Un procès des dîmes sur les menus grains entre l’abbaye de Citeaux et les habitants d’Échenon
p. 227-240
Texte intégral
1Les archives ont conservé les documents relatifs à un procès opposant la prestigieuse abbaye de Cîteaux aux habitants du territoire alentour compris entre les petites paroisses de Trouhans, Échenon et celle plus importante, installée sur la Saône, de Saint-Jean-de-Losne. Ce procès a fait l’objet d’une impression, qu’il est possible de consulter dans la série G des Archives départementales de la Côte-d’Or. Il comporte 7 pages, imprimées à Dijon chez l’imprimeur du Parlement. Les cinq premières pages font le compte rendu de l’enquête menée par le décimateur. Les deux dernières sont intitulées « Contre-Enquête des Habitans d’Échenon en date du 25 mai 1772 ». L’ensemble a été rédigé par l’abbé Genreau. La querelle porte sur le taux de perception qui pèse sur les menus grains, maïs, millet et sarrasin, dans cette région du sud de la Bourgogne. L’abbaye de Cîteaux cherche à prouver la possession immémoriale de la dîme sur ces plantes. Or, deux de ces menus grains – le sarrasin et plus encore le maïs – sont alors des cultures nouvelles, pour lesquelles il n’existe pas de tradition. C’est là le nœud du conflit entre le décimateur et les paysans.
2La dîme est une réalité fondamentale de la société rurale. Elle présente une particularité historiographique, celle d’avoir fait l’objet de nombreuses études de détails, mais rarement de synthèses d’ensemble. D’où les questions qui se posent sur la place réelle de la dîme des menus grains et sur les modalités de sa perception. Un procès, bien documenté pour les deux parties opposées, se révèle être une source intéressante, d’abord en termes de fiscalité – renonciation ou non renonciation par l’autorité perceptrice ou exemption revendiquée par les populations assujetties –, en termes sociologiques ensuite – la première fonction des menues dîmes étant de contribuer au culte, d’assurer la subsistance du prêtre et d’être redistribuée aux plus nécessiteux1 – en termes d’innovations agricoles enfin –, la multiplication des procès dans les régions bretonnes, bourguignonnes ou toulousaines témoignant de la conversion des cultures. L’étude de ce procès porte une question sous-jacente essentielle, à laquelle le document ne répond pas car ce n’est pas directement son propos : quel est l’objectif de ce prélèvement ?
L’objet du litige : maïs et sarrasin
3L’affaire débute en août 1760. Quatre habitants d’Échenon, Jean-Baptiste Chenot, Jean Bonvallot, Jacques Thomas et Jean Monin refusent de payer la dîme des menus grains. Un long procès s’ensuit qui aboutit treize ans plus tard au procès imprimé (document ci-après)2. L’enquête porte sur la dîme insolite. La dîme insolite porte sur des cultures nouvelles, pour lesquelles il n’existe pas de tradition. La question se pose à propos du sarrasin, introduit au XVe siècle, mais surtout à propos du maïs, cultivé dès le règne d’Henri IV dans cette région. L’enquête porte également sur les menues dîmes, qui se lèvent sur les graines de printemps (fèves, pois…). Le prélèvement sur ces produits est contesté.
4Le document privilégie deux termes : « menues graines » (9 mentions), et parmi elles, essentiellement le maïs, appelé en Bourgogne « turquis » (six mentions) et les « graines rondes » – huit mentions dans l’enquête. Le terme de « menus grains » apparaît quant à lui trois fois. Enfin, un témoignage ajoute que le prélèvement concerne également la navette3 et la camomille4. Sur quels arguments les paysans font-ils reposer leurs contestations ? Voici comment est retranscrite dans le Mémoire pour l’abbé de Citeaux la position des habitants d’Échenon :
« […] Les habitans prétendoient qu’ils ne s’étoient jamais astreints à payer la Dixme de Turquis & de Sarrazin, à la quinzième ; qu’ils ne l’avoient jamais payée du turquis, maïs mis en tas ; qu’ils ne la payaient qu’à la seizième du turquis, mis sur perche ; qu’ils ne la payaient point du Sarrasin semé sur frache, c’est à dire après la récolte d’autres grains ; et même qu’à l’égard du sarrasin, ils ne payoient que ce qu’ils jugeoient à propos, sans uniformité5. »
5Le différend porte sur deux céréales : le sarrasin et le maïs. Il ne porte pas sur des graines cultivées de manière traditionnelle en Bourgogne, mais sur deux plantes introduites récemment.
