L’hygiène des vers à soie d’Olivier de Serres à Louis Pasteur
p. 103-116
Texte intégral
1L’historien familier de la littérature dite « agronomique » se trouve fort dépourvu face à la problématique des épizooties ; la notion de contagion – vaches, moutons, chevaux – n’a pas stimulé l’intellect de nos grands auteurs modernes – Estienne et Liébault, Olivier de Serres, Liger, Rozier, etc. Les descriptions cliniques peuvent constituer des bases nosographiques, mais on ne trouve guère de mise en relation systématique des affections des animaux entre eux.
2C’est alors qu’en feuilletant une fois encore le Théâtre d’agriculture du bon Olivier de Serres (1600), on peut s’arrêter sur cette phrase, au chapitre de l’éducation des vers à soie :
« Le gouverneur n’oubliera de boire un peu de vin dès le grand matin, avant que se mettre en œuvre, à ce qu’en communiquant l’odeur de telle liqueur aux vers, il les préserve de toute puanteur, spécialement de la mauvaise haleine des personnes (plus forte estant à jeun qu’après avoir mangé) que ces animaux craignent beaucoup1. »
3Le père des agronomes ajoute que faire frire en outre au nez des vers quelques rouelles de jambon et de saucisson n’est pas pour leur déplaire.
4La plupart des traités et manuels d’agriculture français, du xvie au xixe siècle consacrent un chapitre à l’« éducation » des vers à soie (on ne parle pas d’élevages avant le xxe siècle).
5Le ver à soie y apparaît comme un animal délicat et fragile, nécessitant des soins attentifs et constants. Aération, température, propreté des locaux, qualité de l’alimentation, conditionnent la production de la soie et sont les seuls moyens de prévenir l’apparition de maladies auxquelles on ne connaît pas de remèdes.
6Et puis, dans les années 1860, c’est à l’occasion d’une maladie endémique attaquant les vers à soie que Louis Pasteur a commencé à s’intéresser aux maladies infectieuses.
7N’y aurait-t-il pas là de quoi consoler la curiosité de l’historien des textes agronomiques déçu par les épizooties du gros bétail ?
La sériciculture et le cycle du ver à soie
8La sériciculture est composée de deux processus : la moriculture – culture du mûrier, dont les feuilles fraîches constituent la nourriture exclusive du ver à soie, Bombyx mori (littéralement « cocon de mûrier »), et l’éducation de celui-ci dans la magnanerie.
9L’éducation des vers à soie se fait au printemps, à partir de la première poussée de la feuille des mûriers.
10Les graines (œufs du ver à soie) ont une durée d’incubation de huit à dix jours, à une température élevée progressivement de 15 à 25 degrés. Cette éclosion provoquée doit être combinée avec la pousse du mûrier. Une once de graines de 30 grammes donne environ 40 à 50 000 vers qui produisent de 30 à 40 kg de cocons frais ; chaque cocon fournissant 1 000 mètres de fil de soie.
11Le ver à soie – qui est en fait une chenille glabre – arrivé à son complet développement, est composé d’une tête ou museau et d’un corps. La tête comporte une mâchoire armée de dents ; en dessous de la lèvre inférieure se trouve la trompe par où sort la soie secrétée par les deux glandes soyeuses ; il y a six yeux de chaque côté de la tête. Le corps, glabre, blanchâtre, est divisé en douze articulations avec trois paires de pattes cornées et cinq paires de pattes membraneuses munies de petits crochets et fixant les vers sur les objets en agissant comme des ventouses.
12Le ver à soie passe durant sa vie par trois états successifs : larve, puis chrysalide dans le cocon d’où il sort enfin papillon.
13Au ver qui vient de naître on distribue pendant trois jours, toutes les deux heures, et sans discontinuer, de la feuille coupée menu. On procède, avant chaque repas, au délitement (nettoyage de la litière) et au dédoublement (séparation des vers).
14Le quatrième jour les vers dorment. Le cinquième jour est celui de la première mue, lors de laquelle le ver quitte sa vieille peau. C’est le deuxième âge, qui dure quatre jours ; on donne toujours douze repas par jour de feuille coupée menu. Le ver grossit considérablement.
15Durant les six jours qui constituent le troisième âge, après la seconde mue, on donne les mêmes soins, mais avec de la feuille entière. « C’est alors que, dans la magnanerie, on entend le bruit des mandibules simuler le bruit de la pluie qu’un orage abat sur les arbres2. »
16Le quatrième âge dure également six jours ; on réduit à huit le nombre de repas par vingt-quatre heures.
