Chapitre 9. Faire de spéculation vertu...
Dispositifs et controverses morales au cœur du marché des funérailles
p. 279-309
Texte intégral
Spéculer sur la douleur et la vanité des gens, c’est un sûr moyen de faire fortune. Tous ceux qui s’y sont employé en savent quelque chose1
Maxime Du Camp
1La place des marchands et du marché dans l’histoire de l’économie des funérailles s’est construite à travers une longue conquête de plusieurs siècles, qui passe par des phases de cohabitation, de délégation ou de coopération plus ou moins conflictuelle avec l’Église et l’État2 avant que le marché concurrentiel ne soit consacré en 1993. On peut lire cette histoire du marché des funérailles comme celle de l’invention de formes de marché particulières au sein desquelles l’échange marchand est encadré, borné voire combiné à des régulations non marchandes. pour comprendre l’invention de ces formes d’organisation marchande « partielle » ou « incomplète3 », il faut alors suivre l’ensemble des acteurs de l’économie des funérailles engagés dans des luttes et des compromis, indissociablement économiques et politiques, pour faire exister un système de régulation4. Cette activité de régulation ouvre à des argumentaires plus ou moins conflictuels sur le sens et la légitimité des règles dans l’organisation des services funéraires, à travers la façon dont la mort s’établit comme « problème public5 ». L’histoire est alors celle des dispositifs qui rendent supportable voire préférable un marché partiel, cadré, organisé, incorporant un traitement politique et moral des questions sociales attachées à la gestion publique de la mort.
2Si l’histoire de ces agencements public / privé permet de comprendre à différentes périodes de débat et révision politiques l’avènement d’un marché contesté, périodiquement soumis à des révisions en fonction d’évolutions institutionnelles majeures (telles que les lois sur la laïcité, par exemple), nous observerons que celle-ci se double d’une seconde histoire, celle des « épreuves de réalité » des dispositifs et de la vie de ces marchés contestés6. Les dispositifs marchands en acte ouvrent la voie à des arrangements qui questionnent les édifices institutionnels et réactivent en permanence de nouvelles formes de contestation du marché. Cette seconde histoire est plutôt celle de la « métamorphose7 » du marché contesté : elle est moins reliée au contexte politique et institutionnel qu’à la dynamique de l’échange marchand, aux débordements8 et aux ajustements permanents pour déplacer les équilibres de coopération. De fait, les luttes concurrentielles, au cœur de ces interactions marchandes, se portent aussi vers le terrain politique avec la contestation par certains entrepreneurs du système en vigueur. D’une histoire à l’autre, nous nous intéresserons ainsi de près à la façon dont la question morale est mobilisée de bout en bout comme l’un des arguments centraux des controverses9, que ce soit pour défendre une limitation du marché ou au contraire son plein avènement.
3En suivant le cours de l’histoire de ce marché contesté et de ses métamorphoses au fil des siècles (xixe, xxe), l’analyse s’arrêtera plus particulièrement sur deux épisodes centraux de l’histoire du marché des funérailles en France. Le premier remonte à la révolution française, période clé à la fois dans la construction politique du culte des morts et dans l’émergence des premiers marchés urbains, structurés autour de l’entrepreneur de pompes funèbres de la ville qui occupe une place pivot dans l’économie politique des funérailles. Le second épisode nous conduit dans l’après-guerre, théâtre d’une transformation profonde du traitement de la mort tant sur le plan institutionnel (fin des classes de convoi) qu’organisationnel (médicalisation de la fin de vie) : cette mutation conduit à une restructuration profonde de l’économie des funérailles, avec l’entrée de nouveaux acteurs (hôpitaux) et la refonte des agencements organisationnels dans la chaîne de traitement du défunt. Ces deux périodes constituent des moments clés au cours desquels les acteurs de l’économie des funérailles inventent des dispositifs apportant une réponse à certains enjeux politiques et sociaux en même temps qu’ils ouvrent la voie au développement des entreprises et du commerce concurrentiel des funérailles10.
4À l’instar de nombreux travaux portant sur l’analyse des processus de légitimation, le matériau historique fait une place importante aux récits et narrations qui accompagnent la mise à l’agenda du « problème moral » des funérailles à une période donnée11. Ces récits « témoins » seront de différentes natures : textes de presse, débats parlementaires mais également et surtout les pamphlets de juristes et intellectuels particulièrement nombreux dans le contexte des débats sur la laïcité au xixe siècle12, les lettres de contestation et dénonciation produites par les pompes funèbres, les archives professionnelles13 ou encore les récits littéraires décrivant « comment on meurt » (Zola, Balzac). Citons enfin le travail monumental de Kselman sur l’histoire du traitement de la mort et du commerce des funérailles en France au xixe siècle14.
L’INVENTION D’UN DISPOSITIF MARCHAND
5Les premières formes marchandes naissent avec la révolution française, qui met fin au monopole de l’Église et des corporations sur l’économie des funérailles. Avant d’examiner les fondements de cette première forme de marché contesté, nous ferons un petit détour par la préhistoire de ce système d’organisation, sous l’ancien régime. En effet, en dépit de la violence du mouvement révolutionnaire et de ses ambitions de faire tabula rasa des monopoles en vigueur, cette nouvelle économie des funérailles hérite au moins partiellement de formes d’organisation d’ancien régime.
L’économie administrée d’Ancien Régime
6Sous l’Ancien Régime, le culte des morts est une source importante de revenus pour l’Église15, les offrandes des fidèles pour les enterrements et les droits de sépulture constituant une part importante du « casuel » du bas clergé dans les paroisses ainsi que pour les fabriques, chargées de l’administration et de l’entretien des biens paroissiaux16. Cette économie des biens symboliques est, à partir de la fin du xviie siècle, fixée par le diocèse dans les moindres détails : « Voici quelques exemples du tarif applicable aux adultes : les prêtres qui veillent le corps pendant la nuit : 3 livres chacun ; ceux qui veillent le jour : 2 livres ; pour le port de la haute croix : 10 sous, etc. »17 Mais si le casuel constitue un revenu substantiel pour les institutions religieuses et laïques, de multiples corps de métier tirent des profits probablement bien supérieurs du commerce des fournitures mortuaires. Il y a tout d’abord la puissante corporation des crieurs-jurés, relevant de la prévôté des marchands, dont le monopole s’étend de l’annonce des décès (« le cri des corps ») à de multiples fournitures : draps, tentures, argenterie (croix, chandeliers), corbillards, chevaux et autres apparats du convoi18. Leurs prérogatives sont disputées par d’autres métiers, tels que les tapissiers-décorateurs, les ciriers, les imprimeurs (pour les billets d’enterrement), les fripiers (pour les habits de deuil) et par les marguilliers (fabriques19).
7Cette économie des funérailles est donc bâtie sur des monopoles réglementés, tant pour le clergé (diocèse) que pour les crieurs-jurés (édits du roi, arrêts du Conseil d’État20), monopoles qui font d’ailleurs l’objet d’incessants conflits aux frontières entre les protagonistes, y compris au sein même de l’Église (disputes entre clergé et fabriques pour les revenus tirés de la cire, par exemple21). Elle est aussi étroitement administrée via la détermination des tarifs. Et enfin subordonnée à des exigences morales, avec une redistribution des bénéfices au service des plus pauvres : fabriques et clergé assurent gratuitement des « convois de charité » pour les pauvres ; et jurés-crieurs contribuent au financement de l’hôpital. À l’entrée dans la révolution, on peut considérer que les funérailles font déjà l’objet d’une économicisation qui met en scène de multiples acteurs – clergé, fabriques, marchands – qui se répartissent et souvent se disputent ses droits et privilèges, mais échappent encore à la marchandisation. L’Église demeure un acteur pivot du culte des morts et du contrôle de la production des biens symboliques et matériels autour des funérailles. La concurrence entre clergé, fabrique et corporations ne s’exerce qu’aux frontières de leurs monopoles respectifs, et porte exclusivement sur l’attribution des droits de propriété sur les fournitures.
