Résistances anti-seigneuriales en Gascogne : pactes et affrontements (xiie-début du xiiie siècle)
p. 111-122
Texte intégral
1Les rapports de pouvoir entre seigneurs et paysans sont un enjeu majeur dans la compréhension de la société féodale. Il semble que tout soit déjà dit sur ce thème. La pression sur les paysans s’est alourdie, à partir du xe ou xie siècle, les seigneurs accaparant les droits banaux qui s’ajoutent à la seigneurie foncière1. Les révoltes, rares et éphémères car vouées à l’échec, sont un des signes de l’appesantissement seigneurial.
2En Gascogne, du xie au début du xiiie siècle, peu de mouvements sont clairement identifiables à des révoltes anti-seigneuriales. Celui qui semble le plus manifeste concerne une vallée pyrénéenne, celle de Barèges, en lutte contre ses seigneurs, la comtesse puis le comte de Bigorre. La rareté de tels mouvements signifie-t-elle que l’encadrement par les seigneurs a été suffisamment fort et efficace pour les interdire ? À la lecture de la documentation, le sentiment est inverse. L’absence de révoltes caractérisées ne signifie pas que les paysans sont dans une situation uniment déprimée, comme en témoignent les indices de pratiques violentes de leur part.
3Le cas de Bagnères permet d’analyser la place particulière des habitants des vallées pyrénéennes. Mais s’il s’agit d’un cadre géographique et social bien spécifique, les indices d’une puissance des non-nobles sont décelables dans une grande partie de la Gascogne. Cela a une incidence majeure dans les rapports entre les seigneurs et leurs dépendants.
Résistances valléennes
4La vallée de Barèges, dans la vicomté de Lavedan, elle-même comprise dans le comté de Bigorre, est le théâtre de violences répétées contre l’autorité comtale. Cela témoigne de rapports de forces favorables aux habitants des vallées pyrénéennes.
Révoltes barégeoises
5Deux textes du cartulaire des comtes de Bigorre, du début du xiie siècle, font connaître les relations difficiles des habitants avec leur seigneur2.
6Les Barégeois doivent anciennement (ab antiquitate) fournir des otages pour garantir la sécurité du comte et des siens lorsque ceux-ci entrent dans la vallée, en particulier pour exercer la justice. À la fin du xie siècle, les « hommes de Barèges » commettent une agression contre la comtesse, « alors qu’un jour elle tenait plaid à Barèges avec les Barégeois comme avec ses hommes. Ils l’outragèrent gravement et elle aurait été retenue prisonnière si elle n’avait pas été défendue par quelques-uns d’entre eux3 ». Les relations ne s’apaisent que par l’engagement des valléens de fournir quarante otages supplémentaires lors des entrées ultérieures du comte ou de la comtesse.
7Il ne s’agissait pas d’une explosion passagère, car les faits se répètent. On retrouve le même scénario après la mort de la comtesse, contre son fils. Au début du xiie siècle, alors que le comte Centulle II tenait un plaid, les habitants de la haute vallée menacent de le faire prisonnier ou de le tuer : « Les hommes de la Vallée-Haute se levèrent en criant contre lui, se donnant l’air de le tuer ou de le détenir. » Défendu par ceux de la partie basse de la vallée, il parvient à sortir4, en colère. Pour calmer celle-ci, les valléens s’engagent à fournir à nouveau les quarante otages prévus dans la première résolution, dont ils avaient réussi à imposer l’abandon dans une période de faiblesse du pouvoir comtal.
