des exceptions. En effet, les rois attribuent, à partir de la fin du XIVe siècle, la vallée de Léniz aux Guevara, les montagnes de Hernio et d’Aralar aux Amezqueta et, enfin, aux Ayala, toutes les montagnes dont l’exploitation était jusque-là réservée au monarque18. Dans ces conditions, la propriété des pâturages et des forêts a sûrement incité les Parientes Mayores à prendre le contrôle de certaines forges puisqu’ils maîtrisent les ressources nécessaires à leur exploitation. Bien qu’il soit difficile de savoir dans quelle mesure les Parientes Mayores ont participé à l’activité industrielle, nous pouvons supposer qu’ils sont loin d’être les propriétaires de la majorité des forges. Les informations disponibles sur les forges détenues par les nobles laissent apparaître, en tout cas, que leur nombre est limité19, d’autant que, comme nous le verrons infra, les forges sont très nombreuses en Guipuscoa.
10Au contraire, en Biscaye, la position des nobles dans le domaine de la sidérurgie paraît bien établie. En Biscaye, d’après les estimations d’Arsenio Dacosta, les trois-quarts des forges de la zone des Encartaciones sont aux mains de familles nobles qui cherchent à s’assurer le contrôle des « propriétés, biens communaux, cours d’eau ou tout autre espace municipal lié à la production de fer20 ». Les familles Salazar, Leguizamón, Zurbarán, Arteaga, Arancibia et Albiz, entre autres, concentrent leurs efforts dans cette activité. Plusieurs familles nobles basques, comme les Velasco, sont également propriétaires de forges au-delà de la zone basque, en Cantabrie, depuis 1326, et dans la sierra de la Demanda (Valdelaguna/Burgos), au moins à partir de la fin du XVe siècle21.
11En Navarre, rien n’indique que les forges aient été contrôlées par les nobles jusqu’au milieu du XVe siècle. Il semble que les maîtres de forges proviennent des villes du nord de la Navarre, voire, pour certains bourgeois, de Guipuscoa. Quant aux nobles, après la disparition de la mainmise des Lehet sur Goizueta, Vera et Lesaca, seules les familles Alzate22 et Zabaleta23 apparaissent liées aux forges. Mais leur présence, tardive, est associée, au maximum, à deux forges sur la quarantaine qui travaillent simultanément dans le nord de la Navarre.
12Pour la viabilité de leurs exploitations, les entrepreneurs bénéficient du soutien des monarques qui leur accordent des licences d’exploitation sur les forêts et les mines situées dans « leurs possessions », c’est-à-dire sur les terres royales. Ces concessions sont ambiguës car elles ne détaillent jamais les terrains que le roi met à la disposition des maîtres de forges. Aussi bien le roi de Castille que celui de Navarre ont recours à cette pratique, bien que par des voies différentes : en Castille, la concession prend la forme d’un « privilège de forge24 » et en Navarre celle d’un contrat individuel entre chaque forgeron et le roi25. Dans de nombreux cas, en Navarre, le contrat comprend la possibilité de construire non seulement une forge, mais aussi des locaux d’habitation et de service. Le résultat de la concession est un type d’exploitation complexe, dans lequel l’entrepreneur dispose non seulement d’une forge, mais également de bâtiments annexes, de mines, de forêts, de prés et même de terrains de culture, ce qui, dans certains cas, lui permet de contrôler l’ensemble du processus de production (obtention du minerai et du charbon de bois, transformation du minerai, logement et nourriture de la main-d’œuvre), et parfois même une partie du processus de commercialisation (par exemple, à travers le contrôle d’un port fluvial, comme à Arrazubía, en Guipuscoa)26.
13Le cas le plus intéressant demeure probablement celui des fors du Guipuscoa par lesquels les rois de Castille regroupent sous un même privilège (un fuero de ferrerías) tous les maîtres de forges d’une vallée (Irún-Oyarzun, en 1328 ; Marquina de Suso, en 1335), avant d’accorder, au final, un for général aux maîtres de forges de l’ensemble de la province (1338). Le fait semble d’autant plus notable que, vers le milieu du XIVe siècle, les territoires municipaux guipuzcoans sont encore loin d’être pleinement délimités. Mais l’octroi d’un for ou d’un privilège (avec des dispositions pour faciliter l’exploitation forestière et minière) qui prend, dans un premier temps, une vallée entière comme unité d’application territoriale puis, ultérieurement, une province entière, est pratiquement une incitation aux conflits sociaux et aux litiges sur la propriété de la montagne.
