Conclusion générale
p. 227-235
Texte intégral
1Au cours de nos entretiens avec des migrants, beaucoup livrent spontanément leur histoire personnelle avec des précisions, de la fierté quelquefois et souvent beaucoup d’émotions, même si nos informateurs ne comprennent pas toujours ou ignorent l’intérêt de notre travail. Cette invitation à la parole est vécue par les migrants comme une sorte de reconnaissance dans une société discriminatoire où leur parole est rarement entendue. Mais les choses ont changé. En 2008, pour la première fois, trois migrants sont devenus députés à l’Assemblée nationale populaire (quanguo renmin daibiao dahui) et d’autres figures de migrants apparaissent également dans différentes instances politiques (les Assemblées populaires locales ou la Conférence consultative politique). La voix des migrants est désormais entendue, même si elle reste encore très symbolique.
2En l’espace de 30 ans, la population migrante n’a jamais cessé d’augmenter. Les migrants représentent en 2010 plus de 40 % de la force de travail urbaine1. Il est bien clair que ce mouvement migratoire a été décisif dans la construction de la Chine d’aujourd’hui. Nous avons vu coexister deux générations de migrants. Pour la première génération, la migration ne constitue qu’une étape de leur vie : ils partent à la recherche de la réussite économique. Ces migrants peu qualifiés acceptent de travailler dur dans des métiers peu reluisants et se sacrifient pour que leur progéniture ait un meilleur avenir. La plupart pensent retourner un jour à la campagne pour retrouver leurs racines. Quant à la jeune génération née après les années 1970 qui représente aujourd’hui plus de la moitié de la population migrante, elle semble avoir un autre rapport à la ville. Malgré leur hukou rural, nombreux sont ceux qui n’ont jamais travaillé dans les champs : beaucoup quittent la campagne très tôt, et certains sont nés ou ont grandi en ville. Ces jeunes peu attachés au village natal rejettent la société rurale qualifiée d’arriérée (luohou) et d’ennuyeuse2. Ils considèrent la campagne comme étant aux antipodes de la ville moderne et civilisée. Plus qualifiés que leurs aînés, les jeunes migrants aspirent à un avenir professionnel en ville ; ils revendiquent davantage une identité urbaine et défendent plus facilement leurs droits.
3Mais quelle que soit la génération, les chemins de la migration se croisent et restent pour les uns comme pour les autres un parcours du combattant. Certes, leur situation économique s’est améliorée par rapport à leur vie à la campagne, mais ils vivent souvent en ville dans les conditions difficiles et ils sont confrontés quotidiennement aux discriminations économiques et sociales. Dans les villes chinoises, ces « étrangers » (waidiren) restent stigmatisés. Dans la plupart des cas, leurs revendications s’expriment sous forme d’actions individuelles et spontanées, et ils se font encore peu entendre.
4Les recherches sur le genre permettent de dégager quelques caractéristiques de la migration féminine en Chine3. Grâce à la migration, bon nombre de femmes ont pu accéder à l’emploi. Même si elles rencontrent encore plus de difficultés et subissent plus de discriminations économiques et sociales que les hommes, elles jouent désormais un rôle plus actif dans la famille. Le fait d’apporter des ressources financières parfois non négligeables au foyer leur permet d’acquérir une certaine autonomie et un certain pouvoir de décision. Par ailleurs, la migration des femmes relève non seulement d’une stratégie économique mais aussi d’une logique matrimoniale. Le mariage et la maternité peuvent interrompre ou changer la trajectoire professionnelle des femmes et empêchent leur développement personnel. De ce point de vue, pour les femmes, le chemin migratoire est souvent marqué par un double combat, un combat pour l’intégration économique, pour mieux vivre économiquement, mais aussi un combat pour s’affranchir de son environnement et se réaliser. Les itinéraires de migration des quelques femmes recueillis ici laissent même apercevoir des éléments d’émancipation.
