Le rêve de devenir un « col gris » : un migrant dans l’aménagement intérieur
p. 149-156
Texte intégral
LIN Yeping, 30 ans, marié et un enfant 1973 :
– Naissance dans le Jiangsu
1991-1995 :
– Lycée
– Un an d’études supérieures spécialisées à Nanjing
– Chef d’atelier dans une usine
– Chef d’atelier dans une deuxième usine
1995 :
– Arrive à Shanghai et travaille dans l’aménagement intérieur
1Les conditions d’habitat dans les villes se sont sensiblement améliorées au cours des 30 dernières années. La surface habitée par personne à Shanghai est passée de 5 m² au début des années 1980 à 20 m² en moyenne en 2006 en ville1. La réforme urbaine a induit la commercialisation des logements (zhufang shangpinhua). L’État encourage l’accès à la propriété2.
2Au départ, pour inciter les employés à devenir propriétaires de leur propre logement, l’État et l’unité de travail participent à la hauteur de deux tiers du coût du logement. Mais le logement appartient en réalité à l’État : les employés disposent uniquement du droit d’usage, tandis que l’État conserve la propriété du sol. Depuis la fin de la décennie 1990, la privatisation de l’habitat constitue un nouveau volet de la réforme de l’habitat. Les citadins doivent acquérir un logement par leurs propres moyens sans aucune aide de l’État ni des employeurs. Si en 1990, les achats de logements résidentiels occupaient 29 % de toutes les transactions résidentielles de logements, le taux d’accès à la propriété a atteint 70 % en 2005, et aujourd’hui, presque tous les logements sont privatisés en ville.
3La privatisation des logements crée un marché immobilier et fait apparaître en même temps tout un secteur d’activités de service : les logements neufs sont en général remis aux propriétaires en état semi-fini. D’importants travaux sont à prévoir : la peinture, le sol, l’ameublement, etc. L’aménagement intérieur est devenu très rapidement un secteur en pleine expansion. Les premiers présents sur ces activités sont des paysans migrants. Au départ, ces migrants circulent dans les rues comme travailleurs itinérants3 pour proposer des services de réparation en tout genre dans des quartiers résidentiels. Lorsque les citadins commencent à accéder à leurs nouveaux logements, ils font appel à ces migrants pour réaliser certains travaux. Face aux demandes de plus en plus importantes, des migrants commencent à s’organiser en petites équipes. Si dans la décennie 1980, les travaux d’aménagement intérieur se limitent encore aux travaux de tapisserie et de peinture qui demandent peu de qualifications, dans la décennie suivante, avec le développement fulgurant du marché immobilier, le secteur de l’aménagement intérieur devient plus exigeant. Dans des grandes villes, apparaissent des agences spécialisées dans l’aménagement intérieur et de grands magasins de matériaux de construction.
4Les autorités mettent fin aux transactions informelles entre les migrants et les résidents en exigeant désormais une certification pour pratiquer cette activité. L’industrie de la décoration intérieure se régularise dans la deuxième moitié des années 1990. À Shanghai, on peut trouver des rues spécialisées en agences et en bureaux d’étude. Ces agences d’architecture intérieure sont en général tenues par des Shanghaiens. Les migrants concurrencent difficilement ces agences, d’une part parce que les conditions pour fonder une société sont très contraignantes pour les non-Shanghaiens, et d’autre part, parce qu’ils ne disposent pas de fonds et que leurs compétences techniques font défaut. Les migrants itinérants sont ainsi amenés à trouver des solutions pour subsister. La plupart des équipes de migrants choisissent de s’associer avec des Shanghaiens en tant que sous-traitants pour s’insérer plus facilement dans ce secteur. Cette association peut paraître intéressante aux migrants, car sous couvert d’une société shanghaienne, ils ont plus de facilités et de légitimité pour trouver des contrats pour leur propre compte.
5Parmi les migrants travaillant dans la décoration intérieure à Shanghai, on trouve notamment les originaires du Jiangsu, réputés pour leur tradition artisanale en menuiserie, alors qu’à Beijing, les migrants de l’Anhui sembleraient les plus présents sur ce marché4. Nous avons réalisé en 2003 des entretiens à Shanghai sur un chantier d’aménagement intérieur. Il s’agit d’une équipe de 70 à 80 personnes toutes originaires du même district du Jiangsu, voire de la même localité. Ils collaborent avec cette société shanghaienne fondée au début des années 1990. En dehors des contrats signés avec l’entreprise shanghaienne, l’équipe du Jiangsu travaille en parallèle pour son propre compte. Cette équipe est dirigée par trois frères, et nous nous sommes entretenues avec le cadet Yeping, responsable de la gestion de chantier. Il est un des rares migrants diplômés et qualifiés. Après ses études au lycée, il a suivi une formation spécialisée en travaux publics. Par l’intermédiaire de sa famille, il a pu intégrer rapidement le secteur de l’aménagement intérieur à Shanghai et devient un « col gris » (huiling) comme il se définit.
