Trouver sa propre voie : réseau familial dans la distribution de journaux
p. 167-178
Texte intégral
LIU Laibing, 36 ans, marié et un enfant
1966 :
– Naissance dans le Jiangsu
1981 :
– Diplômé du collège
1981-1987 :
– Travaille dans une usine de fabrication de nouilles
– Élevage de crabes dans le Jiangsu
1987 :
– Entre dans l’armée
1993-1997 :
– Quitte l’armée
– Fait du commerce de vêtements à Shanghai
– Agent de sécurité à Wuxi dans le Jiangsu
– Retour au village et crée un atelier de fabrication de poudre à lessive
1997 :
– Revient à Shanghai
– Vendeur de journaux et responsable d’un centre de distribution de journaux
1La discussion avec un jeune vendeur de journaux dans un marché à Shanghai en 2002 nous amène à découvrir un réseau de migrants d’une soixantaine de personnes autour d’une famille et d’une même activité : la distribution et la vente des journaux. Les entretiens que nous avons menés auprès de certains d’entre eux permettent de suivre le parcours de migration de cette famille et donnent en même temps un aperçu de ce nouveau secteur d’activité : la distribution des journaux à Shanghai. Cette famille est originaire de Huaiyin, un ancien district rural de la ville de Huai’an dans la province du Jiangsu, à 133 km de Shanghai. Après la décollectivisation, comme bon nombre de paysans, cette famille se lance dans la pisciculture : élevage de crabes, une activité économique principale de leur région du lac Hongze. Ils venaient souvent à Shanghai pour la vente des crabes. Mais ce commerce ne permet pas de gagner beaucoup d’argent. L’aîné de la fratrie décide de chercher du travail à Shanghai. Son oncle, un fonctionnaire retraité, l’a introduit dans la distribution des journaux. Plus tard, les autres frères le rejoignent ainsi que des proches de la famille : cousins, cousines, neveux et oncles, voire des amis du village. Ils constituent ainsi une petite communauté à Shanghai et partagent le travail de la distribution et de la vente des journaux.
2Nous nous appuyons ici sur le récit de Laibing, le deuxième garçon de la fratrie pour la qualité d’informations fournies. Laibing a été un militaire promu au rang des cadres. Il aurait pu rester à vie et continuer son ascension sociale dans l’armée, mais il a choisi de partir au bout de quelques années à la suite d’une histoire sentimentale. Cette première expérience amoureuse qui a mal tourné a profondément marqué ce jeune militaire d’origine paysanne et lui a fait découvrir le fossé infranchissable entre le monde urbain et le monde rural. Pour prendre sa revanche, il a juré de réussir sa vie dans les affaires.
De la campagne à l’armée
J’ai 36 ans cette année. Nous sommes cinq dans la fratrie : quatre garçons et une fille. Ma grande sœur s’est mariée et elle vit à la campagne. Mon grand frère est venu à Shanghai en premier, maintenant les trois autres aussi. Aujourd’hui, les jeunes, c’est-à-dire ceux entre 17 et 22 ans, sont tous partis de la campagne.
Tout le monde veut se lancer dans des aventures. On n’est pas sûr de réussir, mais c’est mieux que de rester à la campagne. Bien sûr, s’ils peuvent réussir, tant mieux, les parents en sont fiers.
Quand j’avais 15 ans, j’ai obtenu mon diplôme de collège. Après, je suis entré dans cette usine grâce à un de mes oncles, et j’ai travaillé avec lui pour fabriquer des nouilles. C’est une spécialité de notre région. J’ai travaillé pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 17 ans. Quand j’étais petit, j’ai connu la Révolution culturelle. Personne ne travaillait. Les gens faisaient la révolution. Après, la Chine a commencé la réforme et l’ouverture. À la campagne, nous avons commencé à partager les champs, les gens ont commencé à travailler pour leur propre compte. Les paysans ont pu prendre l’initiative. La vie a changé. Dans les années 1970, à la campagne, on utilisait le transistor, et après, c’était des magnétophones, et ensuite on a connu la machine à coudre. Autrefois, les gens se servaient des buffles pour travailler dans les champs, et maintenant, c’est des tracteurs. Dans notre village, les conditions de vie n’étaient pas les pires. J’avais un camarade à l’armée qui venait du Gansu, sa grand-mère ne savait même pas ce qu’était un vélo ! Quand il rentrait chez lui, il prenait le bus jusqu’à une ville, et puis, il devait marcher pendant cinq jours et cinq nuits pour arriver à son village.