8Il s’agit clairement d’une rébellion. Mais c’est un cas limite de résistance anti-seigneuriale. Les acteurs ne sont pas forcément uniquement les dépendants non-nobles du pouvoir comtal. Les otages que doivent fournir les valléens donnent des indications sur ces « hommes de Barèges ». Ils sont, dans un premier temps, pris dans des casaux, à la fois entités foncières et rouage fiscal et administratif du pouvoir comtal. Il s’agit bien de non-nobles, intégrés au chaînage seigneurial5. Mais les participants à ces actions fortes ne sont peut-être pas seulement des paysans : la résolution finale est jurée par « les Barégeois, tant cavaliers que piétons » (Baradgienses tam equites quam pedites), ce qui renvoie aussi à des membres de l’aristocratie6. C’est un cas limite aussi par l’objet du mouvement. Si l’on ne connaît pas le fond du litige, la rébellion porte sur l’exercice de la justice. Cela peut entrer dans le cadre de la seigneurie banale, mais la nature publique du comte et la possible participation conjointe de nobles montre que l’enjeu de ce mouvement réside dans la domination de la vallée.
9Tenant compte de ces considérations, cette affaire permet de faire plusieurs constatations. La résistance, violente, est ici le fait d’éleveurs puissants, dans un rapport de force qui leur est favorable. Ces habitants, essentiellement des non-nobles mais éventuellement aux côtés de membres de l’aristocratie, parviennent au moins temporairement à mettre en échec le pouvoir comtal. L’attitude de la comtesse puis du comte est significative. Le texte insiste sur la gravité des faits : les hommes de Barèges ne peuvent faire face aux conséquences judiciaires de leur agression7. Mais c’est pour expliquer que l’on a choisi la voie de l’apaisement : il n’est fait mention ni d’amendes ni d’autres répressions – peut-être impossibles à mettre en œuvre. Le but poursuivi par la comtesse puis par le comte est de s’assurer la possibilité d’entrer sans danger dans le territoire barégeois, pour exercer leur droit de justice. Cela revient à réclamer aux valléens la reconnaissance de leur soumission. Mais il ne s’agit sans doute pas d’une soumission indigne. Les termes sont significatifs. Après la première résolution, la comtesse, attaquée par ses voisins, vient en Barèges pour demander aux valléens qu’ils l’aident et la conseillent (prega ls gran mercet que la coselhasan e l’aiudassan). Les textes mettent en outre en avant le fait que les deux agressions ont provoqué la colère du prince. Les valléens, « pour qu’il leur rendît son affection » (per que tornassa en amor), ont dû s’engager à rendre les otages prévus ; il s’agit alors d’un pacte (conventio sive constitutio). Ce vocabulaire se rattache plus à un lexique « féodal » que « seigneurial ».
10Ce cas, extrême pour la Gascogne, contient des éléments que l’on retrouve à travers une grande partie de la région.
Les vallées pyrénéennes
11Cette situation témoigne en premier lieu de la place particulière des vallées pyrénéennes. En Bigorre, la puissance des non-nobles des vallées, dont celle de Barèges, est clairement reconnue dans les Fors. Lors de l’accession d’un nouveau comte, des serments sont échangés entre le prince et les habitants. C’est le comte qui commence à jurer qu’il respectera les coutumes. Ensuite, les membres de l’aristocratie, les milites bigourdans, doivent prêter serment de fidélité. Une place particulière est faite aux non-nobles des vallées : « Mais pour les vallées, [le serment de fidélité] sera reçu de tous, tant des milites que des pedites8. »
12Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Dans l’entité voisine, en Béarn, on craint aussi clairement les valléens, sans faire de distinction entre nobles et non-nobles. Lorsque le vicomte de Béarn a fondé une poblacion, Oloron, au sortir des vallées, il lui a accordé le statut de sauveté. Cela vise à la protéger d’attaque d’« étrangers », qui sont manifestement les valléens voisins : le texte indique que pour garantir la protection, cent Aspois et cent Ossalois ont prêté serment9. Les relations entre le prince et les vallées sont tendues en Béarn aussi. Les Fors d’Ossau mentionnent, au début du xiiie siècle, l’échange de serments lors de l’avènement d’un nouveau vicomte. Les « Ossalois » (los Ossalees) doivent jurer qu’ils seront ses « hommes bons et fidèles », en réponse au serment du vicomte d’être « bon et loyal seigneur ». Le texte ne différencie pas ici non plus nobles et non-nobles. Au xiiie siècle, on retrouve l’obligation pour les valléens d’Aspe et de Barétous de fournir des otages lors de l’entrée du vicomte dans ces vallées, pour garantir sa sécurité.
