IX. Une continuité chez Bourdieu, la critique des diplômes
p. 175-188
Texte intégral
Aucun diplôme universitaire n’aura plus de légitimité permanente (dix à quinze ans seulement).
Aucun enseignant ne devra remplir trop longuement la même fonction.
Jacques Attali,
Rapport à Claude Allègre, 1999
1L’un des acquis majeurs pour la jeunesse et la classe ouvrière a résidé dans la reconnaissance nationale des diplômes dans des conventions collectives fixant les rapports entre niveau de diplôme délivré par l’État et niveau de qualification reconnu pour l’accès à l’emploi. Les diplômes, ou les titres scolaires, expression la plus employée par Bourdieu, définissent des qualifications individuelles, encore fallait-il qu’elles soient reconnues de manière collective par les employeurs et que cette reconnaissance soit maintenue. Nous savons que ce n’est plus le cas. Ce fut le résultat d’un long combat au cours du développement du capitalisme et il a fallu la grève générale de 1936 et les rapports politiques nés de la fin de la guerre pour que la classe ouvrière obtienne un système de classifications professionnelles garantissant la reconnaissance des diplômes et une reconnaissance durable. Ce fut l’objet de la classification Parodi. Cette inscription dans les institutions républicaines de cette conquête majeure a été depuis toujours combattue par le patronat.
2Avant d’examiner la position de Bourdieu sur ces rapports entre diplôme et qualification, il nous faut revenir en arrière pour exposer l’histoire du rôle du patronat sur cette question depuis les réformes qui ont bouleversé l’articulation entre les enseignements primaire et secondaire et entre l’enseignement général et l’enseignement technique au début de la Ve République. Je rappellerai d’abord que la réforme Berthoin de 1959, qui allait supprimer le primaire supérieur et l’enseignement technique, a été conçue, dès 1955, en commun entre Berthoin, déjà ministre de l’Éducation nationale, et le CNPF (Conseil national du patronat français) devenu en 1998 le MEDEF (Mouvement des entreprises de France), au cours de deux journées d’études du CNPF à la Sorbonne, les 10 et 11 juin 1955. Un rapport sur « Les liaisons entre l’enseignement technique et les professions sur le plan national » a été au centre des discussions. Que disaient les intervenants patronaux en 1955 ? Qu’il fallait revenir à « l’esprit de la loi Astier1 », (tout en précisant qu’un tel bouleversement était difficile à envisager) et supprimer un Conseil de l’enseignement technique qui ne comprenait que des fonctionnaires. M. Fougerolle, président de l’assemblée des chambres de commerce, félicitait le recteur Sarrailh d’avoir attiré l’attention sur « les possibilités offertes par les professions techniques et les métiers manuels face au nombre abusif des étudiants de nos facultés dont on peut craindre qu’ils ne soient, quelque jour, des avocats sans cause et des médecins sans clientèle ».
3Au cours de ces journées, Georges Villiers, alors président du CNPF, réclamait d’ailleurs la suppression du baccalauréat en disant :
Son remplacement par un certificat de fin d’études et la généralisation des examens d’entrée pour l’enseignement supérieur viennent d’être mis à l’ordre du jour. Ce projet présenterait le gros intérêt de supprimer la mystique du diplôme qui constitue en fait actuellement le pôle d’attraction de tout l’enseignement secondaire.
4Ces contre-réformes de 1959 et 1963 avaient mis en place un enseignement terminal, la filière III (classes de transition et pratiques), impasse dans laquelle une part des élèves qui auraient pu entrer dans l’enseignement professionnel allaient se trouver relégués. Le Ve plan avait d’ailleurs fixé à 30 % la proportion des enfants à orienter vers le cycle terminal, c’est-à-dire sans qualification. Une grande place y était accordée au bricolage et autres activités concrètes, assez peu à l’enseignement général.