Après la redistribution des champs, les paysans ont commencé à gagner de l’argent. Le décalage entre les paysans et les citadins a beaucoup diminué. Plus les conditions de vie s’améliorent, plus les gens aspirent à une vie meilleure. Donc, pendant une période, chez nous, les gens ont commencé à faire l’élevage de crabes. Notre village est à côté du lac Hongze, l’un des cinq plus grands lacs de Chine, nous avons donc des avantages. Nous vendions des crabes à Shanghai, parce qu’on pouvait les vendre à un prix très élevé.
Quand j’étais petit, je rêvais d’être militaire. À l’école, les professeurs nous disaient toujours que les militaires sont au service du peuple, et que les militaires sont des gens de bonne qualité morale. Je les admirais. J’ai passé l’examen et j’ai eu la chance d’être pris. En 1987, je suis devenu soldat dans l’armée de l’air. Je suis parti à Bengbu dans l’Anhui. J’ai été formé pour réparer des avions. Dans notre centre de formation, les soldats venaient de toute la Chine. À la fin de la formation, nous devions être affectés dans tous les coins de la Chine. Mon oncle est venu me voir à l’armée. Il avait fait l’armée auparavant et avait une certaine position sociale. Il m’a beaucoup aidé. Il connaissait un oncle de mon supérieur, et lui a demandé de m’envoyer à Shanghai sous prétexte qu’il pouvait prendre soin de moi. Mon supérieur a donné son accord. C’est grâce à mon oncle que je suis venu à Shanghai. Les soldats qui ont pu être affectés à Shanghai étaient vraiment chanceux. Donc, en 1988, après une année de formation, j’ai été affecté à Shanghai dans une usine militaire qui fabrique des pièces détachées pour avions. Comme nous étions des militaires techniques (jishubing), nous avions des conditions de vie meilleures que celles des autres soldats. Je suis resté cinq ou six ans dans cette usine. J’ai été promu au grade de chef de la section (paizhang). Ce qui me permettrait de rester dans l’armée à vie, si je le souhaitais.
En 1989, il y avait le mouvement Tiananmen, mais à Shanghai, c’était plutôt calme. Nous avons tout de même participé à la répression, car des individus ont brûlé un train. En 1991 et 1992, il y avait une grande inondation à côté de Shanghai. Nous avons participé aux secours. Nous avons aidé les rescapés à sortir de leurs maisons et à sauver leurs biens. C’était trop dur, nous n’avions pas grand chose à manger. Le jour où nous avons terminé notre mission, les cadres locaux sont venus nous remercier. Ils ont apporté de l’alcool et de quoi manger. Comme j’étais le chef de la section, je devais faire cul sec avec tout le monde ! J’ai trop bu. À la fin, tout le monde était ivre. Je me sentais très mal, je suis sorti me promener. C’était l’hiver, il faisait très froid la nuit : j’ai marché sur une digue et je suis tombé. Heureusement, mon supérieur a remarqué mon absence, et on m’a retrouvé tout de suite, sinon je serais mort.
Quitter l’armée le cœur brisé
Après cinq ou six ans d’armée, j’ai commencé à m’ennuyer. La société chinoise était en pleine mutation. La vie était relativement dure à l’armée par rapport à la vie citadine. J’ai pourtant quitté l’armée pour un autre motif que personne ne connaissait. C’était alors un secret, mais, aujourd’hui, ce n’est plus très important. J’ai eu une liaison avec une fille ; elle était shanghaienne. À l’armée, il est interdit d’avoir des relations amoureuses. J’ai eu une mauvaise influence sur les autres. Mes parents m’avaient déjà fiancé à une fille d’un ami de mon père. Elle habitait dans le même village. Mais, cette relation ne m’intéressait pas, car je n’avais pas de sentiment pour elle. Je voulais éviter ce mariage ; c’était aussi pour cela que je me suis engagé dans l’armée. Cette fille m’a suivi jusqu’à Shanghai, elle a trouvé un travail à Shanghai, elle me rendait visite régulièrement. Elle m’aimait bien. Mais, je lui ai dit très franchement que je n’avais aucun sentiment pour elle. Pour moi, elle était une sœur. Finalement, elle a compris. Elle a abandonné cette idée et a quitté Shanghai. Elle est partie à Kunshan dans le Jiangsu, pas loin de Shanghai et s’est mariée là-bas.
