Chapitre 6. Moraliser le commerce des jeux d’argent
D’un marché contesté à l’autre
p. 185-218
Texte intégral
1Deux individus, une annonce, une mise et un dé suffisent à construire les règles simples d’un jeu de hasard et d’argent. Mais cette alliance de l’argent et du hasard transforme une pratique ludique anodine en passion humaine, dont il semble condamnable de faire commerce1. D’autres exemples d’activités témoignent d’une remise en cause cyclique de la forme marchande de leur organisation : les activités sexuelles – qu’il s’agisse de la pornographie ou de la prostitution –, les drogues, les êtres humains, la gestion de la mort ou la transplantation d’organes. Les raisons invoquées dans ces cas précis tiennent à la crainte de voir entrer des logiques économiques dans des sphères jugées sensibles en tant qu’elles touchent à l’intimité des personnes ou à leur intégrité. Les jeux d’argent ne reposent pas sur une critique du même ordre. Ils sont mal perçus, non pas en tant que jeux, mais en raison des vices qu’ils suggèrent et encouragent, à commencer par la cupidité et l’oisiveté. Ces réticences, qui émanent d’abord des religions du Livre2 se maintiennent cependant avec la sécularisation des sociétés, en raison d’abord de la manipulation d’un vecteur considéré comme moralement problématique : l’argent3. Pourtant le jeu s’est développé et constitue aujourd’hui une activité prospère et encadrée par les pouvoirs publics. À quelles conditions cette marchandise contestée a-t-elle pu se voir légitimement et légalement échangée ? Comment qualifier les diverses formes de marchés contestés qui ont émergé à cette fin ?
2Les jeux de hasard et d’argent sont cycliquement interdits ou autorisés avec parcimonie, dans des endroits fermés, en raison de leur dangerosité intrinsèque ou des mœurs douteuses auxquelles ils sont attachés. La structuration du secteur français des jeux d’argent en monopoles est la conséquence de ces réserves, inscrites dans le droit, et auxquelles sont ponctuellement associées des préoccupations conjoncturelles tenant à l’intérêt fiscal représenté par les jeux. Fruit des dérogations successives apportées à la loi d’interdiction générale des jeux d’argent de 1836, le marché des jeux voit donc trois grands acteurs émerger successivement : le Pari mutuel urbain, responsable de l’organisation des paris mutuels sur les courses de chevaux4, les casinos qui peuvent dans le cadre de leur établissement proposer une offre de jeux de tables5 puis de machines à sous6 et enfin, la Française des jeux, fille de la Loterie nationale créée en 1933 au bénéfice des victimes de la Grande Guerre.
3L’année 2010 marque cependant un profond bouleversement du secteur français des jeux de hasard et d’argent : à travers la mise en concurrence sur Internet d’activités jusqu’alors aux mains de trois grands acteurs bénéficiant de droits exclusifs (le Pari mutuel urbain, les casinos et la Française des jeux), les pouvoirs publics acceptent de redéfinir les règles du marché qui prévalaient jusqu’ici, en dérogeant encore une fois à la loi de prohibition générale de 1836. Au fondement de cette transformation de l’organisation du marché, est d’abord avancé un principe de réalité. Dans l’exposé des motifs du projet de loi sur l’ouverture à la concurrence, Éric Woerth, alors ministre du Budget, souligne un état de fait : la montée en puissance des jeux sur internet depuis les années 1990 conteste, en les bravant, les règles juridiques existantes et, partant, l’organisation du marché en monopoles. En effet, la multiplication des sites proposant des paris sportifs, machines à sous, poker ou loteries virtuels aux internautes résidant en France, s’appuie sur les possibilités du nouveau média de distribution en s’affranchissant des règles – notamment fiscales – et des obligations nationales. Ces sites sont illégaux aux yeux du droit français et difficiles à interdire. Leur légalisation permettrait donc de mieux les contrôler, car ils engendrent, selon le ministre, des risques liés à la nature de leur activité et méritent pour cela d’être traités avec la plus grande prudence. C’est pourquoi Éric Woerth affirme que l’ouverture à la concurrence de ce secteur sera « proportionnée » et « maîtrisée » ou ne sera pas.
4L’adoption finale du nouveau cadre réglementaire7 a donné lieu, en juin 2010, à l’ouverture effective à la concurrence d’une activité que l’on nous a souvent présentée au cours de l’enquête8, comme « sensible », « non ordinaire » ou encore « atypique », afin de justifier l’intervention des pouvoirs publics dans sa gestion. Cet aspect n’est pas caractéristique de la période contemporaine : la mise en perspective historique fait état d’une méfiance récurrente des gouvernements à l’idée d’autoriser cette pratique qu’ils peinent toutefois à interdire. Une position médiane consiste – comme c’est le cas aujourd’hui – en une permission sous conditions, résultat d’un compromis entre des réticences morales et sanitaires et des intérêts fiscaux.
5Ce chapitre est l’occasion de décrire deux moments / formes du marché contesté des jeux : le premier est celui des monopoles qui s’imposent comme une solution économique (adossée à des valeurs morales) au problème de la difficile interdiction de ce commerce. Le second est celui du marché partiellement libéralisé et des nouvelles règles qui sont édictées en 2010 pour symboliser le retour au contrôle et au confinement de l’offre après une période d’errements due à l’expansion incontrôlée des monopoles et des produits sur internet. Entre ces deux moments qui constituent deux parties, nous revenons dans une section intermédiaire sur les raisons du basculement d’une forme de marché à l’autre.
RESTREINDRE ET CONFINER L’OFFRE DE JEUX : UN REMPART HISTORIQUE CONTRE LES DÉSORDRES DU JEU
6Tant que la pratique de jeu est individuelle ou réduite à un petit collectif, elle est, au cours des siècles, jugée négativement mais ne fait pas nécessairement l’objet d’une action coercitive de la part des pouvoirs publics ou religieux. En revanche, quand elle devient publique et prise en charge par un organisateur qui en tire des revenus, la situation devient sujette à sanctions. La métamorphose de la pratique privée du jeu d’argent en activité économique proprement dite suppose en effet de créer un espace où des producteurs de jeux – les organisateurs ou « opérateurs » – rencontrent des consommateurs – les joueurs – pour vendre un produit atypique : une espérance de gain déterminée par le sort. En regardant les textes juridiques traitant de cette activité9, il faut remarquer que celui qui s’y adonne est ordinairement moins condamné que celui qui l’organise. Dessinant une figure vulnérable de l’individu, victime de ses passions – ou de sa « faiblesse de volonté10 » – le droit considère en effet qu’il est préférable de traiter les causes : la pratique du jeu d’argent est une tentation induite par les marchands de jeu, dont le contenu de l’activité est d’autant plus immoral que des profits en sont tirés. Les revenus du jeu sont donc marqués par le sceau du vice. À moins qu’ils ne fassent l’objet d’une opération de légitimation morale « par transfert » : soutenir une filière agricole grâce aux paris hippiques, permettre le développement des villes du littoral grâce aux casinos, soulager les familles des combattants de la Grande Guerre par les recettes de la Loterie… Finalement, si l’argent tiré des jeux n’est pas fièrement gagné, il accède à la vertu par les activités louables qu’il soutient.
7Adossés à ces justifications morales, trois moyens permettent au cours de l’histoire de justifier les dérogations à la prohibition générale de 1836 : la restriction de l’offre, son imposition fiscale et son confinement pour l’éloigner des publics vulnérables. À travers l’histoire successive des monopoles du PMU et de la Française des jeux puis des casinos, nous verrons que la manipulation de ces instruments est à l’origine de l’organisation d’une première forme de marché contesté, pérenne jusque dans les années 1990.
Les origines du PMU : améliorer la race chevaline, un intérêt national
8Si les paris hippiques et la filière équine sont désormais intimement intriqués, il faut remonter plus loin dans l’histoire pour comprendre comment s’est construit le « secteur cheval » en lui-même et la nécessité pour les pouvoirs publics de le valoriser. Comme l’indique J.-B. Darracq,
Il est aisé de comprendre qu’à cette époque [au xixe siècle] le cheval est vital pour l’homme et la société : il est au cœur de l’économie agricole, il est le complément indispensable des nouveaux moyens de communication et occupe une place de premier ordre dans la constitution de nos armées. La disposition d’un parc important de chevaux de bonne qualité est donc un enjeu national11.
9La guerre de 1870 ne fait que renforcer cet argument, la cavalerie française n’ayant pas réussi à vaincre la puissance des chevaux prussiens.
10La « politique du cheval » repose sur le soutien des gouvernements, et ce depuis le xviie siècle, mais c’est grâce aux courses que la France du premier empire trouve un moyen incontournable de nourrir la filière en construction : par les décrets de 1805 et 1806 sont organisées les premières courses d’État, dotées de prix gouvernementaux destinés à alimenter des haras nationaux, désormais dépendants des services du ministère de l’intérieur.