13Les habitants des vallées pyrénéennes sont visiblement armés et difficiles à contrôler. La distinction entre nobles et non-nobles n’est pas opérante pour comprendre leur attitude envers l’autorité du prince. Ces résistances sont autant des manifestations de la volonté d’autonomie politique des vallées que des résistances anti-seigneuriales.
14La place des paysans est remarquable dans les vallées pyrénéennes. Il y a cependant une certaine continuité dans les droits et les pratiques, au moins jusqu’en Gascogne centrale.
Des non-nobles redoutables
15La documentation donne une image de non-nobles qui ne correspond pas à l’image de paysans ou de villageois sans défense. Les premiers textes normatifs du xiie et du tout début du xiiie siècle montrent qu’une partie de cette population est largement armée, et qu’elle peut légalement faire usage de violences. C’est une question passionnante que je ne peux pas détailler ici. Je n’en rappellerai que les principes généraux10.
16Il est reconnu à des habitants la capacité d’agir par ce que nous pouvons considérer comme des voies de fait, mais qui sont des voies de droit, à une première agression. Il s’agit de se dédommager par soi-même d’un tort ou de procéder à des actions vindicatoires. Les coutumes d’un gros bourg, Saint-Gaudens, sont sans doute les plus étonnantes. La Grande Charte reconnaît le droit, pour les habitants lésés, de se dédommager directement d’un homme, éventuellement par la prise de biens et par la séquestration, jusqu’à réparation. Ils peuvent procéder à des représailles, notamment par la chevauchée pour porter tort à l’adversaire11.
17Quatre textes mentionnent le droit à la vengeance de l’homicide, dans un second temps de la résolution, après l’échec de la sanction de l’autorité seigneuriale. En cas du refus du voisin homicide de s’exiler, les parents du mort peuvent le tuer impunément. En cas d’entrée dans la juridiction du bourg d’un homicide étranger, les parents, les amis voire tous les voisins peuvent le tuer impunément12.
18Cette violence légale est-elle réservée aux adversaires non-nobles de ces habitants ? Un article de la Grande Charte de Saint-Gaudens, qui cadre visiblement les cas licites de représailles ou de séquestration, va à l’encontre de cette possibilité. Il est indiqué que l’habitant a le droit de s’attaquer à un étranger, noble ou non, dans la ville ou en dehors, même s’il advient plaie, mort ou prison13.
19Tous les non-nobles bénéficient-ils de ces droits ? Beaucoup d’incertitudes subsistent, et les études montrent que les situations sociales et juridiques sont variées au sein de la paysannerie14. Deux questions principales se posent : y a-t-il pour le droit à la violence, une distinction selon les statuts de liberté et de servitude ? Et y a-t-il une distinction entre les paysans « dispersés » et les paysans qui vivent en communauté rurale, voire en communauté plus importante ?
20Un texte d’un cartulaire monastique, celui de Sorde, fixe les droits et les devoirs d’un villanus, clairement servile car ses enfants n’ont pas le droit de partir du casal sans l’autorisation de l’abbé. Ce dernier rappelle à son dépendant que s’il prend dans sa curia un voleur « ou tout autre personne », il devra le rendre à l’abbé, conformément à la coutume de la terre15. Cette notice, si elle affirme l’obligation de recourir à la juridiction du seigneur, reconnaît à ce paysan la capacité de saisir un homme, et montre qu’il n’est pas exclu par son statut des usages suivis dans la région. Un autre texte va dans le sens d’une large diffusion du droit à la violence, avec l’absence de distinction de statut et d’appartenance à une communauté. Un article des Fors de Bigorre interdit aux rustici de s’attaquer à un miles connu comme tel, à moins que celui-ci n’ait incendié sa maison ou volé ses bœufs16. La présence d’une telle précision, dans un texte très favorable à l’aristocratie, montre que ces « rustres » ont effectivement dû pratiquer des actions vindicatoires contre des milites. Les Fors visent à limiter la licéicité de la violence des paysans, mais, ce faisant, la légalisent.
