Conclusion
p. 189-194
Texte intégral
Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur ellemême ; la misère est une forteresse sans pont-levis.
Albert Camus (1913-1960),
Le Premier Homme
1Été 2013, entre Pau et Bayonne, l’heure de dîner nous fait quitter l’autoroute pour la nationale. Heureux hasard, le premier restaurant ouvert est à Denguin, il se nomme La Denguinière. Bourdieu est né et a vécu quelques années dans cette commune du Béarn, dans une maison au bord de la nationale avant que la famille ne s’installe à Lasseube, à quelques kilomètres. Un rapide parcours dans le bourg et on peut lire, sur le fronton du groupe scolaire de Denguin, le nom de l’enfant le plus célèbre du pays, avec sa photo et son curriculum complet. Serais-je venu là pour me persuader d’aller au bout de ce livre qu’il m’a été difficile d’entreprendre ?
2Bien qu’il ait tant critiqué l’école républicaine, son nom a été donné à une école publique. Il est vrai qu’il était dans son pays comme un prophète. Pour ses amis béarnais, nombreux, l’homme était affable, simple dans ses relations, les rencontrant fréquemment, paraît-il, au café du village pendant sa retraite, si on peut dire qu’elle ait existé vraiment car il a travaillé jusqu’au bout, jusqu’à sa mort. J’ai connu cette amabilité, cette simplicité de contact qui tranchait avec une certaine dureté dans les rapports professionnels de celui qui était un travailleur infatigable et particulièrement exigeant.
3Jean-Claude Passeron a pris ses distances en 1972 et s’en est expliqué à plusieurs reprises. En 2002, pour rendre un hommage à son ami, il publie un long texte qui est à la fois un portrait bien senti et une amicale discussion intellectuelle mêlée de franches critiques. Celui qui le connaissait sans doute le mieux écrit en effet :
Ceux qui ont un peu connu Bourdieu savent qu’il pouvait souffrir comme un écorché vif, et jusqu’à l’insomnie, des misères du monde, de l’arrogance et de l’hypocrisie de dominations sociales et de leurs voiles symboliques, comme aussi de la moindre réserve à l’égard de l’interprétation qu’en proposait sa sociologie ; et tout autant, je l’ai observé, des découragements ou des souffrances personnelles de ses propres disciples auxquelles il compatissait sincèrement même quand il lui arrivait d’être au principe de celles-ci par ses exigences éthiques, sans cesse accrues, d’un labeur dépourvu de rétribution dans l’apport sacrificiel de chacun au travail collectif1.
4Douze anns de compagonnage de recherche se sont interrompus entre Bourdieu et Passeron après La Reproduction. Beaucoup d’autres et parmi les plus proches ont tracé leur propre chemin en signifiant leur rupture avec le maître. Depuis sa disparition, l’héritage de Bourdieu semble s’être progressivement délité. À la mort du « père », les « fils » se déchirent comme disait Freud parlant de la horde primitive. La collection « Raisons d’agir » a connu une scission, Gérard Mauger et Frédéric Lebaron décidant de fonder la collection « Savoir/Agir » aux éditions du Croquant. L’influence de Bourdieu a été considérable sur la discipline, particulièrement à l’étranger, mais il n’y a pas d’école bourdieusienne. Bourdieu n’a pas vraiment choisi de successeur et, d’ailleurs, il n’en a peut-être pas. Les « héritiers » possibles se sont un peu dérobés afin de tracer leur propre chemin.