6Introduit en France à la fin du XVe siècle, le sarrasin, ou blé noir, n’apparaissait pas dans les cartulaires parmi les redevances au Moyen Âge. Il devient plus fréquent dans la documentation à partir du XVIe siècle, lorsqu’il remplace le seigle sur les terres les plus pauvres6. Quant au maïs, c’est une plante nouvelle en Bourgogne. Elle n’aurait été introduite dans cette région qu’au début du XVIIe siècle, et serait devenue commune au milieu du XVIIIe siècle7. Or la perception de la dîme reposait largement sur les coutumes et les usages locaux. S’il était de droit de percevoir la dîme du froment à raison d’une gerbe sur onze ou sur treize, il n’y avait pas d’usage à propos des nouveaux grains. Les paysans ont cherché à défendre leur intérêt par cette faille.
7Certains ont dit ne rien devoir, d’autres ne devoir que « ce que bon leur semblait », et d’autres encore accepter une dîme mais dans des conditions de perception différentes de celles de la « grosse dîme ». Les paysans d’Échenon ne sont pas des révolutionnaires. Ils acceptent de devoir une dîme sur le « turquis » et le sarrasin, mais sous certaines conditions. C’est ainsi que, pour le maïs, ils ne payent pas la dîme dans le champ, mais « en tas » ou « mis sur perche ». Cela signifie que la perception avait lieu après la récolte, dans le grenier du paysan. Les fraudes sont plus faciles que lors de la perception des gerbes dans le champ… C’est une première différence entre la perception de ces menus grains et celle opérée pour les « gros grains ».
Le problème de la quotité et de l’exemption
8Le document insiste aussi sur le taux de la dîme. La dîme du « turquis » et du sarrasin est relativement faible. Elle s’élève au seizième de la récolte du maïs. C’est encore plus faible pour le sarrasin. Le document montre une sorte de don volontaire de la part des paysans à propos du blé noir : « Ils ne payoient que ce qu’ils jugeoient à propos, sans uniformité8. » Les uns payaient moins que les autres. Le décimateur n’avait pas forcément accès au grenier où était stockée la récolte et ne collectait que ce que le propriétaire voulait bien lui concéder. C’est d’ailleurs ainsi qu’est décrit le travail des collecteurs : « De l’aveu des habitans, & selon leur consultation, il n’y a jamais eu de mesurage, ni compte de boisseaux ; les Fermiers de la Dixme ne voyoient point les tas. Tout se terminoit par les Déclarations des Laboureurs qu’ils avoient tant semé & tant recueilli9. »
9Enfin, une dernière exception portait sur la dîme du sarrasin. Le sarrasin semé après la récolte d’un autre grain ne devait pas la dîme. Cela est possible lorsque les céréales d’hiver sont récoltées suffisamment tôt en été pour permettre de semer du blé noir. Dans des conditions favorables, la végétation du sarrasin est rapide, trois à quatre mois. Une récolte, même partielle, des grains au cours de l’automne était donc possible. Cette récolte était exemptée de dîme. Cette coutume s’oppose au principe fondamental de la dîme. Elle sous-entend qu’on ne perçoit pas deux fois sur la même terre, alors que tous les traités sur la perception de la dîme insistent sur le fait que ce n’est pas la terre qui est imposée, mais les fruits qu’elle donne : « Ce n’est point le fonds qui doit la dîme, ce sont les fruits qui s’y recueillent, quand ils sont décimables de leur nature10. »
Témoignages et enquête
