Conclusion
p. 199-209
Texte intégral
1La scène élémentaire de l’attaque du château et du meurtre du seigneur ressemble à un modèle historiographique imaginaire, qui aurait été dessiné en grande partie par des auteurs du xixe siècle. Il s’est formé dans la postérité de la Révolution française et des représentations qu’elle se forgeait du passé, dans la construction alors d’un « Ancien Régime » supposé inchangé à travers les siècles, dont la société et la nation seraient venues enfin à s’affranchir. Les événements récents, croyait-on, opéraient une rupture du temps, refermaient l’âge de la « féodalité », théâtre de luttes obscures et malheureuses qui avaient enfin abouti sous les yeux des contemporains à la victoire définitive du Tiers État. Dans cet élan, on découvrait des textes qui venaient confirmer cette image d’une lutte linéaire et presque éternelle. Elle commencerait avec le récit de la révolte de la commune de Laon au début du xiie siècle, tel que le propose Guibert de Nogent, elle se poursuit avec l’épisode des Jacques du Beauvaisis rapporté par Froissart avec couleur et épouvante ou avec les ravages des Tuchins interprétés par la chronique du religieux de Saint-Denis. On sait que le récit, talentueux et terrible, de Guibert de Nogent fut redécouvert et recomposé par Augustin Thierry comme un premier et lointain signe de l’éveil du Tiers-État, un acte majeur de ce légendaire social qu’il proposait à la génération romantique. Les pages lyriques de Michelet, ou, plus près de nous, les affabulations des romans d’Eugène Le Roy composés autour de 1900, ont ajouté dans cette écriture des révoltes en forme d’épopée d’autres stéréotypes, d’autres répertoires de rôles sociaux que l’on retrouve encore tous les jours dans les vulgarisations du passé médiéval ou moderne.
2Les crimes qu’auraient perpétrés ces insurgés, le projet de subversion égalitaire qu’on leur prête, trouvaient ainsi crédit à la fois dans les fantasmes des possédants contemporains et dans les versions utopistes et sympathisantes des historiens de la postérité. La révolte populaire, dans ce topos, est donnée pour prophétique et annonciatrice des avenirs mais absurde, aveugle et farouche dans l’instant. Elle est présentée comme inutile, parce que promise au malheur, et dans cette perspective d’échec, elle devient suicidaire et désespérée. La fin de ce regard misérabiliste et moralisant doit attendre, au-delà de la Seconde Guerre mondiale, une évolution du regard historique que l’on peut dater des années cinquante ou soixante. Une vision critique plus sereine et positive reconnaît alors aux soulèvements populaires une dynamique propre, c’est-à-dire une aptitude de ces insurgés à prendre la mesure de leur force militaire et de leur capacité d’influencer le cours politique. À vrai dire, un grand nombre de sources narratives avaient été publiées auparavant, à la fin du xixe siècle, elles étaient disponibles, elles attendaient une relecture, une re-interprétation qui ne pouvait apparaître qu’avec la succession des générations historiennes et les renouvellements des débats conceptuels. C’est dans un tel courant que prend place cette 29e rencontre de Flaran.
3D’entrée de jeu, le thème d’étude choisi, les luttes anti-seigneuriales, oblige à la synthèse, diachronique et comparatiste. En effet, embrasser un ensemble de cinq cents ans, du xiie au xviie siècle et, de surcroît, vouloir étendre le regard à presque tous les pays de l’Europe occidentale, c’est supposer une identité minimale de l’institution seigneuriale qui demeurerait évidente et stable à travers les temps et les lieux. C’est croire raisonnable et féconde la comparaison entre de nombreux et divers modèles de rapports qui ont pu réunir ou opposer une élite sociale qui aurait eu droit aux profits du sol et, d’autre part, les paysans qui le cultivaient.