17Le cinquième âge dure huit à neuf jours. Le ver, qui pèse 5 grammes et mesure 9 centimètres, cesse alors de manger, sa peau devient transparente : il est mûr, et se met à la recherche d’un endroit où former le cocon. On dispose alors de la bruyère en petits cabanons sur lesquels le ver va monter (c’est le boisement ou encabannage).
18Au bout de dix-huit à vingt jours à partir du moment où la chenille a commencé son cocon, le papillon sort de son enveloppe, trois ou quatre heures après le lever du soleil, pour s’accoupler. La femelle est placée sur une toile où elle expulse ses œufs. Le papillon ne possède pas d’organes digestifs, il a perdu sa faculté de voler, et meurt quatre à cinq jours après sa métamorphose.
19Pour utiliser la soie, on tue par la chaleur le papillon avant qu’il ait percé le cocon. Le cycle entier de l’éducation dure environ 50 jours.
L’éducation du ver à soie d’après la littérature agronomique, d’olivier de serres à la maison rustique du xixe siècle
20Dans la plupart des textes, le ver à soie est décrit comme un animal fragile, nécessitant des soins très attentifs3. Ainsi Olivier de Serres :
« La solicitude estant requise très-grande à la conduicte de ce bestail, contraint ceux qui l’ont en charge, non seulement d’en estre près durant tout le jour ; ains d’y employer bonne partie de la nuict, pour les secourir à toutes occasions, lesquelles curieusement l’on recerchera4. »
21Au milieu du xixe siècle, alors qu’on élève des vers à soie dans la plupart des chaumières du Midi, les spécialistes fustigent l’impéritie des éducateurs : « Comment peut-on obtenir de bons résultats en distribuant les œufs à des bordiers, à des brassiers5…? » En 1851, le comte de Gasparin écrit :
« Tandis que les grands ateliers, qui fournissent la plus belle soie du monde, étaient devenus salubres, propres, élégants même, la petite magnanerie est comme par le passé grossière, barbare, désordonnée, sale, infecte, malsaine. Les maladies qui ruinent la sériciculture semblent s’aggraver d’année en année. Un déplorable pêle-mêle de races, des méthodes vicieuses, le défaut d’air et de lumière, un mobilier incommode, des œufs faits avec la plus incroyable négligence… »
22Examinons les conditions d’une bonne éducation.
Qualité de la graine, éclosion
23L’éclosion des vers est un moment délicat, où l’aération et la température conditionnent la réussite. Les œufs sont mis dans des boîtes qui peuvent être placées entre deux édredons réchauffés par une bassinoire. De deux heures en deux heures, y compris la nuit, on vient retirer les vers éclos pour les déposer sur les jeunes feuilles de mûrier étalées sur des claies.
24Pour Estienne et Liébault, au xvie siècle,
« le moyen de faire naître les vers à soie est de les mettre entre deux coussins ou entre les tétins des femmes6. »
25et au xixe siècle :
« encore aujourd’hui, dans les campagnes, les personnes qui n’élèvent pas une grande quantité de vers-à-soie font éclore la graine par l’influence de la chaleur humaine. Ce sont ordinairement les femmes qui sont chargées de l’éclosion ; elles distribuent la graine dans de petits nouets de toile contenant chacun une once de graine, qu’elles placent autour de leur ceinture pendant le jour et sous le chevet de leur lit pendant la nuit7. »
Alimentation
26De la qualité de la feuille du mûrier dépend celle de la soie. Les vers doivent être nourris avec de la feuille de leur âge, saine et sèche. La cueillette commence quand le soleil a dissipé l’humidité de la nuit, du brouillard ou de la pluie et cesse dès que survient la fraîcheur ou la pluie.
27Le ramasseur est sur une longue échelle appuyée au tronc du mûrier ; il empoigne une branche sans la serrer complètement et fait glisser sa main de bas en haut pour arracher délicatement les feuilles qu’il place dans un sac fixé à sa ceinture. Certains conseillent de couper les feuilles une à une avec des ciseaux. Les feuilles sont étalées sur des draps étendus à l’ombre – car elles sont sensibles au hâle du soleil.
28La récolte est stockée dans un lieu sain et aéré, qui doit pouvoir contenir au moins la nourriture de deux jours. On dispose les feuilles en une couche mince afin d’éviter les fermentations, et il faut les retourner au moins quatre fois par jour. La feuille jaunie et chaude n’est plus utilisable. Il vaut mieux priver les vers de nourriture plutôt que leur donner des feuilles avariées.
