Un fabricant de foulards à Yiwu
p. 197-210
Texte intégral
ZHANG Tianjun, marié et deux enfants
1975 :
– Naissance dans le Jiangxi
1991-1992 :
– Quitte le collège et arrive à Suxi au Zhejiang
– Formation dans la confection dans une usine à Yiwu
1993-1995 :
– Travaille à Hangzhou dans une usine de confection
1995-2002 :
– Sous-traitant pour une usine de confection
– Tailleur dans une usine de confection à Yiwu
– Mute dans une autre usine de confection à Yiwu
2003-2004 :
– Fait du petit commerce et intermédiaire commercial au marché
2005-2009 :
– Crée une entreprise de fabrication de foulards
– Loue un stand au marché Futian à Yiwu
2012 :
– Entre dans les entreprises Top 50 à Yiwu
1Zhang Tianjun affiche l’image d’un patron chinois qui a réussi : cheveux courts plats, pantalons en jean, à bord d’une BMW. Il est chef d’entreprise à Yiwu. Lorsque nous l’avons rencontré en 2009, son usine venait d’emménager dans un immeuble de plusieurs étages. Avec sa femme, migrante originaire aussi du Jiangxi, ils emploient une centaine d’employés dont la plupart sont aussi des migrants. En moins de vingt ans, Zhang Tianjun est passé d’un jeune paysan migrant à un patron d’entreprise. En 2011, son entreprise s’est agrandie de nouveau pour emménager dans des nouveaux locaux de 20 000 m2 et il emploie désormais plus de 400 employés1. La presse de Yiwu fait de lui un modèle de la migration et de l’intégration sociale réussies, tandis que les autorités de sa province natale du Jiangxi le considèrent comme une fierté locale et surtout un investisseur potentiel pour stimuler le développement économique de sa province d’origine.
2Zhang Tianjun est venu à Suxi, un bourg rattaché à Yiwu, au début des années 1990 avec deux amis du village pour rejoindre ses sœurs arrivées quelques années auparavant2. En ce début de la décennie 1990, Yiwu était devenue une ville district et allait connaître une expansion économique phénoménale en offrant de nombreuses opportunités de travail. En plus de ses marchés, Yiwu devient une ville industrielle. En effet, à partir de la deuxième moitié des années 1980, le Zhejiang commence à se tourner davantage vers la manufacture orientée plutôt sur la production de très bas niveau technique. Ces entreprises privées, principalement axées sur la production de biens de consommation courante (chaussettes, briquets, cuirs, chaussures, confection, jouets, produits de quincaillerie, etc.), sont d’abord présentes dans le secteur textile qui regroupe plus d’un tiers des entreprises3. Une des spécificités du développement économique prodigieux du Zhejiang consiste en une synergie entre la production et la commercialisation. De ce point de vue, la ville de Yiwu a fourni un cadre politique et économique extrêmement favorable au développement des petites entreprises et aux activités économiques informelles4. On observe à Yiwu une très forte institutionnalisation de toute cette activité commerciale où l’informel se trouve continuellement mêlé au formel. Après la période du développement économique marqué par la politique de « La prospérité par le commerce pour construire la ville » (xingshang jianshi), les commerçants de Yiwu sont incités à combiner le commerce et la production (yinshang zhuangong, gongmao liandong : amener le commerce vers l’industrie, faire avancer l’industrie et le commerce en même temps) pour rendre le fonctionnement des marchés plus efficients. De nouvelles perspectives politiques et économiques s’ouvrent à la ville de Yiwu : faire converger le commerce et l’industrie. Yiwu adjoint alors à sa spécialisation commerciale une phase de développement industriel. La décennie 2000 est placée sous le signe de l’internationalisation dans le Zhejiang. Le gouvernement du Zhejiang fixe de nouvelles perspectives de développement et veut faire de Yiwu une ville internationale du commerce et un marché de distribution de produits de gros unique dans le monde5.
3L’essor économique et la conjoncture politique ont favorisé l’intégration des migrants dans cette ville nouvelle. Les expériences de Zhang Tianjun peuvent en témoigner. La première étape de son parcours se situe entre 1991 et 2002 : elle témoigne de son intégration, à Yiwu, dans la confection. La deuxième étape (2003-2004), est marquée par les échecs et la précarité. La troisième période à partir de la fin de l’année 2004 jusqu’à notre entretien en 2009 atteste de son ascension fulgurante sur le plan économique et social.
