Comment la Réforme a pénétré dans les campagnes du Midi
p. 41-52
Texte intégral
1Il est certain que la Réforme protestante des XVIe et XVIIe siècles a profondément modifié la vie religieuse des habitants des petites villes et villages du Midi de la France. Il est plus difficile de définir la nature et la signification de ces changements. Depuis plusieurs années, les historiens ont essayé de comprendre les transformations religieuses et culturelles. Parmi les interprétations les plus célèbres, il y a celle d’Emmanuel Le Roy Ladurie qui, en 1966, dans son étude monumentale Les Paysans de Languedoc, caractérisait la Réforme dans la région comme un antagonisme primordial entre « cardeurs huguenots et laboureurs papistes ». Selon lui, les développements démographiques, économiques et religieux au cours de l’Époque moderne ont entraîné « des prises de conscience, des luttes sociales, des conflits pour la terre ». Ils ont engendré des « guerres et révolutions » et se sont accompagnés « d’une ample mutation de la conscience paysanne ».
2Afin d’expliquer ce monde si bouleversé, Le Roy Ladurie a identifié deux « révolutions de conscience » intervenues dans le Midi au XVIe siècle. La première – une révolution linguistique – consistait en la diffusion du français parmi la bourgeoisie et une partie de l’artisanat des villes de la région. La seconde grande transformation – la Réforme – fut plus importante car elle possédait une profondeur extraordinaire et descendait « jusqu’au niveau des consciences populaires et paysannes ». Ces deux phénomènes furent liés car les habitants des villes, hommes et femmes qui savaient lire et écrire en français, furent plus ouverts à la Réforme que leurs voisins ruraux. Pourtant, la grande exception à ce schéma fut le cas des paysans des Cévennes. Les habitants des villages cévenols ont adopté avec enthousiasme la réforme du christianisme avancée par Jean Calvin et ses disciples. Ils ont diffusé ses doctrines et son système d’organisation ecclésiastique dans les milieux ruraux, même si, à l’exception des Cévennes, « la masse paysanne […] refuse la Bible, et préfère les sorciers aux ministres1 ».
Les paramètres professionnels et géographiques du protestantisme selon Le Roy Ladurie
3Pour parvenir à la distinction entre cardeurs réformés et laboureurs catholique, Le Roy Ladurie a analysé la composition sociale de la communauté protestante de Montpellier à la veille des guerres de Religion. Il a mis l’accent sur la prépondérance des artisans qui figuraient sur un « rôle des assistants aux assemblées calvinistes », un document préparé par les autorités catholiques de Montpellier en novembre 1560. La profession fut indiquée pour 561 des 817 noms figurant sur le rôle. En tête de ces 561 noms, les artisans, avec 387 personnes, représentaient 69 % du total. Plus frappant encore, 135 de ces artisans travaillaient dans le secteur du textile : il y avait, par exemple, 42 cardeurs. Après le groupe du textile, venait celui du cuir avec 58 noms, dont 33 cordonniers. Par contre, la présence des cultivateurs était faible ; ils représentaient moins de 5 % du total. Selon Le Roy Ladurie, la masse des agriculteurs, soit laboureurs aisés, soit paysans pauvres, était hostile à la Réforme. Il a noté un clivage identique à Béziers où les artisans prédominaient sur une liste des huguenots de 1568. Parmi les protestants de Béziers, les artisans représentaient 60 % des gens dont la profession est connue, tandis que les hommes de la terre n’étaient que 4 %. Les agriculteurs et les paysans en particulier, membres du « prolétariat rural » selon l’expression favorite de Le Roy Ladurie, restaient encore fidèles au catholicisme. Les deux cultures, l’une agraire et catholique, l’autre artisanale et huguenote, s’affrontaient. Les différences entre villes et campagnes, laboureurs et artisans, catholiques et réformés étaient révélatrices d’une nette division sociale et culturelle2. La seule exception à cette opposition artisans-cultivateurs, villes-campagnes pour la réception de la Réforme était la région des Cévennes. Dans ce pays « aspre et dur », les artisans, surtout les artisans du cuir, se sont convertis à la Réforme et, ensuite, ils ont réussi à convaincre les paysans de la vérité de l’Évangile. Ce sont surtout les cordonniers et les tanneurs qui ont semé le protestantisme dans les « villages ». Un « artisanat révolutionnaire » est venu dominer la « masse rurale ». La transformation a été étonnante. L’homme cévenol, papiste et superstitieux, jovial et joyeux, est devenu alors austère et triste. Le paysan réformé cévenol a renoncé à la danse et au jeu pour accueillir la Bible et adopter un comportement sévère3.