La Révolution et l’entrée en scène des entreprises de pompes funèbres
8Si la gestion des morts est à l’agenda public tout au long du xviiie siècle22, l’espace des débats politiques est plutôt saturé par la question de la liberté de culte. La révolution impose une rupture radicale : désappropriation des institutions traditionnelles, suppression de la « pompe » des funérailles au nom de l’égalitarisme. Le procès est celui du monopole de l’Église sur la gestion des biens symboliques, ainsi que celui des privilèges des corps intermédiaires. Il profite ainsi à l’émergence des premiers marchands. Sur le chantier révolutionnaire en ruine, les « croque-morts » ont en fait simplement changé d’habits : « Les jurés-crieurs de corps furent dépouillés de leurs privilèges pendant la révolution, mais ils possédaient un matériel funéraire qui leur assurait le service de presque tous les enterrements ; ils continuèrent donc, par la force même des choses et comme dans le passé, à pourvoir à ce premier besoin de salubrité et de la décence urbaines23 ». Avec l’apparition des premiers marchands s’ouvre une période critique de débats et controverses sur la question des funérailles. La contestation porte sur des croquemorts livrés à eux-mêmes, plus enclins à la débauche qu’à la décence envers les morts, mais cette critique est aussi celle du désordre et de la disparition du culte des morts entraînée par l’absolutisme révolutionnaire24. « La rue Saint-Victor était longue et rude à gravir, les marchands de vin roublards, pensant que les croque-morts auraient besoin de faire des stations, avaient disposé des tréteaux devant leurs boutiques, il n’était pas rare que les promeneurs qui allaient au Jardin des plantes rencontrassent une vingtaine de cercueils attendant tranquillement que les croque-morts aient bu leurs chopines25 ».
9Au sortir de la Révolution, l’institution d’un nouveau régime civique des funérailles, dicté par Napoléon avec le décret du 23 prairial an 12 (1804), fera marcher de front la question religieuse et la question civile, en restaurant, au nom du Concordat, le privilège des fabriques sur le commerce des services funéraires. Mais dans un certain nombre de villes, et en particulier de grandes villes, les entrepreneurs de pompes funèbres vont réussir à s’établir comme une pièce maîtresse de cet échange politique26 et constituer par leur développement, tout au long du xixe siècle, l’industrie privée des funérailles.
L’entreprise de pompes funèbres et la répartition de la rente
10Si la « loi de papier » restitue le monopole des inhumations aux paroisses, l’organisation pratique qui se met en place tout au long du xixe siècle est à la fois plus complexe et plus diversifiée27. La voie d’un compromis marchand / civique (incluant ici les institutions ecclésiastiques) est en fait inventée et défendue à paris par deux protagonistes : l’entrepreneur Bobée, « enclin à réinvestir ses profits réalisés pendant la période révolutionnaire28 » et N. Frochot, préfet de seine. Consacrée par un décret spécifique29, elle jette les bases d’un modèle d’organisation qui s’étendra ensuite à la province, au grand désarroi de certains conservateurs et défenseurs du pouvoir ecclésiastique30. si, lors des premières contestations contre l’intromission des marchands dans les affaires funéraires, N. Frochot tranche en leur faveur31, c’est au motif que l’entrepreneur est le mieux placé pour prendre en charge les morts de la cité, question qui s’est constituée comme « problème public » au cours du xviiie siècle32 : le sieur Bobée « fut autorisé à traiter de gré à gré avec les familles aisées pour les funérailles des leurs en compensation de l’obligation qui lui fut faite d’enterrer les pauvres gratuitement ». En échange de quoi l’entrepreneur paya son droit d’exploiter le privilège des fabriques par des commissions élevées sur les fournitures dont elles avaient le monopole.
11Ce scénario précurseur décrit à peu de choses près la façon dont l’entrepreneur des inhumations réussit progressivement à intercéder dans l’organisation publique des affaires funéraires, en particulier dans les grandes villes au sein desquelles la population pauvre constitue une charge élevée pour les municipalités33. Car ce modèle parisien de l’affermage à un entrepreneur privé (alternative à la « régie », directement administrée par les fabriques) se répand dans un certain nombre de grandes villes, donnant naissance en France à un véritable marché privé de la concession.
12À paris, Angers, Tours, et dans la plupart des grandes villes où il exploite le monopole par délégation, l’entrepreneur des « pompes funèbres de la ville » détient au fond une double légitimité. Sa place dans l’économie des funérailles est tout d’abord celle d’un intermédiaire marchand, exploitant le monopole et redistribuant les profits importants au bénéfice des fabriques34. D’autre part, il occupe une position de tiers et de médiateur dans jeu de la régulation, libérant les autorités religieuses et civiles d’une confrontation directe de leurs intérêts souvent conflictuels. Surtout, son expertise commerciale et gestionnaire permet de garantir, aux uns comme aux autres, la rentabilité voire la profitabilité d’un commerce largement grevé par la charge des enterrements gratuits des indigents. Rapporteur pour la Commission d’État de Napoléon, Fiévée, d’opinion libérale-conservatrice, suggère ainsi dans ses rapports et projets concernant de la détermination des tarifs pour l’entrepreneur de la ville de paris :
Il est impossible que le service des enterrements se fasse à paris autrement que par une entreprise, et il serait injuste d’exiger qu’une entreprise qui sert 14 600 personnes annuellement, non compris les hôpitaux, ne fît pas des bénéfices proportionnés à son activité et aux fonds qu’elle est obligée de mettre en avant : ces fonds d’avance sont assez considérables ; ils ne sont couverts que par 3 000 inhumations à peu près qui se font avec un peu plus ou un moins de pompe. 9 000 enterrements de non-indigents se renferment dans le mode commun et uniforme de transport sans cérémonie ; et 2 400 indigents sont enterrés gratuitement. On voit que quoique l’activité s’exerce sur un grand nombre, le bénéfice se fait tout au plus sur un quart35.
13Dans ce nouveau régime d’organisation, l’entreprise de pompes funèbres n’est donc pas dépourvue de légitimité dans l’exercice de son commerce, même si la distribution des rôles entre fabriques, autorités civiles et entrepreneur dans la régulation économique et politique des funérailles est loin de consacrer une heureuse harmonie entre les protagonistes36. L’efficacité économique dont elle est dotée constitue une ressource à plusieurs niveaux : la capacité à gérer des équipements et matériels correspondant à des investissements importants dans les grandes villes37 ; et surtout la capacité à maintenir le caractère profitable d’une activité largement grevée par le nombre de convois ordinaires ou gratuits, qui peut atteindre jusqu’à 80 % des convois à l’époque38.
Le système des classes : conjuguer péréquation civique et échange marchand
14Comment ces acteurs, et en particulier les acteurs politiques, façonnent-ils ces instruments qui permettront d’inscrire les activités marchandes au cœur de l’économie morale39 des funérailles ? La régulation politique de ce système composite passe par l’invention d’un dispositif original qui sera au cœur des négociations tripartites animant plus d’un siècle d’organisation des services funéraires (entrepreneurs, autorités civiles, institutions ecclésiastiques) : le système des classes d’enterrement. Les classes d’enterrement opèrent un travail de classement, d’ordonnancement mais aussi de commensuration détaillés des biens et services funéraires. Chaque classe est constituée d’un panier de marchandises (cercueil, draperies, chandeliers, corbillards, etc.) ou « tableau gradué » détaillant de longues listes de fournitures qui se répartissent entre le « service intérieur » (la chambre mortuaire et le lieu de culte, prérogative de l’Église), le « service extérieur » (le transport ou cortège dans la ville, prérogative des municipalités) et le « service libre » (extra-service constitué de multiples accessoires supplémentaires au bénéfice de l’entrepreneur). Cette nomenclature est déterminante dans la redistribution des profits réalisés par l’entrepreneur : le service intérieur fait l’objet de commissions sur les ventes, le service extérieur de taxes fixes sur les convois extraordinaires40 (au moins partiellement reversées à l’entrepreneur délégataire pour les convois indigents), le service libre autorisant à l’inverse une totale liberté sur les prix pour l’entrepreneur ; charge à ce dernier d’assurer la rentabilité du service en jouant sur différentes formules de péréquation tarifaire41. Pièce centrale du cahier des charges confié à l’entrepreneur, le tableau gradué des classes d’enterrement avec ses tarifs est âprement discuté et régulièrement réévalué et contrôlé par les différentes parties en fonction du nombre d’indigents (lui-même sujet à controverse) et des bénéfices estimés pour chacune des parties42.
15Faire de spéculation vertu pourrait résumer la formule à travers laquelle est défendu le rôle des entrepreneurs dans le commerce des funérailles. Car les arguments portés au débat pour confier à l’entrepreneur la gestion sous tutelle de ce monopole convoité est [sic] bien qu’il saura mieux que tout autre optimiser les revenus tirés de la minorité des classes supérieures d’enterrement pour organiser la masse des convois ordinaires, y compris en exploitant commercialement la vanité des riches et leur appétence pour la distinction.