Démarrer dans la confection à Yiwu
4Pendant les 12 premières années de son séjour dans le Zhejiang, les activités professionnelles de Zhang Tianjun sont exclusivement axées sur la confection. Il a été successivement ouvrier et tailleur dans des usines de confection. Ses mobilités géographiques sont limitées à l’intérieur de la province du Zhejiang : deux ans à Hangzhou et le reste du temps à Suxi.
5Cette première période de son parcours migratoire et professionnel lui permet d’acquérir le savoir-faire et d’accumuler « son premier seau d’or » (di yi tong jin), un capital lui permettant de se lancer dans le commerce.
Je suis originaire du Jiangxi, du district de Yiyang de la région de Shangrao. Je suis né en 1975. Mes parents sont paysans. J’ai trois sœurs. À la fin de la deuxième année du collège, j’ai quitté l’école, parce que ma famille était pauvre et que surtout mes résultats scolaires n’étaient pas très bons. Je suis venu à Suxi en 1991 à l’âge de 16 ans, car mes sœurs étaient déjà ici. En fait, ma mère est originaire de Suxi, qui se trouve à côté de Yiwu. Maintenant c’est un bourg de Yiwu. À l’époque où ma mère vivait à Suxi, c’était une campagne pauvre, qui manquait de terres cultivables, alors que chez nous, dans le Jiangxi, il y avait beaucoup de terre. Ma mère a épousé mon père et elle est partie vivre dans le Jiangxi. La famille de ma mère vivait toujours à Suxi, quand je suis arrivé. Mes sœurs étaient venues plus tôt que moi. Elles faisaient des vêtements et des blouses à domicile pour une usine de Yiwu.
Je suis arrivé en 1991 et j’ai suivi une formation pendant une semaine pour faire des ourlets. À Yiwu, il y avait beaucoup de formations privées. Après, je suis entré dans une usine, c’était facile de trouver du travail à l’époque. Le premier jour, j’étais excité de voir beaucoup de machines modernes, alors que pendant la formation, on n’avait que des vielles machines. J’étais très curieux, et j’ai démonté une machine pour voir comment elle était faite. Le patron m’a engueulé. Il m’a dit : « Cette machine est très chère, tu dois travailler pendant un an pour me la rembourser. » J’avais un peu peur, mais j’ai mis une demi-journée à la remonter. Quand j’étais petit, j’adorais démonter des jouets.
À l’usine, nous étions alors payés tous les six mois, mais chaque mois, on pouvait demander une avance juste pour les dépenses quotidiennes. Au bout des premiers six mois, j’ai touché mon premier salaire : 800 yuans. J’ai été trop content. C’est la première fois que j’ai gagné autant d’argent. Je n’osais pas le dépenser, et j’ai tout envoyé à ma mère.
Partir découvrir la capitale du Zhejiang
Pendant ces six mois à l’usine, j’ai fait la connaissance de quelques amis. Ils sont pour la plupart originaires du Jiangxi, mais un autre est de Zhuji du Zhejiang. Il connaît quelqu’un qui a un atelier de confection à Hangzhou. C’était en fait une usine d’État. Avec la réforme, les autorités incitent les usines d’État à laisser la gestion aux privés. Souvent une personne loue seulement un atelier pour le gérer. Nous avons décidé de partir travailler à Hangzhou, car Hangzhou est une grande ville, alors que Yiwu est tout de même petit. Nous avons pris un car. J’ai vu pour la première fois de grands immeubles dans cette grande ville. J’étais excité. Je n’avais jamais vu une si belle ville. Nous avons visité Hangzhou pendant deux jours, et nous avons commencé à travailler. L’usine était très grande, les machines étaient performantes et très variées.