11Les pouvoirs publics sont donc très tôt sensibilisés à la question du financement de la filière équine, mais il n’en reste pas moins que ce sont des intérêts privés – ceux des « sociétés mères12 » – qui prennent en charge l’organisation régulière des courses et des paris. Elles finissent même par asseoir ce principe de financement comme légitime, à condition qu’il reste circonscrit à l’entre soi des propriétaires de chevaux, en somme de l’aristocratie et qu’il soit justifié par les fins louables qu’il soutient : l’amélioration de la race chevaline. Or, les arrêtés des 16 et 17 mars 1866 qui unifient les différents règlements de courses, donnent également l’entière régie des champs de courses à ces sociétés en fonction de leur spécialité, actant un désengagement du pouvoir gouvernemental et des haras. Cette nouvelle législation étant peu contraignante, de multiples petites agences – les « bookmakers » – s’installent à l’intérieur ou à proximité des champs de courses et proposent des formules de paris variées (pari à cote fixe ou pari mutuel) à des foules de spectateurs recrutés désormais dans toutes les couches de la population. Ces petites entreprises prennent alors la forme de voitures à cheval ou de roulottes, sur le côté desquelles sont inscrits à l’ardoise les noms des partants et la cote offerte. La popularité des courses démocratise ainsi la pratique des paris d’abord auprès des professionnels des courses (jockeys, entraîneurs, amateurs amis des propriétaires), et bientôt, auprès de tout un public pas nécessairement passionné par les performances équines en soi mais par la plus-value à réaliser sur l’issue des événements : « Favorisée par l’ingéniosité des bookmakers qui offraient aux joueurs toutes les facilités les plus séduisantes de risquer leur argent, entretenue avec un art consommé de la publicité, la pratique du jeu prit une extension effrayante », commente Gabolde en 193713.
12Ce commerce rentable ne manque pas d’engendrer une concurrence exacerbée, des heurts et des litiges et avec eux toute une jurisprudence visant les modes légitimes d’organisation des paris hippiques14. Pour mettre fin aux désordres – l’organisation anarchique de ce commerce sur les hippodromes et la crainte de voir encore grandir la démocratisation de cette pratique – les pouvoirs publics choisissent d’éteindre totalement cette économie en interdisant successivement le pari mutuel puis le pari à cote fixe, au motif que ces paris sont assimilables à des jeux de hasard entrant dans le giron de la loi de prohibition de 1836. Ainsi, après diverses affaires judiciaires, la circulaire Gobelet de 1887 est mise en application avec sévérité. Mais en conséquence, les hippodromes se vident aussitôt de leurs spectateurs, engendrant une baisse vertigineuse des recettes des sociétés organisatrices de courses15. Cet enchaînement d’événements prouve du même coup le lien de codépendance qui s’est désormais installé entre la filière équine et les paris. Selon Gabolde, ce constat amène les autorités à modérer la radicalité de leurs principes moraux : « Mieux valait transiger avec cette passion du jeu qu’on avait trop longtemps laissée s’étendre et la canaliser au service d’une cause éminemment utile, dans de prudentes limites16 ».
13Après divers rebondissements qui autorisent puis interdisent à nouveau tous les paris au motif qu’une concurrence imprévue s’est désormais déplacée dans les villes pour prendre les paris, les sociétés de courses se mobilisent et obtiennent par la loi de 1891, toujours en vigueur, que soit autorisé le pari mutuel dans les hippodromes. au moment des débats préparatoires à la loi déposée par le ministère de l’agriculture, la solution – théoriquement envisageable – consistant à interdire tout pari est évoquée mais est évincée au motif qu’elle « impos[e] à la liberté individuelle une restriction dépassant de beaucoup celle que l’intérêt social autorise » et que par ailleurs cela risque « de ruiner une institution éminemment utile à la richesse économique du pays et à la sécurité de sa défense17 ». L’argument du patriotisme a donc porté ses fruits. Toutefois, l’autorisation des paris est conditionnée au respect de deux aspects : les paris sur les courses hippiques ne devront avoir comme objectif que « l’amélioration de la race chevaline » et les sociétés de courses ne devront pas « se transformer en entreprises industrielles ». Ces dernières s’étaient d’ailleurs exprimées en faveur du pari mutuel puisqu’il était le mode de paris « offrant le plus de garanties au public, le moins de danger pour la sécurité des épreuves ». À la suite de l’article 4 interdisant les paris sur les courses au motif de l’article 410 du Code pénal sur les jeux publics, un article 5 donne, sans le nommer ainsi, le monopole d’organisation des paris mutuels hippiques aux sociétés de courses, à condition qu’elles en aient reçu l’autorisation ministérielle adéquate et que la prise des paris ait lieu sur les hippodromes uniquement, sans faire l’objet de bénéfices pour lesdites sociétés mais de prélèvements fixes en faveur d’œuvres d’intérêt public. Un monopole d’organisation, des finalités vertueuses, le confinement des transactions et un strict contrôle par l’État qui en tire des recettes fiscales : les conditions sont désormais réunies pour que ce type d’offre de jeux perdure.
14Aujourd’hui, le PMU, opérateur de paris mutuels sur les courses hippiques18 est un groupement d’intérêts économiques (GIE) chargé d’organiser les paris depuis 1930, dont l’organisation est encore le fruit de la séparation entre trot et galop. Les « sociétés mères » organisatrices de courses – « Le Cheval français » et « France Galop » – disposent de plus de 96 % des droits de vote au sein de l’assemblée générale du PMU. Ces deux entités sont elles-mêmes à la tête d’un système d’acteurs complexe – allant des propriétaires de haras, éleveurs, entraineurs de chevaux aux cavaliers et employés des organismes de courses – qui partagent une histoire commune et le même souci de défendre la filière et donc le système de paris hippiques, source de la quasi-totalité de leurs revenus19.
15Au xixe siècle, les paris sont donc perçus comme nocifs par les différents gouvernements dès lors qu’ils sont organisés par des entrepreneurs mus par des considérations pécuniaires, dont le commerce est destiné à une clientèle de plus en plus populaire, et dont il est complexe de taxer les activités. Mais au lieu de supprimer cette activité, c’est la forme de pari la plus appréciée (le pari mutuel) qui est finalement autorisée, laissant penser que les pouvoirs publics n’ont pas nécessairement « concentré leurs efforts pour éloigner le jeu des classes populaires20 ». Mais à partir du moment où l’État reprend la main sur l’organisation du jeu (à travers la fiscalité notamment), peut se déployer une justification supérieure à ces intérêts individuels, en l’occurrence celle de la race chevaline, blanchissant du même coup la marchandise échangée et permettant au marché contesté des paris hippiques d’advenir.
La Loterie nationale au secours des victimes de la Grande Guerre et des finances de l’État
16La Loterie nationale voit le jour en 1933. La législation qui entoure son fonctionnement puis celui du Loto et de ses successeurs permet de soustraire ces activités spécifiques à l’interdiction générale de 1836 grâce à une dérogation votée par le parlement et inscrite dans la loi de finances de 1933. L’État garde ainsi un monopole sur ces jeux en assurant l’organisation, le contrôle et le prélèvement d’une part de ses bénéfices. Cette véritable mainmise repose sur des motifs fiscaux mais est justifiée par des nécessités morales.
17Malgré une vingtaine de tentatives menées par des députés après-guerre pour justifier le rétablissement de la Loterie21, le projet n’emporte jamais l’adhésion de la Chambre22. C’est le contexte de profonde crise du début des années 1930 qui change la donne : la faiblesse des pensions et l’impossibilité de réinsertion dans la vie active de ceux que l’on appelle désormais les « gueules cassées », nourrissent l’immense culpabilité du pays à l’encontre des anciens soldats. La commission d’étude chargée de la Loterie le souligne : « le législateur n’a autorisé cette loterie que parce que son produit devait être affecté aux anciens combattants : c’est uniquement pour ne pas porter atteinte aux droits de ceux-ci, tout en les faisant participer au redressement financier, que le parlement a abandonné le principe posé par l’article 1er de la loi du 21 mai 1836 et, passant outre aux scrupules et objections développés devant lui, a voté l’article 136 de la loi de finances du 31 mai 193323 ».
18Les associations de « gueules cassées » connaissent le fonctionnement des loteries puisqu’elles avaient déjà reçu la permission d’en organiser quelques-unes dans les années 1920, sous le motif de « haute solidarité sociale ». en conséquence, ces associations avaient acquis de l’expérience en matière d’organisation de spectacles ou de tombolas, puis de loteries – dont le principe est particulièrement populaire et rémunérateur – en faveur des blessés de guerre. Ce n’est donc pas un hasard si les associations d’anciens combattants deviennent en 1933 les premiers émetteurs de billets de Loterie nationale.