14En Guipuscoa, les maîtres de forges se heurtent à l’opposition des villes et des villages, détenteurs de privilèges royaux plus anciens. Ils bénéficient, en partie, du soutien des nobles oñacinos, dont le chef de file, le seigneur de Lazcano, agit comme prestamero des forges dans certaines vallées, voire sur l’ensemble de la province27. Cette situation illustre l’institutionnalisation de la tutelle des Lazcano – et donc du camp oñacino – sur l’activité sidérurgique et la confrontation entre nobles et villes, et entre villes et maîtres de forges, autour des ressources forestières.
15Il est intéressant de noter que les communes du Guipuscoa ont réussi à prendre le contrôle et à défendre leur territoire face aux maîtres de forges et à rationaliser progressivement son utilisation, en vue de préserver les forêts28. Le processus, fort long, a entraîné la mise en œuvre de diverses formes de contrôle de l’espace, tels que le recensement, l’instauration d’impôts locaux, l’extension de la juridiction municipale et la création d’organisations coercitives ou défensives telles que les fraternités. Enfin, certaines municipalités accordent même des licences pour la construction de forges et l’exploitation des forêts communales, devenant ainsi propriétaires et bailleurs de forges29.
16À partir de la seconde moitié du XVe siècle – et notamment à partir de l’incendie de Mondragon en 1448 et l’exil consécutif imposé aux Parientes Mayores30 – la Fraternité (des villes) du Guipuscoa s’impose face aux nobles du territoire. Les ordonnances de la Fraternité décrètent la liberté de pâturage sur l’ensemble du territoire guipuscoan, une disposition qui permet aux municipalités et à l’assemblée provinciale (Junta General) de consolider leurs positions économiques et leurs droits sur la montagne face au pouvoir en déclin des Parientes Mayores31.
17En Navarre, le cas du village d’Etxalar est particulièrement intéressant32. Situé dans le nord du royaume, il reçoit des franchises en 1424. Le processus qui conduit à cette concession semble être lié à un litige opposant les habitants du village et les maîtres de forges locaux, à propos de l’utilisation de la montagne environnante. Bien que nous ignorions la solution du litige, on peut supposer que le privilège d’Etxalar a été accordé en compensation d’une sentence défavorable. Il se peut, aussi, que ce modèle d’exploitation forestière en échange de privilèges ait été appliqué aux localités de Vera et Lesaca, qui ont également bénéficié d’un privilège, quelques années après une confiscation opérée contre le seigneur Juan Corbarán de Lehet (1358).
Évaluer la production
18Selon Luís Miguel Diez de Salazar, environ 110 forges travaillent simultanément en Guipuscoa au début du XVIe siècle (bien qu’il fournisse une liste de quelque 200 noms de forges entre le XIVe et le XVIe). D’après ses estimations, une forge produit de 1 500 à 1 800 quintaux (une moyenne de 1 250 quintaux), ce qui porterait à 137 500 quintaux annuels la production globale dans l’ensemble de la province du Guipuscoa au début du XVIe siècle33. Il a également calculé le nombre de personnes qui travaillent dans une forge, qu’il situe autour de 25. À partir de ce chiffre, il estime qu’au début du XVIe siècle la sidérurgie basque emploie directement quelque 2 750 personnes34. En revanche, les chiffres détaillés, localité par localité, fournis par Mercedes Urteaga pointent avec certitude environ 90 forges médiévales en Guipuscoa, sans que celles-ci soient nécessairement contemporaines les unes des autres35.
19Si l’on s’en tient aux chiffres fournis par Arsenio Dacosta pour la Biscaye, le nombre de forges dans cette province n’aurait pas été inférieur à 50, et selon nos données, tout au long du XVe siècle, le nombre de forges opérationnelles en Navarre a presque toujours été d’environ 40. Solórzano signale qu’à la fin du Moyen Âge, il y aurait en Cantabrie quelque 45 forges36, alors que l’étude détaillée de Carmen Ceballos permet d’affirmer que le nombre de forges n’y a pas dépassé 35, dont 28 uniquement ont fonctionné simultanément entre 1500 et 155037.