29La distribution des feuilles doit se faire à heures et intervalles réguliers. Les repas sont d’autant plus fréquents et légers, et la feuille coupée menu, que le ver est plus jeune. Toutes les deux heures durant le premier et le deuxième âge, six fois par 24 heures ensuite.
30Les vers doivent disposer d’une place suffisante et il faut donc augmenter le nombre des claies au fur et à mesure de la croissance.
31O. de Serres :
« Toute telle habitation désirent-ils que les hommes ; assavoir spacieuse, plaisante, loin des mauvaises senteurs et humidités, chaude en temps froid, fresche en chaud8. »
32La magnanerie peut être un local indépendant, spécialement construit, ou bien quelques pièces des bâtiments d’exploitation ou d’habitation, voire la chambre même où vivent ceux qui élèvent les vers, comme c’était fréquemment le cas au xixe siècle, où tous les paysans étaient incités à se livrer à la sériciculture – les instituteurs ayant eux-mêmes le devoir de donner l’exemple.
« Il n’est pas même rare de voir, dans les campagnes, les paysans déménager de la seule chambre qu’ils aient, pour y loger les vers de 2 ou 3 onces de graine, et, pendant ce temps-là, aller coucher dans leur grenier ou même au bivouac, quand ils ne peuvent disposer, dans leur maison, de cette espèce de rédui9. »
33Si l’on construit un bâtiment spécial, il faut choisir une colline, où l’air soit frais, sec, fréquemment renouvelé, à l’abri des brouillards
« On conseille d’éviter le voisinage des grandes routes sur lesquelles passent de grosses voitures, parce que celles-ci produisent, dit-on, des commotions qui étonnent les vers-à-soie et les troublent lorsqu’ils mangent et lorsqu’ils travaillent10. »
34Comme leur naissance, la croissance des vers est d’abord conditionnée par la température du local. L’éclosion des graines (des œufs) peut être déclenchée ou retardée par une élévation ou un abaissement de la température extérieure.
35Les vers ont besoin de chaleur en leur jeune âge et de fraîcheur durant les dernières périodes de leur vie.
36Les pièces doivent être bien ventilées, et pour cela percées d’ouvertures munies de volets sur deux côtés opposés.
« La chose la plus nécessaire dans une magnanerie est un ou plusieurs poêles. […]
Après les poêles, l’instrument le plus indispensable dans une magnanerie est un bon thermomètre, ou pour mieux dire il en faut plusieurs […]
Une des choses les plus nuisibles dans une chambrée de vers-à-soie étant l’humidité, il est nécessaire de connaître aussi exactement que possible dans quel état, sous ce rapport, se trouve l’air de la chambrée ou de l’atelier. [il faut donc disposer d’un hygromètre]11 »
37Les vers recherchent naturellement la clarté. Ils doivent être aussi mis à l’abri des prédateurs.
« L’intérieur de ce logis sera crespi, et tant uniment blanchi, que les rats n’en puissent gravir les glissantes murailles : n’y laissant aucunes crevasses, fentes, ne trous pour retraicte aux souris, rats, lézars, grillons, ni autre vermine ennemie de nos vers-à-soye12. »
38Ceux qui approchent les vers et les nourrissent doivent avoir les mains nettes et une bonne haleine :
« Le gouverneur n’oubliera de boire un peu de vin dès le grand matin, avant que se mettre en œuvre13 […]. »
39Il faut restreindre l’accès à la magnanerie, pour éviter les méfaits des odeurs étrangères, et non pas, dit Olivier de Serres, des simples regards des visiteurs – que l’on dit aussi nuisibles.
40Le local doit être balayé chaque jour, le sol arrosé de vinaigre et couvert d’herbes aromatiques, tandis qu’on brûlera des parfums et de l’encens,
« auquel perfum aucuns ad-joustent du lard et des saucissons couppés par rouelles. Le bon vin, le fort vinaigre, et l’eau-de-vie, confortent ces animaux, ayans esté refroidis14. »
41Au début du xixe siècle, en Aveyron, un expérimentateur condamne certaines habitudes :
« J’essayai d’amener Mme Mourgues [jusque-là responsable de la magnanerie] à changer de système en adoptant plusieurs améliorations qui me paraissaient importantes ; je l’engageai plusieurs fois à abandonner certaines pratiques que je croyais propres à vicier l’air de la chambrée au lieu de l’assainir : par exemple celle de promener tous les matins, autour des claies, une poêle à frire dans laquelle on avait fait fondre quelques tranches de jambon et d’où s’exhalait une vapeur brûlante et peu agréable, qui devait néanmoins, disait-elle, réjouir les vers et contribuer à leur bonne santé. D’autres fois, lorsqu’elle trouvait quelques-uns de ces petits animaux morts sur la litière, elle attribuait ce désastre au nombre, et le plus souvent à la qualité des personnes qui venaient les visiter. Elle ordonnait alors impitoyablement de fermer les portes15. »
42Au xixe siècle, les agronomes conseillent d’utiliser le chlore à l’assainissement de l’air, ainsi que le nitrate de potasse (salpêtre) arrosé d’acide sulfurique, ou le chlorure de chaux.