19L’État devient, grâce à la réglementation ad hoc de 1933 le seul entrepreneur de jeux de loterie. Selon S. Collette, « cette façon de jouer avec le droit (commun) est la manifestation d’une puissance d’État bien visible, étalée devant le public, et par laquelle l’État fabrique ou rappelle sa puissance24 ». Il la rappelle également dans le rapport de force qui peut l’opposer aux autorités locales en matière de jeu : le monopole de la Loterie est fondé sur les principes du hasard et d’obligation d’achat. Si une entreprise commerciale organise un quelconque jeu alliant ces deux principes, elle bascule immédiatement dans l’illégalité (d’où la nécessaire mention « jeu sans obligation d’achat » que l’on retrouve chaque fois qu’un tirage au sort est organisé). À la création de la Loterie nationale, d’autres loteries régionales existent parallèlement : autorisées sous le régime exceptionnel des loteries de bienfaisance, elles sont temporaires, mais n’en font pas moins de l’ombre à « la Nationale ». Le comité de direction n’hésite alors pas à les supprimer à coup de décret-loi pour asseoir le monopole du jeu étatique à l’échelle nationale.
20Si la cause des gueules cassées offre une légitimité morale « par transfert » (ou un « blanchiment moral ») à la Loterie, cela ne détruit pas toutes les craintes à son propos, notamment celles qui voient dans cette réhabilitation un danger immédiat pour les publics faibles, à savoir les enfants et les pauvres. Pour ces derniers, un discours paternaliste émerge alors. il n’est pas sans rappeler le propos de Zelizer sur les associations de charité américaines du xixe siècle qui soupçonnent une incapacité morale des indigents à gérer un budget de façon raisonnable, préférant offrir des dons en nature plutôt que des espèces toujours menacées d’être dilapidées « en boissons ou en jeux de hasard25 ». Une même méfiance existe à propos des gains de la Loterie : le législateur doute que les pauvres soient en capacité de gérer les sommes remportées après le tirage au sort, comme s’en inquiète un avocat en 1937 :
Que d’illusions ne fait-elle [la Loterie nationale] pas tomber ! Tout d’abord pour les perdants et ensuite même pour les gagnants, lorsque des lots importants échoient à des gens non préparés à les recevoir. Qui ne se souvient, en effet, des avatars dont ont été victimes certains gagnants, prouvant une fois de plus que la fortune qui arrive subitement peut entraîner des conséquences qui ne sont pas qu’heureuses26 ?
21Un garde-fou est naturellement trouvé en fixant le prix du ticket à 100 francs (l’équivalent de 67 euros aujourd’hui) pour le rendre inaccessible aux petites bourses. L’union des blessés de la face et d’autres associations organisant les tirages prennent cependant dès les premiers temps l’initiative de racheter à l’État les billets à 100 francs pour les fractionner en « dixièmes », et rendre ainsi le coût du billet beaucoup plus abordable (ainsi 10 billets à 10 francs comportant le même numéro sont vendus). La fixation d’un prix élevé pour sélectionner les populations d’acheteurs n’a donc pas résisté aux objectifs de rentabilité.
22Reconduit chaque année par simple décret, le bien-fondé de la Loterie, d’abord pensée comme expédient temporaire, n’est bientôt plus remis en question, en raison des recettes fiscales27 qu’elle apporte dans le contexte de crise, de guerre mondiale (elle sera maintenue par le régime de Vichy, malgré le conflit28) puis de reconstruction. L’amélioration du rendement de l’outil, recherchée avec insistance par le comité de direction par un jeu sur le nombre de billets vendus et les espérances de gains, lui assure son maintien : son utilité étant prouvée, le jeu s’institutionnalise véritablement à partir de 1949 avec l’inscription de son activité dans un compte spécial du Trésor. L’organisation échoit un temps à un Groupe d’intérêts économiques transformé ensuite en entreprise dont la part de l’État dans le capital passer de 51 % à 72 % à la fin des années 1980, pour devenir la Française des jeux en 1991. Société prospère, elle a contribué en 2009 aux finances publiques à hauteur de 2,57 milliards d’euros – soit 25,7 % des mises des joueurs.
23Qu’il s’agisse du PMU ou de la Française des jeux, rien n’indique donc que les pouvoirs publics aient à partir d’une période donnée décrété la nécessité d’organiser et de contrôler un marché contesté. L’émergence des monopoles est au contraire progressive et ne s’impose que par une suite d’essais / erreurs consistant à éteindre les concurrences privées au nom de la défense de l’ordre public ou de la valorisation de motifs charitables, et – moins explicitement – de la préservation des finances de l’État. L’autorisation des casinos suit également ce mouvement, l’État n’étant jamais parvenu cependant à s’arroger totalement l’organisation du secteur, à condition toutefois que l’offre restât bien confinée dans des espaces dédiés.
Confiner l’offre dans des espaces dédiés : le modèle des casinos
24Les cercles de jeux et casinos réglementés trouvent des expressions juridiques issues du même souci initial des pouvoirs publics de contrôler les « maisons de jeux ». Le signe distinctif d’une maison de jeu est d’être un espace théoriquement fermé au tout-venant. Le législateur a très tôt pensé cette mesure pour limiter une popularisation trop importante de ces pratiques : à défaut de prohiber les maisons de jeux, l’imposition de conditions d’accès contraignantes a ponctuellement permis de contrôler dans des espaces dédiés et de sélectionner la population des joueurs, et ce dès l’ancien régime29.
25Après un début de révolution marquée par des sanctions fortes à l’égard des maisons de jeux, une relative tolérance s’installe grâce à un arrêté de police de 1791 instaurant dans la capitale cinq « académies de jeu de commerce », administrées et surveillées par le Comité de police et un commissaire en charge uniquement des jeux. De nombreuses autorisations sont délivrées sous le Directoire (1795-1799), comme à la Ferme des jeux. Ces maisons sont tolérées car caractérisées par la circonscription, dans un espace géographique fermé, d’activités de jeux de table : c’est à cette condition seulement qu’elles ont, plus tard, échappé aux interdictions portant sur les jeux de hasard. Ainsi, l’article 410 du Code pénal (1806) interdit et prévoit des sanctions pour tenue de maison de jeu, qui est alors définie comme un établissement (une « maison »), admettant librement le public, et où sont proposés des jeux de hasard. La condition de fermeture, officiellement remplie par la Ferme des jeux, les cercles des villes et des cercles annexés aux casinos des villes d’eaux, leur a permis d’être maintenus. En effet, dans le cahier des charges de la Ferme des jeux sont alors disséminées différentes mesures obligeant son gérant à n’autoriser qu’une certaine catégorie de public, excluant notamment les femmes et les mineurs, ainsi que les joueurs dont la famille aurait explicitement réclamé l’exclusion.
Ainsi, se trouvait entretenue la fiction selon laquelle ces établissements n’étaient pas librement ouverts au public. En fait ils l’étaient, mais seulement au profit de certaines catégories de personnes30.
26La mesure prise en 1806 autorise également les casinos dans les villes d’eaux et tend à favoriser les débuts du tourisme balnéaire et thermal réservé à une population aisée. Les demandes d’autorisation administrative pour bâtir ce genre d’édifices sont donc très limitées au xixe siècle. La loi de 1836, qui interdit tous les jeux d’argent et de hasard, vise surtout les tripots qui se sont développés dans la capitale, et non les établissements situés dans les « villes saisonnières ». Ces derniers échappent à la nouvelle législation et continuent à pouvoir, en plus des jeux de commerce (ou « de cercle »), proposer avec une autorisation, des jeux de hasard (baccara et petits chevaux), à condition de maintenir au moins l’apparence d’être fermés au public. Cette condition – non respectée dans les faits – fut rappelée dans une circulaire de 1888 imposant que la communauté des joueurs soit strictement limitée aux membres de la société ayant été dûment parrainés par d’autres membres, une carte devant en attester.
27Les critères d’accessibilité aux cercles et casinos des villes d’eaux et les catégories de jeux de hasard que ceux-ci pouvaient proposer à leurs membres sont deux critères qui se sont assouplis au fil du temps. après quelques rebondissements juridiques – qui ne sont pas sans rappeler les atermoiements ayant précédé le vote de la loi autorisant le pari mutuel en 1891 – un rapport d’un député fait la synthèse, en 1907, des avis des parlementaires sur le sujet, ceux notamment qui sont intéressés fiscalement par les revenus des casinos. Il aboutit à la loi du 15 juin 1907, réglementant le jeu dans les cercles et les casinos des stations balnéaires, thermales et climatériques. La philosophie de la nouvelle loi est finalement très proche du décret de 1806. Conçue comme temporaire, elle propose, en particulier, que les candidats à l’établissement d’un casino obtiennent préalablement des autorisations de jeux du ministère de l’intérieur, après avis conforme de la commune d’implantation, qui bénéficie dans ce cas, d’un prélèvement de 15 % sur le produit brut des jeux. Toutefois, la loi est prudente puisque ces autorisations sont conçues comme « provisoires » et « révocables ».