Je travaillais dans la couture et habitais dans le dortoir de l’usine. J’ai fait connaissance de pas mal de gens. Le patron m’appréciait beaucoup et m’a proposé d’être son assistant. Je n’ai pas accepté sa proposition. J’étais jeune à l’époque, je ne voulais pas avoir de responsabilités. Ce sont des contraintes. J’avais envie de m’amuser après le travail au lieu de rester tout le temps derrière le patron. Le patron m’a demandé plus tard de faire des prototypes. Nous fabriquions des chemises, des costumes et toutes sortes de vêtements. Mais six mois après, j’avais envie de changement. J’avais envie d’apprendre la coupe, mais le maître ne voulait pas m’apprendre. Le salaire d’un tailleur est plus élevé. S’il formait des apprentis, cela créait de la concurrence, et il risquait de perdre son travail. J’ai donc acheté des livres pour apprendre par moi-même. Au bout d’un moment, j’avais tout de même besoin d’un maître. J’ai démissionné après avoir travaillé pendant deux ans. En 1995, je suis donc revenu à Yiwu pour chercher un maître, en pensant que c’était plus facile d’en trouver un ici.
Gagner son premier « seau d’or »
J’ai cherché pendant deux mois mais je n’ai trouvé personne. Dans l’attente, je faisais de la sous-traitance pour une usine. Beaucoup de gens font ce genre de travail à Yiwu. Quand une usine a trop de commandes, elle sollicite des particuliers qui travaillent à domicile. J’ai acheté une machine à coudre et une machine pour faire des ourlets. Je faisais une soixantaine de vêtements par jour et je pouvais gagner entre 1 500 et 1 600 yuans par mois. C’était pas mal du tout. En général, les gens gagnaient au mieux 1 400 yuans. Mes parents avaient alors quitté le Jiangxi pour venir à Yiwu. Mon père travaillait pour une usine qui fabriquait des articles de décoration. Ma mère restait à la maison. J’habitais avec eux. Mes parents ont essayé de me convaincre de ne pas faire le métier de tailleur. Ils pensaient que je devais me contenter de ma vie actuelle, mais moi, je pensais que je pourrais aller un peu plus loin. Je ne les ai pas écoutés.
J’ai enfin repéré un maître dans une usine, mais il ne voulait pas me prendre comme apprenti. J’allais tous les matins à l’usine avant l’heure du travail et je préparais tout pour lui. Quand il arrivait, il pouvait tout de suite commencer sans perdre son temps. Avant de commencer à tailler, il faut poser 100 à 200 pièces de tissus sur une planche, puis il faut préparer le patron sur papier. Je faisais cela tous les jours avant que le maître n’arrive. Après le travail, je rangeais pour que l’espace soit propre. Le maître ne m’a toujours pas reconnu comme son apprenti, mais à l’usine, les autres me considéraient comme son apprenti. À l’usine, le contrôle n’était pas strict et bien que je ne sois pas employé, personne ne disait rien. J’ai fait cela pendant un mois sans que le maître m’apprenne quoi que ce soit. Mais j’observais tout le temps. Quand le maître s’absentait, je prenais des chutes de tissus pour essayer de couper. Cela a duré deux mois. Le maître ne me parlait jamais. Quand il avait besoin d’un truc, il me faisait signe et je me précipitais pour le lui apporter. J’ai appris comme cela sans jamais pratiquer la coupe. Malgré tout, j’ai quand même l’impression d’avoir tout appris. J’ai acheté aussi beaucoup de livres. Et j’ai décidé de chercher du travail comme tailleur. C’était difficile de trouver une usine qui m’accepte. J’ai cherché pendant une semaine sans rien trouver. Les gens de mon entourage ont commencé à s’inquiéter, moi aussi. Mes proches me disaient tout le temps que c’était du temps perdu d’apprendre tout cela. Je trouve que les adultes ne sont pas indulgents avec les jeunes. Ils sont très directs. Quand tu ne réussis pas, ils te critiquent et t’accusent tout le temps. Finalement, j’ai trouvé un petit atelier d’une dizaine d’employés qui recherchait un tailleur. Le salaire était de 300 yuans par mois, alors que j’avais gagné 1 500 yuans dans la sous-traitance. Mais j’ai accepté ce travail. C’était une opportunité de cumuler des expériences et je me dis que je gagnerai sans aucun doute beaucoup plus dans quelque temps.