20Les chiffres fournis par les historiens nous permettent de conclure que le territoire le plus densément exploité par l’industrie sidérurgique a été le Guipuzcoa qui possède plusieurs bassins de production, tant à l’intérieur des terres (Urola, Leitzarán) que plus près de la côte (Oyartzun, Urumea, Oria, Deba). Mais il convient de relativiser le calcul de Díez de Salazar car l’obsolescence des forges est importante : les installations sont souvent emportées par l’eau ou abandonnées par manque de rentabilité38. En Navarre, si 85 forges médiévales sont attestées par les sources au cours du XVe siècle, une quarantaine fonctionne simultanément (entre 37 et 43 selon les années)39. Par conséquent, en Guipuscoa, à partir des 90/110 forges dénombrées, il faudrait s’interroger sur le nombre de celles qui travaillent simultanément.
21En tout état de cause, si l’on accepte les chiffres fournis par l’historiographie, il conviendrait d’ajouter aux 35 à 45 forges de la Cantabrie, 50 forges en Biscaye, 90 à 110 forges en Guipuscoa et 85 forges en Navarre, soit au total 260 à 290 forges médiévales tout le long de la façade atlantique. À partir de ces données, il est difficile de fournir des informations précises sur la production, car celle-ci varie en fonction du débit de l’eau, de la disponibilité des ressources en matières premières, de l’état des installations ou des innovations techniques en œuvre dans chaque atelier. Ainsi, calculer la production en quintaux constitue, à notre avis, un effort peu fructueux pour l’instant40. Il serait plus intéressant d’essayer de dénombrer le nombre d’ateliers en activité pour chaque période en veillant à ce que les chiffres soient dynamiques et non statiques. Les résultats de cette enquête peuvent être, dès à présent, proposés pour la Navarre.
22Les chiffres, correspondant au nombre de forges opérationnelles au XVe siècle41 en Navarre, nous permettent de conclure que, sur ce territoire, la production sidérurgique est assurée par environ 40 forges hydrauliques actives simultanément, et ce jusqu’à la fin du siècle, quand leur nombre tombe à 33. Bien que la série documentaire navarraise disparaisse pratiquement au cours de la seconde moitié du XVe siècle42, les données obtenues coïncident avec le déclin de l’activité industrielle observé en Cantabrie à la même période (1450-1500), lorsque le nombre de nouvelles forges chute considérablement (22 entre 1400 et 1450, contre 4 seulement dans la deuxième moitié du siècle)43.
23Quant aux chiffres de production, les plus parlants proviennent pour l’instant de la botiga del hierro de Navarre, en 1376 (le monopole légal établi par le roi Charles II qui contrôle la totalité de la production de fer du royaume) et font clairement apparaître une production annuelle de 11 148 quintaux de fer affiné (497 646,72 kg)44 pour l’ensemble du royaume (26 forges), et donc une production moyenne de 428 quintaux annuels par forge (19 105 kg). Parmi ces forges, la plus productive est celle de Berrizáun, avec 1 209 quintaux annuels (53 969,76 kg), et la moins productive celle d’Endara de Yuso, avec 62 quintaux (2 767,68 kg)45. Cette différence pourrait correspondre à l’équipement respectif de chacune des forges, car le nombre de fours en activité dans chaque atelier demeure inconnu46.
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24Quatre éléments de conclusion retiendront l’attention :
- À la fin du Moyen Âge, un grand bassin sidérurgique est en construction dans le nord de l’Espagne, polarisé par le gisement de fer de Somorrostro (Biscaye).
- Cette période est aussi celle durant laquelle l’exploitation des ressources naturelles devient de plus en plus intensive. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, alors que les rois de Navarre et de Castille octroient de nouveaux privilèges aux entrepreneurs pour aménager de nouvelles forges, des conflits d’intérêts entre eux et les communautés locales (villages, conseils municipaux…) éclatent partout, dans des rapports de force différents selon les territoires.
