Productivité agricole, légumineuses et prairies artificielles en Angleterre – 1300-1800
p. 101-122
Texte intégral
1Au xviiie siècle, l’Angleterre, en mettant fin à la suprématie économique de la Hollande, a ouvert l’ère du capitalisme industriel et de la croissance que la globalisation au xxie siècle étend à la planète entière. Selon la terminologie introduite par Tony Wrigley, la transition du féodalisme au capitalisme peut être reformulée comme le passage d’une économie organique avancée, où les sources de la croissance (production alimentaire, matières premières industrielles, énergie mécanique, production de chaleur) étaient essentiellement d’origine végétale et animale et issues du secteur agricole, à une économie énergie d’origine minérale1, où les sources de la croissance sont essentiellement d’origine minérale, chimique ou importée. La chance de l’Angleterre a été la présence d’immenses ressources charbonnières dans son sous-sol. La continuité a été représentée par la percée énergétique opérée par le charbon et la machine à vapeur, dans le contexte d’une économie organique avancée. Ils ont permis le saut qualitatif, d’une croissance d’origine agricole depuis 1300 mais bridée par la loi ricardienne de la diminution des rendements marginaux, à la croissance d’origine industrielle et de caractère exponentiel, au xixe siècle2.
2Durant les vingt dernières années, c’est autour des notions de rendement céréalier et fourrager, de densité d’élevage par acre cultivé, de productivité du travail agricole, que l’interprétation du développement agricole de l’Angleterre avant 1800 sur la longue durée, a été renouvelée par les ruralistes anglais3. Des travaux plus récents, publiés sous la direction d’Eric Thoen, concernant l’histoire rurale comparée des pays riverains de la Mer du Nord, ont visé à comparer sur cinq siècles (xiiie s.-xviiie s.), l’évolution quantitative de la production agricole (secteur arable et pastoral), celle des rendements céréaliers et fourragers, et la productivité du travail agricole4. Grâce à ces travaux comparatistes, notamment pour l’histoire rurale comparée des Pays-Bas flamands et hollandais et de l’Angleterre, nous bénéficions d’un meilleur éclairage sur les systèmes de culture, les rythmes d’évolution de la production et de la productivité agricoles des agro-systèmes régionaux, dans les pays riverains de la Mer du Nord, au cours de la période dite de transition, entre 1450 et 1800. Nous sommes maintenant en mesure de caractériser la singularité de l’accomplissement de la croissance agricole anglaise entre 1300 et 1800 : faciliter l’avènement de la première Révolution industrielle au xixe siècle et de la croissance.
Pays Bas et Angleterre : une intensification agricole parallèle
3L’intensification et la productivité de l’agriculture flamande et de l’agriculture anglaise ont eu des évolutions parallèles sur les plans temporel et technologique. Les travaux des ruralistes anglais, belges et hollandais l’attestent amplement dans les cinquante dernières années. Ceux d’Eric Thoen ont souligné la priorité du développement progressif et de l’intensification de l’agriculture flamande, dès la seconde moitié du xiie siècle. Celle-ci s’affirma de façon accélérée au xiiie siècle5. Toutes les caractéristiques de l’intensification, rotations flexibles, assolements quadriennaux, réduction de la jachère, culture arable temporaire dans les pâturages permanents visant à l’intégration de l’arable céréalier et des cultures herbagères et fourragères, annonçant l’agriculture convertible chère à Eric Kerridge, étaient présentes dans les Flandres, au moins dès le xiiie siècle6. La culture des légumineuses, critère principal d’une agriculture progressiste, avait une place centrale dans l’agriculture flamande comme nulle part ailleurs dans l’Europe médiévale. Fèveroles et pois y étaient cultivés à la fois pour l’alimentation humaine et animale, et les vesces servaient exclusivement à cette dernière. Eric Thoen a calculé que la proportion des légumineuses pouvait atteindre 45 % de l’espace cultivé dans les réserves seigneuriales flamandes7. Les superficies cultivées et les variétés de légumineuses et de plantes fourragères s’accrurent au xiiie siècle qui vit le développement de l’engraissement du bétail à l’étable, et de la collecte et de l’épandage systématique du fumier. Dans les cycles d’assolement, les légumineuses étaient semées avec les céréales de printemps ou sur une partie de la jachère. Une autre culture associée à l’intensification précoce de l’agriculture flamande était celle des raves fourragères, en particulier des turnips. S’il semble que ces derniers n’aient pas été cultivés sur les jachères avant le xve siècle pour l’alimentation du bétail ou des moutons, le colza fut cultivé, dès le xiiie siècle, pour son huile.
4La priorité flamande sur la voie de l’intensification agricole s’explique par la forte croissance démographique médiévale et l’urbanisation précoce, entraînant la croissance du marché alimentaire et la demande pour les produits agricoles, comme de celle de la laine pour l’industrie textile. Les campagnes étaient intégrées aux réseaux urbains de commercialisation. Mais ni en Flandre, ni en Hollande, les structures seigneuriales n’ont été aussi fortes ni aussi lourdes qu’elles l’étaient en Angleterre. En Hollande même, elles étaient quasi inexistantes. L’intensification médiévale de l’agriculture anglaise fut parallèle à celle de l’agriculture flamande, en particulier dans les comtés de la côte orientale de l’île. Les échanges commerciaux et culturels entre la Flandre et les Pays-Bas, les mêmes problèmes d’assèchement et d’amendement des sols, posés par la présence de vastes marais côtiers, jouèrent un rôle de stimulant pour l’intensification des deux côtés de la Mer du Nord, entre 1300 et 1800.
5Mais il n’est pas douteux, suivant ici la thèse de Robert Brenner, que les fortes structures agraires seigneuriales anglaises, introduites par la conquête normande, et que la transformation des rapports sociaux de production agraire et de la structure de la propriété de la terre, consolidant la grande propriété privée et capitaliste entre 1450 et 1800, ne fournissent l’une des explications du destin de l’agriculture britannique dans la transition de l’économie organique avancée à l’économie énergie d’origine minérale de la première révolution industrielle8.