5Bourdieu a eu cependant, et a encore, en raison de son positionnement critique à l’écart d’une pensée dite unique, un immense prestige auprès d’intellectuels, d’étudiants, de militants politiques et syndicaux. N’ayant apparemment jamais ménagé les gouvernements de gauche comme de droite, il s’est forgé une image d’opposant radical au pouvoir, d’un intellectuel solidaire des ouvriers et, dans les années 1990, il semblait vouloir occuper la place de Sartre. Il apparaissait comme un recours face à l’abandon, par la gauche au pouvoir, du mandat qui lui avait été donné par l’électorat populaire en 1981. Mais il me semble qu’aujourd’hui, au moment où les conflits de classes s’exacerbent, on peut constater l’échec de cette pensée à rendre compte des contradictions sociales à l’œuvre depuis des dizaines d’années, parce que, tout en se voulant critique des rapports sociaux existants, cette pensée est restée coupée de l’action organisée de la classe ouvrière. Lui, qui a tant critiqué les philosophes, apparaît en fait comme le philosophe tentant de parler au peuple, croyant à la puissance de sa pensée pour changer un monde dans lequel des individus seraient dominés parce qu’ils méconnaissent les causes de la domination sociale qu’ils subissent. Exerçant un fort pouvoir sur la discipline dont il voulait qu’elle devienne peut-être la principale, il pensait que, par sa diffusion, elle les aiderait à surmonter cette méconnaissance. Illusion idéaliste chez un philosophe particulièrement intelligent et cultivé, grand lecteur d’une quantité incroyable d’auteurs, philosophes, sociologues, épistémologues, romanciers, etc., mais qui a occulté dans ses livres, malgré la connaissance approfondie qu’il en avait, la référence à l’activité pratique de Marx qui, lui, a travaillé toute sa vie à l’organisation de la classe ouvrière pour son émancipation. Bourdieu s’est tourné vers Max Weber et surtout Blaise Pascal, voies sans issue pour cet objectif.
6Plus il publiait, plus il accentuait ce qui était au centre de La Reproduction, la permanence des rapports de classes à laquelle l’école apporterait toute sa contribution. Loin de jouer un rôle « compensatoire » ou réparateur des inégalités sociales, elle n’aurait pour rôle, au contraire, que de renforcer les inégalités sociales de départ, de leur donner une justification pédagogique, de dissimuler les mécanismes cachés de la reproduction sociale. Pour Bourdieu, l’école ajoute sa force à la perpétuation de cette hiérarchisation sociale figeant les appartenances de classe et, à y bien regarder, surtout l’école républicaine, car n’est-elle pas, pour lui, l’hypocrisie suprême, s’affichant comme égalitaire pour mieux masquer sa fonction de contribution à la reproduction des différences sociales ? Il apparaît alors que la critique de l’universalisme des Lumières et du jacobinisme est cohérente avec ce pessimisme tragique pascalien qui, d’une sollicitude maintes fois affirmée pour ceux qu’il appelle les « démunis » ou les « dominés », le conduit à l’impasse et à une incompréhension dont il s’est constamment estimé être victime. Cet aboutissement est très paradoxal de la part d’un des universitaires les plus brillants de sa génération et qui, en raison de ses origines modestes, devait presque tout à cette école de la République avec laquelle il dit, dans son Esquisse pour une auto-analyse, avoir toujours entretenu
un rapport ambivalent, contradictoire, fait de rébellion et de soumission, de rupture et d’attente… Je dois confesser que beaucoup de mes choix ont été déterminés, dès l’École normale, par une forme d’aristocratisme, moins arrogant que désespéré, parce que fondé sur la honte rétrospective d’avoir été pris au jeu du concours, jointe à la réaction contre le « bon-élèvisme » auquel j’avais dû sacrifier un moment, et sur cette forme de haine de soi qu’était pour moi l’horreur de l’arrivisme petit-bourgeois de certains de mes condisciples, parfois devenus depuis, des membres éminents de la hiérarchie universitaire et des incarnations accomplies de l’homo academicus2.
7Curieux texte de la part d’un professeur au Collège de France, donc « devenu un membre éminent de la hiérarchie universitaire », qui avoue, en plus, avoir refusé de se soumettre « au rite impensable de la soutenance de thèse ». Bourdieu n’a cessé de s’indigner mais dans le comportement des « dominés », il voyait essentiellement de la soumission, refusant, de fait, de prendre en compte ce qui en temps ordinaire les y contraint et du même coup leur capacité à briser des situations de consensus entre les classes que les gouvernements et les appareils politiques et syndicaux prétendant les représenter tentent souvent de maintenir. L’histoire était pourtant là pour démontrer le contraire, en 1968, avant et après.