21L’appartenance à une communauté, rurale voire urbaine, a certainement une incidence, particulièrement à long terme, dans l’évolution des rapports de force et de droit. Mais il semble bien y avoir une continuité entre les usages du pays et ceux des communautés bénéficiaires de fors17.
22La puissance d’au moins une élite paysanne se retrouve, différemment d’un lieu à l’autre, dans les relations entre les non-nobles et les seigneurs.
Attitudes seigneuriales
23Les premiers textes normatifs éclairent en quelques endroits les rapports de droit entre les seigneurs et les communautés qui leur sont soumises.
24La comtesse Béatrix, lors de troubles, était venue chercher auprès des Barégeois « aide et conseil ». Ce vocabulaire, cette importance accordée à des valléens non-nobles, peut s’expliquer par une situation géographique et politique particulière, faisant de cette vallée une entité quasiment autonome. Cela n’épuise pas le sujet. À Bagnères-de-Bigorre, des termes similaires sont employés dans ce qui fait le cœur même de la définition des rapports entre seigneur et habitants, la mise par écrit des fors. Le préambule lie la nécessité de la rédaction aux dommages dont a souffert le comté à cause des « voisins frontaliers », parfois reçus dans des lieux forts. Les coutumes sont conçues « pour que le seigneur et toute la terre y trouvent conseil et défense18 ». Nous sommes là au débouché de vallées pyrénéennes : il ne peut ici pas être question d’une entité incontrôlée. Il faut plutôt voir dans la relation entre le comte et le bourg la recherche pour le prince d’appuis stratégiques, de relais pour son autorité, à tout point de vue, économique, politique et militaire. Le seigneur cherche à établir une alliance avec les habitants, non-nobles, du bourg.
25Les autres textes ne sont pas aussi explicites, mais leur contenu montre la recherche d’un pacte entre seigneurs et habitants. Importante pour les princes, la bonne entente avec les habitants est certainement cruciale pour de moindres seigneurs : elle est la condition de l’exercice pacifique de leur autorité et de ce fait de leur puissance.
26Dans les communautés éclairées par des sources, le compromis avec les habitants passe par l’acceptation par les seigneurs d’une limitation de leur juridiction, en faveur de celle des habitants. Cette juridiction, au sens plein du terme, c’est-à-dire une capacité de poursuivre et de sanctionner, s’ajoute ou quelquefois exclut celle du seigneur19.
27Les habitants peuvent avoir une juridiction domestique. Le destinataire par excellence des droits est le « seigneur de maison20 ». Celui-ci peut procéder et sanctionner, notamment par l’amende, à l’encontre des membres de sa maisonnée. À Oloron, il peut recevoir le serment purgatoire de « ceux qui vivent de son pain » sans rien devoir au vicomte, alors que dans les autres cas l’administration de la preuve occasionne des droits envers le seigneur21. La seigneurie domestique s’exerce aussi sur les lieux privés. Dans la même localité, l’habitant qui procède contre un voleur pris dans son jardin, son champ, sa vigne ou son verger, peut faire prêter un serment et perçoit l’indemnité, sans qu’il y ait de droits pour le serment ni d’amende envers le vicomte22. La maison est le lieu par excellence où s’exerce la puissance de l’habitant. L’assaut de maison donne lieu à une véritable amende vis-à-vis du seigneur de la maison, de 18 sous, à laquelle s’ajoute généralement l’amende majeure envers le seigneur23.