Une nouvelle documentation
4Quarante ans plus tard, les historiens sont naturellement moins favorables à cette approche marxiste et malthusienne. Mais peu d’entre nous sont prêts à abandonner l’interprétation historique d’une division entre un protestantisme urbain et un monde rural dominé par une culture religieuse catholique et populaire. C’est essentiel pour comprendre les effets de la Réforme dans le Midi. Pourtant, la situation était dès le début plus nuancée. Pour mieux apprécier les possibilités d’interprétation, je propose d’examiner une autre documentation que celle qui est utilisée dans Les Paysans de Languedoc. C’est une documentation qui s’intéresse à la sociologie et à la géographie de la Réforme et qui nous permet de présenter un portrait plus subtil du protestantisme rural du Midi.
5Bien que la Réforme ait eu un succès énorme dans les villes du Midi telles que Castres, Montauban, Montpellier et Nîmes, il y a eu aussi des communautés rurales protestantes. La répartition des Églises au début des années 1560 nous en fournit la preuve. Avec la publication, en 1958, de son étude sur la géographie des Églises réformées, Samuel Mours a signalé un grand nombre d’Églises protestantes rurales. Dans les montagnes à l’est et au sud de Castres, par exemple, il en a recensé plus d’une vingtaine en 15624. Là et ailleurs, plusieurs de ces petites Églises allaient persister longtemps et même ont survécu jusqu’à la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. On trouve leurs traces dans les registres des consistoires qui sont conservés aux archives nationales, départementales et communales que je dépouille actuellement pour une étude approfondie. Ainsi, pour le Gard par exemple, on trouve une documentation consistoriale importante pour Aimargues, Aulas, Bagnols-sur-Cèze, Barjac, Boissières, Codognan, Durfort, Gallargues-le-Montueux, Junas, Molières-Cavaillac, Monoblet, Montdardier, Moussac, Saint-Marcel-de-Fontfouillouse, Saint-Roman-de-Codière et Sauve. Bien que les villages protestants du Gard soient plus nombreux qu’ailleurs dans le Midi, on peut trouver à partir des registres de consistoire un bon nombre de petites communautés réformées semblables dans les départements actuels de l’Ardèche, de l’Ariège, de l’Aveyron, du Gers, de l’Hérault, du Tarn et du Tarn-et-Garonne5. Dans chacun des cas, il s’agissait d’une communauté des fidèles avec leur pasteur, leurs anciens et leurs diacres qui se réunissaient chaque semaine pour le culte. Parfois, ces Églises étaient desservies par leurs propres pasteurs, mais parfois un pasteur ne passait que tous les trois mois pour faire le prêche et célébrer la Sainte Cène. Ainsi, la question se pose très nettement : comment la Réforme a-t-elle pénétré dans ces villages du Midi ? Malheureusement la réponse n’est pas évidente.
