Migrer avec son savoir-faire : un couple de tailleurs du Jiangsu
p. 137-148
Texte intégral
JIANG Xiaoji, 32 ans, marié et un enfant
1970-1986 :
– Naissance dans le Jiangsu
– Collège
– Apprentissage de la couture au village
1987 :
– Part travailler comme tailleur dans le Liaoning
1995 :
– Se marie
2002 :
– Retour dans le Jiangsu
– Repart à Shanghai travailler comme tailleur
LI Caifeng, 28 ans, mariée et un enfant
1974 :
– Naissance dans le Sichuan
1982-1994 :
– Arrivée dans le Jiangsu après adoption
– Collège
– Ouvrière dans une usine de chaussures dans le Jiangsu
1995 :
– Se marie dans le Jiangsu
– Rejoint son mari dans le Liaoning
1997 :
– Retour dans le Jiangsu pour la naissance de sa fille
1998 :
– Rejoint son mari dans le Liaoning
1999 :
– Retour dans le Jiangsu
2002 :
– Arrivée à Shanghai et travaille avec son mari
2005 :
– Retour dans le Jiangsu et travaille comme commerçante de vêtements
2008 :
– Rejoint son mari à Shanghai
1Dans le marché de Zhabei à Shanghai1, nous avons fait connaissance d’un couple de tailleurs, originaires du Jiangsu. Lui a 32 ans et elle, 28 ans. M. Jiang a appris la couture à la campagne et ce savoir-faire lui a permis de s’insérer rapidement dans le métier de la confection réapparu après la réforme. Dans la décennie après la réforme, lorsque les magasins d’État fournissaient encore très peu de variétés de vêtements, des artisans tailleurs d’origine rurale, notamment ceux de la province du Zhejiang, parcourent les villes chinoises au service des citadins qui commencent à mieux s’habiller. Ils s’installent dans des rues en atelier ambulant pour proposer des services de couture ou de retouche. Pendant la même période, la jeune femme travaille comme ouvrière dans une usine rurale de chaussures. Elle fait ensuite connaissance de son futur époux, et le rejoint dans le Nord-Est après le mariage. Ils ont vécu de longues années dans le Nord-Est avant de venir à Shanghai.
2Lorsque nous les avons rencontrés en 2002, ils étaient à Shanghai depuis moins d’un an. À leur arrivée, grâce aux informations fournies par leurs parents proches, migrants aussi à Shanghai, ils ont pu trouver tout de suite une sous-location dans le marché à Zhabei. Le couple loue un emplacement de 6 m2 environ dans la partie intérieure du marché réservée principalement à la boucherie, la poissonnerie et aux céréales. Une mezzanine installée dans leur atelier leur sert de lieu de vie. Le partage du travail entre eux est bien défini. La femme reste la plupart du temps dans son rôle d’assistance. Elle assure la permanence à la boutique du matin au soir : elle prend des commandes, fait de la retouche occasionnellement pour dépanner son mari et s’occupe du ménage, tandis que le mari confectionne des vêtements et s’occupe des approvisionnements en tissus. Ces activités leur permettent d’avoir un revenu mensuel d’environ 1 000 yuans à deux, alors qu’à l’époque, le revenu minimum à Shanghai était de 535 yuans par mois2. Le loyer et les dépenses quotidiennes leurs coûtent 300 à 400 yuans ; ils envoient leurs économies à la campagne où vivent encore les parents du mari et leur petite fille de 5 ans.
3Comme beaucoup de migrants, leur fille unique est restée à la campagne chez les grands-parents, car le couple ne peut pas lui assurer une vie à peu près normale à Shanghai. Les parents migrants sont peu disponibles pour s’occuper de leurs enfants au quotidien en raison de leurs longues heures de travail3. Aux difficultés financières et matérielles, s’ajoutent les contraintes politiques pour la scolarisation des enfants. Exclus du système public en ville à cause de leur statut rural, les enfants de migrants sont tout aussi stigmatisés que leurs parents dans la société urbaine. En 1996 à Shanghai, parmi les enfants de migrants, seulement 72 % des 7 à 11 ans et 38 % des 12 à 15 ans sont scolarisés. L’augmentation de l’illettrisme dans les grandes villes chinoises a sonné l’alarme auprès des autorités chinoises4. La directive publiée en 1996 par la Commission d’État autorise les enfants de migrants à rejoindre leurs parents, si personne de la famille proche ne peut s’occuper d’eux dans leur lieu de résidence permanente enregistrée. Suite à cette annonce, beaucoup de villes enregistrent une forte augmentation du flux migratoire, accompagné d’un gros contingent d’enfants d’âge scolaire. Selon la sixième enquête de la population migrante à Shanghai, en 1997, 190 000 enfants migrants de moins de 15 ans résident à Shanghai. Or, les villes ne peuvent faire face à l’accueil des enfants sans hukou urbain, faute notamment du budget accordé à cette population « hors quota ». En réalité, une telle discrimination s’explique aussi par la décentralisation de l’éducation publique. Dans le budget de l’éducation obligatoire, 87 % du financement provient des administrations de l’arrondissement en zone urbaine et du district pour la zone rurale, 11 % du gouvernement provincial et 2 % de l’État central5. Les frais de scolarités des enfants non résidents permanents alourdissent par conséquent les budgets des gouvernements locaux en ville. La municipalité de Shanghai met en place le système d’emprunt d’instruction (jiedu : emprunter pour les études) qui consiste à inscrire des enfants sans hukou urbain dans des écoles shanghaiennes moyennant les frais de scolarité (400 yuans chaque semestre) souvent associés aux frais de contribution (zanzhu), entre 1 000 et 2 000 yuans par an6. Les frais élevés mettent d’emblée une barrière pour la plupart des familles de migrants ruraux dont les revenus sont bien en dessous de la moyenne des citadins : 704 yuans contre 845 yuans en 1995 à Shanghai7.