28Force est de constater que le système a perduré puisque, dans ses grandes lignes, il est encore valable aujourd’hui. Loin d’être mise en cause, l’existence des casinos s’installe ainsi dans les territoires touristiques français à la faveur d’une réglementation de moins en moins pointilleuse sur les aspects « fermeture » et « éloignement » des villes. En 1988, la loi sur l’amélioration de la décentralisation31 permet désormais l’installation des casinos dans les villes de plus de 500 000 habitants et, depuis l’arrêté du 14 mai 2007, la réglementation des casinos n’exige plus de différencier les espaces des jeux de tables, des espaces de machines à sous. Or, jusqu’au 1er mai 2006, un droit d’entrée était demandé pour accéder aux tables de jeu. Désormais, l’accès aux tables, comme aux machines à sous est donc gratuit (hors enjeux évidemment) et a donc favorisé l’accès à une encore plus large clientèle.
29Les casinos sont en 2011 au nombre de 196 sur le territoire français. Concentrés surtout sur les littoraux, ils constituent donc des espaces confinés, mais relativement accessibles. Néanmoins, malgré les demandes répétées de ses dirigeants, les casinos terrestres n’ont jamais obtenu des pouvoirs publics, avant 2010, de pouvoir opérer en ligne, signe d’un attachement encore fort de l’État au principe de territorialité associé aux maisons de jeux.
D’UN MARCHÉ CONTESTÉ À L’AUTRE : LES FACTEURS DU CHANGEMENT
L’expansion du secteur des jeux en France et l’émergence d’un nouveau public faible
30La contestation morale, encore forte au moment des successives dérogations à la loi de 1836, diminue progressivement au xxe siècle pour se transformer dans les années 1980-1990, en quasi-indifférence, avec l’installation désormais quotidienne du jeu dans les pratiques des Français. La part des dépenses des ménages dans les jeux de hasard et d’argent a augmenté de 148 % entre 1960 et 200532. Le Tiercé en 1953, le Loto en 1976, les machines à sous en 1987 puis les jeux de grattage au début des années 1990 et le Rapido en 1999 sont des exemples de succès commerciaux qui marquent l’histoire d’opérateurs dont les jeux sont désormais accessibles au plus grand nombre. En 2009 par exemple, la Française des jeux affirme que 28,2 millions de Français ont joué au moins une fois à l’un de ses jeux33. S’étant massivement développé à partir des années 1980, le secteur n’a alors plus rien à envier à d’autres industries du divertissement : représentant plus de 56 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2006, le PMU, les casinos et la Française des jeux sont des entreprises au développement constant depuis leur création. Par ailleurs, leur contribution aux finances publiques est loin d’être négligeable, avec, en 2006, près de 5,3 milliards d’euros de recettes cumulées au bénéfice du budget de l’État.
31Toutefois, si ces pratiques se sont durablement installées dans le paysage de l’économie française, elles suscitent des inquiétudes renouvelées dans les années 2000 : opium du peuple, impôt déguisé, exploitation des rêves des pauvres34… toutes ces caractérisations péjoratives formulées dans les médias, révèlent une gêne réactualisée, en raison de la contradiction fondamentale qui existe désormais entre les droits exclusifs accordés aux monopoles et aux casinos pour restreindre l’offre, et la réalité des pratiques des opérateurs qui n’ont fait que multiplier leurs produits et leurs lieux de distribution. Les critiques se densifient notamment à propos du jeu de bar Rapido commercialisé par la Française des jeux :
Le Rapido est l’assommoir du xxe siècle. Ce sont des images affligeantes de l’« avenir » et de la « volonté », auxquelles correspond une idée nécrosée de la liberté, que projette nécessairement sur les esprits une pratique d’État d’autant plus honteuse et hypocrite qu’elle rencontre évidemment la « demande » des couches sociales visées, formellement « libres » d’échapper à ce piège35.
32Revers du succès commercial, la mise au jour d’un nouveau public fragile – les joueurs dépendants – vient cristalliser la contestation à l’égard du modèle de marché monopolistique. Hier traitée sous l’angle d’une moralité défaillante36, la question de l’excès par les plus vulnérables se traduit à partir des années 1990 dans un vocabulaire médical et psychologique, marquant la « médicalisation » d’un problème hier considéré comme relevant seulement de la sphère morale37. Le jeu pathologique ou excessif est depuis quelques années un syndrome reconnu par les autorités sanitaires et pris en charge par la communauté médicale – subissant à ce titre, la même évolution que l’alcoolisme après-guerre38, ou la perception du tabagisme comme une dépendance nocive – qui ne date par exemple que de la fin des années 1970, alors qu’il était auparavant valorisé comme une pratique relaxante et anodine39. Converti en problème sanitaire, le jeu excessif est alors investi par certains médecins et psychologues comme une cause à porter auprès des pouvoirs publics40. Ce mouvement de mise à l’agenda public s’accompagne d’une recherche des responsables et mène très rapidement à pointer du doigt les opérateurs de jeux et leurs pratiques commerciales expansionnistes41. D’autant que le PMU et la Française des jeux proposent dès 2002-2003 à leur clientèle une partie de leur offre sur internet, espace d’ores et déjà marqué par une concurrence féroce bien qu’illégale aux yeux du droit français.
L’effet Internet : déconfinement de l’offre et naissance d’entrepreneurs de marché concurrentiel
33L’entrée en scène du jeu en ligne à partir du milieu des années 1990 remet en cause la territorialité des régimes juridiques organisant ce secteur dans chaque pays. La possibilité pour un internaute de parier sur un événement à partir du site Web – illégal mais accessible – qui lui plaît remet en cause les frontières nationales de la régulation des jeux. Ces sites dépendent d’entreprises installées dans des pays variés, souvent des paradis fiscaux permettant d’opérer à moindres frais à destination du monde entier42. Il est vrai que la multiplication des sites de jeux en ligne s’adressant à des joueurs résidant sur des territoires disposant d’une réglementation limitant la concurrence, provoque rapidement des réactions de la part des monopoles, souvent soutenus par les gouvernements nationaux. En effet, les monopoles d’État comme la Française des jeux sont loin de constituer des exceptions en Europe, si bien que les intérêts des sociétés menacées rejoignent souvent celles des États qui en tirent des bénéfices. Face au contournement des règles nationales, des plaintes suivies d’arrestations ont lieu et portent davantage qu’un simple conflit pour abus de position dominante : les procédures judiciaires mettent en cause le bien-fondé du droit national, et partant, l’architecture même du marché qui en dérive. Ainsi, lorsqu’il se penche dans un rapport de 2006 sur les conséquences qu’internet a produit sur l’industrie française des jeux, le sénateur Trucy définit la période antérieure comme le « temps des progrès et des procès43 » et, plus loin, évoque la contestation des modèles de régulation existants (« l’ordre établi menacé44 »).
34À partir de 2002, le développement des sites de jeux menaçant les opérateurs en place, motive en effet différentes plaintes aux États-Unis et en Europe dont les effets se donnent à voir à partir de 2006, année où les arrestations et mises en examen se multiplient de part et d’autre de l’Atlantique. Le recours à la justice s’installe alors comme un répertoire d’action prisé45, à même de critiquer publiquement ou de réaffirmer la légitimité des règles existantes. Il semble paradoxalement que cette mise en lumière ait partiellement servi les illégaux en quête d’un débat public : l’essor du marché des jeux en ligne à ses débuts semble s’être nourri des procédures juridiques tout autant qu’il en a souffert. Les entrepreneurs du Net s’installent progressivement dans l’espace public comme des « entrepreneurs du droit46 » au sens d’entrepreneurs de morale tels que Becker les décrit47. Ils contestent les règles juridiques existantes pour valoriser leur propre vision du marché, en vue de le transformer.
35Parmi les différentes procédures judiciaires – qui occasionnent la mise en examen des dirigeants de Sportingbet aux États-Unis puis de Bwin et d’Unibet en Europe – un cas marqua davantage les esprits en ce qu’il contribua plus directement à la décision d’ouvrir le marché français. Le PMU assigne en référé la société de paris mutuels ZEturf dès son installation à Malte en 2005, en arguant que le site s’adonne à des activités occasionnant un « trouble manifestement illicite », devant faire l’objet de sanctions immédiates. Le site est condamné en première instance. Son dirigeant conteste cette décision au titre que le monopole du PMU contredirait le principe de libre concurrence présent dans le traité de l’union européenne. Le jugement en appel du 4 janvier 2006 ne lui donne cependant pas raison : le PMU voit sa position justifiée pour des raisons d’ordre public, le monopole étant jugé proportionné à la réalisation de ces objectifs. Outre des astreintes financières conséquentes, le site subit une autre sanction qui révèle assez bien comment le débat s’est progressivement déplacé de la sphère judiciaire vers la sphère médiatique :
Considérant qu’il est démontré que ZEturf a multiplié les articles de presse et les déclarations dans les médias pour affirmer que son activité était légale ; qu’il y a donc lieu d’ordonner la publication du dispositif du présent arrêt sur le site internet de ZEturf (site sur lequel Zeturf ne peut plus prendre de paris mais qui peut éventuellement subsister) et dans les éditions de fin de semaine de deux journaux, comme il sera précisé dans le dispositif48.