Impôt facultatif, mais onéreux, à ceux qui ne redoutent pas d’acheter à ce prix la vaine satisfaction d’un orgueil qui devrait s’arrêter aux limites de la vie. Pour en faire pardonner le fastueux étalage, la loi a voulu que le produit qui en découle soulageât la misère du pauvre, pourvût à leur sépulture gratuite et servît à l’entretien du culte43.
16La dénonciation des pompes funèbres peut s’assortir d’une certaine indignation au nom des familles exploitées dans la douleur du deuil. Mais on admet aussi que ces familles les plus exposées aux tactiques commerciales sont victimes de leur propre vanité. La régulation économique s’appuie sur une stratégie de « vulnérabilité compensatrice44 » reliant deux publics fragiles : d’un côté, des endeuillés, riches mais affaiblis par l’épreuve du deuil ; de l’autre, les pauvres exposés au risque de ne pouvoir bénéficier de funérailles décentes ; l’exploitation de la vanité des premiers gagnant sa légitimité à servir le droit à la dignité des seconds.
17Ce qui apparaît comme un retour au « triomphe des inégalités45 » constitue également une forme de traitement politique de la pauvreté. Essentielle est de ce point de vue la règle qui préside à la détermination des prix : « il est généralement admis que les prix du tarif doivent être calculés non pas sur la valeur vénale de l’objet fourni, mais plutôt sur le degré de luxe dans la cérémonie funèbre ou les objets fournis sont la représentation46 ».
18Cette lecture nous permet de comprendre comment les entreprises, et ce qui deviendra à partir d’un processus de concentration la grande entreprise concessionnaire (PFG), acquièrent une place privilégiée dans ce traitement du problème public : on peut même considérer que leur légitimité se construit à partir de leur qualité de mandataire dans l’exploitation commerciale et opérationnelle (équipements, écuries, personnels) de cette activité et leur capacité à tirer des profits économiques en garantissant pour partie leur redistribution au bénéfice des fabriques.
19L’épisode révolutionnaire est donc déterminant dans la genèse sociale d’une première forme, embryonnaire, de marchés contestés. Le monopole délégué permet une neutralisation partielle du mécanisme concurrentiel, avec l’objectif de générer des profits suffisants pour régler à la fois des échanges politiques (la compensation financière des fabriques) et des questions sociales (l’enterrement des indigents). En même temps, nous allons le voir, la compartimentation du panier entre biens publics (fabriques et villes) et accessoires superficiels (commerce libre) laisse libre cours au développement d’une offre marchande libre indépendamment des régulations associées au monopole.
La vie d’un marché contesté : disputes commerciales et controverses morales
20Le cadre institutionnel livre les fondements de ce premier marché contesté, mais comment celui-ci s’actualise-t-il dans le cours des interactions marchandes ? Que se passe-t-il lorsque les dispositifs de régulation sont mis à l’épreuve du monde47 ? Comme tout arrangement hybride, ce dispositif marchand enferme des contradictions, qui peuvent être activées voire amplifiées dans le jeu des interactions.
21Si l’on se réfère au dispositif législatif complexe qui encadre les affaires funéraires, le monopole couvre la quasi-totalité de l’offre de services funéraires. Pourtant, le préfet Frochot, soucieux des intérêts de l’entrepreneur parisien dont le commerce est largement grevé par l’intéressement des fabriques et la charge des indigents, a acté le rétablissement d’un « service libre » pour quelques accessoires supplémentaires associés à la pompe des funérailles et sur lequel l’entrepreneur ne fait aucune remise. Cette excroissance du monopole, donnée pour marginale et périphérique à l’origine, ne cessera de croître avec la multiplication d’accessoires et ornements destinés à embellir le convoi. Elle devient, au cours du xixe siècle, le terreau d’une activité marchande et concurrentielle qui va progressivement phagocyter le monopole.
22En effet, l’entrepreneur de pompes funèbres de la ville n’est pas l’unique protagoniste en matière de commerce funéraire. À paris, on compte déjà au milieu du xixe siècle une vingtaine de maisons funéraires, dénommées « agences de funérailles ». Leur nombre se multiplie au cours des décennies suivantes, et ce dans la plupart des grandes villes. Elles se spécialisent dans la vente de ces accessoires superflus destinés à embellir la maison mortuaire (domicile du défunt) ou le cortège, et dont le commerce est libre : blason, coussins, tentures, fleurs et accessoires variés augmentant la « pompe » des funérailles. Ces maisons funéraires48, dont les agents offrent les services comme « organisateur d’une cérémonie funèbre », entrent directement en concurrence avec les pompes funèbres municipales sur le segment justement le plus profitable pour elles.
23Pour appréhender la vie de ce marché contesté, il faut donc entrer au cœur de la concurrence urbaine, particulièrement intense à paris, entre les maisons funéraires et les pompes funèbres de la ville. Ces batailles concurrentielles nous sont livrées dans une série d’ouvrages au nom évocateur : en 1845, Les mystères des pompes funèbres de la ville de Paris, dévoilés par les entrepreneurs eux-mêmes, par M. Balard, ancien ordonnateur de la ville de paris, rassemble les multiples courriers, factums, mémoires, à travers lesquels les entrepreneurs parisiens en concurrence portent ces affaires à la connaissance des autorités civiles ou même des citoyens (brochures). Un demi-siècle plus tard (1918), Les Vampires, pamphlet à l’encontre des maisons funéraires avec lesquelles l’auteur a. Girault, en exercice aux pompes funèbres à paris49, a eu quelques déboires, entreprend d’informer et d’alerter les familles des malversations pratiquées par certaines maisons. Moins pittoresques mais tout aussi instructives sont les analyses rédigées par des avocats50 et hommes de loi, qui examinent et commentent la gestion des funérailles à l’occasion de l’ouverture des débats politiques sur la laïcité à la fin du siècle (1880-1905).
24Que dénoncent ces récits ? En premier lieu, les multiples procédés mis en œuvre par les pompes funèbres de la ville comme par les agences pour limiter la part du panier allouée au monopole. L’entreprise de pompes funèbres de la ville est en effet avantagée par le monopole mais ses bénéfices sont largement grevés par le poids des commissions remises aux fabriques51 et par la charge de l’enterrement gratuit des indigents. Elle va donc proposer aux familles d’embellir la classe de convoi choisie (de trois à neuf classes selon les villes) d’accessoires supplémentaires et sur lesquels on peut appliquer des marges beaucoup plus importantes. Les « couvertures de tambour » ‒ blasons, crêpe funèbre, emblèmes militaires, couronnes de fleurs artificielles, médaillons, voitures ou tentures supplémentaires – enjolivent le corbillard et améliorent les bénéfices de l’entrepreneur. Les employés, placés par l’entreprise dans les mairies d’arrondissement, sont commissionnés sur la vente de ces « articles facultatifs ».
Comment se fait-il donc qu’une première classe, qu’on peut avoir pour 2 399 francs puisse coûter 6, 7 ou 9 000 francs, c’est-à-dire trois fois plus cher ? C’est parce qu’à côté du nécessaire, sagement prévu par le tarif, il existe une catégorie d’objets dits supplémentaires, dans laquelle l’entrepreneur puise pour les ajouter aux objets principaux […] Que sert à une famille qui a payé 100 francs pour tendre la porte d’une maison mortuaire, que vous lui ajoutiez 247 francs d’accessoires ? […] Tous ces objets sont-ils utiles ? ÉVIDEMMENT NON52.
25Intéressons-nous maintenant à l’auteur de cette brochure diffusée aux portes des mairies aux citoyens parisiens (1840) : Vafflard, gérant de la Compagnie générale des sépultures53, est alors le concurrent direct de Lesmaistre, entrepreneur de la ville de paris, pour l’adjudication du marché parisien. Vafflard justifie le rôle de la concurrence des agences comme intermédiaires ou courtiers, pour recevoir les familles et définir le choix des funérailles sans être motivé par la spéculation sur les fournitures libres… Le courtier, représentant de l’agence de funérailles, est prôné comme un véritable auxiliaire du monopole, protégeant le client de l’achat d’objets n’ayant pas leur raison d’être ou d’un prix trop coûteux.
Un bureau particulier [agence], bien dirigé, est un contrôleur utile de l’entrepreneur de pompes funèbres, un modérateur nécessaire de sa cupidité et de celle de ses agents », aurait prôné le préfet de la Seine en personne54.