Le travail de tailleur est épuisant. Avec une production très importante, je ne pouvais pas m’arrêter. On faisait des heures supplémentaires. Cette usine utilisait des chutes de tissus pour faire des vêtements. Ces tissus étaient très sales, il y avait beaucoup de poussière. Cela me rendait malade. Même maintenant, j’ai toujours la rhinite. Cette période a été très dure. Je me disais tous les jours : la persévérance sera la victoire (jianchi jiushi shengli6). Un jour, j’ai appris qu’une usine cherchait un remplaçant parce que leur tailleur était rentré à la campagne pour les funérailles de sa mère. C’est une usine importante de notre bourg qui emploie une cinquantaine de salariés. C’était une opportunité pour moi. Je me disais : si l’on m’apprécie, ils me prendront peut-être l’année prochaine. J’ai donc commencé à faire des heures supplémentaires dans mon usine pour terminer ce que j’avais à faire. Quand j’étais en avance dans mon travail, j’allais dans l’autre usine pour faire le remplacement. J’alternais entre deux usines. Le premier jour, j’ai fait beaucoup d’efforts dans la nouvelle usine pour montrer mon sérieux dans l’espoir de me faire embaucher plus tard. Les entreprises privées chez nous sont différentes des usines d’État. Un tailleur doit faire beaucoup plus de choses : décharger les tissus et les transporter, etc. Il n’y a que des hommes tailleurs. Dans les usines d’État, les tâches sont bien réparties. Les tailleurs restent au bureau pour faire de la coupe, les autres boulots sont assurés par d’autres personnes. Alors que chez nous, il n’y a pas beaucoup de postes, une personne fait plusieurs choses, et c’est pourquoi le coût est moins élevé. Le premier jour où j’ai travaillé comme remplaçant, avec ma méthode de coupe, j’ai pu économiser, en une journée, plus de 60 m de tissus. Cela faisait quelques centaines de yuans d’économies pour l’usine. Le patron était content. Quelques temps plus tard, leur tailleur est revenu. J’ai arrêté.
L’année suivante, ils sont venus me chercher pour m’embaucher. J’étais fier d’entrer dans cette usine. On est payé à la pièce, six fens par pièce. Je pouvais gagner 60 yuans par jour, cela fait 1 800 yuans par mois. Dans cette usine, on fabrique plusieurs modèles de vêtements. Comme j’ai consulté beaucoup de livres, je connais bien la technique de la coupe. À partir d’un vêtement, je peux fabriquer un patron. De bouche à oreille, les gens ont su que je savais faire des prototypes. En général, les tailleurs font la coupe à partir d’un patron, ils ne savent pas fabriquer un patron à partir d’un vêtement. Mon usine est devenue connue. Du coup, d’autres usines m’ont sollicité pour leur faire des prototypes. Au début, je les faisais gratuitement, puis je demandais 1 000 yuans pour un prototype. Ce n’est pas, en réalité, un travail de conception, mais d’imitation. Ils achètent, par exemple, une chemise de marque dans un magasin, à partir de laquelle je fais un patron pour que l’usine puisse fabriquer des chemises identiques. C’est en fait du copiage. Nous ne faisons pas de travail de création. Je fais un patron en une demi-journée. Cela marche très bien. Je gagne 8 000 yuans par mois y compris les prototypes que je fais pour d’autres usines.
La différence entre les autres maîtres et moi-même, c’est que je forme des apprentis. Si tu as des compétences, tu ne dois pas craindre de te faire éliminer. Quand les apprentis viennent de l’extérieur pour demander une formation, je suis toujours d’accord. J’ai formé, en tout, une vingtaine d’apprentis ; parmi eux, une dizaine de personnes travaillent dans notre bourg aujourd’hui. Le tailleur de mon usine a été mon apprenti. J’ai travaillé en usine jusqu’à fin 2002. Depuis plusieurs années j’avais voulu faire des affaires, mais ma famille n’était pas d’accord pour plusieurs raisons, entre autres, parce que l’usine retenait une partie de mon salaire. Cela représentait entre 5 000 et 10 000 yuans. L’usine retient toujours une partie de salaire annuel des employés pour qu’ils ne partent pas facilement. Chaque année, si après le nouvel an chinois, on revient travailler, l’usine verse le reste du salaire de l’année. Vers la fin de l’année 2002, j’ai décidé d’arrêter le travail pour me lancer dans les affaires. Avant cela, j’ai acheté un logement. Je devais l’acheter, parce que mes parents me disait toujours : « Tu n’as même pas un logement à toi pour le mariage, comment vas-tu faire, si tu perds de l’argent dans les affaires ? » Pour les rassurer et pour qu’ils ne soient pas contre mon projet, j’ai d’abord acheté un logement. Ensuite, mes parents me disaient : « Tu n’as même pas de femme, comment peux-tu faire du commerce tout seul ? ». Enfin, ils ont cherché à me dissuader par tous les moyens, parce qu’ils pensaient que j’avais déjà un salaire élevé en usine. Ils ne comprennent pas pourquoi je rêve toujours d’autres choses. Pour moi, c’est impossible de toujours faire la même chose.