4La recherche d’une opposition frontale, constante entre des « dominants » et des « dominés », concurrents dans l’appropriation des revenus de la terre, implique un postulat idéologique. Son expression duale est peut-être une commodité de langage, elle est aussi très réductionniste, car autour de la relation essentielle du seigneur et du sujet intervenaient d’autres structures puissantes et englobantes, comme le souverain et l’Église. Le contraste des intérêts économiques, le poids du prélèvement d’une part des revenus du sol ne résument pas la relation complexe du seigneur et de ses tenanciers. Leur opposition a aussi des implications de droit public, des arrière-plans religieux, des insertions topographiques, c’est-à-dire un environnement de paysage, d’habitat, de genre de vie. En outre, dans ce théâtre social pouvaient jouer des rôles multiples d’autres acteurs, figurants ou spectateurs : c’étaient des officiers seigneuriaux, juges, receveurs et sergents, des régisseurs, des notaires, des fermiers et des marchands tournés vers les négoces de la ville.
5Également ambigu serait le terme de « luttes » pour représenter l’affrontement de la seigneurie et du travail des champs. Il a le mérite d’étendre le sujet au-delà des épisodes de révolte ouverte, inévitablement fort rares. Les contentieux sur les droits seigneuriaux prenaient le plus souvent la forme de procès, quel que fut leur degré de juridiction. Ils ne quittaient ce champ d’action pour basculer dans la violence que dans des circonstances bien particulières, dont la psychologie collective et les modèles de comportement doivent rendre compte. Il y a un moment clef, un temps climatérique comme disaient les astrologues, où prend fin le train banal des plaintes, doléances et revendications exprimées par les porte-parole habituels, syndics, curés ou notaires, et où la violence fait irruption, où cesse la pratique pacifique ordinaire des institutions pour céder la place à des prises d’armes et au versement du sang. Ce moment signale la limite de la résignation ou de la tolérance, le seuil du sentiment d’injustice. Ce seuil existe, n’en doutons pas, mais son appréciation ne se calcule pas. Il est si peu envisageable qu’en son temps, il surprend même les témoins les plus attentifs. À toute époque, le passage aux voies de fait a ses statuts culturels, ses virtualités, ses modes d’apaisement ou de surgissement. Leur étude conduit alors l’historien au-delà du champ du droit reconnu, prescriptif, dans l’espace indécis des représentations juridiques populaires, de l’imaginaire social et politique.
Un droit des paysans
6L’historien reconstitue sans peine la force des liens de solidarité qui pouvaient à l’intérieur de seigneuries animer les communautés rurales dépendantes. Des tenanciers dont les familles depuis des générations, « à mémoire perdue », comme on disait, occupaient le même terroir, au pied d’un château fort, formaient une entité informelle et chaleureuse. Ils partageaient les mêmes obligations de redevances ou de prestations, jouissaient des mêmes prérogatives pour l’usage des friches et des bois, se rassemblaient dans la même église ou le même cimetière, étaient soumis aux mêmes règles coutumières et à la même juridiction. Ils pouvaient ressentir à la fois leur appartenance traditionnelle voire familière à l’institution seigneuriale mais aussi bien prendre conscience de la spécificité économique de leur destin, au moins singulier ou peut-être antagoniste des intérêts du châtelain. La solidarité et le nombre pouvaient conférer à ces campagnards la confiance en leur bon droit, les convaincre de leur capacité à le défendre par des moyens de procédure ou par le recours à la force vive, car en tout temps un attroupement de paysans, armés de bâtons et de fourches, connaissant les chemins et les accidents du paysage, serait assez redoutable pour chasser un sergent seigneurial, affronter des ennemis dispersés ou des pillards imprudents.
7Ce bon droit supposé des campagnards, ces prérogatives élémentaires revendiquées par les communautés rurales commençaient avec la tenure d’un espace à travailler, la disposition d’une portion du terroir à cultiver, à habiter en famille et à transmettre ensuite sans contradiction à ses enfants et successeurs. Avec plus de précision encore, les valeurs auxquelles des paysans de tous âges et de tous pays pouvaient être les plus attachés étaient la sécurité de leur champ, la stabilité des redevances qu’ils devaient acquitter et le libre choix de leurs cultures et productions. La restriction ou la négation de ces demandes essentielles aurait, croyaient-ils, heurté un droit qui leur semblait avoir été par Dieu donné à tout homme, lié peut être à la dignité chrétienne, et sans doute inscrit et transmis dans les coutumes du lieu. Ces atteintes éventuelles d’un fisc seigneurial seraient ressenties comme un déni de justice, une violation sinon de la lettre de la coutume du moins de la représentation intériorisée que les paysans s’en étaient forgés.