De l’école à l’usine
Je suis le plus jeune de la famille. Nous sommes quatre garçons et trois filles. J’ai perdu mon père à l’âge de 14 ans. Après 1949, notre famille a été classée dans la catégorie de « paysans riches » (funong), considérée comme une mauvaise origine sociale. Mon grand frère a fait de brillantes études, mais comme nous n’avions pas une bonne origine sociale, il n’a pas pu aller à l’université. Il est donc devenu instituteur du village. En 1978, il a tenté le premier concours d’entrée à l’université5. Il l’avait préparé tout seul. Il aurait pu faire des études littéraires, parce qu’il avait toujours écrit des rapports pour le secrétaire du parti du village, mais il en avait marre. Mon grand frère a 20 ans de plus que moi. Il a beaucoup fait pour nous. Il s’est sacrifié pour notre avenir. Par exemple, il devait suivre une formation pour devenir fonctionnaire dans l’éducation nationale, mais à cause de ses petits frères et sœurs, il a abandonné. Il devait assumer son rôle de « père » à la maison. Nous, les petits frères et sœurs lui demandons toujours des conseils. J’ai vu un feuilleton télévisé Grand Frère. C’était à peu près la même histoire que celle de notre famille. Pour les 50 ans de mon grand frère, je lui ai offert la cassette vidéo de ce feuilleton.
J’ai 30 ans cette année. Après le lycée, j’ai suivi un an de formation de travaux publics dans une université à Nanjing. J’ai aimé ce métier dès mon enfance. C’était une formation de travaux d’aménagement intérieur pour les particuliers et de travaux publics (de constructions de bâtiments, par exemple). J’ai un diplôme équivalent à des études universitaires spécialisées (dazhuan). Après mes études, j’ai travaillé dans une usine comme chef d’atelier pendant un an et demi. Puis, j’ai été chef d’atelier dans une entreprise pendant deux ans dans le Jiangsu. C’était une usine d’État qui fabriquait des chaudières et des équipements chimiques. J’ai quitté cette usine en 1993. Ensuite, j’ai trouvé un travail de technicien dans une entreprise de construction. Au milieu des travaux, les ouvriers ont décidé d’arrêter le travail à cause du non-paiement de salaire. Du coup, nous sommes tous partis.
Travailler dans l’aménagement intérieur à Shanghai
Je suis venu à Shanghai en 1995. Mes deux grands frères étaient ici. Ils travaillaient dans la décoration intérieure. Quand je suis arrivé, mon grand frère voulait que je prenne son relais, car il en avait marre de travailler à Shanghai. Il voulait rentrer à la campagne. Je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu vas faire au village ? Le village est un bol, Shanghai est une marmite, quoi qu’il en soit, tu trouveras toujours quelque chose à manger dans la marmite. » Il a finalement accepté de rester avec moi. Nous avons travaillé tous les deux pendant quatre mois chez des particuliers. Après, j’ai commencé à réfléchir. Nous ne pouvions pas continuer comme ça. À deux, on n’irait pas bien loin. C’était en 1995. Je lui ai proposé de trouver d’autres personnes pour former une équipe. Il craignait de ne pas pouvoir payer les ouvriers, si les affaires ne marchaient pas. Je lui ai dit : « Je ne suis pas encore marié, je n’ai pas de charges. Je peux ne pas toucher le salaire. De toute façon, nous ne pourrons pas être en déficit. » C’est comme ça que nous avons démarré. Nous étions huit au départ. Pendant un an et demi, ça a pas mal fonctionné. Par relation, de bouche à oreille, nous trouvions toujours des clients. Si la personne chez qui nous travaillions était satisfaite, elle nous faisait connaître à d’autres personnes. Quand nous avions fini un chantier, il restait toujours des petites retouches. Les gens nous recontactaient. En 1995, j’ai proposé d’acheter un bipper pour que les gens puissent nous joindre facilement. À l’époque, un bipper coûtait cher, 1 500 yuans, mais cela permettait d’être en contact avec les clients.