- Contrairement à ce que l’historiographie met traditionnellement en avant, les nobles ne dominent pas le secteur du fer ; certes, ils profitent des privilèges royaux, mais la production sidérurgique est animée, en particulier dans certaines régions et cela dès le XIVe siècle, par des entrepreneurs non nobles.
- Étant donnés les chiffres de production très contrastés proposés par l’historiographie, il nous paraît plus judicieux de limiter pour l’instant les données quantitatives au dénombrement des forges, encore imparfait. Il pourrait tendre vers l’élaboration d’une chronologie de l’évolution de la production sidérurgique à partir d’un dénombrement précis des ateliers en activité. Les données collectées pour le royaume de Navarre et la Cantabrie font apparaître que la seconde moitié du XVe siècle est marquée par une crise de la sidérurgie basque.
Notes de bas de page
1 C. Verna, Le temps des moulines. Fer, technique et société dans les Pyrénées centrales (XIIIe-XVIe siècles), Paris, 2001.
2 C. Verna, « Innovations et métallurgies en Méditerranée occidentale (XIIIe-XVe siècles) », Anuario de Estudios Medievales, 2011, p. 626-628. On dispose de données à propos du fer basque en Angleterre dès 1266 : W. R. Childs, « England’s iron trade in the fifteenth Century », The Economic History Review, 1981, p. 25-47 ; à la Rochelle (1292) : M. Tranchant, Le commerce maritime de La Rochelle à la fin du Moyen Âge, Rennes, 2003, p. 266-275 ; et dans les ports hanséatiques : S. Abraham-Thisse, « Les relations hispano-hanséates au Bas Moyen Âge », En la España Medieval, 1991, p. 131-161, 1992, p. 259-295.
3 J. J. Argüello, Minería y metalurgia en la Asturias medieval, Palma, 2009.
4 J.R. Díaz de Durana, Álava en la Baja Edad Media. Crisis, recuperación y transformaciones socioeconómicas (C. 1.250 – 1.525), Vitoria, 1986, p. 225 et s. ; Id., « La recuperación del siglo XV en el Nordeste de la Corona de Castilla », Studia Historica. Historia Medieval, 1990, p. 79-115 (voir p. 82 et s.).
5 L.M. Díez de Salazar, Ferrerías en Guipúzcoa…, t. 1, p. 154-161.
6 A. Dacosta, « El hierro y los linajes de Vizcaya… », p. 69-102.
7 Intéressant à ce propos, est le procès opposant les propriétaires des forges de Zaláin et d’Echalar et les villes de Lesaca et de Vera de Bidasoa (vers 1410-1430) au sujet de l’exploitation du fer dans la montagne d’Urteaga, A.G.N., Comptos_ Documentos, Caj. 42, N.81, 1.
8 C. Verna, Le temps des moulines…, p. 43-67.
9 J. M ª. Lacarra et Á.J. Martín Duque, Fueros derivados de Jaca. Estella-San Sebastián, Pampelune, 1969, p. 271.
10 I. Corullón et J. Escalona, « Entre los usos comunitarios y la iniciativa señorial : la producción de hierro en el valle de Valdelaguna (Burgos) en la Edad Media », J. Bolòs (dir.), Estudiar i gestionar el paisatge històric medieval. Territori i Societat a l’Edat Mitjana. Historia, Arqueologia, Documentació, IV, 2007, p. 44.
11 J.L. Orella et J.Á. Achón, « Los intereses de la villa de Tolosa en la frontera navarroguipuzcoana », Príncipe de Viana, Anejo 8, 1988, p. 267-276.
12 Partida III, 28, 11. Voir : I. Vitores, « Los recaudadores de las rentas de ferrerías de los señores de Vizcaya en los siglos XIV y XV », En busca de Zaqueo. Los recaudadores de impuestos en las épocas medieval y moderna, Madrid, 2012, p. 245-268.
13 Í. Mugueta, « Explotación minera en el Reino de Navarra : la mina de plata de Urrobi (S. XIV) », A. Catafau (dir.), Les ressources naturelles des Pyrénées du Moyen Âge à l’Époque moderne. Exploitation, gestion, appropriation, Perpignan, 2005, p. 347-361.