36Comme pour la presse à scandale qui doit afficher très visiblement sur ses couvertures les condamnations judiciaires qui les affectent, le site de paris doit diffuser l’information que le droit français sanctionne ses activités, en vue de décourager ses visiteurs d’y participer. La société ZEturf, protégée par l’État maltais où elle est installée49, échappe cependant aux sanctions françaises et continue de proposer des paris, ce qui vaut à son dirigeant d’être entendu par la brigade des renseignements généraux et placé en garde à vue au printemps 2007. L’opération se solde par sa mise en examen et son placement sous contrôle judiciaire avec versement d’une caution de 200 000 euros. Mais c’est aussi pour lui l’occasion de faire entendre ses positions et d’affirmer la légalité de ses activités au regard du droit européen. À l’instar d’autres entrepreneurs mis en cause50, ce dirigeant conteste aux monopoles la légalité d’opérer seuls sur le marché et soutient des arguments positifs pour soutenir l’émergence d’une concurrence dans le secteur, comme ici à la suite de sa victoire juridique finale dans l’arrêt de la Cour de cassation de juillet 2007 :
Pourquoi faut-il que l’arrivée de nouveaux entrants soit synonyme de menace et non d’opportunité ? Ne serait-ce là, sous couvert d’un soi-disant patriotisme économique bienveillant, un moyen pour certains de continuer à exploiter des activités lucratives ? […] Ces nouveaux opérateurs […] pourraient être un moteur supplémentaire de dynamisme pour la filière, via leur participation financière au développement de l’ensemble des activités du secteur. Ils seraient alors de véritables partenaires, et bien loin de l’image de pirates que certains ont essayé de leur prêter51.
37Ces stratégies sont couronnées de succès car la Commission européenne finit par prêter attention à ces arguments mettant en cause les États qui protégeraient leurs monopoles. Au nom des principes de liberté d’établissement et de libre prestation de services inscrits dans le Traité européen pour encourager les pays membres à supprimer toutes barrières au commerce intracommunautaire, la Commission met en demeure onze pays, dont la France en octobre 2006. Charge à eux de prouver le bien-fondé de l’organisation de leur marché. Après une phase de défense des monopoles, prenant en particulier la protection des joueurs vulnérables comme pilier de l’argumentation – mais qui ne convainc par l’autorité européenne, l’Élysée décide en 2007 d’ouvrir partiellement le marché national sur Internet.
38L’État français se rangera en particulier à la solution de l’ouverture car, sur le plan de l’efficience fiscale, il fait le calcul (cf. le rapport Durieux de 200852) qu’il peut y gagner : les opérateurs œuvrant illégalement ne payent alors pas de taxes, tout en grignotant des parts de marché aux monopoles installés. Le raisonnement avancé est celui du « pragmatisme » : cette concurrence existe, elle est « impossible à endiguer », autant lui permettre de se développer dans des conditions légales choisies par le régulateur français. La question essentielle devient alors : comment réguler ce que l’on ne peut empêcher d’exister ? D’un simple point de vue comptable, la réussite de la libéralisation doit passer par la mise en place de dispositions fiscales assurant une rente supplémentaire grâce à une augmentation en volume du nombre de transactions via les nouveaux opérateurs, tout en maintenant le niveau de recettes émanant des monopoles. Or, ce pari est osé puisque l’augmentation de l’activité qui doit en découler est peu compatible avec un discours de prévention et de modération des joueurs. C’est pourtant le scénario qui est choisi et défendu en des termes très prudents par le ministère du Budget à partir de 2008 : la nouvelle loi aura pour fondement la lutte contre la dépendance aux jeux grâce à des règles contraignantes et une fiscalité adaptée.
39Le passage d’une forme de marché contesté, structuré autour des détenteurs de droits exclusifs à opérer, à une autre, fondée sur la libre concurrence sur Internet, s’explique donc par une double contestation. Une contestation interne d’abord, portée par des professionnels de santé, qui soulignent que le fonctionnement du marché monopolistique rentre désormais en contradiction avec la nécessité de lutter contre l’addiction. Une contestation externe ensuite avec l’entrée en scène d’entrepreneurs étrangers, promoteurs de la libéralisation, qui s’appuient sur les différentiels juridiques entre droits européen et national, ainsi que sur les bienfaits de la concurrence, pour défendre leur légitimité à opérer dans le secteur des jeux.
VERS UN NOUVEAU MARCHÉ CONTESTÉ
40La définition des règles du marché libéralisé est une étape cruciale pour l’État français qui doit assurer à cette occasion que la libéralisation ne sera pas synonyme d’expansion incontrôlable de l’offre, d’accessibilité facilitée, de troubles à l’ordre public. Divers moyens sont trouvés pour rassurer sur tous ces objectifs, que l’on trouve résumés au début de la loi du 12 mai 2010 :
I. ‒ La politique de l’État en matière de jeux d’argent et de hasard a pour objectif de limiter et d’encadrer l’offre et la consommation des jeux et d’en contrôler l’exploitation afin de :
Prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs ;
Assurer l’intégrité, la fiabilité et la transparence des opérations de jeu ;
Prévenir les activités frauduleuses ou criminelles ainsi que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ;
Veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu afin d’éviter toute déstabilisation économique des filières concernées53.
Protéger les publics faibles
41La protection des joueurs vulnérables – i.e. les dépendants ou ceux présentant une fragilité socio-psychologique – fut centrale au moment de la discussion du projet de loi sur l’ouverture du marché. Comme nous l’avons évoqué, les autorités françaises n’étaient pas parvenues à convaincre la Commission européenne que l’organisation de son marché autour des monopoles et des casinos prévenait efficacement les comportements excessifs. En se fondant sur le rapport du sénateur Trucy de 2001, la Commission affirmait dans son courrier de mise en demeure que « les autorités et les opérateurs titulaires de licences exclusives ne f[aisaient] rien ou si peu pour protéger le consommateur ». Le jeu Rapido était dénoncé comme particulièrement addictif et la protection des mineurs n’était, selon elle, pas assurée au vu de la commercialisation de certains jeux à gratter comme « XIII, la BD culte ». Cette critique de la capacité des monopoles à maintenir « l’ordre social » en prévenant le jeu excessif et le jeu des mineurs a fait l’objet d’une réponse par l’État français qui était structurée autour de l’idée qu’une augmentation des offreurs sur le marché ne pouvait qu’engendrer mécaniquement une multiplication des produits en vente et des occasions de jouer, aggravant les périls qui pesaient sur les populations vulnérables. Mettre en les mains d’un seul opérateur la production d’une gamme de jeux (de loterie, de paris, de table) prévenait ainsi des désordres de l’addiction. Cet argumentaire s’est accompagné d’une véritable politique de modération au sein des monopoles, chargés après 2006, d’intégrer dans leur politique commerciale les risques potentiels que leurs jeux pouvaient susciter au sein de leur clientèle, et ainsi de prouver la crédibilité de la politique de modération affichée par le ministère54. L’expansion limitée de l’offre et des taux de rémunération des joueurs, ainsi que la politique de « jeu responsable » menée à cette époque par les opérateurs historiques, a fortement marqué la manière dont l’ouverture du marché a été pensée ensuite par les autorités françaises.
42La limitation du nombre de types de jeux commercialisables par les acteurs mis en concurrence est un premier pas : seul le poker, les paris sportifs à cote fixe et les paris mutuels hippiques sur Internet peuvent être proposés sur ce nouveau marché, laissant une large frange du marché aux seules mains des opérateurs historiques :
43Le choix de ce périmètre des jeux ouverts est justifié par des raisons de limitation des risques : contraindre l’offre de produits vendus en ligne permettrait de ne pas trop tenter les joueurs, et s’en tenir aux jeux mêlant hasard et expertise est avancé comme une solution de maintien du contrôle, le hasard pur étant conçu comme plus addictogène par certains spécialistes55 :
Certains jeux sont « structurellement » plus addictifs que d’autres en raison de différents facteurs : des facteurs temporels (délai court entre la mise et la révélation du gain, fréquence et durée du jeu), des facteurs financiers (montant des mises, taux de retour aux joueurs), des facteurs physiques (disponibilité et accessibilité des jeux, environnement favorisant la répétition du jeu) et des facteurs liés à l’implication du joueur (expertise, sentiment de maîtriser le hasard). En ce qui concerne les jeux sur internet, l’expertise collective de l’INSERM de mars 2008 renvoie aux travaux de Mark Griffiths qui considère que certaines caractéristiques de ces jeux sont de nature à encourager la dépendance (caractère anonyme du jeu, confort du domicile, possibilité de simuler avant de jouer de l’argent56).
44Côté fiscalité, les pouvoirs publics choisissent la mise – soit le chiffre d’affaires et non la marge des opérateurs – comme assiette de l’impôt pour des raisons également de limitation des risques : asseoir la fiscalité des jeux sur la mise permet de réduire la fréquence de gain des joueurs, qui, perdant plus vite sont moins tentés de « se refaire » et donc de tomber dans la spirale du jeu excessif. Cette mesure fiscale est assortie d’une règle plafonnant les taux de rémunération moyens – les taux de retour au joueur – à 85 % des mises pour, là encore, faire en sorte que la clientèle ne gagne pas trop et pas trop fréquemment57. Par ces instruments fiscaux et réglementaires, les autorités promettent une maîtrise des comportements des clients et donc l’émergence d’un marché où la contestation sera refroidie.