Dans la même année, nous avons fait connaissance de Xiao Wu, un Shanghaien, un diplômé universitaire. C’est lui qui a créé la société Yasen, et nous avons collaboré avec lui. Nous nous entendons bien. Nous assurons le travail de chantier et lui, s’occupe de la clientèle et de la conception. Moi, je m’occupe du contrôle du chantier et de la gestion en général. Mon deuxième frère s’occupe de la qualité des travaux. Et mon grand frère gère l’achat des matériels. Il faut que tout le monde soit responsable de son travail. Par ailleurs, nous avions aussi nos propres chantiers à nous. Nos clients sont des particuliers, mais aussi des organismes. Depuis 1996, nous avons beaucoup travaillé pour les universités à Shanghai. Dans le campus de l’université de Shanghai, il y a des panneaux de journaux. C’est nous qui les avons mis en place.
Nos ouvriers sont à 95 % du Taixing, de notre village essentiellement. Ils ont tous des compétences. Ils ont tous quelques années d’expérience dans le métier. On les fait venir du village. Si nous avons besoin d’ouvriers non-qualifiés, nous cherchons sur place, on prend des gens de l’Anhui par exemple. Dans notre district du Jiangsu, nous avons une bonne réputation, parce que nous garantissons le paiement des salaires des ouvriers. Les ouvriers ont confiance en nous. Si nous faisons appel au village, ils viennent nous aider. Une dizaine d’ouvriers travaillent ici depuis 1995 sans être jamais partis ailleurs. Ces gens-là ont tous construit leur maison à la campagne avec ce qu’ils ont gagné dans notre entreprise. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas se contenter d’avoir construit une maison et d’avoir fondé une famille. Il faut penser à l’avenir des enfants.
À Shanghai, comme dans toute la Chine, ce secteur de décoration intérieure pourra encore se développer durant dix ans. Mais, ce marché va évoluer, des normes vont être établies. Je pense que comme à l’étranger, on va créer des produits standardisés, prêts à poser. C’est évident. Dès maintenant, nous devons donc non seulement consolider le réseau de clientèle, mais penser aussi à créer une usine de fabrication des matériaux. Ici, les gens commencent à vivre mieux. Quand ils achètent un appartement, le temps d’attente de la construction est court. Une fois que le bâtiment est construit, ils souhaitent y habiter très rapidement. Si nous ne pouvons pas travailler avec des matériaux prêts à poser, le temps d’attente sera trop long. Il faut fabriquer ces équipements à la chaîne. D’ailleurs, la fabrication à la chaîne garantit la qualité. Maintenant, nous fabriquons sur place des pièces sur mesure, mais il y a toujours des défauts. Nous ne pouvons pas tout faire. Par exemple, nous ne pouvons pas faire nous-mêmes les poignées de portes ; il faut les faire fabriquer en usine selon notre demande. La production à la chaîne évitera ce genre de problèmes. J’ai déjà parlé de cette idée d’usine de fabrication à Xiao Wu. Pour l’instant, Xiao Wu n’a pas l’intention de créer une usine de fabrication. Il pense que c’est trop tôt. Mais moi, je pense qu’il a tort. À Shanghai, les entreprises de décoration sont très nombreuses, mes copains sont tous dans ce secteur. Il faut trouver d’autres créneaux plus compétitifs.
Intégration sociale à Shanghai
J’ai un enfant de 4 ans. Ma famille est ici. Ma femme aussi a fait des études supérieures spécialisées comme moi. Sa spécialité est la finance. Nous attachons une grande importance à l’éducation de notre enfant. Nous faisons tous nos efforts pour sa réussite. C’est peut-être la mentalité chinoise. Les étrangers ne pensent pas comme nous. Je dis à ma femme que notre génération n’a plus beaucoup d’espoir, parce que nous n’avons pas commencé la course en même temps que les citadins. Nous devons mettre trop de temps pour les rattraper. Depuis sa naissance, notre enfant est toujours resté à Shanghai : en quatre ans, il n’a pas passé plus d’un mois à la campagne. Il n’a aucune idée de notre pays natal. Cette année, je l’ai emmené à la campagne. On lui a demandé où était son pays natal (jiaxiang), il a répondu spontanément : « Shanghai ». Maintenant, il est dans une école maternelle shanghaienne. Il ne sait pas parler notre dialecte. Avec ma femme, nous avons l’intention d’obtenir des diplômes d’université. Si nous avons un diplôme d’université, nous pouvons devenir Shanghaiens. Pour l’instant je suis des cours en formation continue. Nous faisons tout cela pour notre enfant.
Je ne crois pas que les enfants de la campagne soient moins intelligents que les enfants des villes. C’est une question d’éducation. Pour entrer à l’université par exemple, si un jeune de la campagne est autorisé à passer le concours en ville, il a peut-être plus de chance de réussir que de le passer à la campagne, parce que le nombre de places réservé aux élèves à la campagne est moins important. Par exemple dans le Jiangsu, seulement 29 % des candidats réussissent le concours universitaire, alors qu’à Shanghai 75 à 80 % des candidats peuvent entrer à l’université. La réforme de l’éducation en Chine est encore loin, l’égalité des chances n’est pas encore la réalité.