Disparition du primaire supérieur et démantèlement de l’enseignement technique
5Les réformes Berthoin de 1959 et Fouchet de 1963 ont organisé la fusion du primaire supérieur et du premier cycle des lycées en créant les collèges d’enseignement secondaire (CES). Ces deux réformes avaient pour objectif proclamé de « réaliser l’égalité des chances », les CES s’étant révélés en fait comme une efficace gare de triage des élèves au moment où les experts du Plan préconisaient une diminution des effectifs scolaires dans le secondaire, l’enseignement technique et le supérieur. Ces « réformes » ont abouti, par une trompeuse intégration du primaire supérieur au second degré, à la disparition de cette voie démocratique qui menait en particulier aux Écoles normales, et de la filière du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP), d’où sortaient les ouvriers qualifiés mais dont le capitalisme avait de moins en moins besoin en raison du développement de l’automation et du chômage. La sélection était à l’ordre du jour à tous les niveaux.
6La progression des effectifs scolaires à partir du début des années 1950 avait été particulièrement spectaculaire. Elle était le résultat d’abord d’un bond des naissances en 1944-1945 (200 000 naissances de plus qu’en 1939) qui ont grossi les effectifs de l’enseignement primaire dès 1950-1951. Mais pour le secondaire, c’est surtout le résultat des mesures scolaires prises à l’issue de la guerre qui se traduisent par le fait que les effectifs des cours complémentaires passent de 152 800 élèves en 1945-1946 à 410 300 en 1958-1959. Au moment de la réforme Berthoin, ils sont plus nombreux que les élèves de premier cycle des lycées. Antoine Prost, qui donne ces chiffres, ajoute :
De 1958 à 1963, précisément, les statistiques couvrent les CC, qui deviennent CEG2 et connaissent une croissance spectaculaire. Or la démocratisation est alors très sensible. Dans les 6e de ces établissements, la proportion d’enfants d’ouvriers passe, en cinq ans, de 36,7 % à 43,8 %, atteignant ainsi une importance comparable à celle des ouvriers dans la population des pères3.
7Si l’on ajoute la progression très importante des effectifs de l’enseignement professionnel qui, à cette époque, recrutait dans les classes de fin d’études les meilleurs élèves essentiellement d’origine populaire, il apparaît que l’augmentation des possibilités pour les élèves fils ou filles d’ouvriers, d’employés, de petits paysans, de prolonger leur scolarité au-delà du certificat d’études, se faisait en grande partie grâce à l’existence d’un primaire supérieur.
8La loi d’orientation et de programme sur la formation professionnelle du 3 décembre 1966 et les lois de juillet 1971 n’ont fait que développer ces mesures, en accordant au patronat une place de plus en plus grande dans cette formation et en mettant en place les centres de formation des apprentis (CFA) dont le nombre passe de 87 en 1973 à 340 en 1976, les subventions de fonctionnement accordées par l’État à ces établissements passant, elles, de 47 225 000 francs à 319 830 000 francs au cours de la même période.
9Avant cette restructuration, les élèves entraient au CET après les classes de fin d’études ; après, ils y entrent normalement après la 3e, les CET constituant le second cycle court, pour une formation en deux ans, conduisant aux CAP « rénovés » et aux BEP. La mise en place de ces formations en deux ans s’accompagnait de la création d’un nouveau « diplôme », le CEP (Certificat d’éducation professionnelle), qui fait suite aux terminales pratiques, lesquelles sont censées donner une formation préprofessionnelle définie comme suit :
Une information sur les métiers : contacts, entretiens avec les chefs d’entreprise, courts séjours en entreprises. Acquisition de certaines aptitudes concrètes devant les problèmes professionnels : qualités d’attention, possibilités de comprendre et d’appliquer des instructions, transmission des informations, travail d’équipe, soin dans l’exécution. Initiation aux responsabilités élémentaires de la vie du travail : formation technologique rapide, étude de mécanismes simples permettant d’exercer la réflexion en partant d’un éveil de la curiosité4 [sic !].