10Le clergé s’appuie à la fois sur les coutumes, sur les précédents juridiques et enfin sur les documents écrits. L’abbé de Cîteaux a lancé une enquête pour défendre ses intérêts. Celle-ci avait pour but, d’après le sous-titre, de « prouver une possession immémoriale, universelle et uniforme de la dîme insolite dont il s’agit11 ». Elle a été menée entre le 6 et le 16 mai 1772, soit cinq jours d’enquête. Elle repose sur le témoignage de 27 personnes. L’abbaye de Cîteaux semble particulièrement motivée pour défendre ses intérêts puisque non seulement l’enquête est menée par un membre du clergé, dont on peut soupçonner le parti pris, mais en plus cinq jours ont été consacrés à sélectionner et à interroger les témoins, au lieu d’une seule journée pour la contre-enquête. Pour démontrer la possession « immémoriale » de la dîme sur le turquis et le blé noir, les enquêteurs ont par ailleurs fait appel à des témoins dont la moyenne d’âge est élevée : plus de 62 ans en moyenne. Le témoin le plus jeune a 36 ans et le plus âgé 80. Pour confirmer l’ancienneté des faits, les témoins ont fait appel à leurs souvenirs. Neuf des 25 témoins, soit plus du tiers, font référence à leur père. Prenons l’exemple de Pierre Perrin, laboureur à Saint-Usage. Âgé lui-même de 68 ans, il se souvient « qu’il a toujours payé & vu son père & les autres habitans de Saint-Usage […] (payer) la dîme des menues graines12 ». L’autorité des anciens authentifie l’ancienneté de l’usage. Elle est aussi certifiée par la qualité des témoins. Ce sont presque exclusivement des hommes. Seules trois femmes témoignent, l’une d’entre elles étant d’ailleurs la nièce du défunt curé de Saint-Jean-de-Losne, Gabriel Foucault. Elle se souvient que son oncle recevait « à son profit la dixme qui lui appartenait sur le lieu d’Échenon13 ». Les autres témoins appartiennent majoritairement à la catégorie des laboureurs. Tous les témoins ne sont cependant pas des paysans.
Tableau 1 : Professions des témoins cités dans l’enquête des codécimateurs

11Sept n’exercent pas dans l’agriculture. Parmi eux, trois ont des relations avec ce milieu, comme les « mesureurs de grains » ou l’aubergiste Claude Philippon, vingt-deuxième témoin, dont le père était cultivateur à Échenon. D’autres témoignent de leur expérience en tant qu’anciens agents chargés du prélèvement de la dîme14. Le Sieur Pierre Michaut a été, dans les années 1730, le Commis du Fermier des abbés de Cîteaux. Le dernier témoin, le Sieur Martin Joly, est le seul professionnel du prélèvement de la dîme. Son témoignage est présenté avec précaution. En effet, cet homme de 76 ans a subi une « attaque d’apoplexie » qui l’a réduit dans une « espèce d’imbécillité15 ». Cependant, sa déposition est très bien renseignée. Le Sieur Joly a été le fermier des possessions de la vénérable abbaye durant 27 ans, soit « trois différens baux de neuf ans chacun16 ». Son activité a cessé en 1751. Il exerçait sur le territoire d’Échenon. Il allait lui-même percevoir chaque année la dîme des menus grains, accompagné du curé. L’étude des témoignages permet de dégager les usages. Il est à remarquer que le territoire étudié est restreint (les environs de Saint-Jean-de-Losne) et que seules vingt-cinq personnes différentes livrent leur avis. Ces réserves faites, il ne faut pas généraliser le cas d’Échenon, mais le prendre comme un exemple significatif. En effet, si je n’ai pas trouvé de documents équivalents dans d’autres fonds d’archives, d’autres types de documents, comme les cahiers de doléance de 1789, attestent la généralité de ces problèmes de perception17.