14 Díez de Salazar croyait que la guerre de Castille de 1273 « tuvo algo que ver con las ferrerías », et que Lope Díaz de Haro, seigneur de Biscaye se trouvait parmi les nobles rebelles : L.M. Díez de Salazar, Ferrerías en Guipúzcoa…, t. 2, p. 228.
15 I. Carrión, La siderurgia guipuzcoana en el siglo XVIII, Bilbao, 1991, p. 228-232.
16 Parmi les propriétaires des 29 forges navarraises, enregistrés dans les comptes royaux de 1385, on dénombre trois nobles (deux membres de la famille Zabaleta et le seigneur d’Alzate, Martín López d’Alzate), et plusieurs maîtres de forges non nobles (marchands, artisans, ou personnages dont l’origine sociale n’est pas spécifiée), par exemple : Juan López de Vitoria, Matxiko de Bereau, Miguel Ezker, Juan Pérez de Goitzarin, Juangoxe, Mikelexe, Matxikillo, Martín, Bastero, Pedro Moreno, Pedro Beltza, Juan de Arano et Ochoa Miguel ; A.G.N., Comptos Documentos, N. 105, no 9, 46.
17 J.R. Díaz de Durana, Álava en la Baja Edad Media. Crisis, recuperación y transformaciones socioeconómicas (c. 1250-1525), Vitoria, 1986, p. 225 et s.
18 J.R. Díaz de Durana, « Para una historia del monte y del bosque en la Guipúzcoa bajomedieval : los seles. Titularidad, formas de cesión y de explotación », Anuario de Estudios Medievales, 2001, p. 49-73 ; Id., « Las bases materiales del poder de los Parientes Mayores Guipuzcoanos : los molinos. Formas de apropiación y explotación, rentas y enfrentamientos en torno a la titularidad y derechos de uso (siglos XIV a XVI) », Studia Historica. Historia Medieval, 1997, p. 41-68.
19 F.B. de Aguinagalade, « La genealogía de los Solares y Linajes guipuzcoanos bajomedievales. Reflexiones y ejemplos », J.R. Díaz de Durana (éd.), La lucha de bandos en el País Vasco : de los Parientes Mayores a la hidalguía universal. Guipúzcoa, de los bandos a la Provincia (siglos XIV a XVI), Bilbao, p. 149-206.
20 A. Dacosta, « El hierro y los linajes de Vizcaya… », p. 69-102.
21 I. Corullón et J. Escalona, « Entre los usos comunales… », p. 70-77.
22 A.G.N., Comptos. Documentos, Caj. 105, no 9, 46, 1385 ; Caj. 77, N. 39, 3, 1399 ; Caj. 131, n. 25, 6 (1), 1431.
23 A.G.N., Comptos. Documentos, Reg. 334, fol. 118v-129r.
24 L.M. Díez de Salazar, « Fueros de ferrerías de Cantabria, Vizcaya, Álava y Guipúzcoa », Anuario de Historia del Derecho Español, 1989, p. 597-632.
25 Í. Mugueta, « La primera industrialización… », p. 32-33 ; J.I. Alberdi, « Aproximación al estudio… ».
26 I. M ª. Carrión, « Arrazubia, solar medieval y empresa preindustrial a orillas del Oria », Itsas Memoria. Revista de Estudios Marítimos del País Vasco, 6, Saint-Sébastien, 2009, p. 191-208.
27 Le prestamero « protège » les forges en échange d’une rente payée par chaque forge : L.M. Díez de Salazar, Ferrerías en Guipúzcoa…, p. 126-128.
28 A. Aragón, El bosque guipuzcoano en la Edad Moderna : aprovechamiento, ordenamiento legal y conflictividad, Saint-Sébastien, 2001, p. 61 et s.
29 V.J. Herrero et M. Fernández, Fuentes medievales del Archivo Municipal de Hernani (1379-1527), Saint-Sébastien, 2011, no 2, 3 et 4.
30 L’incendie de Mondragon est l’événement le plus important de la confrontation entre les deux partis nobles de Guipuscoa, les gamboinos (représentés par les Guevara, Gamboa, Balda) et les oñacinos (Butrón, Unzueta, Lazcano) : J.Á. Fernández de Larrea, « Los señores de la guerra en la Guipúzcoa bajomedieval », J.Á. Lema (dir.), Los señores de la guerra y de la tierra : nuevos textos para el estudio de los Parientes Mayores guipuzcoanos (1265-1548), Saint-Sébastien, 2000, p. 28-30.