28Mais au seigneur de maison est reconnue aussi une juridiction qui dépasse le seul cadre domestique. Celle-ci est explicite à Oloron : un article indique que si le vicomte ne peut poursuivre un cas alors que l’habitant a droit à amende, il peut agir comme il le doit. À Bayonne, les amendes publiques, sanctionnant par exemple des blessures avec armes tranchantes ou des séquestrations, sont partagées entre le duc et l’habitant lésé. Il faut comprendre en ce sens le droit à la violence : les actes visant à se dédommager directement, ou les actions vindicatoires sont l’expression de cette juridiction de l’habitant, avec un partage différent en chaque lieu entre l’autorité seigneuriale et les maîtres de maison.
29L’alliance entre le seigneur et les tenant-maison passe aussi par la possibilité pour les habitants de se prémunir contre les abus du pouvoir seigneurial. Pour cela le seigneur peut reconnaître à ses « soumis » la capacité de contrôler l’exercice de son pouvoir. À Corneillan, les habitants ont le droit d’enfermer dans leur maison un homme du seigneur qui les aurait blessé ou qui leur aurait fait un tort, et de le battre « à leur plaisir », à condition cependant qu’il n’y ait pas d’effusion de sang24. La défense vis-à-vis de pratiques abusives du seigneur passe dans ce bourg aussi par une action solidaire des habitants, nobles (cavers) et non-nobles, qui font tous partie de la beziau, la communauté des voisins : il est prévu que si le vicomte portait tort aux caslaas25, les cavers doivent intervenir et les faire plaider devant le seigneur pour qu’il leur soit fait droit ; les caslaas doivent agir de même à l’égard des cavers.
30Le contrôle des rapports de pouvoir par les habitants peut déboucher sur l’acceptation par le seigneur de formes d’organisations institution nelles. À Corneillan, le vicomte ne possède, vers le milieu du xiiie siècle, que la justice de sang ; les amendes qui n’en relèvent pas vont à « la justice ». La communauté a visiblement acquis le contrôle de la basse justice. Le jeu est cependant socialement complexe. À Saint-Gaudens ou à Castelnau-Barbarens, le compromis privilégie une oligarchie, les habitants conservant tout de même dans le premier bourg une puissance redoutable. À Bagnères-de-Bigorre, il semble bien que le rôle de la beziau, la communauté des voisins et donc le collectif des tenant-maison, soit prépondérant : les « juges de Bagnères » sont en effet élus chaque année par la communauté.
31Les relations entre habitants et seigneurs sont complexes. Pour la vallée de Barèges comme pour Bagnères, la recherche du pacte se nourrit de la capacité des habitants à résister et mettre en échec, temporaire, l’autorité seigneuriale. Il en est certainement de même ailleurs. Cependant l’attitude des seigneurs procède aussi d’un choix.
32C’est ce que montre a contrario l’exemple des difficiles relations entre l’abbé et les habitants de Saint-Sever. C’est un cas limite, car il s’agit d’un gros bourg. Mais il montre la seule attaque frontale connue d’un habitat groupé contre son seigneur durant cette période. Le bourg bénéficie, depuis les années 1180, d’un texte normatif appelé les Statuts de Suavius. Il faut noter que le droit à la violence et la juridiction des habitants sont réduits par rapport aux textes de cette région, mais ils existent : les Statuts reconnaissent, en creux, le droit des habitants à tuer un étranger, même à l’intérieur du bourg, si celui-ci a commis un homicide ou a rançonné un habitant. En revanche, le texte ne met pas en avant la recherche de l’aliance avec la population, mise à part l’acceptation de la construction de murailles. La seigneurie de l’abbé est certainement très irritante, marquée par la multiplication de droits et de taxes, notamment en matière de basse justice, de fait la plus couramment appliquée. La révolte éclate en 1208, sur tous les plans26. Les droits de sépulture sont le déclencheur du mouvement, mais les habitants s’attaquent à tout ce qui fait la seigneurie de l’abbé, de l’exploitation des bois des moines, au contrôle des amendes, jusqu’aux services religieux. Il s’agit manifestement d’un mouvement « communal », qui, du fait de la nature des seigneurs, s’accompagne d’empiètements spirituels. Face à cela, l’abbé ne prend pas la voie du compromis27. La résolution passe par la hiérarchie religieuse. L’évêque de Couserans arbitre l’affaire. Son jugement ramène les rapports de droit à ce qu’ils étaient avant la révolte, et sanctionne les habitants de très nombreuses et très lourdes amendes.