Cette fille shanghaienne était élève dans un lycée professionnel de comptabilité. Pendant l’année scolaire, les élèves devaient venir à l’armée pour recevoir des entraînements militaires. À la fin du stage, elle m’a demandé mon adresse et mon numéro de téléphone. Je lui ai dit que nous avions des règles strictes à l’armée. Mais elle a dit que notre rencontre était décidée par le destin, elle voulait garder le contact. Elle était très sincère. La semaine suivante, elle est revenue me voir. Nous avons passé un dimanche ensemble. Puis, j’ai reçu une lettre d’amour d’elle. J’avais 22 ans, j’étais mûr, j’ai beaucoup réfléchi, mais comme elle était vraiment sincère, j’ai dit oui ! Elle me téléphonait et m’écrivait tous les jours. Nous nous sommes fréquentés en cachette pendant plus d’un an. Le chef de mon unité a finalement découvert cette relation et il m’a convoqué. C’était très grave : ce que j’avais fait était pour lui une transgression aux règles de l’armée. De plus, notre relation amoureuse était connue des parents de ma petite-amie. Ses parents ne voulaient pas marier leur fille unique à un paysan. Son père est venu voir mon chef. Il m’a reproché de draguer sa fille avec de mauvaises intentions. Sa mère est venue aussi et m’a insulté devant tout le monde. Je leur ai bien expliqué, mais ils ne voulaient rien entendre. La fille a été enfermée et frappée par ses parents. Après réflexion, j’ai demandé à cette fille de rompre cette relation. Mais elle n’était pas d’accord. Je lui ai dit qu’il y avait trop d’écarts entre nous, et de plus, j’étais militaire. Je me suis forcé à ne plus répondre au téléphone ni à ses courriers. Après avoir arrêté cette relation, j’ai été très déprimé, je ne voulais rien faire. Mon chef d’unité m’a convoqué à nouveau. Je lui ai dit que je souhaitais quitter l’armée. Je suis parti à la fin de l’année 1993.
Se lancer dans les affaires
J’ai loué une petite chambre à côté de l’usine de l’armée. Quelque temps plus tard, j’ai fait connaissance d’une fille migrante originaire du Zhejiang. Nous avons vécu ensemble pendant plus d’un an. À la fin, nous n’avions plus d’argent. Il fallait que je trouve du travail très vite. J’ai fait du commerce de vêtements : j’en achetais en gros à Shanghai et les revendais à la campagne. Mais, comme je n’avais pas d’expérience, j’ai perdu plus de 1 000 yuans ! J’étais désespéré, et j’ai recommencé à chercher du travail. J’ai appris qu’on recrutait d’anciens militaires comme agents de sécurité dans des entreprises. Je suis allé me présenter et j’ai été pris. Je suis donc parti à Wuxi. Dans cette ville, il y a beaucoup d’entreprises. J’ai travaillé pendant trois ans dans une entreprise comme agent de sécurité. Le travail était facile, je suis devenu chef des surveillants. Là-bas, j’ai rencontré ma femme. Elle vient du même village que moi. Elle travaillait dans cette usine textile. C’est un ami qui me l’a présentée. Mon père faisait beaucoup de pression sur le mariage : j’avais 27 ou 28 ans, il fallait que je me marie très vite. Je me suis donc marié avec elle. Après le mariage, nous avons eu un enfant. Ma femme est rentrée au village pour l’accouchement. J’étais tout seul à Wuxi. Je gagnais 300 yuans par mois. Mon salaire n’était pas suffisant pour élever un enfant. J’ai démissionné pour rentrer au village. Je voulais monter un atelier pour fabriquer de la poudre à lessive, mais, je n’avais pas d’argent, donc, j’ai demandé de l’aide à mon frère aîné. Il m’a prêté 10 000 yuans. J’ai suivi une formation et acheté une machine et le matériel nécessaire. Mais je n’ai pas réussi, car ma petite machine n’était pas assez performante pour fabriquer de la lessive de bonne qualité. Je voulais changer de machine, mais il ne me restait plus d’argent. J’ai perdu quelques milliers de yuans dans cette affaire. Je ne pouvais donc plus rester à la campagne. Je suis revenu à Shanghai le 1er juillet 1997 dans l’idée de travailler pour rembourser mes dettes. Je suis allé voir mon oncle à Shanghai. Il m’a trouvé du travail tout de suite.