Productivité agricole et légumineuses
6Du fait de la richesse exceptionnelle des sources anglaises, et spécialement des account rolls, ou rouleaux de comptes, des réserves seigneuriales depuis le xiiie siècle, et pour la période moderne, des probate inventories ou inventaires après décès, les ruralistes anglais ont élaboré, sur la base d’estimations plausibles, des séries statistiques de la production et des rendements de l’agriculture anglaise de 1086 à 18719. Il faut associer à ces exploits statistiques, celui des démographes du Cambridge Group for the History of Population and of Social Structure, qui ont démontré, dans les années 1980, l’exceptionnelle croissance démographique de l’Angleterre du xvie au xixe siècle, par la méthode statistique de la projection rétrospective10. La croissance des rendements pose la question des sources de la fertilité du sol et des moyens de l’augmenter. Le dilemme auquel étaient confrontées toutes les agricultures dans la période pré-industrielle était double : accroître à la fois la productivité du sol et celle du travail agricole dans des conditions de croissance démographique ; réussir à augmenter la production agricole sans risquer d’épuiser la fertilité du sol dont dépendait la croissance de la production11.
7Sur les moyens d’augmenter la fertilité du sol et produire d’abondantes récoltes, les sociétés humaines, depuis la plus haute Antiquité, s’étaient évertuées à en découvrir les secrets. Au cours de l’ère préscientifique, l’expérimentation d’outils et de techniques propices, les observations pratiques et les savoirs accumulés s’épaulaient pour atteindre ce résultat. Virgile, dans ses Géorgiques, relayé par Pietro de Crescenzi (Liber Ruralium Commodorum, c. 1305), soulignait déjà que la culture des légumineuses fertilisait le sol devant porter ensuite des céréales12. Nous savons maintenant, de façon scientifique, que, outre chaleur, lumière, eau, dioxyde de carbone (pour la photosynthèse), les plantes ont besoin aussi de cinq éléments chimiques principaux qu’elles trouvent sous forme de nutriments dans le sol : azote, phosphore, potassium, calcium (apporté surtout par chaulage du sol), et magnésium. Il faut y ajouter le sodium et le soufre. Ces nutriments étant généralement en quantité insuffisante dans le sol, on tentait d’y remédier, dans les agricultures pré-industrielles, par l’engrais organique d’origine animale (bovin, ovin, équin)13. Nos rendements céréaliers actuels (blé : 80 à 100 quintaux / ha, orge : 90 quintaux / ha) sont l’effet des engrais chimiques et industriels qui ont apporté les éléments nécessaires, à partir du milieu du xixe siècle, pour la croissance massive des rendements céréaliers.
8Les légumineuses14 ont l’aptitude de fixer l’azote de l’atmosphère, et de l’introduire dans le sol, sous forme de nitrate d’ammonium transformé en nitrate d’azote, par les nodules situés sur leurs racines, accueillant un type particulier de bactéries appelées « rhizobes » provenant du sol environnant. En Angleterre, comme en Flandre, dès la période médiévale, les légumineuses furent cultivées dans les régions où se développèrent des systèmes de culture intensive qui associèrent, dans les rotations, céréales et légumineuses. On a calculé qu’une récolte de 7 tonnes de blé / ha (récolte moyenne 1993) correspondait à une extraction du sol, pour chaque hectare, de 130 kg d’azote, 60 kg de phosphore et 42 kg de potassium15. L’azote est fondamental pour la constitution des protéines des plantes cultivées, céréales et fourrages. Les animaux pâturant restituaient au sol, dans l’agriculture pré-industrielle, le nitrate d’ammonium, par leurs déjections sur place, ou par le fumier collecté à l’étable, restaurant ainsi le stock d’azote nécessaire, à un bon niveau, pour les rendements céréaliers.
9Les légumineuses cultivées dans l’Angleterre médiévale étaient les pois, les fèveroles et les vesces. À partir de la fin du xvie siècle, l’Angleterre en importa de Flandre de nouvelles. Parmi celles-ci, ce fut le trèfle qui procura le plus riche apport en azote atmosphérique fixé dans le sol. Le trèfle, en effet, fixe dans le sol plus d’azote que les pois ou les fèveroles (jusqu’à 600 kg par ha/année contre 160 environ pour les pois). À la fin du xixe siècle pour l’ensemble de l’Europe du Nord, l’introduction de nouvelles légumineuses comme le trèfle (le sainfoin ou la luzerne), cultivées sur 19 % des superficies arables selon l’estimation de Chorley, augmenta la provision totale d’azote disponible d’environ 60 %16, d’autant qu’elles demeuraient souvent plusieurs années sur place, après avoir été semées dans les prairies artificielles, avant de laisser la place aux céréales, à la différence de légumineuses traditionnelles prenant place dans des rotations annuelles. Or, l’Angleterre, dans son ensemble, avait en 1871 plus de 26 % de sa superficie arable portant des légumineuses, et la croissance du stock d’azote et de ses effets sur les rendements y fut, sans doute, comparativement supérieure à celle des autres pays européens17.
10L’une des clés de la croissance de la productivité agricole anglaise, entre 1300 et 1800, a été la croissance de la productivité de l’élevage. Celle-ci a été favorisée par la meilleure qualité nutritive de l’alimentation fourragère en légumineuses, ou autres herbacées et raves cultivées dans les prairies artificielles, spécialement en ce qui concerne l’alimentation des bovins, producteurs de viande et de lait, ainsi que des chevaux, source essentielle d’énergie mécanique avant l’avènement de la machine à vapeur pour les travaux agricoles, les transports et la vie de relation, l’industrie.