33Que peut-on en dire ? Le bourg n’est pas une enclave dans ces territoires : les habitants ont un droit minimal à la violence. Lors de la révolte, il a fallu obtenir l’accord, en fait la soumission des habitants à l’idée de l’arbitrage de l’évêque de Couserans, ce qui semble avoir été difficile. Mais tout montre des rapports de droit moins favorables aux habitants que dans les bourgs laïques voisins, éclairés par les sources. Les textes manquent pour savoir s’il faut voir ici une différence entre seigneurs laïcs et religieux. Quelques indices semblent aller dans ce sens, pour des petites communautés rurales28, comme pour des bourgs ou des villes29.
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34Les révoltes de Barèges et de Saint-Sever sont des cas limites de révoltes anti-seigneuriales, car elles dépassent le strict rapport foncier et banal entre seigneurs et paysans. Cependant, elles témoignent de rapports de force étonnants. Des vallées pyrénéennes jusqu’en Gascogne centrale au moins, des non-nobles largement militarisés semblent avoir une puissance remarquable, variable d’un lieu à l’autre mais toujours existante. Les seigneurs doivent prendre en compte cette donnée. Ils peuvent s’y heurter, mais en général, au moins pour les seigneurs laïcs, ils composent avec une élite de « seigneurs de maisons », dans un partage du pouvoir qui doit être favorable aux deux parties. La puissance d’une élite de non-nobles semble ainsi imposer une modération dans les exigences seigneuriales, aboutissant à un équilibre social très particulier dans cette partie de la Gascogne30.
Notes de bas de page
1 Les analyses de cette mise en dépendance sont nombreuses, depuis les travaux de Marc Bloch puis de G. Duby. Je renvoie aux synthèses sur le sujet, sur le contexte féodal et seigneurial (J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation féodale (Xe-XIIe siècle), Paris, 1980), et sur les paysans (R. Fossier, Paysans d’Occident, XIe-XIVe siècle, Paris, 1984 ; M. Bourin, R. Durand, Vivre au village au Moyen Âge, Paris, 1989). Les questions des différentes formes de seigneurie et de leur signification ont fait l’objet de nouvelles réflexions (M. Bourin, P. Martinez-Sopena (éd.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales, XIe-XIVe siècles, t. 1, Paris 2004, et t. 2, Paris, 2007).
2 Actes 6 et 7 dans Le cartulaire de Bigorre (XIe-XIIIe siècle), éd. X. Ravier et B. Cursente, Paris, 2005, p. 18-22. X. Ravier a récemment consacré une étude à ces deux actes : « Une révolte dans les Pyrénées gasconnes : les chartes des otages de Barèges dans le cartulaire de Bigorre », Lavedan et Pays toy, Société d’études des sept vallées, no 38, 2007, p. 49-58.
3 I. die com playdeiaua en Baredge ab lor com ab sos homes. Escarniron la malament e fora retenguda per preso si non fossa defenduda per alcus de lor (no 7). Trad. X. Ravier. Il s’agit de la comtesse Béatrix I (1090-v. 1105).
4 Car. I. die com playdeiaue ab lor per sos dretz e per sas leys e l capbolt de gliesia de Cera, los homes de la Bat Sus se leueron cridant encontra luy per semblansa d’aucir o de prener. Mas los de la Bat Ius per que no ls fos dat altreit gardarrin sos corps de mal.