6La géographie de la Réforme méridionale que Le Roy Ladurie nous a offert, il y a quarante ans, repose sur le Livre des habitants de Genève, une liste des protestants réfugiés à Genève qui ont indiqué leur ville d’origine en France6. L’examen des professions et des métiers des protestants est limité à Montpellier et Béziers ; l’étude étant établie à partir des rôles des « calvinistes » réalisés par les autorités catholiques dans les années 15607. Naturellement, depuis la parution des Paysans de Languedoc, les historiens ont réalisé d’autres recherches et ont dépouillé d’autres documents, tels que les archives judiciaires et les archives des Églises réformées de France. Celles-ci permettent d’apporter d’autres éléments de réponse à cette question de la Réforme rurale dans le Midi. Pour apprécier les résultats, je propose de commencer par la documentation tirée des tribunaux de justice.
Les registres criminels du Parlement de Toulouse
7Les Parlements de Bordeaux et de Toulouse s’occupaient activement de la poursuite des protestants dans les décennies précédant les guerres de Religion. Ils sont devenus les principales places de jugement de l’hérésie dans le Midi. Pour chacun d’eux, la documentation est considérable, complète et continue, surtout pour les décennies entre 1540 et 15608. Les hommes et les femmes accusés d’hérésie par le Parlement de Toulouse, le tribunal le mieux étudié, nous fournissent un échantillon des situations sociales et professionnelles en même temps que des éléments sur les origines géographiques des « hérétiques ». Les données sociologiques sont solidement fondées pour 424 individus (soit 40 % du total des 1 074 accusés). Les accusés, répartis selon leurs métiers, constituent des groupes bien différents de ceux qui sont trouvés par Le Roy Ladurie pour les huguenots de Montpellier et de Béziers dans les années 1560. Parmi les catégories professionnelles principales, les agriculteurs sont au dernier rang ; ils représentent moins d’1 % du total9. Rien d’étonnant à cela ; plus surprenant est le manque relatif des artisans tandis que les membres des professions libérales – officiers, praticiens, maîtres d’école, médecins, et libraires – sont surreprésentés. Il est fort probable qu’il en soit de même pour les marchands (8 % du total) et les nobles (6 % du total)10.
8Pour comprendre ce renversement apparent de la place des artisans et des membres des professions libérales, il faut rappeler que pour la majorité des personnes prévenues d’hérésie – 650 des 1 074 individus accusés, soit 60 % – il n’existe aucune indication sociale ou professionnelle. Ce manque d’informations suggère que ces « inconnus » étaient socialement moins importants et moins notables. Il est vraisemblable que peu de gens parmi ceux qui sont restés non identifiés étaient nobles, ecclésiastiques ou faisaient partie des professions libérales. Ainsi les 152 personnes qui appartenaient aux professions libérales montrent-elles fort probablement la limite de leur nombre par rapport au nombre total des prévenus d’hérésie.
9Si les membres des professions libérales et le clergé constituaient le groupe le plus important des accusés d’hérésie devant le Parlement de Toulouse, le grand nombre des religieux (140 prêtres, frères et moines) n’est pas surprenant. Les prêtres et les moines étaient l’avant-garde de la Réforme et la décharge de leurs fonctions ecclésiastiques les avait rendus vulnérables aux accusations d’hérésie. Le nombre des marchands et des nobles représente aussi le maximum possible parmi les gens suspects de protestantisme. Ils fournissent une autre preuve du grand intérêt des magistrats du Parlement pour l’élite sociale et professionnelle. Les artisans se trouvent identifiés à un degré bien moindre, mais on sait, d’après d’autres sources, qu’ils ont été fortement attirés par la Réforme. Quant aux paysans, il est clair que leur nombre était réduit parmi les accusés. Certes, la participation du monde agricole à la Réforme était moins forte que celle des habitants des grandes agglomérations. C’était, dans ce sens, un mouvement largement urbain. Mais on s’attendrait à ce qu’il y ait plus qu’une poignée de laboureurs parmi les accusés : il y en avait probablement parmi ceux qui ne sont pas identifiés.