Le recours en justice
8Il existait assurément, en deçà du recours en justice, des entreprises de résistance passive, comme des retards de paiement, par misère ou par mauvaise volonté. Ils aboutissaient peut-être, à plus ou moins long terme, à des liquidations d’arrérages ou à des réductions de baux. Le créancier seigneurial, faute de sergents ou de frais de procédure, perdait ses droits, certainement devant le malheur, mais aussi devant la chicane.
9Quand elles sont conservées, les archives des justices seigneuriales peuvent apporter une abondante provende de procès autour des pratiques des tenanciers. En effet, dans la France moderne, à tout le moins, un redevable n’avait pas forcément tort devant un tribunal de seigneurie, même en venant à s’opposer au procureur fiscal. On décèle toutefois au cours des xvie et xviie siècles une évasion constante des justiciables les plus fortunés et les plus avertis vers les instances de justice royale hors du détroit des sièges locaux de leur petit pays. Ces plaideurs ne reprochaient pas aux juges seigneuriaux de leur village leur éventuelle partialité mais plutôt leur ignorance et leur impuissance à faire exécuter leurs sentences. Le juge royal était réputé plus savant et plus efficace. Quelle que soit la cour, le recours en justice, en matière de contentieux seigneurial comme en toutes espèces d’affaires, n’était qu’une étape dans une querelle, un emploi imprévu de la règle de justice, une instrumentalisation bien éloignée des intentions du législateur. L’absence de sentence conclusive qu’on peut constater dans une grande part des informations judiciaires montre que la plainte et la récrimination n’étaient bien souvent que des menaces, des armes temporaires, des moyens de transaction pour les parties opposées.
Délinquances et droits d’usage
10La vie quotidienne des campagnes soumise à des habitudes lourdes et fécondes engendre inévitablement ses minuscules déviances spécifiques. Ces infractions agraires, réactions des plus pauvres des assujettis appartiennent-elles au même grand registre de rejet de l’institution seigneuriale ? Leur analyse est-elle pertinente dans le sujet de ce colloque ? À l’échelon individuel, les profits de fraude, de résistances ponctuelles sont en quelque sorte la contrepartie légitime d’un système, comme, par exemple, les faux-sauniers ne sont pas des adversaires de l’institution fiscale de la gabelle mais ses profiteurs indirects. De même, les abus de droits d’usage, les chapardages des miséreux relèvent d’une banalité qui ne se dresse pas contre l’institution, qui en est plutôt la marge obligée. La petite dérogation champêtre ne peut prendre le caractère d’une révolte que si elle est entourée d’une sympathie collective, si elle résulte d’un consentement plus large de la communauté. Entre la chétive délinquance, à peine visible et pitoyable, et puis le rejet spectaculaire et revendicatif, il y a place pour des degrés de tolérance ou de refus des contraintes seigneuriales. De la sorte, le braconnage, le glanage, l’affouage, le glandage à l’automne, la divagation de bestiaux, les intrusions dans les terrains mis en déffens pouvaient s’abriter derrière une indulgence commune, la compassion pour les pauvres multipliés lors des années noires. Surtout, ces pratiques bénéficient de l’opacité (l’omertà des pays méditerranéens) que les habitants d’une communauté opposeraient spontanément au regard extérieur, inquisiteur d’un huissier venu de la ville, d’un sergent ou garde-champêtre du seigneur.