Légumineuses et agriculture seigneuriale 1300-1500
11Une étude particulière des pratiques agricoles des seigneurs producteurs s’imposait parce qu’ils furent le seul groupe social dans l’Angleterre médiévale à consigner par écrit, dans les comptes annuels de leurs réserves, l’histoire de leurs activités agricoles. Le secteur de l’agriculture paysanne, pratiquée par les tenanciers sur leurs parcelles, sans doute majoritaire puisqu’il devait s’étendre sur 70 % de la superficie arable totale, reste dans l’ombre, faute de sources suffisantes. Il est permis de penser, toutefois, que l’agriculture paysanne avait pour modèle le système de culture pratiqué sur les réserves seigneuriales. Les tentatives qui ont été faites pour évaluer les techniques agricoles pratiquées sur les tenures paysannes suggèrent un niveau d’intensification supérieur à celui de l’agriculture seigneuriale18. Dans son étude sur cette dernière, entre 1250 et 1450, Bruce Campbell met d’abord l’accent sur le rôle crucial de l’élevage (bovin, équin, ovin, porcin), de la production pastorale, et sur la commercialisation de la production pastorale et céréalière comme facteurs principaux de l’intensification des systèmes de culture seigneuriaux anglais, dès la période médiévale. Dans leur très grande majorité ces derniers étaient mixtes, arable et pastoral, et le degré d’intensification, la différenciation entre les types mixtes distingués par Campbell étaient mesurés d’abord par le taux révélateur de la densité d’animaux d’élevage par acre cultivé, et déterminés par la pression de la demande du marché des produits alimentaires (céréales, viande, lait, fromage), et des matières premières issues du secteur agricole (laine, cuir, bois)19.
12Il y eut une forte croissance de la demande alimentaire, entre 1250 et 1320 environ, qui entraîna une expansion continue de la production céréalière et fourragère et la poursuite de l’intensification de la production agricole, dans les réserves. La ponction démographique des crises du xive siècle, entre 1315 et 1375, représenta environ 40 % de la population anglaise. L’effet sur la gestion des réserves fut considérable et affecta le secteur arable comme le secteur pastoral. L’analyse des comptes des réserves détaillant le nombre des animaux d’élevage montre leur importance pour l’alimentation des maisonnées seigneuriales, leur usage pour les travaux agricoles et le transport des personnes, des récoltes et des matières premières vers les marchés de consommation ou les ports d’exportation. L’élevage du cheval, source d’énergie mécanique efficace et rapide pour les travaux agricoles lourds des labours et des transports (par rapport aux bovins traditionnels), était aussi lié étroitement au genre de vie, à la fonction guerrière et au statut « chevaleresque » et dirigeant de la classe seigneuriale20. Chevaux, bovins, ovins ou porcins fournissaient des matières premières essentielles au genre de vie seigneurial, à partir de leurs peaux, cuir, laine, crin (armes, vêtements, parchemin). Les animaux d’élevage procuraient aussi les protéines supplémentaires de la viande, du lard, du lait, du beurre, du fromage. Enfin par l’apport du fumier, ils constituaient, dans les agro-systèmes seigneuriaux, l’apport principal d’urée et d’engrais azoté indispensable pour la croissance de la production céréalière, formant avec la culture des légumineuses le cycle fondamental de l’azote, de l’atmosphère à la fertilisation du sol.
13Entre 1300 et 1500, l’intensification de la production céréalière fut obtenue grâce à l’augmentation du nombre des récoltes dans l’année, c’est-à-dire essentiellement par des récoltes supplémentaires de printemps ; par l’épandage de fumier additionnel, par une meilleure préparation du sol pour recevoir les semences, par des labours plus étendus et profonds et par l’obtention de légumineuses à un plus haut niveau (pois, vesces, fèveroles) sur la sole de printemps. Sur une sole, 30 % des réserves étudiées par Campbell, surtout à l’est des Midlands, en Bedfordshire, Cambridgeshire, Northamptonshire, semaient des mélanges d’avoine et d’orge appelés dredge ou drage. Ces mélanges servaient principalement à la brasserie de la cervoise ou ale, boisson nationale généralement fabriquée à partir de l’orge seulement. L’avoine, d’autre part, était souvent semée avec les légumineuses et le mélange appelé de façon appropriée horsemeat était donné comme fourrage surtout aux chevaux de trait et de selle, en raison du contenu en calories important de l’avoine, nécessaire à l’énergie déployée par les chevaux. Les légumineuses mêlées à l’avoine pouvaient varier, pois-avoine, fèverole-avoine ou vesces-avoine. Le mélange céréale-légumineuse était, ici, essentiel sur le plan nutritif. L’avoine apportait les calories. Les légumineuses étaient surtout source de protéines, contenant des acides aminés qui, combinés avec les éléments fournis par la céréale du mélange, étaient susceptibles de fournir un type de protéine que les céréales seules ne pouvaient pas fournir21. L’association de ces mélanges avoine-légumineuses, spécialement nutritifs pour l’alimentation des chevaux, dans les comtés d’Est Anglie et de l’Angleterre du sud-est était frappante : ces comtés furent à la pointe du mouvement d’intensification de la production agricole anglaise entre 1300 et 1500, et de l’adoption du cheval de trait pour les travaux de labour et de charroi, en remplacement des bœufs plus lents et moins puissants. Les légumineuses étaient cultivées dans 69 % des réserves étudiées, pour la période 1250-1249, et dans 81 % d’entre elles pour la période 1350-1449. Les pois étaient bien plus cultivés que les vesces et les fèveroles. Les fèveroles étaient spécialement productives sur des terres lourdes, les pois et les vesces sur des terres plus légères.