26La concurrence marchande, remède aux abus du monopole, tel est l’argument défendu par l’agence, au nom d’une morale mise à mal par ceux auxquels a été confiée la gestion de l’intérêt général (pompes funèbres municipales). Cet argument en faveur d’un marché étendu, au nom d’une concurrence à même de mieux défendre les intérêts des consommateurs, sera régulièrement porté au débat par les agences de funérailles au cours des décennies suivantes.
27Ceci étant, le courtier (l’agence) est d’autant plus au fait des tactiques commerciales utilisées pour augmenter les classes de convoi qu’il en joue voire en abuse lui-même, et ce avec d’autant plus de ferveur que les accessoires supplémentaires constituent son principal fonds de commerce. A. Girault mentionne ainsi la vente de fournitures qu’il désigne comme superflues (plaque gravée, ouate, sel, oreiller, « tous objets très coûteux ») ou même « extra-fantaisistes » :
Que signifient, par exemple, ces chiffres crayonnés dans toutes les marges d’une grande feuille, qui ne porte souvent aucun tarif imprimé ? Ou bien sur cette autre, où rayonne cette manchette flamboyante : Tarifs officiels, que glisse-t-on dare-dare ? Des prix d’objets inutiles, d’objets purement superfétatoires55.
28En revanche, l’agence n’a pas à se préoccuper du sort des indigents, ce que ne manque pas de rappeler l’entrepreneur municipal qui, lui, a la lourde charge de les enterrer gratuitement. En s’attaquant au segment le plus profitable, l’agence fragilise la capacité du concessionnaire à reconvertir son profit au bénéfice de l’enterrement des indigents :
Pauvre monopole ! Tout en sauvegardant l’intérêt de la collectivité, il devrait joindre au moins les deux bouts. Que Nenni ! […] il se trouve sacrifié à l’ambition et à l’égoïsme d’un bon nombre d’agences qui l’étouffent et se préparent déjà à se partager ses dépouilles56.
Deux figures controversées du marché contesté : le marchand rusé et le bourgeois vaniteux
29La croissance de cette activité marchande et concurrentielle aux marges du monopole occupe désormais l’essentiel des préoccupations des acteurs publics autour des affaires funéraires. La dynamique du marché contesté a déplacé la problématique de la régulation vers la question du monopole et sa ligne de partage avec le commerce libre. alors, qu’au début du siècle, les délibérations sur l’économie des funérailles sont concentrées sur l’organisation d’un culte des morts, l’impératif égalitaire de dignité et la problématique de l’indigence, quelques décennies plus tard, la question de l’exploitation des « privilèges », les luttes concurrentielles entre fabriques, entrepreneurs et agences, et surtout la duperie des familles plongées dans l’obscurité occupent toute la scène57.
30Ce déplacement ouvre à des controverses morales d’une autre nature, moins concentrées sur l’organisation économique des funérailles mais davantage sur les deux principales figures de l’échange marchand : les pompes funèbres et leurs clients. L’entrepreneur de pompes funèbres concentre l’essentiel des réquisitoires à son encontre. À travers cette mise en scène publique (pamphlets, lettres ouvertes, articles de journaux) dont il est lui-même l’artisan, s’active un ensemble de représentations sur des marchands peu scrupuleux prêts à tous les stratagèmes pour capter et tirer bénéfice des familles endeuillées.
Administrés du département de la seine, voilà comment votre douleur est exploitée depuis dix ans, quand vous avez le malheur de perdre un parent ou que vous voulez donner vos soins aux obsèques d’un ami ! Il est à remarquer que le moment même où l’on chasse du temple de Thémis les marchands qui en encombraient les portiques, on tolère dans l’intérieur des mairies même et dans un intérêt privé d’autres marchands bien plus dangereux58.
31Cette figure du marchand rusé a l’avantage de catalyser mais aussi de simplifier la mise en question du marché des funérailles. Est-elle pour autant de nature à le remettre en cause ? Manifestement non, si l’on s’en remet au cours de l’histoire. D’une part, parce que l’habileté commerciale du marchand, lorsqu’elle s’exerce dans le cadre du monopole, n’en demeure pas moins indissociable du traitement politique de l’indigence ; d’autre part, parce qu’elle se double d’une autre figure, elle-même controversée, celle du « bourgeois vaniteux ». « À y bien regarder », suggère Maxime Du Camp, « le service funèbre, constitué tel qu’il l’est aujourd’hui, est un impôt somptuaire très onéreux, mais levé seulement sur ceux qui s’y soumettent, beaucoup sans doute par respect pour les morts qu’ils regrettent, et un peu aussi, avouons-le, par vanité59 ».
32Tout au long du xixe siècle, le commerce des ornements funéraires accompagne les aspirations de la bourgeoisie à l’expression culturelle de la liberté individuelle et de la distinction, dans des proportions qui iront bien au-delà de ce que pouvaient alors entrevoir les législateurs au début du siècle. Le cortège funèbre, avec son spectacle de chars funèbres et de voitures de deuil, devient emblématique du rituel bourgeois parisien60.
33« Une controverse au sujet des pratiques commerciales de la profession de pompes funèbres dans les années 1840 fournit un témoignage direct de la réponse du public à cette nouvelle industrie. Les pamphlets qui rapportent ce débat décrivent un public de plus en plus attiré par les fastes, hautement sensible à la relation entre la dépense pour le service des funérailles et le statut social du défunt, mais conscient des abus qui en résultent lorsque des entrepreneurs tentent de manipuler les familles soucieuses d’acheter un enterrement approprié à leur richesse et leur position. Une partie de la grande littérature réaliste, en particulier le travail de Balzac et Zola, confirme cette interprétation de l’opinion publique61.»
34Ce retour au triomphe des inégalités n’échappe pas à la critique des intellectuels et écrivains engagés. Dans Comment on meurt (1890), Zola propose une véritable sociologie des inégalités sociales dans la mort en parcourant, à travers cinq saynètes, l’échelle sociale des enterrements, du comte de Verteuil jusqu’à Charlot Morisseau issu d’une famille ouvrière. La figure du marchand illégitime se double ainsi d’une controverse, certes moins virulente mais non moins présente, à propos des familles dont la vulnérabilité doit beaucoup aux appétences pour la distinction sociale.
35Légitimer la restriction de l’idéal égalitaire des révolutionnaires en instituant la reconversion des profits au bénéfice des pauvres, tout en répondant aux besoins de consommation ostentatoire de la bourgeoisie62, tel est le compromis politique au fondement du dispositif de régulation (avec le système des classes d’enterrement comme pièce centrale) et qui, au-delà des critiques auxquelles il s’expose, fonde la pérennité de ce marché contesté.
LA MÉTAMORPHOSE DU MARCHÉ CONTESTÉ AU xxe SIÈCLE : ÉCHANGE POLITIQUE ET CAPTATION
36Sous cette forme d’un compromis marchand-public constamment renégocié par des entrepreneurs en lutte, le marché des funérailles se perpétue en générant une concurrence croissante dans les centres urbains. Fabriques, entrepreneurs officiels et agences se disputent les bénéfices et côtoient périodiquement la cour de justice pour discuter des « règles du jeu » et tenter de faire évoluer la réglementation en leur faveur. Nous identifierons cependant quelques événements majeurs de la période transitoire (1905-1945) qui précèdent la métamorphose de ce marché contesté vers l’invention de nouveaux compromis.
La municipalisation des services funéraires
37À partir de 1879, la législation sur les funérailles est régulièrement remise en chantier dans le cadre des réformes sur la laïcisation puis de la séparation de l’Église et de l’État. Il faut cependant attendre 1904 (loi du 28 décembre 1904) pour que le transfert du monopole des fabriques à celui des municipalités soit acté. De longs débats accompagnent les successifs projets de réforme63, opposant conservateurs et réformateurs. C’est dans une seconde phase de délibération (une fois établie la fin du privilège des fabriques) qu’est portée au débat la question de l’organisation du service des funérailles et, avec elle, celle de l’alternative entre monopole et marché. Le débat oppose les partisans du « tout public » (le monopole exclusif des communes) aux défenseurs du commerce libre et se déplace bientôt sur la question de la ligne de partage entre monopole et liberté. Cette frontière se dessine autour du cercueil : doit-il être le monopole des régies et concessionnaires ou peut-il être vendu librement par les entreprises, y compris les agences ?