Les maladies et leurs traitements
43O. de Serres compare les mues des vers aux maladies infantiles des humains, inévitables et nécessaires, qu’un bon état général suffit à faire passer sans dommage.
« Outre ces maladies ordinaires, en ont les magniaux des accidentales, provenantes du temps, de la viande, du logis, de la conduicte16. »
44La plupart du temps la diète est le meilleur traitement.
Fragilité du ver à soie
45Au milieu du xixe siècle, les agronomes eux-mêmes déclarent qu’il est plus difficile de guérir les maladies du ver à soie que de les prévenir, car la physiologie du ver à soie demeure encore
« trop peu étudiée pour qu’on puisse, avec quelque certitude, assigner les véritables causes, le siège, la marche et le traitement des maladies qui l’attaquent pendant sa vie17. »
46On retrouve donc comme causes des maladies les conditions d’alimentation (feuilles humides ou fermentées) et d’hygiène (excès de chaleur, de froid, d’humidité, variations brutales de température, défaut d’aération, surpopulation).
« Le ver-à-soie est un animal très-robuste, soit par sa nature, soit par la simplicité de son organisation ; mais, réduit à l’état de domesticité, il contracte souvent, malgré l’énergie de sa constitution, diverses maladies, qui paraissent entièrement dues au régime hygiénique défectueux qu’on lui fait suivre, et aux erreurs que l’on commet dans la manière de le diriger18. »
47Au milieu du xixe siècle, à la veille des grandes épidémies qui vont entraîner l’appel à Pasteur, on peut établir une nosographie substancielle :
481. La muscardine : maladie contagieuse survenant au cours du cinquième âge, qui se transmettrait par le contact des cadavres d’individus atteints. Des taches rouges s’étendent sur le corps ; les vers restent immobiles, se rigidifient et meurent ; le cadavre se dessèche et devient pulvérulent.
492. Atrophie, rachitisme : mauvaise graine, éclosion mal dirigée, défaut de soin pendant les mues, surpopulation et défaut de nourriture.
503. Gangrène : le ver est réduit à un liquide noir et fétide, à peine contenu par la peau devenue très fine. Les cocons demeurent inachevés (on les appelle chiquettes ou falloupes).
51La gangrène est le dernier état de l’apoplexie du cinquième âge, de l’atrophie et de la grasserie ou jaunisse (corps tuméfié éclatant spontanément par endroits) – maladie observée par temps pluvieux, avec grandes variations atmosphériques :
« Dans le département du Vaucluse, pour en garantir les vers, on les saupoudre, diton, avec de la chaux vive en poudre, au moyen d’un tamis de soie, puis on leur jette ensuite des feuilles arrosées de quelques gouttes de vin19. »
52Si les vers atteints par la gangrène parviennent à l’état de papillon, ils sont dépourvus d’ailes et impropres à la reproduction. On distingue une gangrène sèche et une gangrène humide.
534. Marasme, vers-cours, harpions, passis : maladie de la fin du cinquième âge, qui paraît dûe aux même causes que la gangrène. Le ver malade est raccourci, engourdi, mais il peut parfois filer son cocon.
545. Hydropisie, luzette, clairette : manque d’appétit, corps et surtout tête enflés, peau luisante et diaphane. Résultant d’un excès d’humidité de l’atmosphère ou de l’absorption de nourriture humide. On a recours à des fumigations de vinaigre ou de romarin. Les vers peuvent éclater, en diffusant des sérosités.
556. Diarrhée : dysfonctionnement intestinal ou mauvaise qualité de l’alimentation (feuilles attaquées par la rouille).
567. Touffe : étouffement produit par l’insalubrité des litières.
« Quelques éducateurs promènent autour des claies une pelle chaude sur laquelle ils répandent du vinaigre dont la vapeur réveille les insectes20. »
57Hémorroïdes : lors de la mue le ver ne parvient pas à se débarrasser de toute son ancienne peau.