8La sociologie académique dominante a engendré une représentation de la société qui ne pourrait plus être analysée en termes de classes sociales antagonistes. D’autres divisions sociales seraient plus pertinentes puisqu’il n’y aurait plus véritablement, selon ces conceptions, de classe ouvrière. Les divisions sociales d’aujourd’hui transcendent les classes : les rapports sociaux de sexe ou de genre, les rapports interethniques, les rapports de génération, etc. l’emportent dans l’interprétation des faits sociaux actuels. Pour certains, la République des citoyens égaux en droits appartiendrait à une époque révolue, il n’y aurait plus de sociétés, elles céderaient la place à une mosaïque de communautés, au multiculturalisme, conformément à des analyses sociologiques qui sont tributaires des discours institutionnels, de forces sociales anti-républicaines, en résonance avec des politiques d’État, de l’Union européenne et des puissances financières. Ils jettent donc, dans la poubelle de l’histoire, ce que les institutions républicaines incorporent comme cristallisation de conquêtes sociales passées – école et santé publiques, protection sociale, système de retraite par répartition – et qui est la cible d’attaques incessantes de ces mêmes puissances financières, relayées par l’Union européenne et les gouvernements successifs en France et ailleurs. La défense de ce cadre républicain, que s’approprient régulièrement divers politiciens conservateurs sur un registre moraliste, ne serait qu’un archaïsme ridicule et, à la défense de conquêtes institutionnalisées, il faudrait substituer, comme en 1968, en 1995 ou plus tard, « une autre réforme ».
9Bourdieu, lui, a maintenu souvent des analyses en termes de classes sociales mais si, dans ses thèses sur l’école, les rapports de classes sont présents, ce ne sont plus les classes antagonistes comme chez Marx, celle des détenteurs de capitaux et celle ne possédant que la force de travail, mais une structure hiérarchique continue, allant des classes défavorisées aux classes favorisées, en passant par la classe moyenne. Ce qui est singulièrement absent dans cette sociologie, comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs, c’est la place que la classe ouvrière a occupée dans la lutte pour conquérir le droit à l’instruction à partir de 1848, en 1871 avec la Commune de Paris et sous la IIIe République. L’histoire du xixe siècle atteste pourtant que le mouvement ouvrier considérait l’accès au savoir comme un moyen d’émancipation sociale et non de conservation de l’ordre établi. Transformer l’institution scolaire en instrument d’inculcation idéologique et de légitimation de la domination sociale c’est nier, non seulement cette histoire, mais aussi la capacité de la classe ouvrière d’arracher des conquêtes et de s’émanciper elle-même. Là se manifeste son pessimisme pascalien.
10L’ambition de Bourdieu était d’être le sociologue qui, par une synthèse impossible de théories opposées en plusieurs points, aurait formulé enfin la théorie complète de la « domination sociale ». Cette entreprise aboutit à une impasse en obscurcissant la connaissance de la réalité des rapports sociaux de la société capitaliste et, du même coup, la possibilité d’une prise de conscience de cette réalité par ceux qu’il nomme les « dominés » qu’il prétendait servir.
11Pour changer le monde, l’indignation ne suffit pas. Sur le chemin choisi par Bourdieu, on y rencontre de beaux paysages, mais pour l’émancipation, il ne mène nulle part.
Notes de bas de page
1 J.-C. Passeron, « Mort d’un ami, disparition d’un penseur », texte publié dans la Revue européenne des sciences sociales, Genève, Droz, no 125, janvier 2003, p. 77-124, et reproduit dans P. Encrevé et R.-M. Lagrave, Travailler avec Bourdieu, Flammarion, Paris, 2003, p. 17-90.
2 P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, Paris, 2004, p. 128 et 130.
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