11Le dépouillement de menues affaires judiciaires et aussi bien l’analyse des grandes révoltes enseignent que les droits d’usage tenaient une place majeure dans les enjeux campagnards. Les communautés tiraient des avantages difficilement imaginables aujourd’hui de l’environnement inculte, des espaces vagues et stériles, parcourus par les chèvres des pauvres ou par des troupeaux divagants de plus riches éleveurs. Les initiatives agraires d’un entrepreneur de défrichements, d’assèchements ou autres améliorations spéculatives, accepté ou mandaté par le seigneur, revenaient aux yeux des riverains à l’appropriation d’étendues de terres réputées jusque-là communes, res nullius. Elles se heurtaient toujours à des résistances collectives, qu’il s’agisse de drainage de marais, de clôture de forêts, de tentatives de mise en culture de landes, de dunes littorales, de prairies inondables ou d’atterrissements de rivières. Les exemples ne manquent pas, du xvie au xviiie siècle.
12Ce qui suscite dans tous ces cas l’indignation collective, c’est la rupture unilatérale d’un ordre ancien, l’émergence d’un nouveau type de sujétion, l’extension des prérogatives de l’instance dominante. Le seigneur, osant une véritable usurpation ou l’autorisant de son autorité politique ou encore de sa prétention aux lumières du progrès, viole l’entente implicite et traditionnelle, le contrat informulé, dépourvu de toute garantie écrite qui, croyait-on, liait les générations passées de seigneurs et de laboureurs. Chacun dans l’ancien monde rural aurait dû tenir son rôle coutumier, immémorial, irrécusable. Le changement introduit par le seigneur et ses agents lors d’une vente, d’une succession, d’un transfert d’aveux et de baux prenait figure d’abus, inacceptable et provocateur.
Rôles de notables des campagnes
13L’éventuel conflit du seigneur et du tenancier ne se limite certainement pas à la querelle de deux sortes d’antagonistes et deux seulement. La communauté rurale n’est jamais un ensemble indifférencié et unanime. De nombreux types d’intermédiaires servaient à l’exercice du pouvoir du seigneur et à la gestion de ses domaines. Les fonctions dont ils étaient investis tenaient leur place dans le jeu institutionnel sans toutefois se confondre totalement ni avec la cause du fisc seigneurial ni, encore moins, avec celle des villageois. Le petit monde de la communauté rurale avait ses degrés d’interconnaissance, de relations de solidarités, de concurrences, d’inégalités de fortune et les agents du châtelain, juges et receveurs eux-mêmes, appartenaient à cet environnement. Ils étaient sans doute issus de ces quelques familles de tenanciers mieux lotis qui pouvaient monopoliser la parole dans les assemblées et représenter la communauté dans les procédures. Au xvie siècle, par exemple, ils détenaient chez eux des armes dans un coffre ou derrière un tas de fagots ; ils se distinguaient par quelques traits d’aisance, comme seraient à l’époque moderne l’usage de chaussures et le port de coiffes pour leurs femmes. Ils accéderaient parfois aux marchés du voisinage et à l’emploi d’espèces monétaires inconnues au village, ils auraient la capacité un beau jour de sortir de l’étroitesse du milieu campagnard. Dans les périodes de conflits, le destin de ces notables était ambigu, ils pourraient être des boucs émissaires des révoltes ou aussi bien des meneurs de la commune insurgée. Parmi ces divers agents du fisc seigneurial un rôle majeur et agressif revenait à ceux qui savaient écrire, mesurer et compter. Il s’agissait des arpenteurs, géomètres, feudistes, greffiers de justice qui seraient le cas échéant employés à l’examen des arriérés de dettes, aux refontes de terriers, aux révisions des cens à l’occasion d’une succession ou d’une vente de la seigneurie. Le nombre de ces agents crut au cours du xve siècle et au-delà avec l’instauration progressive d’un fonctionnement administratif de la seigneurie et l’irréversible inflation des documents écrits.
La grande diversité des prestations exigées des paysans
14Chaque cause, celle du cultivateur et celle du châtelain, s’intègre dans des systèmes économiques et politiques qui leur assignent des normes et des coutumes, qui en leur temps étaient regardées comme plus ou moins évidentes, inscrites dans une habitude immémoriale et irrécusable ou bien, au contraire, dénoncées comme insolites et illégitimes.