10Autrement dit une déqualification planifiée de la jeunesse ouvrière et une anticipation des contre-réformes ultérieures jusqu’à aujourd’hui.
11La restructuration du premier cycle et de l’enseignement professionnel devait normalement conduire à une répartition scolaire des élèves fixée par les commissions du Plan. Le Ve Plan (1966-1970) avait prévu les répartitions suivantes :
12Une diminution considérable des effectifs des CET : de 257 000 élèves en 1964, on devait parvenir à 98 000 en 1970, ce qui indiquait que la réforme de la formation professionnelle était l’un des objectifs prioritaires. Elle devait se traduire par une disparition rapide des sections de CAP en trois ans (dont l’effectif des deux premières années devait passer, selon ces prévisions, de 226 600 en 1962 à 98 000 en 1970 puis à 10 000 en 1973) et une croissance des sections de BEP, croissance qui ne devait pas compenser la diminution des CAP puisque la majeure partie des élèves qui se destinaient à ces formations devaient être orientée vers l’enseignement terminal. De ce point de vue, le résultat se présente comme un échec total. C’est ce qu’a reconnu l’intergroupe « Formation, qualification professionnelle » du VIe Plan. Le rapport concluait à la nécessité de normaliser l’accès des élèves sortant des classes de 5e de transition ou des 4e pratiques vers la formation professionnelle en trois ans dans les CET, ce qui est tout à fait contradictoire avec les objectifs des réformes de 1959 et 1963 et des réformes de la formation professionnelle de 1966 et 1968 qui prévoyaient essentiellement le développement de l’apprentissage en entreprise5. Ces réformes ont été facilitées par le développement de cette idée funeste selon laquelle l’enseignement technique était une voie de relégation.
13Cette planification va guider la politique scolaire de la Ve République mais le Commissariat au Plan tentera pendant des années de les mettre en pratique, sans succès. L’un de ses experts, Michel Vermot-Gauchy, exprimait en 1965, de façon quelque peu cynique, les mêmes objectifs :
Le planificateur doit créer les conditions permettant aux élèves d’abandonner leurs études sans regrets. Il faut pour cela, d’une part, aménager aux différents niveaux du système éducatif, les transitions nécessaires entre l’école et la vie professionnelle, d’autre part, assurer la continuité de la formation, celle de l’adulte prolongeant celle de l’enfant6.
« Trop d’étudiants dans les universités » et un coût du travail trop élevé
14À partir de 1963, De Gaulle tente de mettre en œuvre une sélection après le baccalauréat par un examen d’entrée dans l’enseignement supérieur. Jacques Narbonne relate dans ses mémoires, qu’en 1963, le général souhaitait que le bac ne donne pas automatiquement droit à accéder à l’enseignement supérieur car, disait-il : « Sur les 250 000 étudiants actuels, il y en a la moitié qui ne devrait pas être dans les facultés. Celles-ci sont submergées ; il faut une hache… » Narbonne précise ensuite : « Il avait dit en avril, une digue. » Et, à la fin (c’est toujours Narbonne qui raconte), il rappelle la décision antérieure : « Il reste la question essentielle, celle de la sélection et de l’orientation au départ du secondaire. »
15De Gaulle poursuivra cependant son objectif de limiter le nombre d’étudiants en réclamant de ses ministres un dispositif d’orientation au cours du second cycle du second degré et après le baccalauréat. Il se heurtera aux réticences de Georges Pompidou, Premier ministre, et de Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale, et il échouera face à la mobilisation des étudiants en octobre 1967 et dans la grève générale de mai-juin 1968. Il y avait moins de 200 000 étudiants en 1955, il y en a plus de 2 millions aujourd’hui. Il y avait donc loin de la coupe aux lèvres.