5 Sur ce sujet, voir B. Cursente, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (XIe-XVe siècle), Toulouse, 1998.
6 Un doute subsiste aussi sur la possession directe des casaux : X. Ravier pense qu’il pourrait s’agir de casaux appartenant au vicomte de Lavedan. Cependant, il apparaît clairement que le comte – et même les Barégeois au vu des résolutions – considère qu’il a une juridiction directe sur eux.
7 La ira e las endignansas d’aquest enbadiment los homes de Baredge com no l podrin desfar ni l iudici de tan gran pleit non podrin portar… (no 7).
8 De Vallibus vero tam milites quam pedites accipere (art. 2).
9 Sober asso establi et done saubetatz ad aqueste ciutat en tau conbent que nulh estrani no y fasse nulh embadiment ad augun homi dentz los termis de la saubetat […]. Et per que fosse aixi fermementz, ac juran. C. Aspees et C. Ossalees (art. 21).
10 J’y ai consacré un article, à paraître prochainement : « “Humbles” et violence légale : quelques cas gascons, xiie-début xiiie siècle », dans La violence et le judiciaire. Discours, perceptions, pratiques, Rennes, 2008, p. 31-46.
11 Par exemple pour le cas de la séquestration privée : E si lunh hom de sent [gaudens pren lunh home dens los dex de la viela per marcha ni per als el meit en] mayson si dit no a al senhor LX sol. j. al senhor e deu lo fer trezer al judiament dels jugges jurats de la viela. mais pos dit ag ai[a al senhor o al bayle qual que respona ed lo fazan o no sy ly met non es tengut de] la ley. E si marcha auer portador ni meador dens los terminis de la viela dome en fora mete ac dens mason sis vol mays lo dia deu [dizer la marcha als juratz E deu sen capderar per conseilh de lor] (art. 61).
12 La vengeance contre le voisin homicide est prévue à Bagnères et à Morlaàs ; contre l’étranger homicide à Saint-Gaudens, à Bagnères, à Saint-Sever.
13 E si lunhs hom de Sent Gaudens auia penherat lunh cauer ni autre home qui de la viela no fos dedentz ni defora sii auenia plagua, ni mort, ni preson ad aquest qui feit ag auria lo senhor no la deu domanar a luy ni a son adjutory antz len deu amparare baler… (art. 17).
14 Sur ces points, voir B. Cursente, Des maisons…, et « Puissance, liberté, servitude. Les “casalers” gascons au Moyen Âge », Histoire et sociétés rurales, no 6, 1996, p. 31-50.
15 Si ceperit latronem in sua curia vel quemlibet alium quocumque alio modo reddet domino suo, sicut est mos illius terre (Cartulaire de l’abbaye Saint-Jean de Sorde, éd. P. Raymond, Paris-Pau, 1873, no 142).
16 Art. 41 : Nemo rusticorum militem cognitum invadat, nisi domum ejus cremaverit aut boves abstulerit.
17 C’est l’hypothèse de B. Cursente d’une transposition du droit des casaux dans les rapports de droit des communautés (Des maisons…, p. 276-278).
18 Conoguda causa sia a totz homes e femnes presentz e habieders, que Nos, Centod, per la gracie de Dieu, comter de Begorre, sufertes mantes bergonhes e grans dampnagdges el comptad de Begorre per nostres frontaders Nauars, Teesiis, Bascos, Aragones, qui aucunes begades entrauen el comptad de Begorre poderosementz, e arcebudz aucuns laugs fortz que fazen grans mals en la terre de Begorre ; per so, Nos, auant dit Centod, agud cosselh e ab ferm autrei dels barons e de tote la cort de la terre de Begorre, dam franqeces e durables costumes au laug e aus pobladors e als habitadors presentz e abieders dels borgs de Banheres asi cum en queste carte es escriut, per so quel senhor e tote la terre i trobas cosselh et defense.