« On a indiqué comme remède de donner un bain d’eau fraîche aux malades21. »
58Tumeurs causées par des manipulations maladroites, trop fréquentes, ou des chutes.
59La plupart de ces maladies sont considérées comme incurables. On peut seulement les prévenir, voir les enrayer à leurs débuts, par les soins d’hygiène invariablement recommandés.
« II n’y a jamais de maladies, dit Dandolo, lorsque l’œuf a été bien fécondé, bien conservé, et qu’on a observé rigoureusement les préceptes exposés par les plus habiles éducateurs22. »
Pasteur et les épidémies du milieu du xixe siècle
60Pourtant, au milieu du xixe siècle, la muscardine et la pébrine (d’apparition récente) ravagent les magnaneries d’Europe et du Proche-Orient. La propagation des maladies est certainement facilitée par le mauvais état sanitaire des magnaneries, surchargées et mal ventilées. Dès 1837, un mémoire lu à la Société d’agriculture de Montpellier, propose des moyens pour prévenir l’extension de la muscardine, et préconise l’utilisation du sulfate de cuivre, déjà utilisé pour lutter contre la carie du blé.
61Avec Pasteur, l’abord empirique des problèmes sanitaires va céder la place à un abord scientifique.
62En 1865, à la demande de son maître le chimiste Dumas, Pasteur se rend dans les Cévennes pour étudier la pébrine « qui avait changé un pays prospère en une contrée misérable et désolée ». Il travaillait alors sur les fermentations, dont la nature était considérée comme proche des maladies infectieuses.
63Pasteur découvre dans les vers malades de petits corpuscules qu’il considère comme le parasite cause du mal ; il en suit le développement et les voit augmenter en nombre avec les progrès de l’affection. La maladie est héréditaire.
64Pasteur imagine alors le grainage cellulaire, dans lequel chaque papillon femelle pond à part avant d’être examiné au microscope. Si ses tissus contiennent des corpuscules, les graines sont éliminées. La maladie est non seulement héréditaire mais contagieuse, transmise par des feuilles infectées ou par piqûre.
65Les études de Pasteur ont rendu un grand service à la sériciculture, mais aussi et surtout à la médecine, en dévoilant quelques-unes des voies par lesquelles se propagent les maladies contagieuses, et en réduisant le mystère de la transmission héréditaire d’une maladie infectieuse. Elles ouvraient la voie à l’étude expérimentale de l’immunité.
Les ambivalences du ver à soie
66Le ver à soie est un animal étrange. Sa mort est inscrite dans son anatomie dès lors qu’il a achevé son œuvre de production, de métamorphose et de reproduction : le papillon issu de la chenille, qui a passé la première partie de sa vie à se nourrir et à croître, puis la seconde partie à produire la soie en épuisant ses ressources, n’a pas la faculté de voler, il ne possède pas d’organes digestifs et meurt d’inanition quatre à cinq jours après sa métamorphose.
67L’image d’un animal délicat et vulnérable, objet de soins des plus attentifs, est bien en corrélation avec celle du produit de luxe qu’est la soie. Pourtant certaines expérimentations viennent bousculer la cohérence de ces représentations.
68En 1839, Loiseleur-Deslongchamps, membre de l’académie de médecine et de la société centrale d’agriculture montre le ver à soie comme un animal des plus rustiques23.
« Mon intention est de chercher à prouver, par plusieurs expériences que j’ai faites à dessein, ou par des observations que j’ai recueillies lorsqu’elles se sont présentées à moi, que le ver à soie, malgré sa faible apparence, est un insecte d’une constitution robuste, qui peut supporter des alternatives très différentes de température, être soumis à de longs jeûnes, recevoir une nourriture choisie ou grossière ; le tout sans en être gravement affecté. »
69Loiseleur-Deslongchamps montre que la graine peut résister à des températures négatives (jusqu’à-17o) ou très élevées (45o) sans que sa capacité d’éclosion soit affectée. Il montre aussi que les vers peuvent subir un jeûne de plusieurs jours sans souffrir ; enfin qu’ils ne sont guère exigeants sur la qualité de la nourriture – ayant fourni à de très jeunes vers des feuilles de mûrier noir particulièrement coriaces.