16Cet arsenal de mesures rétrogrades annonçait aussi la réforme des classifications professionnelles établies par l’arrêté Parodi-Croizat de 1946 et fondées sur les correspondances entre diplômes et emplois, le CAP correspondant à ouvrier qualifié (P 1). Le système Parodi sera remplacé en 1975 par une classification en niveaux qui instaurait la polyvalence et une déqualification ouvrière. Le patronat connaît la loi de la valeur même sans avoir lu Marx qui l’explique ainsi dans Le Capital :
La valeur des marchandises est en raison inverse de la productivité du travail d’où elles proviennent. Il en est de même de la force de travail, puisque sa valeur est déterminée par le prix des marchandises. Par contre la plus-value relative est en raison directe de la productivité du travail. Le capital a donc un penchant incessant et une tendance constante à augmenter la force productive du travail pour faire baisser le prix des marchandises et, par suite, celui du travailleur7.
Années 1970, feu sur les diplômes
17En octobre 1970, le CNPF s’est préoccupé de cette question à la suite de la grève générale de 1968. Il avait réuni 2 200 chefs d’entreprise, des enseignants, des hauts fonctionnaires et des journalistes sur le sujet suivant : « La formation des hommes dans la société moderne. » C’était quelques mois après les accords de juillet 1970 sur la formation professionnelle et permanente. Le patronat, tirant quelques leçons de maijuin 1968, traçait l’orientation d’une modification profonde des relations école-entreprise et des modes d’acquisition et de reconnaissance des qualifications :
Le progrès ouvre partout, et en particulier dans les entreprises, de nouvelles possibilités de délégation d’autorité et de choix dans les décisions. Les jeunes doivent ainsi trouver dans leur vie professionnelle l’occasion d’un épanouissement de leur personnalité s’ils y ont été bien préparés, ce qui met en cause les connaissances techniques mais aussi la compréhension des réalités économiques, la culture, le caractère, l’aptitude à vivre en société […] Simultanément, la rapidité des évolutions exige un renouvellement fréquent de la formation dans le cours de la vie professionnelle. Cette formation permanente donne de nouvelles responsabilités aux entreprises et à leurs organisations en matière éducative. Elle doit, en outre, influer sur l’organisation du système scolaire et universitaire8.
18C’était l’esprit de l’accord du 9 juillet 1970, qui était essentiellement l’œuvre de Jacques Delors9 comme la concrétisation des efforts menés depuis longtemps dans beaucoup d’entreprises. À partir de ces principes, le CNPF se prononçait pour le développement de l’apprentissage, le développement de Centres de formation des apprentis (concurremment aux LEP puisque ces CFA allaient drainer l’essentiel de la taxe d’apprentissage), l’intervention des chefs d’entreprise dans la définition des objectifs de l’enseignement, l’allégement des programmes et l’accent sur les méthodes plus que sur les contenus, l’instauration de stages en entreprise pour les élèves et les enseignants qui devraient être associés à la vie des entreprises, la participation de patrons aux conseils des universités :
À ces conditions, l’enseignement secondaire en particulier rendra possible une orientation fondée sur la connaissance des réalités et l’appréciation des capacités de chacun, plutôt que sur la constatation des échecs. La possibilité offerte à chacun de reprendre ses études au cours de sa carrière permettra de mettre un frein à la prolongation indéfinie des études.