38Si, au début du xixe siècle, paris avait inventé et expérimenté un modèle de régulation s’imposant comme référence pour la province dans les décennies suivantes, c’est ici la ville de Lyon64, où l’industrie privée a profité du retrait des fabriques pour étendre le commerce libre au cercueil, qui concentre les débats. La contestation du monopole est d’ailleurs portée à l’assemblée par M. Ravarin, député de Lyon et secrétaire général de la société des pompes funèbres de Lyon.
M. Ravarin ne voulait ni d’un cercueil d’église obligatoire, ni d’un cercueil municipal obligatoire. Il voulait la liberté du commerce, c’est-à-dire un système sincèrement libéral, au moment même où la ville de paris voulait obtenir le monopole des cercueils et de leurs accessoires. La bataille tournait donc autour d’un cercueil […]. Ceux [les partisans] du service public avaient pour les défendre M. Augagneur, député de Lyon, mais aussi maire adjoint de cette ville. M. Augagneur dévoile que les entreprises qui ne détenaient aucun droit, puisque ce droit appartenait aux fabriques, se sont groupées en trusts intervilles. Il leur reproche de se liguer pour maintenir des prix élevés. Il dénonce les cercueils trop minces des commerçants libres, ou en bois poreux, et qui se brisent quelquefois avant l’heure d’être inhumés dans la tombe […] Il proclame qu’à Lyon, la ville a dû réagir contre la cupidité des commerçants qui développent le racolage65.
39Au terme d’âpres tractations, le cercueil revient finalement dans l’escarcelle du monopole, au motif que les profits qu’il génère sont indispensables pour maintenir l’équilibre financier de l’entrepreneur qui supporte la charge de l’inhumation gratuite des indigents. Le compromis antérieur est maintenu. Mais cette première victoire des concessionnaires contre les agences n’est pas totale : l’étendue du monopole s’est considérablement réduite au bénéfice d’une expansion du commerce libre à toutes sortes de fournitures considérées comme non indispensables66. On retiendra ici que certains arguments portés par les libéraux ont en effet pesé dans le débat : le système de la concession est soupçonné d’annexer les intérêts publics à des lobbies privés, qui procèdent de la montée en puissance de grandes maisons funéraires (PFG, Roblot) appuyées sur l’expansion du marché de la concession.
Une période transitoire
40Dans quelle mesure l’évolution du cadre institutionnel (retrait des fabriques, municipalisation des pompes funèbres, redéfinition du monopole) et la transformation de l’industrie privée (montée en puissance de grands acteurs) modifient-elles le système de relations entre acteurs au sein du marché contesté ?
41La première moitié du xxe siècle est celle de l’expansion du modèle de la concession à partir de la lente « colonisation » du territoire, municipalité après municipalité, par les entreprises de pompes funèbres, avec en tête les PFG. Cette concession croissante du secteur public à l’industrie privée traduit un mouvement de rationalisation de l’organisation des services funéraires dans les villes, alors même que les arguments politiques qui la fondent deviennent au contraire plus contestables. En effet, la problématique des indigents et des pauvres est beaucoup moins prégnante, tandis que les prix pratiqués par les concessionnaires, en particulier les PFG s’élèvent, du fait de leur position de monopoleur. Dans la gestion des contrats de concession, l’autorité des municipalités se heurte au pouvoir croissant des concessionnaires67.
42Les épisodes de guerre permettent néanmoins aux PFG de maintenir leur légitimité, tout en consolidant les liens d’interdépendance avec l’acteur public : d’une part, les concessionnaires assurent la continuité des services funéraires, dans des contextes souvent critiques (sous-alimentation des chevaux, réquisition de l’armée) ; ils contribueront même, via leur réseau public et municipal, à limiter les réquisitions68. Après la seconde Guerre mondiale, PFG se voit confier la mission exclusive des opérations d’exhumation, de rapatriement et d’inhumation des victimes de la guerre 1939-1945, ce qui conforte sa position politique et symbolique de partenaire de l’acteur public.
43L’après-guerre est marqué par des transformations institutionnelles profondes qui affectent l’organisation des funérailles, avec notamment l’affaiblissement de la pompe des cortèges comme construction culturelle dominante. La démocratisation du cortège atténue le jeu social de la distinction. L’action de l’Église (concile Vatican II, 1962-1965), avec la suppression des classes d’Église (classe unique) et la simplification du cérémonial (suppression des tentures), puis la motorisation des convois, participe de façon à part entière à ce mouvement d’érosion du faste.
44Au siècle dernier, l’entrepreneur négociait sa place dans la régulation publique des funérailles en supportant une forme « d’économie morale » intégrant la question sociale des pauvres. Dans cette seconde moitié du xxe siècle, découplé de la problématique de l’indigence, le monopole est devenu le soubassement d’une vaste industrie privée qui s’est autonomisée du contrôle des autorités publiques et religieuses. Avec la disparition du commerce ostentatoire, c’est plus fondamentalement un renouvellement des termes de l’échange politique entre autorités publiques et acteurs privés qui s’engage.
Un renouvellement des termes de l’échange politique : la chambre funéraire comme dispositif public/privé
45La disparition de la « pompe » ébranle fortement le leader concessionnaire du marché PFG69, dont la stratégie et la puissance se sont historiquement bâties sur le commerce des fastes au sein des marchés urbains (via la concession). Elle l’engage dans une stratégie d’innovation de service, qui se traduit dès le début des années 1960 par l’invention du concept français de « chambre funéraire ».
46La chambre funéraire accompagne le développement d’une nouvelle économie des services de soin au défunt. Elle s’apparente à une morgue privée, au sein de laquelle le défunt peut être conservé, mais aussi apprêté (habillage, embaumement) et présenté (veillée, visites) avant les funérailles proprement dites. Au-delà de cette innovation de service majeure, inspirée des funeral homes américains, le développement intensif de la chambre funéraire en France70 accompagne une stratégie de redéfinition du partenariat avec les municipalités. Les années 1960-1980 sont en effet le théâtre d’une crise majeure des établissements hospitaliers, dans un contexte de changements accélérés de la géographie de la mortalité. La médicalisation de la fin de vie entraîne une migration massive des morts du domicile à l’établissement de santé au sein des centres urbains71. La chambre funéraire privée comme solution externe susceptible de pallier rapidement le déficit d’équipement est providentielle pour les directions hospitalières. au cours des premières décennies d’apparition des chambres funéraires, en l’absence de cadre juridique fixant les règles d’utilisation de ces équipements, les PFG passent des accords avec les établissements de soin qui font du funérarium leur morgue, ce qui les dispense d’en construire et de les gérer72.
Après cette première grande chambre des PFG à Villeneuve-Saint-Georges et de Roblot, le groupe décide de développer les chambres funéraires. Mais avec cet esprit de monopole parce qu’il y avait toujours cet esprit de monopole, c’était ancré dans les mentalités de l’époque, on va essayer de séduire les grands hôpitaux qui se montent, c’est le développement des hôpitaux aussi. […] Le groupe est très puissant sur le plan politique, évidemment on avait des contacts avec tous les élus, et on fait passer un texte réglementaire en 1968 qui autorise les hôpitaux à déléguer leur morgue aux pompes funèbres. Et en particulier s’il y a une chambre funéraire à côté. On va donc monter des chambres funéraires près des hôpitaux, Montreuil, Brie-sur-Marne en région parisienne, Surennes, Gonesse. Et on va piquer tous les morts dans nos chambres funéraires ! (rire) Donc on reçoit toutes les familles, forcément, on conforte le monopole73.
Une nouvelle équation économique et politique
47En palliant le déficit des établissements publics de santé dans la gestion de la sortie de vie, les PFG reconstruisent la légitimité du monopole, et avec elle, celle d’une forme d’organisation du marché contesté basée sur la préservation d’une sphère de biens et services dédiés à la gestion d’un problème public et pour laquelle est neutralisée la concurrence.