31 J.R. Díaz de Durana, « Para una historia del monte… », p. 50-73.
32 A.G.N., Comptos-Registros, 1a S, N. 378, fol. 177r-178v.
33 L.M. Díez de Salazar (Ferrerías en Guipúzcoa…, t. 1, p. 102) a proposé le chiffre de 1 250 quintaux (61,5 tonnes) pour la production moyenne annuelle d’une forge basque (en Guipuscoa, 1 quintal = 49,2 kg). Cependant, ce résultat est une estimation trop hypothétique, établie à partir de données très diverses, et pour une très longue période. Par ailleurs, le chiffre minimum de production qu’il propose correspond, à notre avis, à la production minimum exigée des forges municipales d’Elduayen/Berástegui (Guipuscoa) en 1415, soit 500 quintaux (24,6 tonnes). Si l’entrepreneur n’atteignait pas ce chiffre de production, le conseil municipal pouvait lui retirer la location de la forge ; Ibid., p. 267-274. Remarquons qu’à cette date les forges basques disposaient déjà de soufflets hydrauliques ; Í. Mugueta, « La primera industrialización… », p. 20-23.
34 L.M. Díez de Salazar, Ferrerías en Guipúzcoa…, t. 1, p. 119-121.
35 M. Urteaga, « Ferrerías hidráulicas en Gipuzkoa. Aspectos arqueológicos », La farga catalana en el marc de l’arqueología siderúrgica, Ripoll, 1995, p. 249-267.
36 J.Á. Solórzano, « La producción y comercialización… », p. 74.
37 C. Ceballos, Arozas y ferrones…, p. 292 et p. 311-408.
38 On peut parler d’un cycle de vie (voir d’un cycle de production) pour les forges car la production décline progressivement, à cause de la détérioration de l’équipement. De même, il est fréquent que les chiffres de production d’une forge soient très variables au cours de l’année et d’une année à l’autre à cause des différents débits de l’eau ; I. Carrión, La siderurgia guipuzcoana…, p. 266-269 (je remercie cet auteur pour ses remarques et contributions sur le sujet).
39 Í. Mugueta, « La primera industrialización… », p. 57.
40 J. Cantelaube, La forge à la catalane dans les Pyrénées ariégeoises, une industrie à la montagne (XVIIe-XIXe siècle), Toulouse, 2005, p. 454-458.
41 Ces données ont été extraites des chiffres de la recette de la lezta de las ferrerías, un impôt qui se maintient de la fin du XIIIe jusqu’à la fin du XVe siècle. Elles sont enregistrées dans les livres de comptes des receveurs des bailliages de Pampelune et de Sangüesa.
42 A.G.N., Comptos_ Registros, 1a S. N. 505, fol. 8-17, 1467 ; N. 505, fol. 8-17, 1494.
43 C. Ceballos, Arozas y ferrones…, p. 267.
44 1 quintal = 44,64 kg ; Á.J. Martín Duque (dir.), Gran Atlas de Navarra, t. II. Historia, Pampelune, 1986, p. 269.
45 Ces données sont tirées du registre de comptes de Navarre no 158 (A.G.N., Comptos_ Registros, N. 158) ; voir Í. Mugueta, « La botiga del hierro. Fiscalidad y producción industrial en Navarra (1362-1404) », Anuario de Estudios Medievales, 2008, p. 544-545.
46 Rien de surprenant à ce que les chiffres rassemblés sur la production des forges à la catalane en Ariège au XVIIe siècle ou en Guipuscoa au XVIIIe soient bien supérieurs : J. Cantelaube, La forge à la catalane…, p. 454-458 ; I. Carrión, La siderugia guipuzcoana…, p. 265-268. Pour la forge hydraulique d’Albiès (une mouline du comté de Foix) du XIVe siècle, Catherine Verna propose une production hebdomadaire de 84 kg (4 368 kg annuels), un chiffre qui n’est pas éloigné de celui de la forge la moins productive, celle d’Endara de Yuso : C. Verna, Le temps des moulines…, p. 83-85.
Auteur
Professeur, Université Publique de Navarre.
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