10La distribution géographique des suspects d’hérésie convoqués devant le Parlement de Toulouse montre une absence semblable de représentation du monde rural. Les individus suspects de protestantisme sont venus de toutes les régions du Languedoc. Les origines géographiques sont précisées pour 922 des 1 074 accusés, soit 86 %. Les accusés se groupent dans trois zones. La plus grande concentration autour de Toulouse, le siège du Parlement, ne nous étonne pas. La ville était, de loin, la plus grande de la région, avec une population d’environ 40 000 ou 50 000 habitants. Pour sa part, le Parlement avait toujours tendance à trouver les hérétiques tout près, soit parmi les professeurs et les étudiants de l’université, soit parmi les membres des nombreuses fondations religieuses de la ville. De plus, il y avait une forte implantation réformée à l’est de Toulouse, vers Castres, et au nord, vers Montauban. Une deuxième zone d’accusations se focalise sur Nîmes et les villes protestantes proches, telles que Montpellier et Uzès. Bien que cette région soit éloignée de Toulouse et de la portée de sa cour de justice, la puissance du mouvement protestant assurait une forte représentation parmi les accusés.
11Au troisième rang arrive une concentration d’habitants du Massif Central. Il s’agit d’une région isolée, mais où la Réforme s’établit fermement. Souvent les registres criminels du Parlement ne donnent que des indications géographiques très approximatives pour les accusés de ce monde rural : un prêtre et un carme du diocèse de Mende, plusieurs « hérétiques » des diocèses du Puy et de Viviers, ou deux femmes d’un village près d’Annonay. En même temps, la cour avait tendance à noter les lieux d’habitation de ceux qui résidaient dans les villes telles qu’Anduze, Ganges et Marvejols dans les Cévennes, Millau dans le Rouergue, Annonay en Vivarais, ou Mende et Le Puy en Gévaudan. Cependant, le greffier ne précisait pas aussi scrupuleusement l’origine pour tous les villageois. Il est exceptionnel de trouver les indications suivantes : un homme d’Espaly près du Puy, une femme de Chanac dans le Gévaudan, des « natifs » d’Issoire et des Vans, un menuisier de Meyrueis, et un prêtre de Najac11. Au début des années 1560, l’existence des Églises réformées dans les villages du Midi est assurée, même si les protestants ruraux n’étaient pas toujours soigneusement identifiés dans la documentation. Les habitants du monde rural ont bien participé à la Réforme, mais les historiens ne sont pas toujours parvenus à préciser où et comment.
Quelques modèles de la réforme dans le monde rural à partir des registres de consistoire
12Je voudrais proposer deux modèles de communautés rurales réformées. Tous les deux nous donnent des indications sur le processus par lequel la Réforme se diffusait dans les campagnes. Ces modèles distinguent tout simplement les communautés qui étaient plus ou moins autonomes et possédaient leurs propres églises, et celles qui dépendaient d’une église voisine. Dans l’un ou l’autre cas, il semble que l’initiative de réformer soit venue des élites politiques et sociales.
13Les communautés réformées rurales possédant leur propre Église, leur consistoire avec un pasteur, des anciens et des diacres étaient éparpillées partout dans le Midi. Pour prendre l’exemple de la région située au nord de Béziers, dans l’Hérault, il y avait déjà, en 1561-1562, des Églises importantes à Bédarieux, Clermont-l’Hérault, Faugères, Saint-André-de-Sangonis et Saint-Gervais-sur-Mare. Ces Églises indépendantes étaient parfois placées sous le patronage et l’influence du seigneur local. C’était le cas, par exemple, de l’Église de Saint-Gervais-sur-Mare, une communauté de moins de 1 000 habitants où il n’y eut que 24 baptêmes en cinq ans, de 1564 à 1568. Ici, et au cours de cette période précisément, les anciens ont demandé à « Madame », c’est-à-dire au seigneur local, de leur « octroyer un ministre12 ». Malheureusement, l’Église était trop petite et, par voie de conséquence, a eu des difficultés à trouver puis à conserver un pasteur permanent. De fait, le « ministre de la parole de Dieu » changeait presque chaque année. Parfois, les pasteurs des Églises voisines, Bédarieux, La Caune, Faugères et Saint-Félix, passaient par Saint-Gervais pour baptiser les enfants, procéder aux mariages, célébrer la Cène et présider le consistoire13. En l’absence d’un pasteur, c’était le lecteur (et avertisseur) qui conduisait les séances de prière et un des anciens qui dirigeait le consistoire14. Pourtant, la réalité du système de nomination des pasteurs réformés n’était pas non plus évidente. La décision de réformer un village était parfois prise de concert avec le seigneur qui, au Moyen Âge, pouvait avoir un droit de regard sur la nomination du prêtre et qui, plus tard, a pu influencer le choix du pasteur. On connaît même, au XVIIe siècle, le cas d’un village dans le Tarn dont le pasteur était aussi le seigneur15. Dans ces cas-là, il n’est pas très facile de savoir si l’initiative de la conversion est venue du seigneur ou des artisans les plus importants, ou si les deux parties ont conjugué ensemble leurs efforts.