5Certes, la migration peut plonger des migrants dans la pauvreté, mais elle permet à d’autres de s’en sortir. Elle donne lieu à une pluralité de situations. Les migrants nous impressionnent par leur extraordinaire capacité d’adaptation et leur grande flexibilité face aux situations des emplois instables. Ils contribuent au développement de la nouvelle économie urbaine. Plus ou moins qualifiés, certains migrants parviennent à gravir des échelons sociaux et professionnels en développant sans cesse leurs compétences dans de nouvelles activités économiques. Ils sont capables de saisir des opportunités et de mettre en œuvre des stratégies entrepreneuriales dans des secteurs d’activités informelles. Toutefois, leur chemin semble être vite bloqué par des barrières institutionnelles liées à leur statut rural. Beaucoup ne peuvent pas réaliser leur rêve et restent en ville des citoyens de seconde zone.
6Nous avons montré également que les figures de migrants entrepreneurs sont hétérogènes. Certains ont pu connaître une véritable ascension économique et sociale. Dans les exemples de réussite, on note que cette ascension économique s’accompagne souvent d’une ascension politique. Un parcours de réussite n’est jamais individuel, il passe par la famille et aussi par l’adhésion à un groupe. La proximité entre les entrepreneurs et le pouvoir politique est un phénomène général en Chine. Ce profond mixage entre l’économique et le politique s’explique dans une large mesure par le rôle du pouvoir politique dans la vie économique locale. À divers niveaux, les autorités locales jouent toujours un rôle relativement important : un rôle de protection, de régulation et de décision. Les entreprises privées ont toujours besoin de s’accorder avec les pouvoirs politiques locaux pour obtenir une protection politique et des soutiens financiers. C’est souvent avec l’appui du pouvoir local que les entreprises ont pu se développer. Cette configuration entre l’économique et le politique a profondément évolué à la fin des années 1990. On voit que les interventions directes du gouvernement local diminuent, mais cela ne préjuge en rien d’une diminution des pouvoirs de décision en matière de politique économique. De ce point de vue, cette proximité avec le pouvoir politique est la garantie de la réussite des entrepreneurs privés : bénéficier de la confiance du pouvoir politique et de certains avantages, leur permettant d’obtenir plus vite des informations et des aides4.
7Quels que soient les itinéraires des migrants, dans tous les témoignages que nous avons pu recueillir, on remarque que les migrants forment une communauté. Coupés des contacts avec la société urbaine et ayant peu de soutien institutionnel, ils s’appuient essentiellement sur les liens de filiation ou les réseaux fondés sur l’origine géographique qu’ils ont créés dans leur trajectoire de migration et leur insertion en ville. Ils s’en servent pour choisir la destination, trouver un logement et du travail, etc. La famille et les réseaux d’amis n’apportent pas seulement des aides matérielles et du réconfort, ils ont aussi une fonction économique : prêts d’argent entre les membres et partage des informations et des ressources économiques. Ce qui rend ainsi leurs relations complexes. Les réseaux familiaux et de connaissances fournissent certes un cadre social mobilisable et un certain appui, mais ils créent quelquefois aussi des aléas, des obstacles et ils sont aussi sources de conflits. Ces réseaux permettent tantôt de bénéficier d’une aide, tantôt d’en fournir une ; ils peuvent devenir fragiles et parfois même mettre en danger l’activité du migrant. Certains migrants peuvent subir de la part de leurs proches et amis des tromperies, des détournements de fonds et de clientèles et ils sont confrontés à la suspicion des concurrents, etc.
8Enfin, toutes les questions nous renvoient évidemment à la question politique que nous avons traitée au début de l’ouvrage. Nous avons vu que les migrations internes de grande ampleur provoquées par la réforme économique remettent sans cesse en question la politique migratoire et sociale de l’État et suscitent progressivement une évolution institutionnelle. En entrant dans le xxie siècle, la Chine amorce un changement de cap avec un nouveau paradigme de développement. Propulsée au second rang de l’échiquier économique mondial, elle est confrontée en même temps aux inégalités et aux instabilités sociales croissantes. La politique migratoire publique est au cœur de cette question. Depuis la dernière décennie, de nouvelles orientations politiques se dégagent en direction des migrants : les deux axes principaux sont la politique migratoire et la politique sociale.