45En dehors des mesures fiscales, la réglementation intègre des mesures propres à modérer plus directement les pratiques des joueurs58. Sur recommandation des professionnels de santé, les pouvoirs publics ont demandé aux opérateurs de mettre en place sur leurs plateformes des procédés techniques invitant les joueurs à accroître, d’une part leur réflexivité, en indiquant des compteurs sur le temps de jeux, le montant total des mises ainsi que des messages d’alerte, d’autre part des contraintes financières (plafonds de mises…) propres à prévenir tout comportement excessif59 et enfin, des informations pour trouver de l’aide en cas de besoin (numéro vert d’assistance aux joueurs en difficulté).
Nouveaux bénéfices sociaux et moralisation des compétitions sportives
46La possibilité d’ouvrir le marché permet à des acteurs nouveaux de se positionner pour tirer profit de la réglementation en gestation. Le monde du sport s’est particulièrement mobilisé pour que figure dans la loi un « droit aux paris » permettant aux fédérations et clubs d’obtenir, en tant qu’organisateur des événements sportifs supports des paris, un pourcentage des mises jouées. Ce faisant, ils se constituent en population cible « positive » de la politique à venir. Et si l’ouverture du marché sert la cause d’un sport propre et prospère, elle accède à un certain niveau de légitimité.
47L’autorisation d’offrir des paris sur les événements sportifs avait été jusqu’alors accordée à la Française des jeux en 1985 (Loto sportif) puis en 2002 (Cote& Match) selon des conditions négociées avec les organisations sportives pour profiter de leurs événements. Contre la contribution financière au Fonds national pour le développement du sport (FNDS), l’opérateur utilisait à titre gracieux le calendrier des compétitions et toute autre information publique nécessaire à la commercialisation de l’offre de paris, ce qui ne profitait qu’au sport amateur et laissait le monde du football professionnel, les clubs en particulier, structurellement insatisfaits. Par ailleurs, la Française des jeux contractait des partenariats de sponsoring avec les organisations sportives pour éventuellement utiliser leurs sigles ou des marques déposées (telles que Roland-Garros). Les sites de bookmakers étrangers pouvaient difficilement mettre en œuvre de tels partenariats, compte tenu de l’illégalité de leurs activités en France. Certains clubs de football, approchés régulièrement par des sites de paris en ligne souhaitaient pouvoir profiter de cette potentielle manne, en réalisant de la publicité pour ces opérateurs (par l’intermédiaire des maillots de football portés pendant les matchs ou l’affichage de bannières publicitaires sur les sites des clubs), contre l’utilisation des noms de ces clubs comme supports aux paris. La Fédération française de football et la Ligue de football professionnel ayant délégation de service public pour organiser les compétitions, il était difficile d’encourager ouvertement ces pratiques, même si leurs missions ne leur permettaient pas d’interdire les contrats de sponsoring.
48Certains clubs français n’ont donc pas attendu la libéralisation du marché et profitèrent de l’incapacité à agir de leurs autorités en contractant des accords avec des sites de paris comme ce fut le cas pour les Girondins de Bordeaux, l’AS Saint-Étienne puis pour l’AJ Auxerre et l’as Monaco avec le site Bwin à partir de 2005-2006 ou du club de Toulouse avec 888.com et de Nantes avec Gamebookers.com. La Française des jeux, considérant que ces contrats de sponsoring allaient à l’encontre de la loi, a multiplié les courriers à destination de la Ligue de football, des clubs, du ministère de la Jeunesse et des sports pour les dénoncer et nourrir sa plainte. Elle obtint partiellement d’abord gain de cause en septembre 2006 quand les dirigeants de Bwin ont été mis en examen (pour publicité illégale mais aussi pour atteinte à son monopole).
49Du côté du tennis, les plaintes déposées par la Fédération française de tennis (FFT) aboutirent plus facilement en raison de sa place centrale dans l’écosystème des compétitions60 mais aussi de la volonté, à partir de 2007, de son directeur général, Jean-François Vilotte, de lutter contre les sites illégaux. Quand il parvient à la tête de la FFT, ce dernier vient de passer cinq années au ministère des Sports en tant que chef de cabinet du ministre Jean-François Lamour, dont les vues sur la publicité des sites de paris en ligne étaient ouvertement hostiles. Ce poste l’avait donc déjà sensibilisé au dossier des jeux en ligne dont il évalue plus concrètement la réalité au cours de son mandat à la FFT :
Quand je suis parti deux années à la direction générale de Roland-Garros, ce qui m’a intéressé d’abord c’était de quantifier le phénomène, on en parlait beaucoup… ce qui m’intéressait c’était de voir, à l’aune d’un événement sportif, quel était la réalité des paris qui étaient enregistrés sur cet événement et quel était la nature du problème que ce volume de paris pouvait éventuellement susciter en termes de risques à l’atteinte de l’éthique ou de la sincérité des compétitions. Et puis quelle était la nature des droits des différents acteurs de ce marché61.
50Amenée par ces porteurs de cause, la mobilisation du monde du sport s’intensifie courant 2008 : la rédaction d’un premier jet du projet de loi à Bercy intègre très tôt la question du rôle à jouer par les fédérations sportives face à la libéralisation des paris à cote. L’article de la loi du 12 mai 2010 consacré au « droit au pari » prévoit en effet que les bookmakers autorisés reversent une partie de leurs bénéfices aux fédérations sportives chargées d’organiser les événements. Cette disposition à laquelle les opérateurs candidats étaient particulièrement hostiles fut cependant défendue par un monde du sport déterminé et de mieux en mieux représenté à mesure que l’ouverture du marché se précisait. Ainsi, en 2008, lors d’un colloque national dédié à la libéralisation du marché, la présence à la tribune du président de la Fédération française de rugby et du président de la Ligue de football professionnel pouvait paraitre relativement inattendue. À leurs côtés, Jean-François Lamour, député et ancien ministre des sports, ainsi que Jean-François Vilotte s’expriment également pour valoriser un modèle régulé du marché des paris libéralisé. Ce ne fut donc pas un hasard de retrouver Jean-François Lamour, rapporteur du projet de loi à l’assemblée nationale quelques mois plus tard et Jean-François Vilotte désigné pour présider la mission préfiguration de la future autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL). Au final, le mouvement sportif sera également représenté parmi les membres du collège de l’ARJEL. Techniquement, le reversement d’une partie des bénéfices des paris aux organisateurs est décidé au niveau de chaque fédération ou ligue : le prélèvement correspond à 1 à 2 % des mises.
51Cette mobilisation a permis au monde du sport professionnel de justifier qu’une partie de la manne financière dégagée par la libéralisation leur revienne, alors que, de son côté, le sport amateur ainsi que la filière équine, ont aussi profité de modalités fiscales prévues par la loi pour s’arroger des revenus plus substantiels qu’avant, grâce à la mise en concurrence des activités en ligne.
52Cette période de préouverture est également un moment d’anticipation des règles capables d’empêcher, comme le mentionne J.-F. Villotte dans l’entretien, « l’atteinte à l’éthique ou à la sincérité des compétitions ». En effet, qui dit paris sur des événements sportifs dit possibilité de trucage, surtout si aucune règle ne vient encadrer les modalités de prise d’enjeux. L’horizon de l’ouverture du marché laisse entrevoir une multiplication des opérateurs et des événements supports des paris, avec les dangers attenants pour l’ordre public. Les fédérations sportives ayant des prérogatives de puissance publique doivent prévenir les risques, d’où – comme sur le dopage – une attention croissante aux paris truqués à partir de 2005-2006. Des exemples défrayent régulièrement la chronique62, comme l’affaire des paris suspects sur la défaite du joueur de tennis Davydenko en août 200763, mais dans le contexte de libéralisation, la question de la corruption possible des athlètes se fait plus brûlante, l’expansion du marché des paris pouvant potentiellement accroître les opportunités de fraudes :
La concurrence ce n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux pour ces choses-là. On le voit bien nous [la Française des jeux], quand on augmente notre offre et bien on prend de plus en plus de risques parce qu’on va chercher des événements qui sont pas toujours des événements dont on est certains ou quasi certains qu’il n’y a pas de corruption possible64.
53Des problèmes de conflits d’intérêts de plus grande ampleur sont aussi soulevés, par exemple quand un opérateur de paris devient aussi sponsor d’une équipe. La libéralisation du marché a donc nécessité de mettre en place des dispositifs de contrôle visant la prévention des risques.
54Un premier principe adopté dans la loi vise à contrôler la probité des paris sur des événements confidentiels, par définition plus faciles à truquer. La limitation des paris sur les événements douteux ou facilement influençables structure ainsi certains décrets d’application de la loi du 12 mai 2010, qui donnent une grande latitude à l’ARJEL pour définir quel genre d’événement sportif peut faire l’objet ou non d’une prise de paris. Par ailleurs, un arsenal de mesures luttant contre la fraude et le blanchiment a été intégré dans le droit pour sélectionner les opérateurs agréés, encadrer le fonctionnement de la prise de paris et assurer le bon déroulement des compétitions.