14Cependant, le processus de conversion était le plus souvent initié par les artisans et les autres membres de l’élite locale, qui dressaient ensuite une Église. Pour les élites, l’attrait de la Réforme provient souvent de l’utilisation des libertés et des privilèges traditionnels des cités méridionales. Plusieurs agglomérations, en particulier les plus grandes, avaient leurs propres consulats ; elles n’étaient pas toutes dominées par les seigneurs féodaux comme leurs homologues du nord de la Loire16. Les membres les plus importants de la communauté dirigeaient les affaires politiques, économiques et sociales, mais le domaine ecclésiastique, sous le contrôle souvent lointain d’un évêque, leur échappait. La Réforme offrait donc à ces notables l’occasion de compléter l’arsenal de leurs pouvoirs dans ce petit monde civique.
15De plus, l’Église réformée donnait aux bourgeois et aux artisans l’accès aux fonctions qui étaient totalement réservées au clergé dans le monde catholique. Les anciens, habituellement choisis parmi les membres de la bourgeoisie et de l’artisanat, exerçaient une autorité singulière dans les affaires de l’Église17. Ils étaient chargés de surveiller la conduite morale des fidèles et de « faire les corrections fraternelles » avec les pasteurs dans le cadre du consistoire. Dans les villages qui n’avaient pas de pasteur résidant, c’étaient les anciens eux-mêmes qui dirigeaient les séances du consistoire. Ils notaient attentivement les écarts de comportements survenus dans le village et, normalement, ils rendaient visite à tous les fidèles au moins une fois par an18. Ils avaient un pouvoir moral démesuré au sein de leur communauté. Ces responsabilités représentaient un changement incalculable dans le statut des laïcs et, par extension, un des principaux attraits de la Réforme19.
16Dans les communautés réformées qui dépendaient d’une Église voisine, les anciens avaient aussi de lourdes responsabilités et servaient de lien entre le village et les hameaux. Ainsi, en 1567, le consistoire de Saint-Gervais désignait un de ses anciens, habitant du village de Plaisance, pour « veiller sur les scandales audit Plaisance ». Un autre était nommé « pour ancien et surveillant tant à Graissessac que Clairac », villages tout proches de Saint-Gervais20. Ce système de contrôle sur la pléiade des hameaux qui flanquent l’agglomération principale se rencontre ailleurs dans la région. L’Église d’Archiac en Saintonge avait une organisation semblable, avec certains anciens désignés par les villages dans un rayon d’une dizaine de kilomètres. Il y avait, par exemple, un ancien assigné à « la paroisse de Lachaise », petit village situé à 6 kilomètres d’Archiac, et un autre ancien pour La Garde, un hameau maintenant « disparu » qui se trouvait un peu à l’écart21. Dans ces cas, la diffusion de la Réforme dans la campagne n’était pas absolument comparable au phénomène qu’on observe dans l’arrière-pays de La Rochelle, grâce à la belle étude de Pascal Rambeaud22. Mais il y a des ressemblances tout de même dans les liens d’évangélisation établis entre les hameaux et les petites villes ou villages situés au centre de ces réseaux méridionaux. Ici aussi, c’était l’ancien, membre de l’artisanat ou de la petite bourgeoisie, qui servait d’intermédiaire pour la transmission des idées théologiques et des pratiques religieuses.