6Comme beaucoup de migrants, en venant à Yiwu, Zhang Tianjun avait pour objectif de réussir dans le commerce. Pour ce faire, le passage en usine semble nécessaire afin d’acquérir un capital pour se diriger ensuite vers le commerce. Il a démarré ses activités commerciales sans avoir de projet précis. Cette deuxième étape de son parcours professionnel a duré deux années de 2003 à 2004 : elle est marquée par des échecs successifs. Zhang Tianjun retombe dans la précarité. Avec sa femme, ils cumulent plusieurs activités : petit commerce, fabrication de foulards, intermédiaire commercial au marché.
Se convertir dans le commerce
À l’âge de 24 ans, j’ai fait connaissance de ma femme. Elle vient aussi du Jiangxi. Elle travaillait à Yiwu. Elle avait une copine qui, à ce moment-là, travaillait dans la même usine que moi. Quelquefois elle venait voir sa copine. Je la trouvais pas mal et je voulais qu’elle devienne ma copine. Mais elle était très jeune, elle ne voulait pas. Elle est ensuite rentrée dans le Jiangxi. Je n’avais plus de nouvelles d’elle. Un an plus tard, elle est revenue à Yiwu. Un jour, elle est venue voir sa copine, et je l’ai aperçue alors qu’elle repartait. J’ai pris mon cyclomoteur pour la rattraper. Elle est montée dans un bus, mais moi, j’ai barré la route au bus et je lui ai demandé de descendre. À partir de là, nous avons commencé à nous fréquenter.
J’ai quitté l’usine en juillet 2003 pour me lancer dans les affaires avec un cousin. J’ai mis 100 000 yuans, mes dix ans d’économies, mon cousin a mis 30 000 yuans. Nous avons loué un stand de 1 m sur 1 m au marché Huangyuan pour 6 000 yuans de location pendant un an. Nous aurions pu l’acheter pour 100 000 yuans. En même temps, nous avons monté un atelier familial à Suxi en louant un local de 300 m2. La location coûtait 9 000 yuans par an. Ce n’était pas cher. Nous avons embauché une dizaine d’ouvriers, mais nous ne savions pas quoi fabriquer. Nous allions au marché pour voir ce qui se vendait bien et nous fabriquions ensuite les mêmes choses. Nous nous sommes fixés sur trois produits : foulards, gants ou accessoires de décoration. Nous avons finalement choisi les foulards, parce que je connaissais un peu les tissus. Nous devions choisir nous-mêmes les tissus et les motifs. Cela est dans mes compétences. Je pense aussi que j’ai bon goût. Pour les gants et les articles de décoration, c’est moins dans mes capacités. Les chemises sont compliquées à faire, et de plus, il n’existe pas vraiment de marché pour les chemises.
On a donc décidé de faire des foulards, mais c’était difficile de trouver les bons tissus. Je suis allé me renseigner auprès des chauffeurs qui transportaient des tissus pour des usines de foulards et leur ai demandé de nous emmener chez des fabricants de tissus. Si nous achetions des tissus sur le marché de Yiwu, c’était beaucoup plus cher. Les fabricants de tissus se trouvent à Shaoxing. Le chauffeur nous a emmenés directement à l’usine. Nous avons commencé à fabriquer des foulards et les vendions en gros sur le marché dans notre stand. Au début, ce n’était pas rentable, car nous ne connaissions pas grand-chose sur le commerce. À la fin de la première année, nous étions en déficit. Nous avons perdu environ 100 000 yuans. La deuxième année, je me suis séparé de mon cousin. Nous n’avions pas la même vision des choses. Comme nous n’avions pas beaucoup d’argent, il faisait des économies partout en utilisant des tissus de mauvaise qualité. Moi, je pensais qu’il valait mieux utiliser de bons tissus pour attirer des clients. Au marché, je voulais trouver un endroit plus visible pour le stand, mais c’était plus cher ; alors que mon cousin pensait qu’il valait mieux trouver une location peu chère. Finalement nous avons décidé de nous séparer.