Réinstaurer une frontière étanche entre offres légale et illégale
55L’ouverture du marché s’accompagne, outre d’une volonté de limiter techniquement le jeu excessif, de l’espoir d’un contrôle fiable des opérateurs agréés et de la suppression de toute offre frauduleuse, i.e. les sites aux pratiques douteuses (blanchiment d’argent, sociétés disparaissant du jour au lendemain, etc.) La libéralisation du secteur apparaît donc comme l’occasion de « nettoyer » les écrans français en supprimant les sites indésirables, soit ceux qui ne seront pas capables de respecter les exigences de la nouvelle loi. On assiste alors à une tentative de reconfinement juridique et technique de l’offre acceptable.
56L’un des principes avancés par les tenants du passage au marché libéralisé est celui du KYC pour « Know Your Customer65 » : dans le réseau physique, il est en effet impossible d’identifier les joueurs, les tickets de jeu étant non nominatifs alors que sur le Web, les internautes sont nécessairement identifiés par leur compte joueur et doivent entrer un login et un mot de passe pour y accéder. Néanmoins, si les opérateurs sur internet valorisent l’identification des joueurs comme un moyen d’assurer la transparence et l’intégrité des transactions, ils restent cependant impuissants pour savoir avec certitude qui est derrière l’écran d’ordinateur, ce qui pose notamment un problème en matière de protection des mineurs. Face à l’obligation d’interdire le jeu aux moins de 18 ans, beaucoup d’opérateurs ont mis en place des moyens de vérification de l’âge des internautes66 mais estiment qu’ils ne peuvent pas, in fine, se substituer à la vigilance des parents.
57Lors d’un colloque organisé par le sénateur Trucy en octobre 2007, certaines personnalités politiques ont défendu les monopoles en présentant le jeu sur internet comme une industrie hors de contrôle, car dématérialisée. Outre le problème d’identification des internautes, était mise en cause l’aptitude éventuelle des autorités françaises (la cellule Tracfin67) à lutter contre les circuits financiers clandestins, en particulier dans le secteur des jeux. L’un des députés invités à la tribune défend alors ce point de vue sous les sifflets d’opérateurs en ligne et de représentants de casinos invités (Patrick Partouche en particulier) – ces derniers souhaitant une ouverture du marché rapide :
Jacques Myard : « Sur le plan politique, vous ne pouvez affirmer, Monsieur Partouche, que les paris en ligne sont maîtrisables. C’est archifaux ! Cela fait dix ans que les services secrets s’efforcent de localiser un certain nombre de sites dans le monde et n’y parviennent pas ! Nul n’est aujourd’hui en mesure d’affirmer qu’il est en mesure de contrôler, sur le plan économique, les paris en ligne. Cela pose un problème majeur d’évasion […] » Patrick Partouche : « Je suis extrêmement surpris d’entendre qu’on ne peut pas légaliser, au motif que les transactions financières sont abritées dans des pays offshore. Ne nous méprenons pas. Le principe d’une légalisation consiste à définir un arsenal répressif afin que ce ne soit plus une mécanique obscure qui soit à l’œuvre. Tant qu’on fera passer les conséquences d’une absence de légalisation pour ses causes, je ne serai pas d’accord68 ! »
58Trois ans plus tard, le gouvernement a donné raison à M. Partouche en affirmant que seule une libéralisation exigeant des opérateurs le respect de conditions strictes pourra assurer la moralisation du jeu en ligne. Des dispositions précises de la loi et un cahier des charges à destination des candidats à l’agrément ont été rédigés dans cette optique, par la mission de préfiguration de ce qui deviendra l’ARJEL.
59Cette réglementation qui s’ajoute à la loi proprement dite est l’objet de nombreuses spéculations et inquiétudes des opérateurs candidats car c’est à l’intérieur de ce texte que se trouveront les véritables détails sur les contraintes techniques et administratives à remplir pour obtenir le sésame. Nous l’avons particulièrement observé pendant les réunions des groupes de travail de la « Commission jeux en ligne » créée par le comité de lobbying du GESTE à partir du printemps 2009 : les aspects techniques du cahier des charges sont particulièrement attendus car ce sont eux qui vraisemblablement demanderont les investissements les plus lourds et les plus coûteux en termes de matériel et d’adaptation des process. Du côté de l’ARJEL, l’élaboration des exigences techniques est un dossier particulièrement délicat à assumer puisqu’en dépend la crédibilité de sa capacité à contrôler les opérateurs légaux – et donc à instaurer une frontière imperméable entre marché légal et illégal. C’est pourquoi le premier « draft des exigences techniques » n’est diffusé que début mars 2010. L’archivage des données dans un coffre-fort numérique, le « frontal » – qui devra être présent sur le territoire français – est pensé comme une interface technique intermédiaire entre la plateforme de l’opérateur et l’ordinateur du joueur, que les services techniques de l’ARJEL peuvent à tout moment consulter pour vérifier la conformité des actions des opérateurs agréés avec les conditions du cahier des charges imposées.
60La crédibilité de l’ARJEL repose donc au départ sur sa capacité à veiller sur les nouvelles frontières du marché : agréer seulement les acteurs respectant scrupuleusement les règles imposées par le cahier des charges et empêcher les opérateurs sans licence d’opérer sur le marché français grâce à des mesures de rétorsion efficaces69 et une attitude affirmée de dissuasion des fraudeurs potentiels. Les dispositifs techniques et les moyens humains d’enquête (douanes et gendarmerie) ont permis d’offrir une réduction importante du nombre de sites illégaux en France sans que l’assèchement ne semble total. Les estimations sont variables : sur les paris hippiques et sportifs, les sites illégaux représenteraient entre 10 et 15 % du volume total de mises. Toutefois, les jeux non ouverts à la concurrence en ligne (jeux de casinos hors poker, jeux de grattage, etc.) sont plus difficiles à repérer, mais feraient grimper cette estimation à 30 % de la consommation totale de jeux d’argent sur internet70.
CONCLUSION
61En revenant sur l’émergence du marché des jeux et ses transformations récentes, nous avons décrit les dispositifs qui ont permis à la marchandise contestée de pouvoir être mise en marché en faisant advenir deux formes de marchés contestés successives. pour justifier l’existence puis l’extension du marché s’observe chaque fois un processus de légitimation morale par transfert qui permet aux profits du jeu de se voir affectés à des populations cibles « positives » (la filière cheval, les gueules cassées, le tourisme, le mouvement sportif). Les règles du marché actualisent ensuite concrètement ce discours : la limitation du nombre d’offreurs (droits exclusifs ou opérateurs agréés), le confinement en des espaces dédiés, le contrôle étatique ou d’une autorité indépendante permettent ainsi d’assurer un fonctionnement satisfaisant du marché, c’est-à-dire capable de refroidir la contestation.
62L’expansion des monopoles associée à l’arrivée d’internet dans le secteur a mis en cause l’organisation du premier marché contesté, invitant à repenser sa forme : les produits se sont en effet démultipliés, les espaces de vente se sont dématérialisés et les professionnels de santé, la Commission européenne et les entrepreneurs de marché ont remis en cause la capacité de l’organisation monopolistique à protéger les plus faibles – à savoir, désormais, les joueurs dépendants. Face à cette critique, un nouveau régime de marché contesté a donc vu le jour, repensant le confinement de l’offre et la protection des publics vulnérables tout en valorisant de nouveaux publics cibles (le mouvement sportif) et les acteurs responsables de la surveillance du secteur. Si ces différents dispositifs ont permis la prolifération des acteurs de l’offre et assuré l’émergence d’un marché plus concurrentiel – satisfaisant ainsi les tenants d’un marché libéralisé – nul doute qu’une harmonisation européenne relancera le débat des règles à édicter pour qu’advienne un nouveau marché contesté alliant efficacité économique et protection des publics fragiles.
Notes de bas de page
1 Belmas, 2006.
2 Mangel, 2009, p. 76-80. À cet égard, les Évangiles et les représentations picturales évoquant la crucifixion mettent souvent en scène les bourreaux de Jésus, jouant au pied de la Croix, sa tunique aux dés (cf. par exemple La Crucifixion d’Andrea Mantegna [1457], musée du Louvre).
3 Simmel, 1999 [1900], Blic (de) et Lazarus, 2007.
4 Loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux.
5 Loi du 15 juin 1907 relative aux casinos.
6 Loi du 5 mai 1987 modifiant certaines dispositions relatives aux casinos autorisés.
7 Loi 2010-416 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, publiée au Journal officiel du 13 mai 2010.
8 Ce chapitre est tiré d’une thèse de doctorat fondée sur un matériau essentiellement qualitatif (observations et entretiens), cf. Trespeuch, 2011.