14D’une façon générale, selon les circonstances, la production de légumineuses était destinée soit à l’alimentation humaine (consommation dans les maisonnées seigneuriales, vente de surplus sur le marché, nourriture des travailleurs agricoles du manoir ou attribuée comme salaire en nature), soit à l’alimentation animale comme un type de fourrage bien meilleur que celui qui était fourni normalement par l’herbe des jachères nues ou celle des pâturages permanents. La culture des légumineuses favorisa la production d’une plus grande quantité de fumier de meilleure qualité, spécialement quand les animaux étaient nourris à l’étable et que le fumier des cours de ferme était systématiquement collecté et répandu dans les champs. La production céréalière étant l’objectif principal, la culture des légumineuses se substituait à la jachère nue, et les légumineuses étaient intégrées alors à une rotation de type intensif où la jachère intervenait moins fréquemment. Elles pouvaient être semées à nouveau à la fin d’une rotation et constituer un meilleur herbage temporaire sur la jachère suivante pour la pâture des animaux.
15Entre 1250 et 1450, l’analyse quantitative des comptabilités seigneuriales anglaises a permis de distinguer le degré d’intensification relative de 7 systèmes de culture, en calculant la proportion des superficies consacrées aux différentes céréales d’hiver et de printemps, et aux légumineuses de la sole de printemps. Le système le moins intensif (7), adapté à des sols froids et à des étés frais sur des sols acides, comme dans le nord-ouest et sud-ouest de l’Angleterre, consacrait près de 70 % de sa superficie arable à la culture extensive de l’avoine, et moins de 3 % à celle des légumineuses (blé 12 %, seigle 11,8 %, orge 3,9 %, mélanges 3,2 %). Deux autres systèmes de culture étaient aussi relativement moins touchés par l’intensification : le premier voué à la culture extensive du blé (6) pour plus de 70 % des superficies ensemencées consacrait environ 5 % aux légumineuses, 8,4 % à l’orge, 12,6 % à l’avoine, et 4,6 % aux mélanges. Il était répandu surtout sur les sols lourds de l’ouest de l’Angleterre (Dorset, Wiltshire, Berkshire), et au nord-est, mais aussi dans les Home counties autour de Londres (Hertfordshire), et dans les Midlands. Le second de ces systèmes caractérisés par une moindre intensification (5) était strictement triennal et consacrait 44 % de ses superficies cultivées au blé, 44 % à l’avoine et 3,8 % aux légumineuses. Bien adapté aux sols lourds et argileux de l’Angleterre des Lowlands, aux sols argileux du Hertfordshire, de l’Essex, dans quelques secteurs du Suffolk, mais aussi dans le Vale of York, les Midlands et dans plusieurs des comtés du sud, de l’est du Hampshire à l’est du Devon. En fait, en Somerset, Dorset, Wiltshire et Monmouthshire, la distribution de ce système triennal venait en complément du système originel à rotation biennale, commun en de nombreux comtés, attribuant une majeure part des superficies cultivées au blé.
16Un processus d’intensification supérieur aux trois précédents caractérisait trois autres systèmes de culture médiévaux. La proportion des superficies consacrées aux légumineuses y variait entre 7 % et 12 %. Le premier d’entre eux (4) était caractérisé par la prédominance des cultures de printemps : orge 17,7 %, avoine 27,7 %, mélanges d’orge et d’avoine 4,4 %, légumineuses 12 %, qui couvraient ensemble plus de 60 % des superficies cultivées. Le blé d’hiver y comptait pour 35 %. On le trouvait pratiqué dans le sud-est du Norfolk, à la frontière du Suffolk, sur les sols lourds au centre du Norfolk et sur les polders des fens à l’est du Norfolk.
17Dans les Midlands surtout, nombre de réserves consacraient la majeure part de leurs superficies cultivées (3) aux mélanges de céréales de printemps pour 35,5 % et 8,6 % aux légumineuses, mais seulement 29 % au blé d’hiver. Sur la haute vallée de la Tamise, ce type répondait à la demande du marché londonien pour des grains de prix modeste. Également déterminé par les circuits de commercialisation de Londres et de Norwich, un sixième système de culture plus intensif (2) était spécialisé dans la production de seigle, céréale d’hiver (seigle 27,8 %, blé 8,5 %), et surtout, sur la sole de printemps, dans la production d’orge (35,6 %) pour la boulangerie et la brasserie et d’avoine (19,5 %), et la culture de légumineuses sur 6,8 % des superficies.
18C’est en Norfolk, faisant face aux Pays-Bas flamands et hollandais, que l’intensification de l’agriculture médiévale anglaise fut la plus marquée. Le système de culture intensive avec légumineuses (1) se concentrait sur la production de blé sur 22,9 % des superficies et sur l’orge, céréale de printemps sur 39, 7 %, pour l’avoine sur 11,8 % et pour les légumineuses sur 20,8 %. Les superficies cultivées étaient beaucoup plus importantes, ici encore, pour les céréales et les cultures de printemps. Ce système de culture était de tous les systèmes distingués par Campbell celui qui, avant les crises du xive siècle, consacrait le plus de superficie à la culture des légumineuses. Ce système, le plus intensif et le plus productif de l’Angleterre médiévale, était pratiqué dans les réserves situées dans la région de l’arc côtier, au nord du Norfolk, de Hunstanton à l’ouest à Yarmouth à l’est, et aussi à l’ouest et au sud-ouest de Norwich, seconde ville du royaume après Londres. Les réserves les mieux cultivées étaient en culture continue, sans interruption au moins pendant quatre ans d’une rotation quinquennale. Les rotations étaient d’une grande flexibilité. Le blé venait en général après la jachère destinée à nettoyer le sol des mauvaises herbes, et il était suivi par trois années d’orge. Les légumineuses occupant seules des superficies substantielles étaient quelquefois aussi semées avec l’orge, et l’avoine venait invariablement en fin de rotation, avant la summerley, une jachère plusieurs fois labourée pendant l’été. On trouvait également ce système intensif au nord et à l’est du comté de Kent, sur la côte sud-est, aux sols riches et avec abondance de main-d’oeuvre, à l’instar du Norfolk. De même, il était pratiqué dans la région côtière du Sussex, le Hampshire et l’île de Wight où la jachère avait été partiellement ou complètement supprimée22.