Tableau 2 : Taux de la dîme selon les codécimateurs
Nombre de cas cités | Usage de la perception de la dîme |
16 | La dîme est payée, comme un don, « à volonté » |
3 | Une petite quantité, de l’ordre d’une demi-mesure sur 12 à 20 mesures recueillies |
4 | Refus de payer |
2 | La dîme n’est pas demandée, et n’est donc pas payée |
12Le vingt-quatrième témoin, Jacques Préveret, marinier, se souvient que « ses anciens » devaient le seizième des graines rondes. Lui-même a levé cette dîme en 1754, mais « chacun le paya à sa volonté ». C’est l’usage manifestement. Plus de la moitié des témoins explique que la dîme des menus grains se paye « à volonté », « suivant sa conscience ». La dîme des menus grains ne serait qu’une obole volontaire, un don gracieux.
13D’autres citations évoquent une redevance très faible. Voici celles qui sont relevées dans l’enquête des décimateurs : « un bruchon » sur la récolte d’un champ18, la valeur d’une demi-mesure sur un demi-journal ensemencé19, la valeur d’une demi-mesure sur douze mesures contenues dans le grenier20, ou encore une mesure sur dix recueillies21. Les valeurs, quand elles existent, sont élastiques et faibles. Elles sont réduites à une somme annuelle variable. Elles sont perçues, non pas en gerbes, mais en volume de grains. Cela peut s’expliquer par la date de passage des dîmiers. Ils passent autour de la Saint Martin, c’est-à-dire en novembre. Le dîmier se rendait dans les granges après les récoltes. Le maïs était égrené dans les coffres, tout comme le sarrasin. Cela signifie aussi que les fruits de la dîme ne sont pas les produits du champ, mais le résultat final de la récolte, après battage, sélection des semences et certainement consommation.
14La dîme s’apparente à un don « selon sa conscience », et son mode de perception est variable selon la motivation de celui qui effectue le prélèvement. Le fermier de cette dîme recevait une part importante des volumes : un quart, soit l’équivalent de ce que percevait le curé, selon le témoignage de la nièce de ce dernier : « Elle a vu plusieurs fois amener sur les greniers de son oncle le produit de cette dîme22. » La moitié du revenu sur la dîme du maïs et du sarrasin revenait à l’abbaye de Cîteaux23.
Les sentences contre les récalcitrants
15Malgré un taux et un mode de perception qu’on peut juger favorables aux paysans, les refus de payer existent. Le clergé disposait alors de moyens de pression. Pierre Gimelet et son voisin Pierre Dant avaient refusé de payer en 1759. Le premier explique que « plusieurs Particuliers d’Échenon lui avoient dit que cette dixme n’étoit point due24 ». Les fermiers de l’abbaye les ont assignés, lui et son voisin, en justice. Les deux contrevenants eurent une amende de 3 livres et 13 sols et promirent de payer à l’avenir. Un nommé Baudot d’Échenon refusa lui aussi de payer cette dîme. Le Sieur Joly, accompagné du curé, se rendit dans son grenier et y trouva « huit tonneaux remplis de turquis ». Le récalcitrant fut contraint de payer25. Sans aller jusqu’au procès, le curé et le décimateur pouvaient se plaindre de la petitesse de la dîme au moment de leur passage chez l’habitant. Voyant les tas dans les greniers, le Sieur Pierre Michaut parvint à obtenir un peu plus que ce qu’on lui proposait d’abord, « sur la reconnoissance d’un simple coup d’œil26 ». Cette expression propre au vocabulaire militaire est relativement fréquente dans ce procès, où les évaluations se font de manière empirique.