48On sera d’ailleurs attentif à observer que la qualification de la chambre funéraire comme « bien public », objet d’un contrat de concession (et non comme morgue privée) est consubstantielle de son développement et stratégiquement soutenue par les PFG. Cette qualification s’appuie sur divers mécanismes. En premier lieu, l’architecture juridique (contrats avec les municipalités) et parajuridique (conventions avec les hôpitaux, cahier des charges), à partir de laquelle les concessionnaires réussissent à garantir le retour sur investissements en l’associant au renouvellement tacite de la concession sur les services funéraires pendant une durée établie74. En second lieu, la proximité spatiale : les PFG s’emploient, quand ils le peuvent, à bâtir les chambres au sein même de l’enceinte de l’hôpital. À défaut, elles se logent à proximité immédiate de la sortie de l’établissement75. Enfin, le prix : de jour comme de nuit, le transport gratuit de l’hôpital vers la chambre funéraire contribue à assimiler celle-ci à un établissement secondaire de l’hôpital. L’héber-gement en chambre funéraire (conservation du corps en casier réfrigéré, présentation aux familles en salons) est proposé soit gratuitement, soit à un prix sans commune mesure avec le coût de revient qu’engagent de tels équipements, en matière d’immobilisations comme de personnels76. Ces pratiques permettent de justifier la substitution de l’offre privée au service public de soin et contribuent à assimiler la chambre funéraire à une annexe de l’hôpital public.
49L’offre « pseudo-publique » des services de soin au défunt (chambre funéraire) constitue un élément clé de l’équation économique qui s’inscrit au cœur de ce nouvel échange politique entre entreprises concessionnaires et acteur public. De fait, les formes de valuation sociale et marchande des funérailles se sont radicalement transformées : la culture de la distinction et de la manifestation ostentatoire a fait place à un rituel simplifié et à une offre de service quasi standardisée. L’ordonnancement des pratiques de consommation s’éloigne de l’échelle verticale des classes et se rapproche davantage d’une distribution inégale concentrant des écarts élevés en haut de l’échelle77 et dans laquelle, hormis les quelques hauts dignitaires ou notables susceptibles d’être honorés par le faste, la masse se rassemble autour d’un rituel standard assorti de quelques variations à peine visibles.
50La formule économique à travers laquelle les concessionnaires bâtissent leur profitabilité n’est donc plus fondée sur la redistribution des profits réalisés à partir du segment supérieur au bénéfice des plus pauvres. Elle est au contraire basée sur la consommation de masse d’un service ordinaire au sein duquel le cercueil concentre l’essentiel de la valeur. La question du nombre de décès devient donc déterminante : le concessionnaire a besoin d’organiser un volume suffisant d’obsèques pour compenser, via la vente du cercueil, le coût de la chambre funéraire.
La chambre funéraire comme dispositif marchand de captation
51Au regard de cette contrainte, la continuité entre hôpital et chambre funéraire est aussi affaire d’organisation des flux. Le chaînage étroit entre équipement médical et équipement mortuaire participe directement à cette gestion des flux. Sur la base de nombreux arrangements coopératifs entre soignants et opérateurs funéraires dans le quotidien de l’activité, le transport vers la chambre funéraire s’établit pratiquement et symboliquement comme une étape supplémentaire de la chaîne du soin ou du « post-soin ». L’hétérogénéité des espaces professionnels, les frontières spatiales et les discontinuités organisationnelles disparaissent au bénéfice d’un perpétuel continuum78. En absorbant les flux de cadavres dont les établissements de soin sont submergés, la chambre funéraire canalise les proches. Ensuite, il ne reste plus à l’opérateur funéraire qu’à précéder la famille pour passer de la chambre funéraire au conseiller réglant les obsèques.
52La chambre funéraire comme nouveau dispositif marchand accompagne la métamorphose du marché contesté. Ce dispositif réorganise l’échange marchand autour d’une forme d’intérêt général, en intégrant la prise en charge immédiate des soins post mortem. Ce faisant, il justifie un monopole qui s’étend désormais à l’amont de la « filière » et confère une position stratégique au concessionnaire. Mais il contribue aussi et davantage à invisibiliser le marché aux familles en canalisant leurs proches défunts.
53Si on met en perspective ce second marché contesté avec la situation au siècle dernier, la concurrence s’est à la fois intensifiée autour des hôpitaux des grandes villes, lieu de concentration de la mortalité ; mais elle est aussi partiellement neutralisée par le développement des chambres funéraires. Cette asymétrie en faveur des PFG face aux petits indépendants des villes et des campagnes (agences) est à la source de nombreux litiges et recours judiciaires79 pour abus de position dominante. Ces procès révèlent les tentatives désespérées des agences pour reconstruire leur visibilité auprès des familles endeuillées : il s’agit de disjoindre et rétablir les frontières entre l’hôpital et la chambre funéraire, là où les concessionnaires jouent sur le brouillage public / privé dans les espaces de circulation des défunts et de leurs proches.
Les controverses des années 1980 : vers la liberté du commerce
54À partir de la fin des années 1970, le déséquilibre dans la distribution du marché à la faveur des PFG, qui suit la courbe de la démographie de la mortalité vers les grandes villes, atteint son apogée. Le groupe est en effet le seul à pouvoir supporter les investissements lourds qu’exige la construction de chambres funéraires, chiffrés à plusieurs millions de francs80. La suprématie du leader le place quasiment en position de « gouverneur » du marché, tandis que les petites entreprises évoluant à la périphérie du monopole (agences de funérailles) ou en milieu rural (artisans) vivent toujours plus difficilement sur les miettes du monopole.
55Un tel déséquilibre joue un rôle moteur dans le procès de légitimité que les petits opérateurs vont ouvrir contre le monopole à cette période. Mais alors qu’au siècle dernier, la (contre-)contestation des marchands en faveur d’une libéralisation du commerce des funérailles prenaient tribune aux portes des mairies, à travers des tracts et pamphlets dont la portée restait limitée, elle se construit ici sur le terrain politique. Certes, cette contestation des indépendants se déploie en ordre dispersé, mais elle n’en réussira pas moins à provoquer un désordre public difficilement supportable pour un secteur aussi lourd symboliquement. Une partie des indépendants se regroupent au sein d’une nouvelle fédération, la FFPF, Fédération française des professionnels du funéraire, qui multiplie les contacts avec les politiques et les médias et engage ses troupes à mobiliser le réseau des élus municipaux. « Vague déferlante », « déchaînement des passions », « concert orchestré de protestations », évoque Chaillot81 sur la polémique du début des années 1970 dont la presse se fait l’écho82. D’autres choisissent de recourir à un « tribun » pour faire entendre leur voix. Avec Michel Leclerc, le combat entre les PFG et les agences va ainsi quitter le cercle étroit des affaires funéraires pour gagner la scène publique. Homme de « toutes les batailles anti-monopole », il sillonne la France et organise avec son nouveau réseau de franchisés (bientôt « Roc-Eclerc ») des enterrements en violation du monopole, ponctuant ses actions d’un discours argumenté sur les « abus du monopole » : il dénonce l’opacité en matière de prix, le détournement des profits au bénéfice d’une entreprise privée (les PFG), l’absence de vigilance des pouvoirs publics, les taxes reversées aux mairies, etc. Le monopole est contesté comme rente de situation au bénéfice d’une grande entreprise qui figure parmi les plus rentables de France.
La guerre des enterrements : pour mener l’assaut contre de telles forteresses, Leclerc a recruté de petits entrepreneurs de pompes funèbres qui se sont, comme on dit, « franchisés » […]. Dans une vingtaine de villes, en neuf mois, ces pirates des pompes funèbres ont organisé 1 600 convois en violation de monopole. À Chaumont et Antibes, ils ont conquis la moitié du marché ; à provins, Charleville, Alençon, Angoulême, périgueux, le tiers ; à paris et Lyon, quelques miettes seulement. L’argument des franchisés Leclerc est partout le même : « Nos factures sont moins élevées que celles de la régie municipale ou de l’entreprise privée concessionnaire83 ».
56On le voit, la stratégie de Leclerc ne connaît pas de limites, notamment en jouant abondamment sur la médiatisation des conflits entre agences et pompes funèbres de la ville, dont les familles sont les premières victimes. « Rififi autour des tombes », « Guerre des obsèques : Michel Leclerc enterre son premier Parisien », « Des huissiers suivaient le premier “corbillard Leclerc” », « Danse macabre autour d’une mise en bière », « Sinistre comédie aux obsèques du jeune Eddy Bernard », « L’enterrement qui a bouleversé Arcachon » : les journalistes font partie du cortège et alimentent cette agitation fébrile autour des morts. Ce déferlement médiatique autour de la guerre des pompes funèbres se révélera déterminant dans le combat politique des contestataires du monopole.
57Et si le procès du monopole réussit, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur l’entrée en scène d’une nouvelle figure du marché, que tout le monde semblait avoir oublié : le « consommateur84 ». La concurrence selon M. Leclerc, c’est le marché aux mains des consommateurs, ainsi garants de la défense de leurs propres intérêts. Avant que leur discours ne soit relayé par les associations de consommateurs, les défenseurs de la libéralisation parlent au nom de ces « morts-vivants » enrôlés malgré eux dans des pratiques concurrentielles plus ou moins « loyales », à défaut de se jouer dans les règles du marché. Pour être acteur à part entière et non malgré lui, le client doit pouvoir « choisir librement ».