La réforme de la société villageoise
17Les efforts des anciens dans le cadre du consistoire nous donnent un aperçu exceptionnel sur l’univers des gens du village et sur le projet protestant de la réforme de la société tout entière. Les responsables réformés visaient beaucoup plus que la réforme des croyances et des institutions religieuses. Ils avaient très clairement le désir de remodeler le comportement du peuple et de lui instiller de nouvelles habitudes et de nouvelles valeurs. Par conséquent, les délibérations consistoriales nous informent de la nature du christianisme rural d’avant la Réforme et des effets globaux de son adoption sur la vie villageoise.
18Les hommes et les femmes appelés devant les consistoires des villages du Midi y rendaient compte de toute une gamme de délits et de péchés. Un des problèmes les plus endémiques, surtout dans les premières années qui ont suivi la fondation des Églises, était le manque d’assiduité des fidèles aux cultes. À bien des reprises, les anciens réprimandaient des fidèles et les exhortaient à « fréquenter les assemblées » et à « venir aux prières » ; ou bien encore, le consistoire demandait les causes des absences aux célébrations de la Cène23. Une autre série de transgressions résultait de contacts effectifs avec le papisme. Parmi les infractions les plus relevées, figuraient l’assistance à la messe dans un village catholique voisin ou le baptême d’un enfant par un curé. Cependant, la difficulté majeure liée au catholicisme provenait des mariages « à la papauté ». Les pasteurs et anciens, même dans les régions rurales les plus reculées, censurèrent sévèrement des pères et des mères pour avoir permis à leurs filles d’épouser des catholiques ou, plus précisément, pour « les livrer à Satan24 ».
19Ces réformés, qui se voulaient aussi réformateurs de la société lors des séances des consistoires, cherchaient également à déraciner bien des aspects de la culture populaire concernant le surnaturel. Ils sanctionnaient les sages-femmes qui avaient continué à baptiser les nouveau-nés fragiles selon la pratique catholique de l’ondoiement. Le consistoire réprouvait aussi les hommes et les femmes qui consultaient des sorcières. Ainsi, une femme était excommuniée pour avoir consulté la devineresse d’un village voisin à propos de sa fille malade et de son fils mort subitement. Cette offensive protestante contre la culture religieuse catholique cherchait aussi à désacraliser les festivités médiévales. Les célébrations religieuses et les fêtes des saints rythmaient le temps et constituaient pour les paysans une ébauche du calendrier de leur année25. L’attrait des fêtes votives et d’autres coutumes finit par inciter le pasteur de Saint-Amans à admonester sa congrégation contre les « fêtes, solennités, banquets et délices » de ces pratiquants d’un culte immoral et faux26.
20À côté de ces affaires de discipline religieuse, le consistoire cherchait à faire disparaître une variété de méfaits qui lui paraissaient être de véritables fautes morales. Parmi ces écarts de conduite, les querelles et affrontements verbaux sont au premier rang. Le problème était aigu et le recours aux voies de fait assez fréquent. Ainsi, un soldat frappa une femme enceinte de Camarès si violemment qu’elle avorta. Nombre de disputes se limitaient à l’emploi d’un langage insultant, obscène ou profane. Les gens du village étaient toujours prêts à maudire le diable ou à murmurer « cap de Notre Seigneur ». D’une manière plus précise, les insultes de larron, voleur et trompeur, ou de cheval et âne, étaient utilisées contre les hommes. Par contre, l’honneur des femmes reposait presque exclusivement sur leur vertu sexuelle. On les traitait de « putain », « putain vilaine » et « putain puée ». D’autres insultes misogynes telles que « vieille masque » (sorcière), « quatre langues », ou « mauvaise ménagère » étaient aussi attendues que banales.