Tomber dans la précarité
Mon cousin continue les affaires de foulards avec tous nos anciens clients. Moi, avec ma femme, nous avons recommencé à zéro. J’ai emprunté 50 000 yuans à mes sœurs. J’ai gardé mon atelier et mon stand au marché Huangyuan. Je continuais à faire des foulards, mais ça ne marchait toujours pas bien. Nous n’avions plus beaucoup d’argent. Nous faisions des économies partout. Ma femme faisait tout le temps les comptes. Elle ne dépensait pas plus de 10 yuans par jour, or le trajet quotidien de Suxi au marché de Huangyan coûtait déjà 7 ou 8 yuans. Nous avons loué un pas de porte de 17 ou 18 m2 dans une rue spécialisée. Ma femme travaillait au magasin et moi dans l’atelier. J’ai été obligé de chercher d’autres boulots pour compléter les revenus. J’avais un scooter, j’en profitais pour prendre des passagers sur mon trajet en allant au marché. Une fois, j’ai emmené quelqu’un à la gare. À l’arrivée, je me suis fait attraper par des contrôleurs. Il était interdit de transporter des passagers sur un scooter. Ils m’ont confisqué le scooter. Pour le récupérer, il fallait payer entre 2 000 et 5 000 yuans. Je n’avais pas assez d’argent et j’ai laissé tomber. J’ai acheté un tricycle et j’allais au marché acheter des pièces pour articles de décorations : par exemple, des bijoux fantaisie. Ensuite, j’allais à la campagne de Suxi pour chercher des gens qui faisaient des assemblages de bijoux. J’étais intermédiaire. Je passais des commandes chez les paysans sous-traitants en leur fournissant des pièces détachées et je récupérais ensuite les produits finis pour les revendre au marché. Ainsi, pour un collier, je payais 7 maos aux fabricants sous-traitant et je le vendais 1 yuan aux commerçants du marché. Je gagne la différence. Pendant six mois, j’ai fait ce travail pour gagner un peu plus d’argent. C’était dur. Transporter des objets de décoration en métal avec mon tricycle était très lourd. Quand il pleuvait, j’étais trempé. J’avais vraiment envie de pleurer.
Reprendre le commerce de foulards
Petit à petit les affaires de foulards remarchaient. J’allais souvent observer au marché. Un jour, sur le marché, j’ai découvert une sorte de rose décorative ; la fleur peut s’ouvrir. J’ai pensé que ce serait très joli de la mettre sur un foulard. J’ai fait des essais et ces foulards se sont très bien vendus. Cette décoration peut être mise aussi sur un sac ou un vêtement. Au bout d’un an, j’ai fait 100 000 yuans de bénéfice. Avec cet argent, j’ai acheté une camionnette et renouvelé la location de mon stand au marché pour une nouvelle année. Avec le temps, j’ai aussi cumulé pas mal d’expériences dans la sous-traitance. Je sais que pour tel produit, on peut trouver telle pièce à tel endroit. J’ai remarqué que les tissus à la mode pour les vêtements sont souvent à la mode pour les foulards l’année suivante. Vers la fin de l’année 2004, au marché, j’ai vu une matière qui brille dans des objets de décoration pour les cheveux. Je me suis demandé si je pouvais aussi m’en servir pour des foulards. J’ai fait quelques prototypes et je les ai accrochés au magasin de ma femme dans la rue spécialisée. Des gens les voyaient, les touchaient, prenaient des notes et repartaient. Ma femme faisait de la publicité. Des commandes sont vite arrivées.
7À partir de la fin de l’année 2004, Zhang Tianjun va s’en sortir et connaîtra un changement important dans son parcours. Au cours de cette toute dernière étape jusqu’en 2009, il crée des activités entrepreneuriales qui s’inscrivent dans une dynamique de diversité des produits et d’internationalisation tout en combinant des activités de production et de commercialisation. C’est en observant le marché de Yiwu que Zhang Tianjun ajuste ses activités et saisit des opportunités. Son entreprise connaît un essor fulgurant, et lui-même a connu une ascension sociale importante.