19Pierre de Calan10, principal rapporteur, avait ponctué sa prestation de quelques formules-chocs qu’il est intéressant de rappeler aujourd’hui, tant elles sont devenues le cœur de la philosophie patronale et des ministres de l’Éducation nationale depuis plusieurs années. Ainsi, par exemple :
Nous avons besoin de plus en plus d’hommes bien vivants et d’hommes bien jugeants, beaucoup plus que d’hommes savants. En matière d’enseignement nous pensons que les choses se passent mieux quand nous y sommes mêlés que quand nous n’y sommes pas mêlés […]. Nous avons beaucoup insisté pour que les enseignements de méthode aient le pas sur les enseignements de connaissance. J’ajouterai aussi que nous devons, dans l’échelle de nos rémunérations, juger les hommes sur leur valeur et non pas sur leurs titres. C’est un hommage que j’ai déjà rendu à mon ami François Ceyrac : l’une des grandes sagesses de l’accord du 9 juillet 1970 est qu’il n’a pas laissé, contrairement à ce qui pouvait être une pente naturelle, s’établir un lien automatique entre le diplôme et la rémunération ou la fonction. C’est une tentation extraordinairement naturelle en France […] Nous devons avoir le courage de dire que c’est la valeur des hommes qui fait la force de nos entreprises et que ce n’est pas leur diplôme.
20Le CNPF n’a cessé de reprendre, dans ses journées de Deauville consacrées à l’Université et à la formation professionnelle dans les années 1980, puis à partir de 1998, ces objectifs dont l’application a toujours été retardée par la résistance des salariés, des enseignants et des étudiants, malgré l’aide apportée au patronat par nombre d’experts et les atermoiements, quand ce n’était pas le concours, de dirigeants syndicaux :
Les concepts développés aux journées de Deauville ont été élaborés au début des années 1980 par des chercheurs et des consultants, promoteurs des « nouvelles organisations », et dont un certain nombre figuraient parmi les « experts » conviés par le CNPF. Des militants de la logique « compétences » sont également présents depuis longtemps au sein de l’organisation patronale…
21Le journal Le Monde duquel est extraite cette citation, relatait que les syndicalistes étaient intéressés mais restaient sur leurs gardes. La CFDT voyait dans la démarche patronale la reconnaissance de l’une de ses revendications tout en restant prudente quant à l’usage de la notion. La CGT affirmait à la fois son opposition et sa volonté d’ouverture à toute discussion et négociation sur ces enjeux. Quant à la CGT-FO, confédération très attachée aux garanties des conventions collectives en matière de reconnaissance des diplômes, elle manifestait une nette opposition : « Le débat sur la compétence ne vise qu’à mettre à mal le système collectif de classification des emplois ; et il est indissociable de la volonté du CNPF de transférer sur les salariés la charge de leur “employabilité11”. » (Jean-Claude Quentin, secrétaire confédéral chargé de la formation.)
Qualifications et compétences, titres et postes
22Le Monde du 6 janvier 1999 indique que le CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) a été le maître d’œuvre des recherches visant à faire évoluer la vision de la relation formation-emploi. Est citée une étude de 1989 qui « mettait en exergue les risques (surenchère des salaires, conflits de génération, notamment) de la “solution de facilité” qu’est le recrutement de jeunes diplômés et préconisait la formation continue comme le meilleur outil de régulation des compétences12 ».
23Le rôle du CEREQ dans l’élaboration des moyens de déréglementation du travail ne s’est pas démenti depuis, comme en témoigne le contenu de plusieurs numéros de sa publication, Bref. Ainsi, par exemple, le numéro de novembre 1992 consacré à la « Reconnaissance de la qualification des travailleurs au niveau européen » indique que le portefeuille de compétences (portfolio) peut constituer une piste intéressante de réflexion à condition qu’il ne s’agisse pas d’un dispositif normalisé et que la maîtrise en soit laissée aux travailleurs concernés.
24Philippe Méhaut, dans le no 120 de mai 1996, rendant compte d’un colloque au CNAM, « Se former tout au long de la vie ? », présentait les orientations du Livre blanc de l’Union européenne de 1995, Enseigner et Apprendre. Vers la société cognitive, dont il souligne « l’intérêt d’ouvrir plus largement les voies de la validation des acquis et de formes alternatives de certification ». Tel était bien et est toujours, en effet, l’objectif patronal : abolir le système de reconnaissance, dans les conventions collectives, des qualifications à partir des diplômes pour lui substituer l’individualisation des compétences déterminées par l’employeur. L’utilisation du terme « compétence » est donc une imposture, une manipulation de langage, visant à réaliser l’individualisation des salaires, à mettre en cause les contrats collectifs de travail, les négociations et les conventions collectives, afin d’abaisser la valeur de la force de travail.