LA POLITIQUE MIGRATOIRE
9Nous avons vu apparaître depuis les dernières années une politique migratoire qui s’inscrit dans une logique de migration de proximité. Cette politique répond en effet aux nouvelles orientations économiques qui visent à développer la région de l’Ouest et du Centre (zhongxibu kaifa) et à relancer l’économie du Nord-Est (zhenxing dongbei). Au début des années 2000, la politique du développement de l’Ouest a été mise en place pour attirer les investissements étrangers et les entreprises de l’industrie manufacturière des régions développées vers les régions intérieures.
10Ce phénomène de migration touche également aux questions urbaines et rejoint le nouveau plan d’urbanisation (chengzhenhua) amorcé dans les années 1980, consistant à créer des nouvelles localités urbaines de petite taille (fazhan xiao chengzhen) afin de réduire la pression démographique dans les grandes villes5. L’État crée des agglomérations urbaines (chengshiqun) afin de réorienter la migration vers les régions en voie de développement – en l’occurrence le Centre et l’Ouest – et aussi vers des bourgs et petites villes ou zones rurales industrialisées6. Cette politique de migration de proximité vers les villes petites et moyennes, réaffirmée en novembre 2013 à la troisième session plénière du XVIIIe Comité central du parti, est considérée comme une des clés de la réussite du plan d’urbanisation de la Chine.
11Ces nouvelles politiques conduisent dans une certaine mesure à une reconfiguration du mouvement migratoire. Dans la province du Zhejiang entre 2000 et 2010, la population migrante s’accroit chaque année de 12,4 %. Aujourd’hui un habitant sur cinq est migrant7. Dans cette province, nous pouvons observer une très forte proportion de migrants dans les anciennes localités rurales devenues les nouvelles zones industrialisées et urbanisées. Ainsi, par exemple, dans les entreprises des villes-districts xianjishi ou dans les villes au rang de région dijishi, les ouvriers migrants représentent désormais 70 à 80 % de la main d’œuvre8.
12La migration vers les nouvelles localités urbaines et les régions intérieures de la Chine semble présenter quelques avantages. Elle peut contribuer à résoudre le problème de la surpopulation dans les grandes villes. La nature et la forme de cette migration peut devenir assez différentes des modèles habituellement présentés dans les grandes métropoles du point de vue de l’intégration économique et sociale. Elle devrait pouvoir favoriser un autre type de migration et de rapport à la ville, moins rapide mais plus adapté, et plus équilibré sans doute.
LA POLITIQUE SOCIALE
13La décennie 2000 s’ouvre avec une politique sociale jusqu’à présent peu développée en direction des migrants : on cherche à favoriser leur insertion économique et sociale. Deux éléments sont au cœur de cette politique.
14En matière de politique de hukou, la principale innovation est la décentralisation de la gestion de la population migrante auprès des gouvernements locaux et la suppression, dans certaines provinces, de la distinction entre hukou urbain et hukou rural. En octobre 2001, le gouvernement met fin au système de quota concernant la migration de la campagne vers les petites villes. Les villes moyennes et les grandes villes devraient aussi suivre les mêmes directives9. Toutefois, sur le terrain, cette mesure produit des effets bien variables. Dans les provinces reculées comme le Shaanxi et le Guizhou, cette politique est appliquée. L’obtention d’un hukou urbain devient relativement simple et rapide, tandis que dans certaines provinces développées comme le Guangdong, le Zhejiang, le Jiangsu et le Fujian, etc., l’application est plus restreinte. Le hukou est remplacé par la carte de résident sans distinction urbaine et rurale, mais toutefois avec une différenciation entre résident local et résident temporaire. En matière d’insertion professionnelle, les interdictions sur les marchés des emplois sont bannies et le gouvernement central incite les autorités locales à accorder les mêmes droits sociaux aux migrants qu’aux citadins en matière de protection sociale, d’accès aux emplois et aux logements ainsi que de scolarisation des enfants.