9 Darracq, 2008.
10 Elster, 2007.
11 Darracq, 2008, p. 86.
12 Nées respectivement en 1833, 1863 et 1864, trois sociétés privées (les « sociétés mères ») composées essentiellement d’aristocrates, vont se charger de promouvoir des races de chevaux de courses spécialistes de disciplines toujours en vigueur aujourd’hui : le pur-sang et demi-sang pour les courses de galop et d’obstacles, le trotteur français pour les courses de trot monté ou attelé.
13 Gabolde, 1937, p. 231.
14 Gabolde, 1937 ; Trespeuch, 2011.
15 Les quatre premiers dimanches qui suivirent l’application de la circulaire engendrèrent un déficit de 120 000 francs pour la Société d’encouragement par rapport à l’année précédente.
16 Gabolde, 1937, p. 249.
17 Gabolde, 1937, p. 269.
18 Il a cependant diversifié son offre à l’occasion de la loi d’ouverture du 12 mai 2010, proposant désormais sur Internet des paris sportifs à côte et du poker.
19 Pereira, 2003.
20 Darracq, 2008, p. 136.
21 Rétablissement dans le sens où le principe de la loterie est ancien et mobilisé régulièrement par les régimes depuis le règne de François Ier pour remplir les caisses de l’État, cf. Belmas, 2006.
22 Collette, 1999.
23 Première séance de la commission d’étude chargée de la Loterie, 1933, cité par Collette, 1999, p. 125.
24 Collette, 1999, p. 142.
25 Zelizer, 2005, p. 209.
26 Collette, 1999, p. 95.
27 Bien que la cause des « gueules cassées » ait légitimé sa création en 1933, il faut remarquer que les recettes drainées par cet outil ne seront que rarement affectées, nourrissant directement le budget général de l’État. Cet aspect sera d’ailleurs vivement critiqué au moment des débats législatifs de 2009-2010 par les opposants au projet de loi.
28 Les tirages ne seront suspendus que trois mois en 1940 et le reste du temps les recettes seront affectées à un Fonds de secours national.
29 Grussi, 1985 ; Freundlich, 1995.
30 Darracq, 2008, p. 74.
31 Loi no 88-13 du 6 janvier 1988.
32 Trucy, 2006 ; Besson 2005.
33 Rapport annuel de la Française des Jeux, 2009.
34 « Les drogués du Rapido », Sud-Ouest, 28 mai 2005 ; « Le RMI dope les paris », Le Parisien, 7 février 2007 ; « Enghien. Des “machines à sous du pauvre” au casino », Le Parisien, 26 juin 2008, etc.
35 Bernard Stiegler, « Rapido, assommoir contemporain », Le Monde diplomatique, août 2000.
36 Belmas, 2006.
37 Conrad et Schneider, 1992.
38 Freidson, 1984 [1970].
39 Godeau, 2009 ; Frau, dans cet ouvrage.
40 Mangel, 2009.
41 Trespeuch, 2011.
42 Trespeuch, 2013.
43 Trucy, 2006, p 184.
44 Trucy, 2006, p. 214.
45 Courty, 2006, p. 189-192.
46 Beuscart, 2006, p. 278-314.
47 Becker, 1985 [1963], p. 171-189.
48 Extrait de la décision de la 14e chambre de la cour d’appel de paris (affaire société ZEturf ltd, Sa ZEturf c / GIE pari mutuel urbain (PMU), 4 janvier 2006). C’est nous qui soulignons.
49 Malte était théoriquement obligé de faire exécuter la décision française (en raison du principe de l’exequatur, c’est-à-dire la procédure visant à donner dans un État force exécutoire à un jugement rendu à l'étranger) ce qu’il fit dans un premier temps avant que la société ZEturf fasse entendre en appel des arguments permettant d’échapper à l’exequatur automatique.
50 Petter Nylander, dirigeant d’Unibet déclare par exemple en 2007 : « Les gouvernements protègent leurs monopoles sur les jeux de hasard. Ils ne veulent pas en perdre les bénéfices et c’est pourquoi ils ferment le marché […]. Nous nous sommes fixés comme objectif d’abolir ces monopoles d’État. », in De Volkskrant, repris par l’AFP le 24 octobre 2007. Voir aussi l’argumentaire des dirigeants de Bwin, au moment de leur propre arrestation : « pari en ligne, ils déclarent la guerre au monopole », Paris Match, 28 septembre 2006.
51 Voir le « point de vue d’E. de Rohan-Chabot » développé dans « La France des paris hippiques doit s’ouvrir », La Tribune, 10 juillet 2007.
52 Durieux [dir.], « Rapport de la mission sur l’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard », 2008.
53 Article 3 de la loi no 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne.
54 Mangel et Trespeuch, 2009 ; Trespeuch, à paraître.
55 La définition du périmètre fait cependant débat puisque pour des associations d’aide aux joueurs telles que SOS Joueurs, le poker en ligne constitue une activité particulièrement à risque ; cf. « Addiction, la folie du poker fait déjà des ravages », Le Parisien, 26 janvier 2008 ; « L’avis des experts : « un risque supplémentaire », Presse Océan, 8 octobre 2009.
56 Durieux [dir.], « rapport de la mission sur l’ouverture du marché des jeux d’argent et de hasard », 2008, p. 4.
57 Steiner et Trespeuch, 2013.
58 Sur ce volet, voir les développements dans Steiner et Trespeuch, 2013 et plus particulièrement dans Trespeuch, à paraître.
59 Voir par exemple les modalités imposées dans le décret 2010-518 du 19 mai 2010.
60 Parce que la FFT gère la marque « Roland-Garros » qui est protégée par le code de la propriété intellectuelle ainsi que les recettes de billetterie, les contrats de sponsoring, de retransmission télévisée, etc. Cette mainmise contrarie l’émiettement des intérêts entre différents acteurs et a favorisé l’entière mobilisation de cette fédération au moment de l’arrivée des paris en ligne.
61 Entretien avec Jean-François Vilotte, juin 2009.
62 Pour un tour d’horizon des différentes affaires sur ce thème, cf. « sport et paris truqués, une longue histoire incestueuse », Le Monde, 27 septembre 2012, http://www.lemonde.fr / sport / article / 2012 / 09 / 27 / sport-et-paris-truques-une-longue-histoire-d-inceste_1766647_3242.html
63 Lors de l’open de Sopot en Pologne le joueur de tennis, pourtant favori de par son classement contre l’Argentin Martin Vassallo Arguello, seulement 107e mondial, abandonne au 3e set (6-2, 3-6, 1-2). Betfair, site de paris en ligne, est parallèlement alerté par des mises d’un montant inhabituel (dix fois plus que d’ordinaire) sur la victoire de l’Argentin et préfère suspendre la prise de paris. Un an plus tard, le tennisman sera blanchi malgré les soupçons qui pesaient sur les raisons de son abandon.
64 Entretien avec un inspecteur des douanes détaché à la Française des jeux, avril 2009.
65 Ce principe devant être appliqué par les banques ou autres organismes financiers est destiné à éviter le blanchiment d’argent en recueillant des informations permettant l’identification de la clientèle.
66 Le procédé comprend souvent plusieurs étapes : d’abord le joueur ouvre un compte provisoire sur lequel il peut effectuer un dépôt, mais pas retirer ses gains éventuels. Il ne peut le faire qu’une fois avoir prouvé son identité et son âge. Pour cela l’opérateur demande une copie de pièces d’identité. Une fois les documents vérifiés il envoie un code d’activation du compte par courrier postal. Si un enfant avait emprunté les documents de ses parents, il ne pourrait pas nécessairement avoir accès au code d’activation puisque l’enveloppe est neutre et ne permet pas de savoir qu’elle émane d’un opérateur de jeux.
67 La cellule TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) a été créée en 1990. Ce service administratif, relevant du ministère de l’Économie, des Finances et de l’industrie, constitue à la fois une centrale de renseignements financiers et une unité spécialisée de lutte contre le blanchiment.
68 Actes du colloque « pour une adaptation du modèle français des jeux de hasard et d’argent », 17 octobre 2007.
69 Nous ne détaillons pas ici, mais l’ARJEL s’est munie d’une « commission des sanctions » (article 41) en charge de la surveillance et du contrôle des opérateurs et des opérations de jeux, pouvant mener à des procédures judiciaires et à une gradation de sanctions sous la forme d’astreintes ou d’exclusion en cas de contournement des règles inscrites dans la réglementation (articles 43 et 44). Pour l’ensemble de ces dispositions, voir le chapitre X de la loi no 2010-476 du 12 mai 2010.
70 Trucy, 2011.
Auteur
Socio-économiste au département de sciences sociales d’Orange Labs (SENSE) et chercheuse associée à l’IDHES-Cachan. Après un doctorat consacré à la libéralisation du marché des jeux d’argent en ligne (2011), elle s’intéresse aujourd’hui à la sociologie des marchés et des innovations, notamment les enjeux moraux qui les traversent. Elle a publié dans la Revue française de socio-économie en 2011 et dans Réseaux en 2013 et, avec Ph. Steiner, dans la Revue française de sociologie en 2013.
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