19Après la Peste Noire, entre 1350-1370 et 1450, il y eut une chute drastique de la demande alimentaire et une réorientation vers une production céréalière de qualité pour la fabrication du pain de froment et la brasserie de la cervoise, ainsi qu’un accroissement très important de la production fourragère pour alimenter un élevage en expansion. Les crises du xive siècle eurent pour conséquence le déclin de la gestion directe des réserves qui furent souvent affermées. Certains systèmes de culture existant dans la période précédente disparurent, spécialement les moins intensifs, consacrés à la culture presque exclusive de l’avoine et du blé (7 et 6). Un nouveau type caractéristique de cette seconde période apparut : la culture extensive des légumineuses. Entre 1350 et 1450, la culture des légumineuses cessa d’être la particularité des systèmes les plus intensifs et devint importante dans des réserves qui pratiquaient des systèmes de rotation relativement extensifs et qui leur consacraient nettement plus du tiers de leur superficie ensemencée. Il s’agissait de soutenir l’expansion de l’économie pastorale. L’accroissement de la production des légumineuses par rapport à celle des céréales était, en quelque sorte, l’effet de la crise démographique, réduisant la part de l’alimentation humaine au bénéfice de celle des animaux d’élevage. Par exemple, dans les secteurs relativement privés de pâturages, le nouveau système de culture extensive des légumineuses prit sa forme extrême, avec au moins 40 % des superficies cultivées ensemencées en légumineuses, dans les Midlands, région bien placée pour accueillir le bétail des pays naisseurs du nord et de l’ouest, les élever grâce aux légumineuses, puis les vendre comme animaux de travail ou d’embouche sur les marchés du sud de l’Angleterre. Ce type se développa aussi sur la côte sud du Kent et du Sussex, pour l’élevage du bétail sur les marais côtiers, destiné à la vente sur les marchés de l’intérieur. La diffusion de ce nouveau type de système témoigne de la spécialisation croissante du secteur pastoral, et même sur un certain nombre de réserves, du mouvement vers une subordination de l’arable au pastoral.
20Le processus d’intensification, à l’œuvre depuis le xiiie siècle, se concentra exclusivement dans le Norfolk, après les crises du xive siècle23. Les deux systèmes de culture les plus intensifs, avant la Peste Noire, culture intensive avec légumineuses (1), et culture intensive avec seigle et orge (2) fusionnèrent, et le processus d’intensification se poursuivit, malgré les effets de la crise démographique, dans les réserves du comté24. Il y eut accentuation de la prépondérance des cultures de printemps avec concentration sur l’orge. Une des conséquences en fut la relégation de la culture du blé à une moindre part des superficies. La culture de l’avoine fut réduite aux besoins locaux des domaines pour l’alimentation des chevaux. Il y eut aussi un accroissement de la production de légumineuses comme culture fourragère semée sur la jachère. Les réserves les plus intensivement cultivées en semaient plus du quart de leur superficie arable. Le but des administrateurs seigneuriaux était de diminuer la fréquence et la durée des jachères, le repos de la terre servant comme moyen de contrôle des mauvaises herbes. La concentration sur les récoltes de printemps entraîna un raccourcissement de la jachère traditionnelle à une demi-année seulement. Les récoltes de printemps pouvaient donc être semées et cultivées en continu.
21Les réserves situées sur les limons les plus riches soutenaient un rythme de rotation sur des cycles de 5 ou 6 ans, allant jusqu’à 7 ans, sans discontinuité. Les cycles s’achevaient par une jachère d’une demi-année elle-même semée en légumineuses. Le blé et le seigle venaient immédiatement après la demi-année de jachère, mais l’orge occupait quelquefois la première place dans le cycle. La double récolte d’orge en continu devint dans cette période un trait spécifique et permanent du système de culture du Norfolk. Cette spécialisation pour la brasserie se maintint d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui. Au xive siècle, le Norfolk était déjà le premier exportateur de malt d’orge vers les autres régions anglaises. Les superficies cultivées en orge après 1350 augmentèrent de 10 % pour couvrir, au début du xve siècle, plus de 54 % de l’espace arable dans les réserves du comté. Des cycles de rotation supérieurs à 5 ans avaient avantage à utiliser les légumineuses pour azoter le sol entre des récoltes successives de céréales. À Reedham, les légumineuses étaient semées à la fin du cycle en préparation du nouveau cycle. À Martham, elles étaient toujours semées avant le blé. À Felbrigg, les légumineuses étaient semées avant une ley de 3 à 4 ans, pâturage temporaire, pour renforcer l’azote du sol afin d’obtenir une meilleure qualité des herbages25.
22Après les crises du xive siècle, en Norfolk, la diversité et la flexibilité des rotations pratiquées et l’abondance relative de main-d’oeuvre pour les travaux agricoles constituèrent les atouts principaux de l’intensification ininterrompue que connut le Norfolk pendant plus de six siècles26. Au début du xve siècle, il faut noter dans nombre de réserves du comté, la pratique de l’agriculture convertible : entre 1400 et 1408, à Felbrigg, trois années successives de culture céréalière étaient suivies de trois années où les labours faisaient place à des pâturages temporaires.
1500-1800 - Légumineuses et Prairies artificielles
23Eric Kerridge publia en 1967 The Agricultural Revolution. Cet ouvrage fit date pour l’interprétation du concept de « révolution agricole » qu’il proposa, ainsi que pour la chronologie du processus de modernisation de l’économie britannique. Le terme d’agriculture convertible désignait la succession en alternance sur la même terre des labours céréaliers et des prairies elles-mêmes labourées et semées en légumineuses et herbacées fourragères dans un cycle de rotation intégrant culture céréalière et culture fourragère27. La culture fourragère pouvait s’étendre sur plusieurs années avant de revenir aux labours céréaliers.