16Le clergé de Saint-Jean-de-Losne s’appuie ensuite sur la jurisprudence. L’affaire d’Échenon n’est pas la première. À La Tournelle non plus les habitants ne veulent pas payer la dîme sur le sarrasin et le maïs. Par un arrêt du 1er mars 1773, ils furent condamnés à payer. Le taux a été rappelé à cette occasion. Il s’appuie sur une transaction qui, selon le clergé, fait jurisprudence : « […] Par transaction de 1451, les Habitans de Brienne étoient convenus de payer la Dixme des menus grains, ès Hôtels des Paroissiens, à raison de quinze coupes l’une27. » À Ménessaire, le curé a poursuivi ses paroissiens. Il a obtenu satisfaction le 9 juin 1686 : les habitants acceptent la dîme au douzième sur « la navette, les pois, les fèves, le millet, le panney, les légumes et le champvre28 ». En Bretagne, le Parlement confirme, le 8 août 1748, un jugement du Présidial de Nantes. Les blés noirs et les mils sont prélevés au onzième tant il y « avoit un abus évident de laisser aux débiteurs de cette dîme la liberté de ne payer que ce qu’ils vouloient29 ».
17Le clergé aurait pu s’appuyer également sur d’autres documents d’ordre juridique et financier. Nouët, avocat des finances à Paris, s’est intéressé à ces problèmes. Il écrit au Contrôleur général le 19 septembre 1712 : « Il n’y a point d’ordonnance qui défende de dîmer les menus grains, comme sarrasin ou blé noir, millet, etc. ». Il ajoute que « l’usage est absolument maître » : « Dans les lieux où cette dîme a coutume de se lever, on condamne au payement ceux qui la refusent30. »
Contre-témoignages et contre-enquête
18À Échenon, les habitants ont décidé de mener une contre-enquête, en réponse à l’enquête menée par l’abbé de Cîteaux. Cette contre-enquête est datée du 25 mai 1772. Elle compte trois pages, contenant les témoignages de treize personnes. Le recrutement des témoins est légèrement différent si l’on compare avec l’enquête menée précédemment. La moyenne d’âge est légèrement plus jeune, elle s’élève à 56 ans contre 62. De plus, l’éventail des professions est plus large que dans l’enquête des décimateurs. Neuf métiers sont représentés au lieu de six. Il s’agit encore une fois essentiellement de laboureurs. Les petits artisans sont pourtant bien représentés : cordonniers, tailleur, couvreur…
Tableau 3 : Profession des témoins dans la contre-enquête des habitants d’Échenon
Profession | Nombre |
cordonnier | 1 |
tailleur | 1 |
couvreur | 1 |
laboureur | 5 |
cabaretier | 1 |
manouvrier | 1 |
manouvrier et couvreur | 1 |
boulanger | 1 |
mesureur - juré | 1 |
19Ce tableau a été construit à l’aide du document imprimé intitulé « Contre-enquête des habitans d’Échenon, en date du 25 mai 1772 », des Archives départementales de la Côte-d’Or, G 3824 : Saint-Jean-de-Losne ; domaines, cens et baux (1396-1782), p. 5-7.
20Le problème du turquis comme objet de la dîme est plus présent dans les témoignages cités dans la contre-enquête du 25 mai 1772. Ils évoquent le « turquis » à cinq reprises sur treize témoignages, alors que les témoins de la partie adverse n’en parlent qu’à six reprises sur vingt-cinq témoignages. On parle moins, dans ce document, de la dîme des « menues graines » que de « graines rondes » – 9 mentions sur 13. Cette dernière expression permet de distinguer les céréales de type froment, dont la graine est ovale, des menus grains dont la forme est plus ronde. Le cinquième témoignage, celui de Jean Gardet, laboureur à Trouhans, fait entrer dans la dîme des graines rondes la navette, le turquis et la camomille31. Récapitulons maintenant quel était le taux de cette dîme, quand elle existait, d’après la contre-enquête.