Devenir entrepreneur
En septembre 2004, des étrangers ont commencé à passer des commandes chez moi. Ils passaient par des intermédiaires, en l’occurrence, des sociétés de commerce à Yiwu. Je n’avais pas de contact direct avec des clients étrangers. Ils commandaient souvent entre 6 000 et 10 000 foulards. Quand les commandes sont arrivées, je ne pouvais absolument pas prévoir le prix de vente. J’ai donné un prix très approximatif, très flou, parce qu’il y avait beaucoup de choses imprévisibles dans la fabrication. Je ne connais pas le coût du revient d’avance. La première commande de 7 000 foulards a été faite par des Espagnols. Je n’avais pas d’équipement pour la réaliser. J’ai sous traité cette commande à une usine de Xiaoshan. Mais les étrangers ont trouvé des défauts de fabrication. Ils ont refusé les marchandises. Je n’ai pas osé le dire à l’usine, j’ai stocké ces foulards chez moi. Je suis allé emprunter de l’argent. À partir de la deuxième commande, cela a bien marché. J’ai gagné deux millions de yuans en un an. Au bout de trois ou quatre mois, d’autres usines ont commencé à nous imiter.
En 2005, j’ai acheté un bâtiment de six étages, dont un étage pour mon habitation, le reste pour la fabrication. Quand je ne peux pas fabriquer ici, dans mon usine avec certains tissus, je sous-traite : cette usine de sous-traitance a des machines plus performantes. Quelquefois, du point de vue du chiffre d’affaires, les bénéfices sont plus importants dans la sous-traitance que dans la production dans ma propre usine. J’ai une centaine d’employés ici. Il est facile de trouver de la main-d’œuvre à Yiwu. La plupart de nos employés sont des migrants. Leur salaire varie entre 1 500 et 4 000 yuans.
Aller vers la mondialisation
J’ai, depuis 2005, de plus en plus de clients européens. Je m’adapte à leurs demandes. Je travaille toujours avec des clients par l’intermédiaire des sociétés de commerce. Nous leur proposons nos modèles. Les clients peuvent aussi nous apporter des échantillons. Nous fabriquons selon leur demande. Les clients nous apportent beaucoup d’informations et nous permettent de mieux connaître le marché étranger. Ma femme et moi, nous allons souvent au marché afin de trouver des nouveautés pour les proposer aux clients. Les clients européens cherchent aussi des accessoires qui vont avec des foulards. À partir de 2006, par l’intermédiaire des compagnies de commerce, nous commençons à travailler avec des supermarchés européens : C&A, New Look, etc. Avec les Européens, cela marche bien : ils paient dans les temps. Les gens du Moyen-Orient posent souvent des problèmes. Ils traînent beaucoup pour payer.
En 2008, j’ai obtenu un stand au marché Futian. Comme j’avais un stand dans l’ancien marché, Huangyuan, cela me donnait le droit d’entrer au nouveau marché Futian en priorité. C’est la politique de la ville. J’étais locataire de l’ancien stand. Quand le vieux marché Huangyuan a été détruit, la mairie nous a attribué une place au marché Futian. J’ai acheté mon stand pour 100 000 yuans. Maintenant, si je le revends, il vaudra 1 million de yuans. Le stand nous a presque été offert dans ce sens. C’est la politique de Yiwu. Mon stand au marché Futian fait 14 m2. L’année dernière, j’ai acheté un deuxième stand pour 950 000 yuans, maintenant je pourrais le revendre 1,5 million de yuans. Ce deuxième stand est à côté du premier. Mon stand s’est donc agrandi. Ce n’est vraiment pas cher. Dans aucune autre ville, on peut trouver ce genre de politique en faveur des commerçants. Le stand permet d’exposer des produits pour attirer de nouveaux clients. Quand on a deux stands, cela fait bonne impression. Mais en fait, les vieux clients viennent directement à l’usine pour passer des commandes.
Je vends maintenant 70 % de mes produits à l’exportation. Sur le marché chinois, les foulards sont vendus selon les saisons, alors qu’à l’étranger, il n’y a pas de saison. Depuis 2008, j’ai des contacts directs avec des clients étrangers, du fait que je participe aux foires de Shanghai, de Hong-Kong ou d’ailleurs. Depuis cette crise économique, les étrangers souhaitent avoir des contacts directs avec les usines, au lieu de passer par des intermédiaires. Maintenant je n’expose plus de nouveaux produits au stand, parce que les gens copient tout de suite mes modèles. Mes foulards suivent bien les tendances du marché étranger. Il y a quelques milliers de stands de foulards au marché Futian. Il y a beaucoup de concurrence. Mais nous sommes performants. En 2007, j’ai recruté un employé parlant anglais et maintenant j’en ai douze qui travaillent directement avec des clients étrangers. La communication directe permet aux clients étrangers de faire des économies.