15Ainsi en va-t-il du régime des corvées, dont Ghislain Brunel montre que leur poids, leur nature pouvaient être fort divers selon les régions, les époques et les conjonctures. On sait que dans les paysages de grandes plaines aux horizons sans limites, l’ampleur des surfaces à cultiver contraste avec la rareté de la main d’œuvre. Les jeunes hommes sans terres et sans droits sont tentés par l’évasion, par le départ de vagues migrantes vers d’autres espaces rêvés plus éloignés encore. Retenir la main d’œuvre dans la plaine, l’attacher à la glèbe suppose soit une plus-value du travail, soit l’instauration de statuts privatifs de liberté. Dans telles ou telles conditions apparaissent un régime, un calendrier de la corvée, qui vont désormais en tel lieu prendre figure de normes, de résultats de bon sens et d’équité. On sait qu’un capitulaire de Charlemagne avait fixé le rythme des corvées à trois jours par semaine, le paysan ne pouvant faire moins et le seigneur ne pouvant exiger plus. Cet ordonnancement n’était pas hasardeux, il semblait équilibrer, selon les conventions admises alors, le temps du seigneur et celui du paysan ; le partage par moitié était, croyait-on, la juste mesure des droits respectifs de la peine du travailleur et de la propriété éminente du seigneur.
16En fait, il se révèle bientôt que les rapports sociaux d’une main-d’œuvre humble et dispersée en hameaux dans un grand domaine dont le seigneur lointain est représenté sur place par quelques régisseurs ou gardes, comme dans les pays de latifundia, ne sont, bien sûr, pas comparables, pour le meilleur comme pour le pire, aux comportements d’une communauté villageoise du nord de la France, par exemple. Cette dernière, sise dans un lieu de bonnes terres, cohérente et consciente de ses virtualités, confrontée à un châtelain, rentier du sol, présent dans la même paroisse, n’a ni les mêmes normes matérielles ni les mêmes regards sur la société. Les différences géographiques engendrent des régimes et des coutumes, des opinions et des capacités d’action fort diverses. Des exemples éclatants et classiques opposent ainsi dans le cas italien le métayage généralisé en Toscane dès le xve siècle et les immenses espaces de culture extensive ou de parcours d’Apulie ou de Sicile. On pourrait évoquer aussi dans les lointaines plaines de l’est de l’Europe les discordances des régimes de corvée, lourds sur les terres des boyards et restreints sur les domaines ecclésiastiques. Des contrastes aussi éclatants n’existaient pas en France, mais les attitudes n’étaient certes pas les mêmes dans les provinces où, selon l’adage, nulle terre ne va sans seigneur et où la taille royale est personnelle, et puis les pays méridionaux de taille réelle où le seigneur doit prouver ses titres et où les privilèges d’éventuels alleutiers étaient soutenus par les parlements jusqu’à la fin du xviie siècle. Partout, on est enclin à penser que les exigences du domaine voisin doivent certainement être plus généreuses que celles que l’on a soi-même à subir dans son village. La norme c’est celle du voisin et l’abus, c’est celui qu’on supporte. Cette notion fragile et variable d’une norme que l’on doit accepter et d’un abus contre lequel il est légitime de s’élever, voire de prendre les armes, est essentielle pour la compréhension des comportements paysans, pour l’explication de la diversité des réactions de rejet et le possible passage aux violences collectives.
L’éperon des révoltes
17Les détails des monographies enseignent que l’innovation détestable, celle qui conduit aux armes, n’est pas la redevance qui même très lourde en année de difficultés est considérée comme coutumière ; elle concerne bien plutôt la survenance de services exceptionnels, corvées dites rachetables, participations à des cérémonies coûteuses, devoirs de guet, cadeaux en nature demandés à certaines occasions, menus gestes estimés humiliants ou exigences insolites qui pourraient, pense-t-on, si elles étaient acceptées et ensuite répétées, servir de précédent, justifier l’extension des profits et des pouvoirs du seigneur.