Tableau 4 : Taux de la dîme dans la Contre-enquête des habitants d’Échenon
Nombre de cas cités | Usage de la dîme des menus grains |
9 | La dîme est payée « à volonté », « ce qu’on vouloit » |
1 | La dîme n’a jamais été demandée. |
1 | Le paysan refuse de payer. |
2 | La dîme est payée entre 2 et 3 pintes. |
21Les témoins veulent parvenir à la conclusion suivante. La dîme des menus grains n’était pas perçue régulièrement et s’apparente à une oblation volontaire. Le document montre que jamais le fermier n’a exigé une quotité fixe. Jean Priolet, couvreur et manouvrier à Trouhans, se souvient que, dans les années 1750, il avait payé la « dixme des graines rondes comme il a voulu, dont les Dixmeurs se contentoient sans avoir voulu assujettir personne à une prestation fixe & plus forte que ce qu’on leur donnoit32 ». Les décimateurs ne sont pas négligents, selon les habitants d’Échenon, mais complaisants et réalistes quant à la valeur de cette dîme. Jacques Lache, laboureur à Saint-Usage, fut tenté de ne rien donner au fermier. La rumeur courait « qu’on ne devoit rien ». Il posa la question au percepteur, qui lui répondit : « Je ne mène point d’huissier avec moi, je prends ce qu’on me donne. »
22Le montant du prélèvement valait-il d’ailleurs la peine de se déplacer ? La question est posée dans le dernier témoignage. Le père de Philbert Grinelet était sous-amodiateur des dîmes d’Échenon pour le Sieur Hernoux dans les années 1730. Ce n’est que sous la pression de ses associés qu’il se décida à lever cette dîme la dernière année de son sous-bail. Pourquoi ? Le revenu était fort modeste. Il permettait de ne gagner que « pour boire une pinte ». Il était fixé dans l’usage de ne payer que ce qu’« on jugeoit à propos ». Il aurait été plus simple de fixer la dîme à un taux fixe ou bien de fonctionner sur un mode forfaitaire. Cette proposition fut d’ailleurs faite par Philibert Grinelet et son père à la Demoiselle Hernoux. Le forfait aurait pu être d’une ou deux émines33. L’attente apparaît très disproportionnée par rapport à ce que les paysans sont prêts à concéder. C’est pourquoi la Demoiselle Hernoux ne manque pas de constater qu’« elle ne pouvoit rien exiger de cette espèce de dixme, que ce qu’on vouloit bien donner34 ». Comme rien n’était fixé, la plupart des habitants prirent soit l’habitude de ne rien payer, soit de ne donner, exceptionnellement que deux ou trois pintes prélevées sur les quelques quartiers de turquis, de camomille ou de navette ensemencés35. Le cordonnier de Saint-Jean-de-Losnes raconte qu’il n’a payé qu’une fois la dîme sur le maïs en quinze années36. Si bien que, quand il arrivait aux habitants de payer, c’était parfois de manière fortuite, et le plus souvent même à regret. Deux témoins rapportent qu’ils n’ont jamais payé cette dîme, sauf une fois, alors qu’ils étaient absents et que leur femme a remis deux pintes au fermier qui passait37. Preuve s’il en est de l’irrégularité de ce prélèvement…
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23Les deux enquêtes parviennent sensiblement au même constat. Il n’y a jamais eu de taux fixe ni de mesurage de la part des fermiers dans la région de Saint-Jean-de-Losne. Les fermiers ne voyaient pas les tas, sauf insistance de leur part. Tout reposait sur la déclaration et le bon vouloir des laboureurs. Pour les habitants d’Échenon, la dîme des graines rondes est « à volonté ». Elle ne se perçoit plus qu’épisodiquement depuis les années 1730-1740. Selon l’Abbé, les habitants veulent travestir la dîme des menues graines en une aumône, ce qui est une pratique usurpée selon l’usage et la jurisprudence