70Il rapporte aussi que le docteur Parent-Duchatelet, membre de la commission sanitaire du département de la Seine,
« a trouvé que les émanations les plus infectes, celles, par exemple, provenant d’un tuyau de latrines, n’avaient pu avoir la moindre influence sur ces insectes. Il en a élevé un certain nombre dans cet endroit, en les plaçant dans une sorte de tamis qui en fermait la lunette, et il ne s’est pas aperçu que, placés dans une atmosphère chargée de gaz aussi fétides que ceux qui pouvaient s’élever de cette partie, ils en aient éprouvé aucune influence fâcheuse dans les différentes phases de leur vie. Cela ne les a pas empêchés de faire des cocons bien conformés ».
71Olivier de Serres nous avait déjà rappelé que le ver à soie est un animal répugnant et paradoxal :
« Telle contemplation ravissant l’entendement humain, mesme en ce que ce vermisseau, l’une des abjectes bestes du monde, est ordonné de Dieu pour vestir les rois et princes, en quoi se trouve suffisant argument pour s’humilier24. »
Bibliographie
Orientation bibliographique
Depuis le xvie siècle et la Maison rustique d’Estienne et Liébault, jusqu’à la fin du xixe siècle, la plupart des traités d’agriculture consacrent un chapitre à l’éducation des vers à soie.
Bailly, Bixio, Malpeyre. Maison rustique du xixe siècle, Paris, 1830-1849, tome troisième : Arts agricoles, chap. VII : « Éducation des vers à soie » (rédigé en majeure partie par Bonafous), p. 120-156.
Bonafous, Matthieu. De l’éducation des vers à soie, d’après la méthode du Comte Dandolo, 3e éd., Paris, Huzard, 1827.
Carrier, Amans. Sur l’éducation des vers à soie et sur la culture du mûrier dans le département de l’Aveyron, Rodez, 1836.
Dandolo, V. L’art d’élever les vers à soie, 7e éd., 1861.
Gaillard. De la taille et de la culture du mûrier, suivi de quelques observations sur les vers à soie, 1838.
Loiseleur-Deslongchamps, Jean. Mûriers et vers à soie, 1830.
Loiseleur-Deslongchamps, Jean. Nouvelles considérations sur les vers à soie, pour servir à l’histoire de ces insectes, Paris, Huzard, 1839.
Pasteur, Louis. Études sur la maladie des vers à soie, Œuvres complètes, 1922-1939, réunies par Pasteur Vallery-Radot, t. IV, Paris, Masson.
Reynaud. Des vers à soie et de leur éducation selon la pratique des Cévennes, 1824.
Serres, Olivier de. Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Cinquième lieu, chapitre XV, « La cueillette de la soie par la nourriture des vers qui la font », 1600, rééd Actes Sud, 1996, p. 662-722.
Notes de bas de page
1 Olivier de Serres, Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Cinquième lieu, chapitre XV, « La cueillette de la soie par la nourriture des vers qui la font », 1600, rééd Actes Sud, 1996, p. 662-722.
2 Louis Pasteur, Études sur la maladie des vers à soie, Œuvres complètes, 1922-1939, réunies par Pasteur Vallery-Radot, t. IV, Paris, Masson, p. 17.
3 Dans sa Bibliographie agronomique, V. Musset-Pathay, en 1810, recense une trentaine d’ouvrages modernes consacrés à la culture des muriers et à l’élevage des vers à soie.
4 Olivier de Serres, op. cit., p. 708.
5 Reynaud, Des vers à soie et de leur éducation selon la pratique des Cévennes, 1824.
6 Ch. Estienne, J. Liebault, L’agriculture ou Maison rustique, 1564.
7 Bailly, Bixio, Malpeyre, Maison rustique du xixe siècle, tome troisième, chap. VII : « Éducation des vers à soie », p. 130.
8 Olivier de Serres, op. cit., p. 687.
9 Bailly, Bixio, Malpeyre, op. cit., p. 126.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 128-130.
12 Olivier de Serres, op. cit., p. 689.
13 Ibid., p. 704.
14 Ibid., p. 708.
15 Amans Carrier, Lettre à M. Bonafous, sur l’éducation des vers à soie et sur la culture du mûrier dans le département de l’Aveyron, Rodez, 1836.
16 Olivier de Serres, op. cit., p. 701.
17 Bailly, Bixio, Malpeyre, op. cit., p. 144.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 146.
20 Ibid., p. 147.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Loiseleur-Deslongchamps, Nouvelles considérations sur les vers à soie, Paris, Huzard, 1839.
24 Olivier de Serres, op. cit., p. 711.
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