25Il apparaît donc bien que, loin d’être un projet démocratique, la politique scolaire engagée par la Ve République était constituée d’un ensemble de contre-réformes visant à tenter de contenir l’« explosion scolaire » d’après-guerre. Il y avait trop d’élèves dans les lycées, trop d’étudiants, trop de diplômés, le coût de la main-d’œuvre était trop élevé. C’est de cette situation qu’a surgi, chez les étudiants, la crise révolutionnaire de 1968 et non de la lecture des Héritiers. Curieusement, Bourdieu, qui connaissait cette situation et ces textes, ne parle jamais de ces contre-réformes et de leurs objectifs. Comment alors analyser la relation entre la démocratisation scolaire et les classes sociales sans prendre en compte l’existence de ces politiques ?
26Dans un entretien donné en 1985, Bourdieu déclarait :
L’intention de rupture, plutôt que de « transgression », s’orientait chez moi vers les pouvoirs institués, et notamment contre l’institution universitaire et tout ce qu’elle recelait de violence, d’imposture, de sottise canonisée, et, à travers elle, contre l’ordre social13.
27La critique de l’institution scolaire peut se justifier, en particulier en raison des dégâts que les « réformes » lui ont fait subir. Mais ici il s’agit d’autre chose, il s’agit chez Bourdieu, comme on va le voir, d’une mise en question de la fonction fondamentale de l’école qui est celle de la qualification des individus par l’attribution de diplômes. Depuis La Reproduction jusqu’aux textes de 1995, en passant par le Rapport du Collège de France de 1985 et La Noblesse d’État, Bourdieu a abordé cette question de manière constante. Rappels :
281. Dans La Reproduction, il examine la relation entre diplôme et statut professionnel. Un extrait de ce texte a été cité dans le chapitre iii (voir supra), mais il est indispensable de le reprendre plus longuement :
Si le principe « à travail égal, salaire égal » peut servir à justifier des hiérarchies que, pris à la lettre, il semblerait contredire, c’est que la valeur d’une production professionnelle est toujours socialement perçue comme solidaire de la valeur du producteur et celle-ci à son tour comme fonction de la valeur scolaire de ses titres. Bref, le diplôme tend à empêcher que la mise en relation de la relation patente entre le diplôme et le statut professionnel avec la relation plus incertaine entre la capacité et le statut fasse surgir la question de la relation entre la capacité et le diplôme et conduise ainsi à une mise en question de la fiabilité du diplôme, c’est-à-dire de tout ce que légitime la reconnaissance de la légitimité des diplômes : ce sont les principes mêmes sur lesquels reposent leur organisation et leur hiérarchie que défendent les bureaucraties modernes lorsqu’elles semblent contredire à leurs intérêts les plus patents en s’abstenant d’éprouver la teneur technique des titres scolaires de leurs agents, parce qu’elles ne pourraient soumettre des individus certifiés par le diplôme à des épreuves capables de les mettre en péril sans mettre aussi en péril la légitimité du diplôme et de toutes les hiérarchies qu’il légitime14.
29Bourdieu soulève un problème réel, le fait qu’entre deux individus possédant le même diplôme, il y a des différences de capacité. Mais si l’on suit son raisonnement, il faut individualiser les salaires et abandonner le principe « à travail égal, salaire égal ». Il raisonne donc comme si la classe ouvrière était une simple addition statistique d’individus et non comme une classe ayant conquis des droits collectifs pour limiter le taux d’exploitation de la force de travail.