19 Cf. H. Couderc-Barraud, « “Humbles” et violence légale… »
20 Senhor de l’ostau, Morlaàs ; senhor de la mayson, Oloron, senhor de la maison, Bagnères.
21 Les deux autres cas montrent même que cela dépasse le strict cas de la maynade : Et si augun besii recep segrament d’autre, doni au senhor. VI. ss., si no en tres causes de las quoaus no dara daon ; es assaber, si augun recep segrament de tot son paa, et de companhie que aye ab augun, et si fe credence ad augun de ssa proprie cause (art. 17). À Saint-Gaudens, il peut contraindre les membres de sa maison en cas de vol, sans avoir recours à la juridiction seigneuriale : E si lunhs hom de Sent Gaudens pert arren en sa mason, destrengan sa maynada, sis vol, ses daun de deffener en fora ses quel senhor ley ni arren als noya, de neguna part, e quen crub lo son (art. 31).
22 Et si augun ere prees poplaumentz en augun layroici deu esser liurat en ma man, si no ere prees en ortz o en camps o en binhes o en bergees ; et labetz deu dar de daon ad aqueg qui aura prees lo tort. V. ss. morlans. Et si negue que no li a feyt et per so fe segrament, aqueg qui-l recep no-n doni daon (art. 19).
23 C’est le cas pour Bagnères, Oloron et Morlaàs. Le For général de Béarn ne considère que les cas d’assaut à un domaine noble, une domenyadure, tenue ou non par un noble, dont la sanction est de 66 sous ; cela correspond finalement aux cas des deux fors d’Oloron et de Morlaàs pour une simple maison dans un bourg. Notons le cas fort intéressant du bourg de Saint-Sever, dont le seigneur est abbé. Celui-ci ne perçoit que 6 sous. d’amende, quand le maître de maison en perçoit 11.
24 E se algus de la compaia del seior palesara o fara tort a algun home, se l’pod metre dens sa maison, pod lo bater a son plazer e que sang no l’trega ni os no l’pod, e pueis deu pasar ab segrament (art. 11).
25 Il s’agit d’habitants non-nobles du bourg, difficiles à définir : s’agit-il des premiers habitants du lieu ? Cf. B. Cursente, « Le “casted” de Corneillan (Gers), ou le pouvoir seigneurial partagé (début xiie siècle) », dans Château et pouvoir, xe-xixe siècles, Bordeaux, 1996, p. 19-27.
26 Elle a été étudiée par J.-B. Marquette, « La “révolution” de Saint-Sever en 1208 », dans Saint-Sever. Millénaire de l’abbaye, Mont-de Marsan, 1986, p. 55-73.
27 À moins que le fait que les habitants aient échappé à la qualification d’hérésie en soit une (B. Cursente, « Une affaire de non-hérésie en Gascogne, en l’année 1208 », dans M. Zerner (dir.), Inventer l’hérésie ?, Nice, 1998, p. 257-262).
28 Loin de cette zone, dans l’Entre-deux-Mers, on semble aller dans ce sens : à Coirac, le passage d’un seigneur laïque à un prieuré se traduirait par la détérioration des rapports entre seigneurs et paysans (Grand cartulaire de la Sauve-Majeure, éd. Ch. Higounet et A. Higounet-Nadal, no 663-666).
29 À La Réole et à Bayonne, le duc Richard profite de conflits entre des habitants et le prieur pour le premier lieu et l’évêque pour le second, pour reprendre des droits de justice (cf. F. Boutoulle, Le duc et la société, Bordeaux, 2007, p. 246 ; Livre d’Or de Bayonne, éd. J. Bidache, Pau, 1906, no 37).
30 On ne peut écarter l’hypothèse selon laquelle le pactisme en vigueur dans cette région dévoile ce qui est tu ailleurs. Mais l’absence hors de cette zone d’éléments similaires et la géographie de ces droits, qui correspond à l’aire d’extension des casaux mise en évidence par B. Cursente pour le xiiie siècle, vont dans le sens d’une partition géographique.
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