24L’une des nouveautés de l’ouvrage de Kerridge fut d’avancer aux xvie et xviie siècles, la date de la naissance des innovations technologiques de l’agriculture convertible et de leur diffusion dans la pratique agricole des comtés. Il situa le déploiement du processus entre 1560 et 1690 tout en indiquant que, dès 1523, John Fitzherbert avait célébré les vertus de l’agriculture convertible28. Bruce Campbell a pu réviser récemment cette chronologie en montrant que l’agriculture convertible était déjà pratiquée en Norfolk au début du xve siècle29. Eric Thoen a également souligné que le modèle flamand, aux xiiie et xive siècles, était déjà celui d’une agriculture intensive et convertible.
25Le but principal poursuivi par les agriculteurs anglais fut la croissance en quantité, qualité et variété de la production fourragère, afin de soutenir par une meilleure alimentation plus abondante, une forte croissance de l’élevage et l’amélioration des races élevées. La thèse d’Eric Kerridge, en mettant en exergue l’extension de l’agriculture convertible aux xvie et xviie siècles, à l’ensemble de l’espace agricole anglais, a eu le mérite de signaler les connexions, dans un processus complexe de transformation, entre accroissement de la production fourragère, expansion de l’élevage et mouvement d’enclosure. L’enclosure représente la transformation du système de propriété de la terre et des rapports sociaux de production dans les campagnes, et l’émergence d’une nouvelle dimension institutionnelle, celle de la propriété privée et capitaliste de la terre. Sur la longue durée de l’histoire économique de l’Angleterre, le développement des enclosures fut responsable de la concentration de la propriété foncière caractéristique de la structure de la propriété de la terre, au xixe siècle.
26Dès la période des crises du xive siècle, on peut observer le processus d’enclosure à l’œuvre. En Norfolk, par exemple, il revint à la classe nouvelle des « grands éleveurs » de moutons de donner l’impulsion au mouvement local d’enclosure, alimenté par le marché de location ou de vente de tenures libres, de manoirs entiers (réserve et tenures). Pour ces « grands éleveurs », l’enclosure représentait une nécessité. On touche là au rôle novateur du marché international et national de la laine, matière première essentielle de l’industrie textile, favorisant la transformation structurelle et l’innovation au plan agricole. Les recherches qui ont porté sur l’histoire des enclosures anglaises, depuis les années 1960, ont montré que, dès le début du xvie siècle, près de 45 % de la superficie agricole de l’Angleterre étaient déjà enclos, et que le taux de progression de l’enclosure a été le plus rapide entre 1600 et 1699, pour atteindre 75 % de la superficie agricole totale, en 176030. Il y a donc coïncidence entre l’accélération de la progression des enclosures et l’extension de la pratique de l’agriculture convertible, selon Kerridge.
27La conséquence structurelle essentielle de l’enclosure pour la pratique agricole et l’agriculture convertible a été de marquer la fin de l’openfield seigneurial et de la vaine pâture des animaux d’élevage sur les communaux et les pâturages permanents et naturels. L’enclosure a favorisé l’instauration de l’arable et du pastoral par l’introduction des leys et des prairies artificielles dans l’assolement et les rotations céréalières. Pour être efficacement gérée, l’agriculture convertible devait s’appuyer sur la création d’unités d’exploitation (fermes) formées de blocs de champs enclos à l’intérieur desquels pouvaient être modelés les cycles d’assolement et les rotations. Les clôtures circonscrivaient un espace protégé et distinct, le réservant à un type de culture. Chaque champ enclos portait une récolte particulière, les haies autorisant une rotation des cultures aussi complexe, idéalement, qu’il y avait de champs enclos, et facilitant l’expérimentation des plantes nouvelles dans l’espace arable de l’unité d’exploitation. Car le système permettait de prévoir avec souplesse un régime cultural différent chaque année, d’introduire des plantes nouvelles et de modifier la proportion relative des surfaces consacrées aux cultures céréalières et aux prairies artificielles, selon le type et la qualité des sols, variables d’un champ à l’autre, ou d’une partie de l’espace arable au reste des champs.
28L’introduction de nouvelles espèces fourragères dans les leys, herbages et prairies cultivés de l’agriculture convertible, constitua, avec l’application de nouveaux systèmes de rotation où labours céréaliers et prairies artificielles se succédaient, le fondement de ce qu’Eric Kerridge désigna comme la période révolutionnaire de l’histoire agraire anglaise, c’est-à-dire les années 1560-169031. Ces plantes fourragères appartenaient à deux espèces végétales : raves fourragères d’un côté, herbacées fourragères et légumineuses de l’autre. La principale des raves fourragères, le navet fourrager ou turnip, se répandit dans les campagnes anglaises, à partir de 1650. Il fut introduit en Est Anglie ; d’abord en Suffolk, puis en Norfolk, vers 1660, il devint, dès la fin du xviie siècle, l’une des pierres angulaires du Norfolk system of Husbandry. Les turnips étaient cultivés sur la summerley, jachère cultivée après une récolte céréalière, pour fournir le fourrage hivernal, en particulier pour les bœufs engraissés à l’étable. Les turnips pouvaient rester en terre jusqu’en février, et la partie feuillue broutée par les ovins. À partir de mars, la sole des turnips était labourée et semée en orge. La contribution essentielle de la culture des turnips dans l’agriculture britannique fut la suppression radicale de la jachère.
29Le rôle des turnips, outre le fait d’ajouter une récolte fourragère bienvenue, sur une jachère jusque-là improductive, était d’empêcher le développement des mauvaises herbes, et de maintenir la provision d’azote dans le sol. Leur croissance rapide et leurs larges feuilles tendaient à étouffer tout autre végétation et à maintenir l’humidité du sol, réduisant la perte par lessivage de l’azote atmosphérique. Les turnips étaient plantés en rangées et requéraient un binage soigneux à la houe. Laissées en place, les raves pouvaient servir à l’alimentation des ovins ou des bovins qui par l’engrais naturel de leur fumier déposé sur place permettaient le recyclage de l’azote. Comme les autres nouvelles cultures fourragères introduites en Angleterre au xviie siècle, les turnips apportaient un fourrage bien plus nourrissant et abondant pour le bétail que le foin des prairies traditionnelles. Une récolte moyenne de turnips procurait 70 % de féculent ou d’hydrate de carbone de plus qu’une récolte de foin32.