18Les plus célèbres révoltes semblent avoir été des réactions à des tendances expansionnistes, vraies ou supposées, des statuts et domaines des nobles, au détriment des communautés des villes ou des campagnes. Ainsi l’insurrection des Comunidades de Castille était-elle précédée par des décennies d’alliances de communes engagées dans des procédures contre des bonnes fortunes trop spectaculaires de la noblesse galicienne. De même la Guerre des Paysans d’Allemagne succède-t-elle à de multiples actions paysannes dites du Bundschuh, impatientes des avancées brutales des pouvoirs princiers, multipliant depuis trente ou quarante ans les rédactions de doléances et les recours aux procès.
19Jusqu’au xiiie siècle une relation évidente, efficace ou conflictuelle avait réuni seigneurs et paysans et avait résumé l’ordre de la société. Au-delà de ces temps, émergent des élites, se fortifient des cités, s’instaurent de nouveaux privilèges de personnes et de lieux, se forme une noblesse plus nombreuse, plus liée à l’affirmation de l’État royal et désormais mêlée aux fortunes des guerres franco-anglaises. Dès lors, on est en droit de se demander si les Tuchins, les Jacques ou les Paysans anglais s’élèvent vraiment, comme on le dit, contre l’institution seigneuriale et la personne de leur seigneur ou bien plutôt contre la générale croissance des privilèges nobiliaires. Pareillement, à l’époque moderne, alors que les colères populaires visent clairement le fisc étatique, des mots d’ordre de manifestes, des attaques ponctuelles de châteaux indiquent ici et là un fort ressentiment anti-nobiliaire, qui, au gré des circonstances locales des guerres de religion, frappe tantôt un navarrais et tantôt un ligueur, sans qu’un antagonisme religieux précis soit nettement mis en cause. Les menées des paysans du Vannetais, des Croquants du Périgord ou des Ligues campanaires du Comminges visent, à travers le cas de gentilshommes particuliers, regardés personnellement comme ennemis des gens du plat pays, le phénomène commun des ravages des gens de guerre. Ces épisodes manifestent tout simplement l’attente de la paix et la capacité d’autodéfense des communautés rurales, mais il n’est pas impossible d’y deviner aussi un ressentiment plus ou moins avoué contre les fortunes qui du fait des aventures des guerres ont été accessibles pendant ces décennies à certaines marges nobiliaires.
20Au xviie siècle, l’emprise seigneuriale ne suscite plus guère d’explosions de violences. Si elle n’est pas discutée dans son principe, c’est qu’elle paraît désormais immémoriale, inscrite dans une hiérarchie que l’on croit voulue par la Providence ou bien la Nature. C’est surtout que d’autres menaces sur les revenus paysans sont entrées dans un long procès de croissances cumulatives, irrégulières et brutales, regardées comme nécessaires par les élites politiques. Il s’agit du fisc étatique qui prend la forme des tailles, prélèvement direct sur le revenu agraire, des traites pesant sur la commercialisation des récoltes et enfin de l’entretien des gens de guerre sur le plat pays, principal investissement des États de cette époque. Dans tous ces cas, aux xvie et xviie siècles, les instances nobiliaires ou seigneuriales présentaient un recours efficace, offraient un partenaire social dont les intérêts dans cette longue conjoncture se confondaient partiellement avec ceux des campagnards. Certes, le fisc seigneurial était toujours un objet de contentieux, mais les explosions de la colère politique populaire étaient réservées à la montée des impositions étatiques. Bien plus tard, dans les dernières décennies du xviiie siècle, la contestation ultime du fisc seigneurial s’adressait à des innovations immédiates, partages de terres vagues, durcissement des droits de chasse et de réserve des forêts, fréquents changements de mains des domaines seigneuriaux et réinterprétations des redevances. Il s’agit d’une tout autre époque, celle où se désagrégent définitivement les anciennes structures agraires de l’Europe, mais il est significatif d’y retrouver à chaque épisode violent les logiques de réactions psycho-sociales remarquées aux siècles précédents.