Maintenant, j’ai ma propre marque Pizihu « un voyou renard ». Cette marque ne peut pas être enregistrée en Chine : le nom de la marque n’est pas correct, parce qu’il y a le mot « voyou ». Cela fait six ans que je demande l’enregistrement, mais je n’ai pas réussi. Du coup, j’ai inventé un autre nom pour l’enregistrement. Il faut trois ans en général pour enregistrer une marque. Souvent l’usine est déjà fermée quand la marque est enregistrée.
8Zhang Tianjun a su profiter de la politique des autorités locales favorable aux commerçants : location avantageuse d’un stand au marché et incitation à combiner le commerce et la fabrication, etc. La croissance rapide du marché de Yiwu et la politique économique favorable aux petites entreprises donne une grande flexibilité aux entrepreneurs pour passer d’un produit à un autre et du commerce à la production7. Zhang Tianjun s’organise pour articuler plus fortement ses activités de production et ses activités commerciales pour approvisionner les réseaux internationaux sur lesquels il travaille dorénavant, selon le modèle de fabricant et de transformateur-marchand que l’on voit couramment se développer à Yiwu. Il cible aujourd’hui le marché européen et américain avec 70 % des produits à l’exportation dans des produits de moyen de gamme. Il vend des produits de la sous-traitance et aussi les produits de sa propre marque : foulards, bonnets, ceintures et vêtements en jean ainsi que des objets de décoration, etc. À l’heure de la mondialisation, le marché de Yiwu se modernise et s’internationalise. Tianjun en a pris conscience. Il développe les produits de sa propre marque, modernise la gestion de son entreprise et se rend régulièrement sur les foires afin de rester en contact permanent avec le marché. Avec la nouvelle organisation de ses activités, branchée essentiellement sur le réseau de vente européen et américain, Tianjun fait de son entreprise une des meilleures classée dans le Top 50 à Yiwu8.
9Cette réussite économique s’accompagne d’une ascension sociale. En tant qu’entrepreneur migrant qui a réussi, Zhang Tianjun devient un personnage public et cumule des fonctions et des titres honorifiques. Il s’est vu attribuer le titre de « meilleur travailleur migrant » (youxiu wailai jianshezhe : excellent contributeur venant de l’extérieur). Il a été élu représentant de la Chambre de commerce et d’industrie de Yiwu, il est membre à la Conférence consultative politique (zhengzhi xieshang weiyuanhui) de la ville de Yiwu9 et vice-président de l’Association des entrepreneurs du Jiangxi à Yiwu. Cette ascension politique garantit ainsi la prospérité de son entreprise.
Notes de bas de page
1 http://www.ywnews.cn/content/201204/22/ywnews_140363.htm (consulté le 21 sept 2012).
2 Zhang Tianjun est le frère de Zhang Tianying, voir la partie II.
3 Sheng Shihao, 2004.
4 Guiheux, 2003.
5 Shi Lu et Ganne, 2009.
6 Une parole de Mao Zedong (Mao Tsé-toung).
7 Guiheux, 2012.
8 http://www.ywnews.cn/content/201204/22/ywnews_140363.htm (consulté le 21 septembre 2012).
9 La conférence consultative politique est officiellement un parti démocratique. Comme tout parti démocrate, il est allié du Parti communiste chinois.
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Les voix de migrants
Ce livre est cité par
- Husson, Laurence. (2020) At a Moment’s Notice. Indonesian maids write on their lives abroad, collected and translated by Jafar Suryomenggolo. Copenhague: NIAS Press, 2019, 219 p. (Nordic Institute of Asian Studies, Voices of Asia series, n° 1). ISBN: 978-87-7694-271. Archipel. DOI: 10.4000/archipel.1789
- Desplain, Aurélia. (2019) Le capitaliste philanthrope et l’entrepreneur socialement responsable : les nouveaux « héros socialistes » de la Chine contemporaine. The Tocqueville Review, 40. DOI: 10.3138/ttr.40.2.295
Les voix de migrants
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