30Ce fut l’amélioration des pâturages cultivés et des prairies artificielles qui constitua l’innovation cruciale, permettant l’accroissement considérable du volume et de la qualité de la production fourragère. Ces nouvelles légumineuses parmi lesquelles le trèfle tint le premier rôle, au xviie siècle, prirent très avantageusement la succession des légumineuses médiévales (pois, fèveroles, vesces). Alors que ces derniers fixaient 33-160 kg/ha d’azote, le trèfle en fixait 550-600 kg/ha, d’autant que, dans le cycle de rotation, les prairies artificielles cultivées en trèfle demeuraient en place deux années ou plus, avant la mise en labours céréaliers. Ceci explique aussi l’effet amplificateur du trèfle sur l’accroissement des rendements céréaliers33.
31L’expérimentation avec des graines de trèfle et de sainfoin importées de Hollande commença dans la première moitié du xviie siècle. Avant cette date, pour former le gazon des leys, on utilisait dans les comtés anglais le trèfle blanc ou rouge local. Ce qui était nouveau, c’était l’importation de semences de trèfle sélectionnées, d’une variété spécifique et éprouvée, soit pures soit mélangées selon une proportion précisément mesurée avec des graines d’herbe de foin (hay seed) ou de rye-grass pour former la nouvelle ley temporaire. Le mélange usuel était constitué de deux mesures de rye-grass pérenne pour une mesure de trèfle. Les semences importées comprenaient le trèfle hollandais blanc, le trèfle rouge pérenne, le trèfle gros et le rye-grass pérenne. L’introduction de ces semences constitua une avancée de première importance. Elles permirent aux leys temporaires de se former plus rapidement et fournirent, outre l’azote, des récoltes de foin plus amples et plus nutritives pour les bêtes. À partir de 1661, la culture du trèfle dans les leys prit son essor et s’étendit rapidement à l’ensemble des comtés.
32Le Norfolk, entre 1500 et 1800, poursuivit son avantage sur tous les fronts de la productivité agricole, et en particulier, au plan de la densité d’animaux d’élevage par acre cultivé, et de la production de viande de bœuf pour les marchés urbains. Les rotations du Norfolk system of husbandry furent éprouvées dans le cadre de fermes de taille substantielle, groupant des champs enclos, organisés spécialement pour l’exercice des cycles d’assolement où se succédaient sur le même champ, turnips, orge, trèfle, froment. Ces rotations, avec accroissement de la part des légumineuses et fourrages artificiels, alternance et réduction du nombre des récoltes céréalières successives, furent codifiées entre 1720 et 1740. Le Norfolk system of husbandry fut le modèle de la « nouvelle agriculture anglaise », célébré par Arthur Young et donné en exemple à tous les agriculteurs du continent.
33Un examen des 82 folios du Field Book de Coke de Norfolk, pour les années 1789-1805, permet de préciser les caractères originaux du système de culture modèle de la nouvelle agriculture anglaise et la place centrale des prairies artificielles dans les rotations dans les fermes de ses domaines en Norfolk34. En ce qui concerne la proportion consacrée, en moyenne, aux différentes cultures, entre 1789 et 1805, sur un échantillon de douze des fermes, le cycle d’assolement consistait à réserver plus de la moitié des champs enclos aux prairies de trèfle et aux turnips, variant de 51 % à 60 % des superficies. Pour les céréales, la proportion des superficies emblavées se situait, par contre, au-dessous de 50 %, variant de 40 % à 49 %, l’orge (24 %) l’emportait sur le blé (16 %).
34Le tableau 3 montre le cycle de rotations dans 8 enclos appartenant à 4 fermiers de Coke à Weasenham. Les leys duraient généralement deux années ou quelquefois trois années successives. Les rotations obéissaient toutes aux deux cycles, quinquennal et sexennal, du système. Deux années de leys constituaient la norme. L’année de blé était suivie d’une année d’orge ou même d’avoine, ce qui contrevenait encore au principe classique, en Norfolk, de ne jamais faire succéder l’une à l’autre, deux récoltes de céréale35. À Weasenham, le cycle d’une rotation sexennale s’établissait ainsi : turnips-orge-ley 1-ley 2-blé-orge ; le cycle quinquennal : turnips-orge-ley 1-ley 2-blé.
35Dans les fermes de Coke, après 1805, le principe de ne jamais faire se succéder deux récoltes de céréale fut rigoureusement appliqué, et le rythme de rotation sexennal ajoutait au quinquennal une année affectée exclusivement aux légumineuses, réservant la dernière sole à la culture des céréales, blé, orge ou avoine.
***
36Pourquoi l’Angleterre fut-elle la première nation européenne à réussir le passage dans l’ère de la croissance, de la modernité économique et la transition entre l’économie organique, avancée et l’économie énergie d’origine minérale de la Révolution industrielle ? Elle le doit, avant tout, à la croissance de la productivité agricole, à celle du secteur arable céréalier comme à celle du travail agricole. Elle le doit à la capacité de l’agriculture anglaise de générer, au-delà de la production alimentaire pour une population urbaine et rurale en forte croissance, des surplus considérables de matières premières pour les activités manufacturières et industrielles, source d’emplois pour la population active rurale et non-rurale, et des surplus de production d’énergie mécanique d’origine animale, pour les transports urbains et industriels, et l’ensemble de la vie de relations.