24La lecture de ce procès a permis de dessiner un tableau vivant et contrasté de la population ainsi que des rapports de force entre une partie des villageois et l’autorité ecclésiastique. Les quatre habitants d’Échenon qui contestaient la dîme sur le maïs en 1760, « dénommés en tête du présent mémoire & qui sont Jean-Baptiste Chenot, Jean Bonvallot, Jacques Thomas & Jean Monin38 », furent condamnés à livrer la dîme. La quotepart a été fixée au 1/10e pour le blé de turquis, principal objet de litige. Cette condamnation a été l’élément détonateur d’une affaire qui dépasse le cadre limité des paroisses voisines de l’abbaye de Cîteaux. Loin d’apaiser les esprits et d’établir une jurisprudence définitive, la condamnation a ouvert une procédure longue et tatillonne. L’affaire s’étire en réalité sur tout le XVIIIe et pose deux questions. La première est celle de la place du maïs dans les habitudes culturales. Le maïs n’est pas considéré comme une culture nouvelle par les habitants, mais comme un menu grain, au même titre que le millet, céréale traditionnelle. De ce fait, elle relève de la dîme des menus grains. La seconde question porte sur la distension des liens entre la population et le clergé, y compris avec le desservant de la paroisse. La dîme des menus grains est considérée comme une aumône faite au curé local. Le refus de son versement est un indice du recul des liens entre curé et paroissiens. Le versement de la dîme des menus grains apparaît moins utile et moins légitime au milieu du XVIIIe siècle. Je n’ai pas trouvé l’épilogue du conflit. Peut-être a-t-il traîné jusqu’à la Révolution ? Les dîmes ont été abolies en 1789, ce qui mit fin définitivement au procès.
Annexe
Annexe
Archives départementales de la Côte-d’Or, G 3824, Procès entre les habitants d’Échenon et l’abbaye de Cîteaux en 1772.


Notes de bas de page
1 François-Ignace Dunod de Charnage, Traités de l’aliénation et de la prescription des biens de l’Eglise, de la dixme et comment elle se prescrit, Dijon, Antoine de Fay, 1730, livre 2, p. 17 : « Il y a des Arrêts qui ont adjugé la menuë dixme aux Curés dans leurs Paroisses à l’exclusion de tous les autres, nonobstant tout privilège & possession contraires. »
2 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824, abbé Genreau, Mémoire pour le vénérable Abbé Prieur & religieux de Cîteaux contre Jean Bonvallot & autres laboureurs à Échenon, 14 mars 1773.
3 La navette est une crucifère cultivée à la fois pour son huile et comme plante fourragère.
4 La camomille n’est pas un grain. Les fleurs blanches de la camomille sont utilisées en infusion pour leurs propriétés digestives.
5 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824, abbé Genreau, Mémoire pour le vénérable Abbé Prieur…
6 Aimé Perpillou, Cartographie du paysage rural limousin, t. II : Commentaires et cartes, Chartres, 1940, p. 66.
7 Pierre Ponsot, « Les débuts du maïs en Bresse sous Henri IV », Histoire et Sociétés rurales, no 23, 2005, p. 117-129. Isabelle Vouette, Le maïs en France au xviiie siècle, maîtrise, Université Paris 7, 1995, dactyl.
8 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824, 14 mars 1773.
9 Id.
10 M. Nouët, avocat des finances à Paris, au Contrôleur général, le 19 septembre 1712, dans Arthur Michel de Boislisle (éd.), Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces de 1683 à 1715, Paris, 1874-1897, t. 3, p. 460.
11 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824. Enquête des Codécimateurs en date des 6, 8, 13, 14 & 16 mai 1772.
12 Id.
13 Id., p. 4.
14 Besançon, abbé, Dictionnaire portatif de la campagne, comprenant les vrais noms de tous les instrumens, Paris, sl, 1786, p. 145 : « Dixmeur, celui qui recueille les Dixmes & le décimateur est celui qui a le droit, en vertu d’une terre, d’un bénéfice, de percevoir la dixme, un dizeau, tas de dix gerbes ou de dix bottes de foin dont on doit donner une au dixmeur. »
15 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824. Enquête des Codécimateurs…, p. 5.