3Après avoir vécu quelques expériences avec plus d’échecs que de réussites, Laibing revient à Shanghai pour faire appel à son oncle, personnage clé dans l’organisation de la migration de cette famille. Ce dernier est un ancien militaire et fonctionnaire retraité au journal Libération (Jiefang ribao). Par ses relations à Shanghai, il a aidé ses proches de la campagne à s’insérer dans un nouveau secteur d’activité : la distribution des journaux.
4Jusqu’en 1988, il existait 3 journaux quotidiens à Shanghai : Libération (Jiefang ribao), Le Soir Xinmin (Xinmin wanbao) et Wenhui (Wenhuibao), tous sous l’emprise des organes du PCC. Depuis une vingtaine d’années, le marché de la presse écrite explose. Nous trouvons actuellement à Shanghai 46 journaux et magazines édités par la ville de Shanghai, dont 10 quotidiens, 9 revues hebdomadaires et 27 revues spécialisées1, sans compter de nombreux journaux et revues édités par d’autres villes et provinces. Le service public du bureau de poste avait traditionnellement le monopole du marché de la distribution de la presse écrite. Avec l’expansion du marché de la presse écrite, émergent d’autres circuits de distribution : sociétés privées ou semi-privées. À partir de 1998, réapparaissaient dans les rues de Shanghai les kiosques à journaux (Dongfang shubaoting : kiosque à journaux de l’Orient). Leur création a bénéficié du soutien du pouvoir public dans le cadre du programme d’aide à la réinsertion professionnelle des chômeurs shanghaiens2. En 2000, a vu le jour la première société privée de distribution des journaux (Quanrisong). Comme beaucoup d’entreprises privatisées en Chine, cette société est en réalité financée en partie par la municipalité et les groupes Wenxin, Libération, et la poste et télécommunications3. Elle se charge de la livraison des journaux et revues dans les entreprises, les supermarchés et les kiosques ainsi que chez les particuliers. Cette privatisation de la distribution des journaux a connu cependant des difficultés. Après les deux premières années d’expérience, la société Quanrisong était en déficit et a été réintégrée dans la poste sur la décision de la municipalité de Shanghai. À la même époque, certains journaux commencent à créer leurs propres réseaux de distribution. Le journal Libération a été le premier à mettre en place son circuit de distribution et de vente de journaux. Les autres principaux journaux de Shanghai suivront plus tard. Nous comptons aujourd’hui neuf grandes sociétés de distribution privées à Shanghai.
5Les migrants vendeurs de journaux que nous avons rencontrés en 2003 travaillent pour le journal Libération. Ils mènent deux types d’activités. D’une part, ils vendent des journaux ou en livrent dans des entreprises, supermarchés, kiosques ou chez des particuliers ; et d’autre part, certains d’entre eux travaillent de plus pour un centre de distribution en organisant leurs propres équipes de distribution. C’est le cas de Laibing. Il dirige une équipe de quelques personnes dans un centre de distribution du journal Libération, et en parallèle il est aussi vendeur de journaux pendant son temps libre.