58Dans la décennie qui suit, l’idée chemine d’une libéralisation du marché tempérée par la mise en œuvre d’une habilitation professionnelle. La loi de 1993 jettera ainsi les bases d’une nouvelle forme de marché contesté, labellisé « service public concurrentiel », qui s’en remet à la « liberté du consommateur » tout en se portant garant de la prestation, via la formation des personnels, l’accréditation des entreprises et la normalisation des pratiques.
CONCLUSION
59L’histoire du marché des funérailles est celle de la métamorphose d’un marché contesté au fil d’une dynamique continue d’invention mais aussi de négociation, de détournement, voire de subversion des dispositifs marchands qui en constituent les fondements. L’invention de ces dispositifs marchands décrit un premier mouvement. À travers les formules de régulation et de calcul qu’ils mettent en œuvre, ils permettent de convertir, au moins partiellement, l’intérêt privé en bien public. Ils aménagent le commerce des funérailles en l’annexant à la prise en charge de la mort comme problème public, autour de la problématique de l’indigence au xixe siècle, puis du déficit de gestion hospitalière de la mort au xxe siècle. Partie prenante de ces dispositifs, l’essor de l’entreprise privée s’apparente à une greffe lente du commerce marchand à l’intérieur d’une économie morale régentée par les acteurs institutionnels (Église et État) et qui tire peu à peu profit de ses carences. Certaines propriétés des dispositifs sont ici essentielles, comme le fait de former des agencements hybrides comme lieu d’articulation public / privé ou encore d’organiser la neutralisation partielle des pratiques concurrentielles : des mécanismes tels que la compartimentation du panier de marchandises au xixe siècle ou la canalisation des défunts au xxe siècle décrivent la variété des formes à travers lesquelles peut s’organiser ce cadrage du marché. Mais l’histoire du marché contesté ressort tout autant de « l’épreuve de réalité » des dispositifs, telle qu’elle se déploie dans le cours des interactions entre les acteurs de l’économie des funérailles. Ces derniers contribuent en effet à les réinventer, à modifier les formules de calcul qui leur sont attachées, et ainsi à activer les tensions qui sont au cœur des compromis politiques. La dynamique du marché contesté se construit moins à travers la quête d’un cadre moral stabilisé que dans le cours continu des déséquilibres des transactions et des déplacements de la contestation.
Notes de bas de page
1 Du Camp, 1875, p. 109.
2 À l’échelle locale, avec les paroisses et les municipalités.
3 Radin, 1986, 1996.
4 Reynaud, 1989.
5 Gusfield, 2009 ; Cefai, 1996.
6 Overdevest, 2011.
7 Je renvoie ici à la perspective proposée par A. Hatchuel (2000) dans son analyse des « métamorphoses » de l’échange marchand associées à la problématique de la confiance à partir de l’histoire des compteurs d’eau.
8 Callon, 1998, 2009.
9 Zelizer, 1978, 1985.
10 McFall, 2008.
11 Czarniawska-Joerges, 2004.
12 Le débat sur les funérailles au cours de ses deux siècles d’histoire (1804-1993) a fait l’objet d’importants débats politiques mais aussi juridiques, autour des nombreux conflits et jurisprudences concernant l’exploitation du monopole des pompes funèbres. Un volumineux corpus de textes et analyses d’hommes de droit (thèses, articles, traités ou manuels pratiques de droit funéraire) rédigés par des juristes (Gaubert, 1875 ; Gaubert 1890 ; Chaillot, 1995) ou avocats (Rubat du Merac, 1905) témoigne des controverses, notamment au moment des principales ruptures législatives du régime d’organisation des services funéraires (1804, 1905, 199313). Il constitue une exégèse riche des textes juridiques proprement dits (lois, traités, réglementations, cahiers des charges), de même que les rapports ministériels et débats à l’Assemblée nationale ou au Sénat qui accompagnent les changements législatifs.
13 Cette documentation est constituée d’une part d’archives originales (archives syndicales des PFG, rapport interne sur l’histoire des PFG), d’autre part d’une littérature de seconde main à partir des travaux d’historiens qui ont exploité les archives des municipalités et des entreprises de pompes funèbres de la ville de paris et environs (1874-1996), notamment la régie de paris et les PFG (Bellanger 2008 ; Bertherat et Chevandier, 2008).
14 Kselman, 1993.
15 J. Thibaut-Payen (1977) retrace l’économisation des funérailles par l’Église, de la gratuité pratiquée par l’Église primitive aux honoraires du xviiie siècle.
16 Ces profits sont essentiels pour assurer les charges qui reviennent aux fabriques, telles que le service du culte, l’entretien des églises et des cimetières ou encore le soin des pauvres.
17 Thibaut-Payen, 1977, p. 64
18 Du Camp, 1874 ; Thibaut-Payen, 1977 ; Thomas, 1985.
19 Il faudrait également considérer le rôle des confréries et autres formes d’associations « tantôt d’essence professionnelle, tantôt d’essence dévotionnelle » (Bée, 1996 ; Bertrand, 1996) qui constituent de véritables institutions de la mort dans certaines régions ; et au-delà celui des sociabilités villageoises mettant à contribution les ensevelisseuses, charpentiers, fossoyeurs, sonneurs de cloches, etc. (Van Gennep, 1998). Les rétributions coutumières se font ici plus souvent en biens matériels ou paiement en nature, quelquefois sous la forme d’un salaire en argent.
20 Charles V détermine leurs privilèges, qui furent maintenus par Charles VI, par Henri II, par Louis XIII et par Louis XIV. L’ordonnance de 1672 confirma leurs attributions, spécifia leurs devoirs et leur imposa un tarif. On trouve une description détaillée de cette corporation ainsi que des textes réglementant leur office dans « Les jurés-crieurs au xviie. Création d’un office à Marans. Par M. Paul Fleury » dans le Recueil des actes de la commission des arts et monuments de la Charente-Inférieure (1860–1941).
21 Chaillot, 1995.
22 Avant tout à partir des problématiques de salubrité touchant les cimetières qui précèdent les réformes établissant le principe du cimetière communal. Ariès, 1985 [1977], Chaunu, 1978 ; Lassère, 1997 ; Thibaut-Payen, 1977
23 Et de poursuivre : « ils ne criaient plus, ils ne clochetaient plus, mais ils drapaient et portaient toujours jusqu’aux heures douloureuses où toute marque de supériorité sociale devint un motif de délation ; les gens riches s’habillaient de carmgnole et, pour n’éveiller aucun soupçon, l’on faisait enterrer ses morts très humblement » (Du Camp, 1874).
24 Hintermeyer, 1981.
25 Virmaître et Buguet, 1889.
26 On renvoie la notion d’échange politique à A. Pizzorno (1978) et Claeys et Frognier (1995).
27 Les dispositions pour le service des inhumations se définissent à l’échelle de la municipalité et sont donc chaque fois le produit de l’histoire politique locale, incluant les conflits entre cléricaux et républicains, les relations entre administrateurs civils et religieux, mais aussi les spécificités démographiques (proportion d’indigents au sein de la commune ou entre communes limitrophes).
28 Kselman, 1993.
29 Décret du 18 août 1811.
30 À propos de ce décret, dont il considère que la portée est « surfaite », Gaubert écrit : « On ne peut s’empêcher d’y reconnaître des innovations, que nous appellerons regrettables, d'abord, parce qu’il serait difficile de les justifier en droit, et, ensuite, parce qu’elles sont d’un fâcheux exemple pour la province qui les croit légales et les imite ».
31 Le commerce des accessoires et fournitures pour la pompe du cortège fut initialement contesté par le ministère du Culte au nom du décret de prairial lui attribuant ce monopole. N. Frochot trancha en faveur de l’entrepreneur, invoquant notamment le risque que la perte financière ne lui permette plus de subvenir aux funérailles des pauvres (Kselman, 1993 et Du Camp, 1875).
32 La construction de la mort comme « problème public » renvoie à une double considération : d’une part, la crise des cimetières, survenue avec la croissance de la mortalité dans les grandes métropoles, et les problématiques d’insalubrité qu’elle soulève ; d’autre part, la construction politique de la pauvreté comme question sociale, qui fait place à une organisation sécularisée du secours aux pauvres (Trompette et Griffiths, 2011).