21Une autre sorte de délit, dont on a d’ailleurs souvent exagéré la place et la gravité, est représentée par les délits sexuels. Les infractions associées aux affaires sexuelles étaient toujours moins nombreuses que celles liées à la danse, par exemple. L’accusation inévitable était celle de paillardise, mot qui désigne le plus souvent la fornication. La preuve la moins contestable en était le flagrant délit, comme pour cet homme de Bédarieux découvert tard le soir dans le lit d’une veuve. Le consistoire cherchait aussi à faire disparaître des activités scandaleuses et frivoles telles que la danse, certains jeux et la fréquentation des tavernes. Les gens admonestés ou censurés par les consistoires pour fait de danse représentaient une part importante de ceux qui étaient rappelés à l’ordre. La danse était très fréquemment associée aux fêtes populaires et religieuses que les Églises réformées souhaitaient voir disparaître. Les anciens condamnaient les gens qui avaient dansé à l’occasion des noces, des fêtes votives et des célébrations de l’ancien carême-prenant. En fin de compte, les pasteurs et les anciens ont travaillé sans relâche à faire disparaître les mauvais usages et les coutumes immorales d’autrefois. En même temps, ils ont défini des modèles de conduite et en ont exigé l’observance par des moyens à la fois ecclésiastiques et sociaux.
***
22La Réforme à laquelle les Français étaient appelés à adhérer aux XVIe et XVIIe siècles visait à transformer la société entière, rurale comme urbaine. Dans ce processus, le rôle des artisans et des membres de la bourgeoisie a été décisif, surtout parmi ceux qui ont occupé l’office d’ancien dans l’Église réformée. Ils ont été attirés par cette nouvelle compréhension du christianisme qui soulignait l’importance de l’Écriture Sainte et qui, par conséquent, était accessible à toute personne qui savait lire et écrire. En même temps, l’ordre ecclésiastique réformé leur a accordé une place importante avec des responsabilités considérables, ce qui était peu développé auparavant pour les laïcs de l’Église catholique. Les responsables protestants ont « dressé » les Églises dans les Cévennes aussi bien que dans les campagnes du Gard et du Tarn actuels. Ainsi, à travers l’exercice de l’office d’ancien, les artisans et les bourgeois sont devenus une courroie de transmission importante pour la diffusion de la Réforme dans les villes, les bourgades et les hameaux. Pour les historiens de la Réforme dans les campagnes du Midi, la principale difficulté réside dans le manque quasi-total d’archives. Néanmoins, il est parfois possible de présenter des hypothèses sur le comportement religieux des paysans et autres villageois. La Réforme rurale n’est plus un sujet oublié ou ignoré, même s’il nous reste à poursuivre les recherches – surtout au niveau des Églises locales et de leurs consistoires – pour mieux comprendre avec précision ses dimensions et ses effets.
Notes de bas de page
1 E. Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, Paris, 1966, t. 1, p. 333-336.
2 Ibid., t. 1, p. 341-344.
3 Ibid., t. 1, p. 348-356.
4 S. Mours, Les Églises réformées en France, Paris, 1958, p. 58-107 ; R. Rouanet, Catholiques et protestants dans la montagne castraise (1570-1629). Coexistence religieuse et construction des groupes religieux, Castres, 2009, p. 33.
5 Actuellement, je fais un inventaire des registres de consistoire qui ont survécu aux guerres de Religion, à la Révocation de l’édit de Nantes et aux vicissitudes de l’époque contemporaine.