37Les estimations chiffrées de Tony Wrigley font état d’un triplement des rendements de la production des deux secteurs réunis, arable céréalier et pastoral, entre 1300 et 1800. Cependant, ce fut la productivité du secteur pastoral, celle de l’élevage, qui eut la croissance la plus forte, et les estimations chiffrées de Gregory Clark suggèrent, entre 1300 et 1850, une multiplication par 6 du produit net du secteur pastoral contre un doublement seulement du produit net du secteur arable céréalier. Tony Wrigley reprend partiellement, dans son argumentation, l’estimation chiffrée de Clark en ce qui concerne le secteur pastoral, et il soutient qu’il est probable que le volume de la production de matières premières d’origine pastorale pour l’industrie, et d’énergie mécanique d’origine animale, fut multiplié par 6, entre 1300 et 180036. Si la production pastorale totale avait augmenté 5 fois, alors que la part de la production pastorale consacrée à l’alimentation humaine ou comme source d’énergie mécanique dans les travaux agricoles chutait de 70 % à 65 %, cela impliquerait une multiplication par 6 d’un surplus de production pastorale de matières premières pour l’industrie et d’un surplus d’énergie mécanique d’origine animale disponible hors du secteur agricole. La signification de ce dernier aspect mérite d’être fortement soulignée37. Les chevaux qui tiraient chariots, wagons et diligences sur les routes, au xviiie siècle, fournissaient l’équivalent de la vapeur produite par le charbon dans les locomotives, cent ans plus tard. Leur carburant était d’origine végétale sous forme d’avoine, et non minéral en charbon, mais jouait un rôle aussi vital pour la vie économique que celui que jouera, plus tard, le charbon. Au xviiie siècle, ce fut l’augmentation des rendements et des surplus d’avoine et de la production fourragère, qui permit l’augmentation considérable de la quantité d’énergie mécanique produite par le cheval et sa disponibilité pour l’ensemble de la vie économique, l’industrie et les transports, en dehors du secteur agricole38.
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Notes de bas de page
1 Wrigley, 1988, 2004, 2006.
2 Hollander, 1979.
3 Campbell, Overton, 1991, Campbell, Overton, 1993 ; Campbell, 2000 ; Overton (a), 1996 ; Overton, Campbell (b), 1996.
4 Bavel, Thoen, 1999 ; Hoppenbrouwers, Zanden, 2001 ; Thoen, Molle, 2006.
5 Thoen, 1997, 1999, 2006 ; Slicher ven Bath (1963) ne situait le début de l’intensification agricole flamande qu’au xive siècle.
6 Kerridge, 1967.
7 Thoen, 1997, p. 78.
8 Brenner, 1987, Hoppenbrouwers, Zanden, 2001.
9 Overton, Campbell, (b), 1996 ; id., 1999.
10 Wrigley, Schofield, 1981 ; Wrigley, Davies, Oeppen, Schofield, 1997.
11 Campbell, Overton, 1993, 40.
12 Shiel, 1991, p. 51-77.
13 Dans les agricultures préindustrielles, l’amendement des sols pour en accroître la fertilité des sols était également pratiqué par addition de marne, de chaux et de sable.
14 Parmi les légumineuses les plus couramment cultivées, notons les pois, fèveroles, vesces, lupin, trèfle rouge, trèfle blanc, luzerne, sainfoin.
15 Wiseman, 1993, p. 47.
16 Chorley, 1981, p. 82.
17 Overton (a), 1996, p. 110.
18 Stone, 2005, p. 262-272 cite l’exemple d’une tenure paysanne de 24 acres, en 1336, où sur 16 acres ensemencés, 10 acres étaient consacrés exclusivement à la culture des légumineuses (pois) et 6 acres aux céréales (3 de blé et 3 d’orge). Une rotation complexe y aurait été pratiquée de façon à ce que les pois favorisent les rendements du blé et de l’orge. Il semble certain, d’autre part, qu’à l’instar de l’agriculture flamande l’intensification sur les tenures paysannes anglaises aurait été procurée par l’application supplémentaire d’heures de travail des tenanciers, bien supérieures à celles dispensées sur les terres des réserves seigneuriales par les famuli salariés.
19 Campbell, 2000, p. 172-188.
20 Langdon, 1986.
21 Du fait de leur valeur énergétique supérieure à celle du pain, les mélanges avoine-légumineuses (pois, vesces, fèveroles)) pour l’alimentation humaine servaient de base à la fabrication de pottage, nourriture principale des pauvres dans l’Angleterre médiévale. Ils étaient consommés entiers dans le pottage, ou moulus en farine grossière utilisée dans la fabrication de pain bon marché (Campbell, 2000, p. 228).
22 Idem, p. 252-275.
23 Idem, p. 290.
24 L’origine du Norfolk system of husbandry se situe alors.
25 Campbell, 2000, p. 295 : la ley représente le modèle anglais de la prairie artificielle, repris par les agronomes français du XVIII e.
26 Campbell, Overton, 1993.
27 Kerridge, 1967, p. 181 : les trois termes anglais de up and down husbandry (up désigne l’arable céréalier, et down la ley ou prairie artificielle), de ley farming et de convertible husbandry sont synonymes.
28 Fitzherbert, 1523.
29 Campbell, 2000.
30 Wordie, 1983.
31 Kerridge, 1967, p. 268-294.
32 Overton, 1996 (a), p. 99.
33 Idem, p. 110.
34 Holkham Arch., E/F 63 (1), Field Book of the Estate of T.W. Coke Esqre in the County of Norfolk (1789-1805). Son domaine s’étendait alors sur 10 000 ha (26 866 acres), divisé en 76 fermes, toutes au nord-ouest du comté.
35 Young, 1804 (1969) p. 193.
36 Clark, 1991 (a), et (b).
37 En particulier la laine pour le textile, le cuir pour les industries de la chaussure, la sellerie, la bourrellerie.
38 Wrigley, 2006, p. 457-465 : entre ces deux dates, le rendement net par acre de l’avoine fut multiplié par 3,5 (blé et orge par 2 seulement). La production d’avoine passa de 20,6 millions de bushels vers 1300, à 78,8 millions en 1800 (1 bushel = 36,35 l).
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