33 Lassère, 1995.
34 Le revenu des fabriques passe de 50 % (1812-20) à 83,5 % à Paris en 1853-59 (Kselman, 1993). Dans cette configuration, les fabriques ont en définitive une fonction très limitée dans la gestion des inhumations, davantage cantonnée à celle de rentier.
35 Fiévée, 1811.
36 Trompette, 2008.
37 Du Camp mentionne « 6 000 voliges – bière en sapin », « 585 agents », « 570 voitures-corbillards », « 270 chevaux », etc.
38 Dans son étude sur la bourgeoisie parisienne au xixe siècle, Adeline Daumard, à partir des données publiées par le Journal de la Société de la statistique, estime que la proportion des indigents enterrés de 1821 à 1830 à paris atteint 83 % des enterrements sur un total de 261 360 morts, pour diminuer ensuite autour de 75 % pendant la période 1839-1848 (Daumard, 1996).
39 On renvoie au concept de Edward P. Thompson (1988) d’un système d’organisation des échanges marchands fondé sur l’articulation étroite entre règles de production, de circulation et d’échanges, communauté et justice sociale.
40 Concernant le cas de Paris, Kselman mentionne un prélèvement de 20 francs sur les convois extraordinaires et un reversement à l’entrepreneur de 8 francs par convoi (convois ordinaires, soit gratuits, inclus).
41 Considérant les services publics dont l’accès comme droit universel est constitutif de la citoyenneté (services universels), Jean Gadrey associe le mécanisme de péréquation tarifaire à un principe traditionnel de régulation permettant que certains bénéficiaires (généralement les plus riches) paient pour les autres, « qu’ils en aient conscience ou non, qu’ils le souhaitent ou non, et que cela passe par des mécanismes visibles ou invisibles de transfert de ressources » (Gadrey, 1997, p. 47).
42 Lassère, 1995.
43 Gaubert, 1875.
44 Pour évoquer le principe des « passions compensatrices » utilisé par les philosophes du xviie et xviiie siècle dans la genèse d’une conception libérale du gouvernement politique, voir Hirshman (1980).
45 Hintermeyer, 1981.
46 Gaubert, 1890, p. 190.
47 Overdevest, 2011.
48 Les maisons funéraires sont souvent héritières des anciennes corporations (ciriers, drapiers, tapissiers). Il est également fait mention de la reconversion d’anciens employés municipaux (Gaubert, 1875). Ces mêmes entreprises rivalisent également pour obtenir l’adjudication du service par les fabriques et municipalités : à Paris, six entrepreneurs (Bobée, Labalte, Baudoin, Lesmaistre, Pector, Vafflard) se succèdent entre 1811 et 1871.
49 « … plus de trente années d’expérience en pompes funèbres, à Paris, comme représentant d’administrations sérieuses, et comme chef de maison jusqu’en 1910 » (préface de l’ouvrage).
50 Daniel-Lacombe, 1886 ; Théodore-Vibert, 1905.
51 Conséquence d’une concurrence acharnée pour l’adjudication du marché, les commissions consenties aux fabriques font l’objet d’une surenchère féroce atteignant jusqu’à 83,50 % en 1852. Sources : Tract de la Maison Balard, vers 1860, Archives de Paris.
52 Journal intitulé Lucifer, 1847.
53 La Compagnie générale des sépultures est initialement dirigée par Ferdinand Langlé ‒ plus tard fondateur de l’Entreprise générale des pompes funèbres, qui deviendra au siècle suivant le leader français des entreprises de pompes funèbres.
54 Girault, 1910.
55 Girault, 1910, p. 13.
56 Girault, 1910 p. 31.
57 Boucard, 1893 ; Du Camp, 1875 ; Taudière, 1906 ; Bertherat et Chevandier, 2008.
58 Extrait du recueil de Balard, 1848.
59 Du Camp, 1874.
60 Fureix, 2001.
61 Kselman, 1993, p. 240. Traduit par moi-même.
62 Veblen, 1994 [1899].
63 Pour de plus amples développements, voir Kselman (1993), Bellanger (2008), Bertherat et Chamandier (2008).
64 « La ville avait mis en place le service municipal du transport des corps. L’industrie privée avait profité de la brèche grande ouverte pour vendre tout le reste, cercueils, couronnes, fleurs, faire-part » (Chaillot, 1995).
65 Rubat du Merac, 1905.
66 Il faudra d’ailleurs plusieurs années de jurisprudence pour statuer sur les périmètres respectifs du monopole et du marché. par exemple : n’entrent pas dans le monopole des communes les garnitures intérieures telles que coussins, matelas (Orléans, 3 janvier 1934), capitons, mixtures et sels antiseptiques répandus à l’intérieur de la bière, plaques, croix et autres emblèmes religieux, gravures (Cass. 27 janvier 1914), de même que, en matière de prestation, la mise en bière ainsi que la fixation des objets non monopolisés (Tri. Paix Reims, 26 mars 1908).
67 E. Bellanger décrit très finement ces tensions à propos des relations entre PFG et le syndicat intercommunal de la banlieue parisienne (Bellanger, 2008).
68 Rapport de synthèse « Notre histoire », octobre 1992, PFG. Voir également J.-L. Chiflet, et P. Saman, (1994).
69 Avec son vaste réseau de succursales et de filiales réparties sur le territoire national, le groupe OGF-PFG détient la majeure partie du marché de la concession (estimée à 80 % en 1989) et organise plus de 50 % des obsèques en France.
70 Près de 200 établissements implantés sur le territoire français entre 1962 et 1982, principalement à l’initiative des PFG. Source : Interministerial report IGA-IGF-IGAS (1989).
71 En l’espace de deux décennies (1964-1984), on atteint près de 66 % de décès en milieu hospitalier (hôpital, hospice, maison de retraite) contre 33 % à l’origine (Barrau 1987).
72 Rapport sur l’organisation du service des pompes funèbres (IGF-IGA-DGAS, 1989).
73 Entretien avec un ancien membre des PFG, novembre 2009.
74 A minima, la durée nécessaire à l’amortissement des immobilisations. Ces accords seront abolis par les successives réglementations (1971, 1976, 1987).
75 Situation qui se généralise à partir de 1993 sur la base des décisions de justice et textes normatifs qui imposent la séparation physique des locaux.
76 Achat du terrain, équipement en casiers réfrigérés et salle de soin, personnel permanent 24 heures sur 24.
77 Guyer, 2010.
78 Trompette, 2005.
79 On s’appuie ici notamment sur l’étude systématique des décisions du Conseil de la concurrence concernant les recours des opérateurs funéraires devant la DGCCRF.
80 « Pour décharger, par exemple, les morgues déjà encombrées, il faudra construire de plus en plus de chambres funéraires, sur le modèle du funérarium de Villeneuve-Saint-Georges ou des athanées de menton, Cannes ou Montpellier ; or la construction de ces établissements coûte cher : 2 millions de francs pour celui de Villeneuve-Saint-Georges. Seules des sociétés importantes, partiellement intégrées, qui sont à même d’étaler leurs frais sur des séries suffisantes et sur le plan géographique, peuvent disposer des moyens financiers nécessaires pour en assumer le coût » (rapport FNPF, 1971).
81 Chaillot, 1995.
82 Le débat est véritablement instruit au niveau politique avec une première tentative de réforme portée par la députée Troisier (1971), qui échoue au sénat quelques mois après avoir été adoptée par l’assemblée nationale.
83 Le Monde, mardi 19 février 1985.
84 Il faut en effet attendre la fin des années 1980 pour que les instances consultatives créées par l’État pour organiser la régulation du secteur fassent place aux associations de consommateurs.
Auteur
Sociologue, directrice de recherche CNRS, et membre du laboratoire PACTE Politique – Organisations (CNRS / université de Grenoble). Elle développe depuis plusieurs années ses recherches dans le domaine de la sociologie des marchés. Elle s’intéresse à la construction politique et morale des marchés, notamment dans le contexte de marchés controversés (marché funéraire, marchés BOP / Bottom of the Pyramid). Elle a publié Le Marché des défunts (Presses de Sciences Po, 2008), et plus récemment au sein de revues nationales (Le Mouvement social, Revue d’anthropologie des connaissances, Revue française de gestion) et internationales (Journal of Cultural Economy Research Policy, Management and Organizational History, etc.)
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La mobilité sociale dans l’immigration
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2001