6 P.-F. Geisendorf (dir.), Livre des habitants de Genève, Genève, 1957-1963.
7 E. Le Roy Ladurie, Paysans de Languedoc…, t. 1, p. 341-344.
8 H. Patry, Les débuts de la Réforme protestante en Guyenne, 1523-1559 : Arrêts du Parlement. Bordeaux, 1912. R. Mentzer, Heresy Proceedings in Languedoc, 1500-1560, Philadelphie, 1984.
9 Il n’y avait que deux laboureurs dont un était de Nîmes. A. Puech, La Renaissance et la Réforme à Nîmes, Nîmes, 1893, p. 56-58.
10 R. Mentzer, Heresy Proceedings in Languedoc…, p. 151-158.
11 Ibid., p. 142-150.
12 A.N., TT 269, dossier 25, fol. 944.
13 Ibid., fol. 937-943, 956 v°, 959 v°, 961 v°, 964 v°.
14 En mars 1565, Barthélemy Mainin, convoqué pour avoir « juré Dieu » et usé de « paroles lubriques et diffamatoires », refusait de venir au consistoire « jusques à ce qu’il y aura un ministre ». Quelques mois plus tard, Étienne Cristol et David Bastien, accusés d’avoir dansé et d’avoir assisté aux « idolâtries », déclaraient qu’ils se voulaient « soumettre aux corrections ecclésiastiques au premier ministre qui sera ici ». A.N., TT 269, dossier 25, fol. 951 v°-952, 954 v°-955 (voir aussi fol. 959-960).
15 G. Dumons, « La famille de Nautonnier de Castelfranc », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1911, p. 387-402.
16 Voir, par exemple, J. Ramière de Fortanier, Recueil de documents relatifs à l’histoire du droit municipal en France des origines à la Révolution. Chartes de franchises du Lauragais, Paris, 1939.
17 F. Méjan, Discipline de l’Église réformée de France annotée et précédée d’une introduction historique, Paris, 1947, p. 189-228. Sur le modèle établi par Jean Calvin à Genève en 1541, voir les « Ordonnances ecclésiastiques », dans R. M. Kingdon, J.-F. Bergier (dir.), Registres de la Compagnie des Pasteurs de Genève, 1546-1553, t. I, Genève, 1964, p. 1-13.
18 En janvier 1566, le consistoire de Saint-Gervais a décidé « que la visite sera faite par les maisons pour savoir comment chacun vit à sa maison ». A.N., TT 269, dossier 25, fol. 957 v°.
19 R. Mentzer, « Acting on Calvin’s Ideas : The Church in France », D. Foxgrover (dir.), Calvin and the Church, Grand Rapids, Mich, 2002, p. 35-38.
20 A.N., TT 269, dossier 25, fol. 964-965.
21 Bibliothèque de la Société d’Histoire du Protestantisme Français (BPF), Ms 18, fol. 28, 29 v°, 47, 56. Le pasteur de l’Église d’Archiac était aussi pasteur pour la ville voisine de Lonzac. Voir : BPF, Ms 18, fol 18, 22, 23, 53, 54.
22 P. Rambeaud, De La Rochelle vers l’Aunis. L’histoire des réformés et de leurs Églises dans une province française au XVIe siècle, Paris, 2003.
23 Pour avoir omis de fréquenter les assemblées ou les prêches ou de venir aux prières à Bédarieux et à Saint-Gervais, par exemple, voir : A.N., TT 234, 6, fol. 807, 836-839 a, 844 a ; TT 269, 25, fol. 945-945 v°, 947-951, 955-958, 960, 960 v°, 962-965.
24 Voir, par exemple, quelques hommes et femmes appelés devant le consistoire de Layrac en Gascogne : A.D. Gers, 23067, 29 décembre 1607, 26 mars 1608.
25 E. Le Roy Ladurie, Montaillou…, p. 421-424 ; M. Richet, « Un calendrier traditionnel », M. François (dir.), La France et les Français, Paris, 1972, p. 101-129.
26 A.D. Tarn, I 8, 8 décembre 1602.
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Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne
Frédéric Boutoulle et Stéphane Gomis (dir.)
2017