15Pourtant, ces nouvelles politiques migratoire et sociale n’ont pas réellement porté leurs fruits : elles restent encore très diverses et locales. D’abord, la nouvelle politique migratoire se heurte aux résistances des autorités locales. Les villes, en particulier les grandes villes et les régions développées, établissent chacune des règles variables afin de freiner la migration. Certaines provinces et villes pratiquent en réalité une migration sélective fondée sur les conditions de revenus, l’acquisition d’un bien immobilier ou des qualifications. C’est le cas du Zhejiang, Jiangsu et Jiangxi, etc. En 2000, la province du Guangdong a mis en place un système de points pour délivrer un hukou urbain (jifen ruhu : cumuler les points pour demander un hukou). Il tient compte du niveau d’éducation, des revenus, des cotisations sociales et de l’ancienneté au travail en ville. La municipalité de Beijing a même suspendu l’application de la suppression du quota de la migration seulement quelques mois après son entrée en vigueur. À Shanghai, en dépit de la levée de toutes les interdictions en termes d’accès à l’emploi, la politique de l’emploi met toujours les migrants pauvres hors course. Par exemple, pour le métier de chauffeur de taxi, un candidat migrant doit trouver un garant shanghaien et payer une caution de 120 000 yuans.
16En 2011, le Conseil d’État relance la question du hukou en annonçant l’attribution du hukou urbain à tout migrant possédant un emploi stable et un logement fixe dans les petites ou moyennes villes10. Quant aux grands centres urbains, le statut urbain est toujours réservé aux migrants très qualifiés et aux investisseurs.
17Cette résistance, sous des formes diverses, s’explique essentiellement par les difficultés des villes d’accueil en termes d’infrastructures, de services publics et de contraintes budgétaires pour accueillir une population migrante en augmentation constante. En effet, les villes d’accueil consacrent une part considérable de leur budget à l’intégration des migrants et de leurs familles au détriment des résidents locaux, alors que les financements octroyés aux migrants par l’État sont comptabilisés dans le budget de leurs provinces d’origine.
18La nouvelle politique migratoire se heurte également aux réticences des migrants. Les mesures favorisant la migration vers les petites localités urbaines ne semblent pas efficaces, car ce sont surtout les régions et les villes où l’industrialisation est avancée et où les conditions de vie et les opportunités de travail sont suffisamment attrayantes qui attirent les migrants. La politique de l’acquisition du hukou urbain ne fait pas non plus l’unanimité chez les migrants. Le statut de hukou urbain n’est pas toujours considéré comme un privilège sauf s’il s’agit de permettre aux migrants de s’installer dans les grandes villes et les régions développées. Bien au contraire, comme nous l’avons mentionné au début de l’ouvrage, l’abandon du hukou rural fait perdre aux migrants qui possèdent des terrains à la campagne, leur droit d’usage sur leur terrain cultivable et habitable. Dans les années 2000, la suppression des taxes agricoles et la crise économique ont incité une partie des migrants à retourner dans leurs régions d’origine. Par conséquent, la migration n’est pas inéluctable, ni linéaire. La nouvelle réforme agraire annoncée par le parti en novembre 2013 consistant à donner aux ruraux plus de droits de propriétés devra pouvoir leur permettre de vendre ou de céder leurs terres, jusqu’ici propriété collective. Cela changera sans doute la donne pour la migration dans les années à venir.
19Pour conclure, nous espérons que les lecteurs auront compris qu’en Chine, les migrations internes constituent une pièce maîtresse de la formidable croissance économique depuis les trois dernières décennies. Dans la première phase de ce mouvement migratoire, la politique de migration consiste à satisfaire les besoins économiques dans les grandes villes et les régions côtières développées. La nouvelle phase qui s’ouvre dans les années 2000 semble beaucoup liée à la nouvelle politique d’urbanisation des villes petites et moyennes accompagnée d’une politique sociale plus favorable aux migrants. Alors que cette phase se poursuit, les migrations économiques internationales des Chinois vers l’Europe, l’Amérique ou l’Afrique constituent désormais une dimension très importante de l’expansion économique du pays. Après une période de consolidation et de développement sur le plan intérieur, la Chine se donne les moyens d’aller au-delà de sa frontière.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001