21Dans le déroulement des épisodes subversifs, quelques traits répétitifs doivent retenir l’attention. Soit d’abord la référence, le plus souvent implicite, informulée, à une sorte de contrat primitif qui aurait établi entre le seigneur et ses sujets une balance de droits et devoirs, c’est-à-dire la protection guerrière et politique du seigneur, et, d’autre part, les redevances et la main d’œuvre des paysans. Cette idée d’un consentement originel a été parfois explicitée par des lettrés du xvie ou du xviie siècle, mais plus généralement les humbles professaient la croyance en un équilibre des services. L’existence matérielle d’un ancien contrat conservé dans une cachette secrète est parfois invoquée. D’autres fois il est demandé à un notaire de mettre par écrit sur le champ une transaction que le seigneur serait contraint de signer. Cette précaution naïve illustre le prestige et aussi la défiance qui entouraient les documents écrits, les pièces d’archives incomprises dans un état de société où dominait évidemment la référence orale.
22Un autre phénomène répétitif appartient à la dynamique classique des journées insurrectionnelles. La révolte instaure un vide du pouvoir, éphémère ou durable qui entraîne l’extension des revendications. Dans la répétition des débats villageois et des collections de procès des communautés castillanes ou allemandes se formaient ainsi une insolite conscience de droits, une élévation du regard au-delà des normes locales. Pareillement, lors de la révolte bretonne du Papier timbré en 1675 passe-t-on ponctuellement du refus de l’innovation fiscale à la contestation plus ancienne de l’exaction seigneuriale.
23Autre trait encore. Les collections d’aventures subversives révèlent le retour de certains cantons, de certains petits pays où semble se transmettre de génération en génération une tradition de révolte. Les exemples du pays de Cornouaille en Bretagne ou de la vicomté de Turenne entre Bas-Limousin et Quercy me semblent s’imposer. J’avais donné à de telles situations géographiques le nom de « réserves insurrectionnelles ». L’explication la plus simple serait l’empreinte d’un patrimoine juridique exceptionnel qui d’âge en âge suscite les mêmes contradictions sociales et les mêmes réactions des habitants d’un territoire qui se considérait jusque-là comme abrité par ses privilèges.
24Enfin, dernier trait remarquable, une évolution historiographique majeure a fait rejeter l’ancienne image convenue des lendemains malheureux au-delà des révoltes et de leurs répressions meurtrières. Selon cette idée reçue, les années suivantes devraient se traduire de façon univoque par un écrasement consécutif des libertés paysannes. Ainsi Peter Blickle a-t-il montré, au contraire, qu’après la Guerre des Paysans la revendication du plat pays se renforce, sa réactivité est maintenue et la prospérité des communautés rurales s’affirme dans la seconde moitié du xvie siècle. Ainsi encore, après la révolte de 1548, les pays aquitains se voyaient reconnaître l’exemption définitive de la gabelle. D’une façon générale, la virtualité d’une opposition populaire, la possibilité de prises d’armes des villages étaient devenues des données reconnues, tenues désormais pour évidentes par les gouvernants des siècles modernes. Les traités politiques de l’époque professaient que la sagesse des responsables se mesurait à leur aptitude à prendre en compte les besoins ou les caprices du peuple.
25L’accumulation de ces remarques n’en fait pas une conclusion. Une ultime observation banale soulignerait simplement, en contraste, la force institutionnelle de la seigneurie capable de s’imposer, de prendre même l’apparence d’une ressource naturelle et surtout de traverser victorieusement les siècles. Elle fut le cadre concurrent et complémentaire de la communauté rurale, aussi vigoureuse et presque aussi durable. On est ici au cœur d’une histoire agraire de très longue haleine. Il est certainement significatif que les historiens aient déjà choisi pour sujet de la première rencontre de Flaran, il y a vingt-neuf ans, le thème précis de la communauté.
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