Entrer dans la distribution des journaux
Je travaille pour un centre de distribution. Chaque journal a des centres de distribution dans chaque quartier de Shanghai ; il y a une vingtaine de centres de distribution à Shanghai. Mon travail consiste à répartir les journaux selon les points de vente et aussi les noms des entreprises abonnées. Il faut livrer les journaux le plus vite possible. Chaque matin, au centre, je prépare des journaux avec une liste de facteurs qui sont sous ma responsabilité. Selon les noms des journaux et la quantité de chaque journal, je prépare des paquets pour chaque facteur. Ils viennent les chercher au bureau. Je commence à 3 heures du matin et les vendeurs viennent les récupérer à 6 heures. À 7 heures, je finis mon travail. Quand j’ai commencé ce travail, je gagnais 500 yuans par mois. Comme j’étais libre dans la matinée, mon oncle m’a trouvé un deuxième job : livrer des journaux dans des supermarchés, des bureaux ou chez des abonnés particuliers. J’étais aussi livreur. Je gagnais 400 yuans de plus par mois. Dans l’après-midi, je recommençais au centre de distribution pour préparer le journal Le Soir Xinmin. J’en livrais aussi. Je gagnais encore 400 yuans de plus par mois. Cela faisait 1 300 yuans par mois. Dans l’après-midi, j’avais encore un autre travail. Je vendais aussi des journaux sur mon étalage dans un marché. Quelquefois, après la livraison des journaux, je profitais de mon trajet de retour pour vendre des journaux au centre-ville. Je m’arrêtais à la rue Nanjing, j’installais mon étalage mobile. En fait, il était interdit d’installer un étalage dans certaines rues.
Pendant mes premières années dans ce travail, je n’avais pas de temps libre. Mais, j’avais des dettes à rembourser, je n’avais pas le choix. J’ai travaillé à ce rythme pendant presque un an, j’ai pu économiser 10 000 yuans. J’ai tout remboursé et je me sentais soulagé. Quand ma situation s’est améliorée, j’ai fait venir ma famille. C’est aussi grâce à mon oncle que ma femme a trouvé du travail dans une usine de la poste. Elle travaille toujours chez eux depuis 1998. Dans cette usine, la plupart des ouvriers sont des Shanghaiens. Ma femme est une des rares migrantes.
À Shanghai, nous sommes nombreux dans la famille, plus de 60 personnes, tous plus ou moins dans le secteur des journaux. Il y a mes frères, mon oncle maternel et ses fils, des fils de mon oncle du côté paternel, etc. Ils sont tous à Shanghai. Les gens circulent beaucoup, c’est comme dans l’armée, les anciens partent, les nouveaux arrivent. Mon oncle du côté de ma mère a 45 ans. Il a travaillé dans une usine au village, mais l’usine a fait faillite : et cela fait un an qu’il vit à Shanghai, il aide mon grand frère à surveiller son étalage de journaux.
Il y a quelques années à Shanghai, les entreprises ont commencé à licencier les salariés. La nouvelle politique est d’embaucher en priorité les chômeurs shanghaiens ! Je ne suis pas de Shanghai, donc, j’ai été licencié par le centre. Du coup, j’ai fait un étalage dans la rue pour vendre des journaux. Mais, je pensais qu’un seul travail ne suffisait pas, donc, j’ai commencé à chercher un autre travail. Le bureau des journaux où j’avais travaillé est venu me demander d’y retourner, car ils avaient besoin de gens avec de l’expérience. Après avoir repris mon travail dans le journal Libération, je suis devenu le chef du centre de distribution. Cette fois-ci, ils me paient 1 000 yuans par mois ! Je me suis chargé de la distribution de toutes sortes de journaux pour un quartier. J’ai six facteurs sous ma direction. Ils peuvent gagner 2 ou 3 mao4 sur un journal. Dans un quartier, il y a beaucoup de rues. Chaque facteur se charge d’un secteur, c’est-à-dire de plusieurs rues bien définies. Les responsabilités sont ainsi bien déterminées.
De plus, je livre moi-même des journaux dans des points de vente et à des entreprises. Donc, je gagne un double salaire, 2 000 yuans par mois maintenant. Par ailleurs, l’étalage de journaux m’apporte quelques centaines de yuans chaque mois. En fait, je ne travaille pas à l’étalage, mais j’embauche un garçon pour vendre des journaux à ma place. Je le paie chaque mois. Ma femme, de son côté, peut gagner à peu près 800 yuans par mois. Notre niveau de vie s’améliore ici. Mais moi, je pense qu’il ne faut pas être trop optimiste, car dans la vie, il y a toujours des aléas. Cela fait deux ans que je reprends ce travail, et maintenant, je risque à nouveau d’être licencié ! Le bureau de journaux a fermé ce centre de distribution. Il est remplacé par une société privée. Pour être embauché, il faut avoir un diplôme de maîtrise au minimum. Il faut, de plus maîtriser l’informatique. Moi, je n’ai pas de diplôme, je ne connais pas l’informatique. Je suis censé partir. Je regrette de ne pas avoir continué mes études. Mais, à l’époque, les gens comme moi avaient très peu de chance de faire de bonnes études. De plus, à la campagne, un diplôme de collège était déjà pas mal. Pour le moment, je dois continuer à travailler au centre de distribution. Car les nouveaux venus connaissent des théories, mais, ils n’ont pas d’expérience. Donc, je dois les aider. Mais, ce ne sera pas pour longtemps !