302. Dans La Noblesse d’État, le chapitre iii s’intitule « Les ambiguïtés de la compétence ». On y lit que « le titre scolaire agit non seulement comme droit d’entrée mais comme garantie de compétence à vie. » Et ceci :
Le titre scolaire est à la fois une arme et un enjeu dans les luttes symboliques qui ont pour enjeu la position dans les classements sociaux : plus il est élevé, plus il est prédisposé à fonctionner comme titre de noblesse, une dignité, qui dispense une fois pour toutes son détenteur d’avoir à faire ses preuves, à attester pratiquement ses capacités15 […].
31Faudrait-il interpréter ces textes dans un sens positif, c’està-dire comme une approbation d’une garantie de la validité permanente des diplômes ? La réponse a été donnée par Bourdieu lui-même dans le Rapport du Collège de France de 1985 à la proposition no III, « La multiplication des chances » :
Il importerait d’atténuer autant que possible les conséquences du verdict scolaire et d’empêcher que les réussites n’aient un effet de consécration ou les échecs un effet de condamnation à vie, en multipliant les filières et les passages entre les filières et en affaiblissant toutes les coupures irréversibles […]
Il faudrait aussi travailler à détruire ou à réduire la tendance à sacraliser le titre scolaire, sorte d’essence sociale scolairement garantie […] Il faudrait travailler à une transformation des règlements et des mentalités propre à faire que, tout en conservant leur fonction de garantie utile contre l’arbitraire, les titres scolaires soient pris en compte pour une durée limitée et jamais de manière exclusive, c’est-à-dire comme une information parmi d’autres16.
32Bourdieu a été entendu par l’Union européenne dans le Livre blanc Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive qui préconise la disparition des diplômes au profit de brevets de compétences. Il a été entendu par Jacques Attali qui a repris la proposition de durée limitée des diplômes dans son rapport à Claude Allègre en 1999. Il a été entendu par des chercheurs du CEREQ qui, dans le no 114 de Bref de novembre 1995, s’appuient sur deux articles de la revue Actes de la recherche en sciences sociales pour montrer que « la certification s’exprime de plus en plus en termes de compétences et non de connaissances ».
33C’est bien le programme européen de Maastricht, ce n’est pas celui des ouvriers et des peuples qui, de plus en plus, cherchent à s’unir contre cette Europe-là qui est celle de leurs ennemis.
Notes de bas de page
1 Rapport préparatoire aux journées de juin publié dans le bulletin du CNPF de février 1955. Le compte rendu de ces journées est publié dans le numéro de décembre de la même année. Les citations qui suivent sont extraites de ce compte rendu.
2 Collège d’enseignement général.
3 A. Prost, L’enseignement s’est-il démocratisé ?, PUF, Paris, 1986, p. 49.
4 Instruction officielle sur le cycle terminal du 5 avril 1966.
5 Commissariat au Plan, rapport de la commission d’équipement scolaire, universitaire sportif du Ve Plan, tableau VII.
6 M. Vermot-Gauchy, L’Éducation nationale dans la France de 1975, Rocher, Monaco, 1965, p. 253.
7 K. Marx, Le Capital, Livre 1, tome 2, Éditions sociales, Paris, p. 13.
8 Cette citation et les deux suivantes sont tirées du compte rendu de ces assises publié dans la revue Patronat, novembre 1970, no 310.
9 Chargé de mission pour la formation professionnelle et la promotion sociale auprès de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre.
10 Président de l’UIMM, Union des industries métallurgiques et minières devenue Union des industries des métiers de la métallurgie.
11 Citations extraites du supplément Le Monde des initiatives, 28 octobre 1998.
12 Id., p. II, « Du diplôme à la formation tout au long de la vie ».
13 P. Bourdieu, entretien publié en 1986 dans P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, Paris, p. 14.
14 P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Minuit, Paris, p. 203.
15 P. Bourdieu, La Noblesse d’État, Minuit, Paris, 1989, p. 167-169.
16 P. Bourdieu, Propositions pour l’enseignement de l’avenir, Rapport du Collège de France, 1985.
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