16 Id., p. 5.
17 Dans un article, Alexandre Malgouverne cite ce type de sources : « Les méthodes agraires gessiennes au xviiie siècle à travers les procès de dîmes », Visages de l’Ain, no 190, 1983, p. 37-41. Anne Zink relève peu de cas de procès entre décimateurs et paroissiens : Clochers et troupeaux. Les communautés rurales des Landes et du Sud-Ouest avant la Révolution, Bordeaux, 1997, p. 24.
18 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824 : Neuvième témoin, Jean Gimelet, manouvrier à Saint-Usage. Les mesures locales sont extrêmement difficiles à convertir avec précision. Cela correspond à environ deux décalitres. Pour les conversions des mesures anciennes, je me suis reportée à deux ouvrages complémentaires : Jacques Violot, Les mesures anciennes, Mâcon, Cercle généalogique de Saône-et-Loire, dactyl., 2e éd., 1997, et Pierre Charbonnier (dir.), Les anciennes mesures locales du Centre-Est d’après les tables de conversion, Clermont-Ferrand, 2005.
19 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824. Enquête des Codécimateurs…, Onzième témoin, Pierre Variot, manouvrier à Saint-Usage. Un demi-journal correspond à environ 15 ares.
20 Id., Dix-septième témoin, Claude Vacher, laboureur à Saint-Usage. La mesure vaut un peu moins de 10 litres.
21 Id., Vingt-cinquième témoin, le Sieur Jolly, bourgeois à Saint-Jean-de-Losne.
22 Id., dix-huitième témoin, p. 4.
23 Id., vingt-cinquième témoin, p. 5 : « L’autre moitié desdites dixmes appartenant aux Vénérables de Saint-Vivant. »
24 Id., douzième témoin, p. 3.
25 Id., p. 4.
26 Id., p. 3.
27 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824 : Notes pour les décimateurs d’Échenon…
28 Louis Ligeron, « La dîme des menus grains à l’époque moderne (d’après des documents bourguignons) », Annales de Bourgogne, no 179, 1973, p. 160.
29 Henri Sée, Les classes rurales en Bretagne du xvie siècle à la Révolution, Paris, 1906.
30 Artur Michel de Boislisle (éd.), Correspondance des contrôleurs généraux…, t. 3, p. 460.
31 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824, p. 6.
32 Id., p. 6.
33 L’émine est une mesure de capacité équivalant à Saint-Jean-de-Losne à 17 mesures (froment) racles. La mesure vaut environ 28 litres. La capacité d’une émine est donc de 476 litres, de deux émines de 952 litres.
34 Id., Treizième témoignage, p. 7.
35 La pinte est une mesure de capacité, plutôt utilisée pour les liquides que pour la mesure des grains. Elle vaut 0,931 litre à Paris. À Saint-Jean-de-Losne, la pinte vaut deux pintes de Paris, soit 1,862 litres. (Mesures citées par Pierre Charbonnier (dir.), Les anciennes mesures locales du Centre-Est…, p. 102.)
36 Arch. départ. Côte d’Or, G 3824, Contre-Enquête…, 1er témoin, p. 5.
37 Id., Septième et treizième témoin, p. 6 et 7.
38 Arch. départ. Côte-d’Or, G 3824 : Mémoire sur partage pour les Habitans d’Échenon, contre les Vénérables Abbé, Prieur & Religieux de Citeaux, Dijon, Causse, 1773, ms : « Le 12 août 1760, les quatre habitans […] furent assignés pardevant le Lieutenant au Bailliage de Saint-Jean-de-Lône, à requêtes des Codécimateurs d’Echenon, pour être condamnés à livrer la dîme à raison du dixième du bled de turquis […] ».
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