J’ai déjà réfléchi. Je vais travailler pour un ami qui a un grand projet. Il fait la distribution de journaux pour la zone de Suzhou jusqu’à Nankin dans la province du Jiangsu. La distribution de toutes sortes de journaux dans cette région est sous son contrôle ! Je veux créer un centre de distribution au sein de sa société. Je vais recruter des facteurs. Je n’aurai pas de problèmes pour les approvisionnements, car j’ai beaucoup de connaissances. Je vais envoyer mes hommes pour trouver des clients, il y aura une prime pour ceux qui en trouvent. Je suis en train de demander une autorisation pour la distribution de journaux. Il faut un certificat pour créer un centre. Pour faire la demande, j’utilise le nom de quelqu’un de Shanghai, parce que je ne suis pas Shanghaien. Je pense que si un jour je réussis, je créerai une chaîne de distribution pour vendre des journaux et des magasines dans chaque quartier de la ville ! Mais, pour l’instant, c’est juste un rêve. Il y a des concurrents, mais il ne peut pas y avoir de monopole dans ce domaine. Cela fait des années que je travaille dans ce secteur, j’ai beaucoup de relations, et j’ai des avantages.
Travailler pour l’avenir des enfants
6Pour les migrants, les enfants sont leur rayon de soleil et leur espoir pour l’avenir. Ils se sacrifient pour leur progéniture. Aux yeux des migrants, l’intégration dans la société urbaine ne peut se réaliser qu’à travers la génération des enfants. Laibing comme ses frères envoie son fils dans une école shanghaienne, un choix délibéré, malgré les frais de scolarité élevés. Pour lui, la qualité de l’enseignement dans les écoles shanghaiennes permettra une assimilation dans la société urbaine et assurera l’accès au marché du travail en ville.
J’ai un fils de 8 ans. Il est très intelligent, il a de bons résultats à l’école. Il est en deuxième année de l’école primaire. Notre fils parle maintenant l’anglais. En plus, il commence à apprendre à travailler sur l’ordinateur. Nous l’avons mis dans une école shanghaienne au lieu d’une école pour les enfants migrants, parce qu’à l’école des migrants, la qualité de l’enseignement n’est pas bonne. Les enfants n’apprennent que le chinois et les mathématiques. Aujourd’hui, ce n’est pas suffisant ! Pour entrer dans une école shanghaienne, il faut réussir un test ; il faut de plus, payer une somme d’argent assez importante, 5 000 yuans à l’entrée ! Mais, les Shanghaiens ne les payent pas. De plus, le test est plus facile pour eux que pour nos enfants ! Chaque semestre, nous payons 100 yuans de plus que les Shanghaiens. Aujourd’hui, toutes les écoles ont des problèmes financiers, l’argent que nous versons sert à acheter des livres et du matériel. C’est ainsi que la qualité de l’enseignement peut s’améliorer ! Je pense que notre génération a eu une vie trop dure ; nous avons eu très peu d’éducation. Mais, nous n’avons pas le droit de laisser nos enfants revivre la même chose. Donc, même si nous travaillons dur, il faut que nos enfants reçoivent une bonne éducation. À Shanghai, tout est cher, mais, nous faisons de notre mieux. Pour nous, c’est aussi un investissement, nous espérons que notre enfant aura un bel avenir. Et surtout, qu’il ne fera pas la même chose que les enfants du village, c’est-à-dire, bosser dans les champs.