Pour l’instant, nous sommes locataires d’un appartement et nous avons l’intention d’acheter un appartement à l’avenir. Maintenant les non-résidents de Shanghai peuvent demander un prêt à la banque pour l’achat immobilier. Nous devons offrir un environnement stable à notre enfant. Maintenant, les écoles de Shanghai acceptent les enfants migrants. Avec un certificat de propriété, les enfants migrants ont les mêmes droits que les enfants shanghaiens. En tant que parents, nous devons penser à l’intérêt de notre enfant. La discrimination sociale existe toujours, mais nous devons aussi regarder la réalité. Si Shanghai laisse entrer tout le monde, les infrastructures, les écoles, etc, ne pourraient pas suivre. Tous ceux qui ont des moyens veulent venir vivre à Shanghai. Il faut donc faire beaucoup d’efforts pour avoir une place à Shanghai. Les enfants issus des milieux pauvres peuvent très bien réussir. Comme on dit en chinois : « Les enfants des pauvres grandiront plus vite » (qiongren de haizi zao dangjia). Ce qui importe, c’est éduquer les enfants. Il ne faut pas se plaindre tout le temps. Il faut toujours avoir un objectif dans la vie. Si vous avez du talent, on vous reconnaîtra un jour ou l’autre. Mes frères et sœurs pensent tous comme moi, nous devons penser à l’avenir de nos enfants. Dans le Jiangsu, la politique du planning familial est stricte. Nous l’avons compris. Ce n’est pas intéressant d’avoir beaucoup d’enfants. Il vaut mieux réussir l’éducation d’un seul enfant, c’est déjà pas mal. Le fils de mon grand frère est étudiant en master à l’université Fudan. La fille de ma sœur est aussi à l’université. Il faut avoir un diplôme. Ensuite il ne suffit pas seulement d’avoir un diplôme, il faut aussi avoir de vraies compétences.
En Chine, il existe une catégorie sociale : les cols gris (huiling), ceux qui sont entre ouvriers et cadres. J’en fais peut-être partie. Je pense qu’il faut beaucoup de cols gris, et très peu de cols bleus et blancs pour une société. De cette manière, la société chinoise peut se développer très vite. Une société doit ressembler à un ballon de rugby, le milieu est gros. Autrefois, la Chine ressemblait à une pyramide, je pense que les pays occidentaux ressemblent à un ballon de rugby, ça me paraît normal. La classe moyenne doit former une très grande partie de la société.
6Yeping est un des rares migrants qualifiés que nous ayons rencontrés. Il est aussi l’un des rares à donner sa vision sur la société chinoise et sur l’intégration sociale des migrants. Il se démarque de la plupart des migrants par son aspiration à la réussite, non seulement à la réussite économique mais aussi à la réussite sociale. Il a compris que l’éducation est le seul moyen de changer de statut social. Ses projets personnels à moyen ou long terme sont conçus dans cette perspective pour faire évoluer son statut rural : reprendre les études supérieures ou accéder à la propriété à Shanghai pour devenir shanghaien. Tous ses projets répondent à un seul objectif : assurer l’avenir de son enfant. Dans les discours des ouvriers de Yasen, nous ressentons cette forte volonté de réussite qui repose sur l’éducation des enfants. Les ouvriers de Yasen se déplacent d’un chantier à un autre dans la ville de Shanghai ou dans ses environs. Logés sur le chantier, ils passent leur longue journée au travail, de 6 heures 30 à 18 heures. Pendant la saison des récoltes, beaucoup rentrent à la campagne pour les travaux agricoles puis reviennent reprendre leur travail au chantier. Tous disent qu’ils veulent travailler dur pour une vie meilleure de leurs enfants. Ils y croient et ils y tiennent.
Notes de bas de page
1 Missions économiques de l’ambassade de France à Shanghai, 2006.
2 En 2009, le gouvernement chinois a annoncé une baisse de l'apport minimum en capital pour lancer un nouveau programme d'accession à la propriété ou un projet de logements pour revenus modérés. La mise de départ est désormais de 20 % du coût total du projet contre 35 % auparavant.
3 Guang Lei, 2005.
4 Guang Lei, 2005.
5 Après dix années de Révolution culturelle pendant lesquelles les universités ont été fermées, le concours aux études supérieures a été relancé en 1977.
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Emmanuelle Santelli
2001