7L’arrivée massive des migrants dans les grandes villes au cours des années 1980 et 1990 a été souvent assimilée à l’insécurité sociale et à une menace sur les emplois urbains. En ville, une série de mesures ont été prises pour contrôler le séjour des migrants. Dans les lieux publics, les contrôles d’identité sont une pratique courante, et les migrants éprouvent un sentiment de discrimination.
Lutter contre la discrimination
Dans certaines rues du centre, il est interdit de vendre des journaux à l’étalage. Mais quelquefois, nous essayons quand même. Nous sommes à vélo. Souvent, des contrôleurs font leur ronde. Nous les appelons des « chats noirs » (heimao). Je n’apprécie pas leur méthode de travail, parce qu’ils ne nous donnent pas d’autorisation pour vendre des journaux au centre-ville. Chaque fois qu’ils interviennent, ils nous font payer une amende. Une fois la somme réglée, ils nous laissent travailler toute la journée ! En fait, ils ne s’intéressent qu’à l’argent ! Ce sont des chômeurs qui travaillent pour le quartier comme contrôleurs ! Quand je les vois, je me sauve. Quand ils partent, je reviens. C’est la stratégie du président Mao : « Quand les ennemis reculent, j’avance, et quand les ennemis avancent, je recule » (ditui wojin, dijin wotui) ! Je n’ai pas le choix. Car l’amende est au moins de 20 yuans, cela représente une journée de travail. On parle de la démocratie, mais, je ne la vois pas ! Je pense que c’est plutôt la discrimination pour les migrants.
L’année dernière, un soir, alors que mon grand frère rentrait à la maison, il a rencontré des contrôleurs dans la rue et a dû dire quelque chose de déplaisant. Ils voulaient l’arrêter. Il s’est défendu. Les contrôleurs ont fait venir une dizaine d’hommes. Ils l’ont frappé ! Ils l’ont traîné par terre jusqu’au commissariat. Mon grand frère était tout bleu ! Nous sommes allés voir le responsable du commissariat pour avoir une explication. Mais, il a répondu que ses hommes ne l’avaient pas frappé et il ne voulait pas relâcher mon grand frère. Je l’ai menacé de téléphoner à mon ancien camarade de l’armée qui était leur supérieur ! Ils ont eu peur, ils l’ont lâché. Mon ancien camarade a effectivement téléphoné au commissariat. Les contrôleurs sont venus s’excuser et nous ont demandé nos conditions de dédommagement. Nous leur avons demandé le remboursement des frais de soins et des dommages et intérêts. Ils nous ont payé 1 000 yuans.
8À l’aube du xxie siècle, certains changements importants se font jour dans la politique de la migration. À la suite de plusieurs événements et scandales – la mort d’un migrant dans le Guangdong (Sun Zhigang) et les salaires non payés dans des usines et chantiers –, le gouvernement prend conscience des risques de l’instabilité sociale. Un changement de ton dans la politique de la migration se fait sentir. Le PCC appelle à veiller sur la couche sociale fragile (ruoshi qunti : un groupe de personnes en situation de faiblesse), dans laquelle les migrants sont majoritaires. En 2002, le document no 2 du Conseil d’État reconnaît pour la première fois les contributions des migrants dans la réforme économique chinoise. Entre 2002 et 2003, plusieurs documents officiels ont été publiés, tous dans le souci de protéger les intérêts des paysans migrants : garantie du paiement de salaire, égalité des chances dans l’accès aux emplois, amélioration des conditions de travail et de vie quotidienne, formation et scolarité des enfants migrants. La migration des paysans est désormais reconnue par le gouvernement central comme une contribution indéniable de la réforme et du développement économique. Les migrants ne sont plus considérés comme la population flottante (mangliu : migrer à l’aveugle), mais ils intègrent désormais la classe ouvrière. Toutefois, la réalité sur le terrain n’est pas toujours en accord avec le discours politique.
Notes de bas de page
1 Song Chunxia, 2010.
2 Il s’agit d’un programme d’aide à l’emploi pour les chômeurs entre 40 et 50 ans.
3 On trouve deux grands groupes de journaux à Shanghai, le groupe de Wenxin fondé en 1998 et le groupe de Libération créé en 2000 et rattaché à la municipalité de Shanghai.
4 Équivalent de 2 à 3 centimes d’euro.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001