4De ce fait, apparaissent des écoles privées pour enfants de migrants. Il en existe trois types. D’abord, les gouvernements des provinces d’origines créent et financent des écoles pour leurs enfants émigrés ; ensuite des entreprises shanghaiennes qui embauchent massivement des migrants mettent en place des enseignements pour les enfants d’employés migrants et enfin des écoles privées plus ou moins légales sont tenues par des locaux ou des migrants. À Shanghai, la première école privée pour enfants de migrants a vu le jour en 1992, et en 1997 on en trouve une centaine. Au début des années 2000, Shanghai recense plus de 500 écoles privées pour enfants de migrants réparties principalement dans des quartiers périphériques de la ville. Quelle que soit la nature des écoles, la scolarité des enfants de migrants reste une charge lourde pour les familles. L’enquête de l’Académie des sciences sociales de Shanghai de 2001 montre les écarts de frais de scolarité des enfants migrants selon la nature des écoles : 1 830 yuans dans une école publique à Shanghai, 842 yuans dans les écoles pour migrants à Shanghai et 652 yuans dans une école à la campagne8.
5En conséquence, le mouvement migratoire qui ne cesse de s’amplifier dans les campagnes chinoises fait surgir un nouveau phénomène social : le problème des enfants laissés à la campagne sans parents (liushou ertong : les enfants laissés à la campagne9). Ce phénomène commence à apparaître au début des années 1990. Les campagnes chinoises voient partir de plus en plus de jeunes en âge de travailler. Les paysans quittent la campagne seul ou en couple en confiant leurs enfants aux proches de la famille. En 2000, le nombre d’enfants mineurs vivant à la campagne sans parents ou avec un seul parent s’élève à 24,43 millions. En 2005, cette partie de la population atteint 58,61 millions, soit environ un enfant chinois sur cinq qui ne vit pas avec ses deux parents10. Parmi ces enfants, la moitié vit avec un seul parent, a priori la mère, et l’autre moitié est confiée en général aux grands-parents ou parents proches. Beaucoup de parents ne voient leurs enfants qu’une fois par an, au moment du nouvel an chinois11.
ENTRETIEN AVEC M. JIANG XIAOJI
Que faisiez-vous lorsque vous étiez à la campagne ?
Je ne travaillais pas très bien au collège. Ce n’était pas possible de continuer les études. Mes parents travaillaient aux champs. À la campagne, il n’y avait pas de travail stable. Si on va travailler à l’usine, le salaire est très bas. Nous ne voulions pas entrer en usine. Ce n’était pas intéressant. À l’usine, on peut gagner quelques centaines de yuans par mois, il faut en plus obéir aux supérieurs. Il faut respecter les règlements tous les jours.
Les parents pensaient que les jeunes devraient apprendre un métier. Avec des compétences (shouyi : savoir-faire dans un métier d’artisanat), on peut se débrouiller partout. J’ai donc commencé à apprendre la couture. Normalement, il faut apprendre pendant deux ans. Les gens de mon âge ont, à l’époque, pratiquement tous appris la couture dans le village. Quand on apprend un métier, on est plus libre. On apprend quand on est motivé et quand on n’a pas envie, on ne travaille pas. C’est cool.
Vous avez appris la couture avec un maître ?
Oui, un maître au village. Je travaillais dans son magasin pendant un an ou un an et demi, je ne sais plus. En principe, il faut payer le maître pour la formation. Mais je l’ai connu par relation, donc, je ne l’ai pas payé. Pendant la période de formation, nous travaillions en fait pour le maître, mais nous n’étions pas payés. C’était dur, il fallait tout faire pour le maître, même le ménage chez lui. Mon maître était un célibataire, il prenait souvent un apprenti pour l’aider en quelque sorte. Dans la journée, je devais apprendre la couture avec lui, et le soir, je devais lui laver son linge, faire la cuisine et le ménage. Après la formation, par l’intermédiaire des amis, je suis allé à Dalian dans le Liaoning. C’était en 1986 ou 1987.
Pourquoi partir à Dalian ?
C’est un cousin en fait qui m’a demandé de partir avec lui. À Dalian, nous travaillions dans la rue pour faire des vêtements sur mesure. Nous avons fait cela pendant 12 ans. C’était assez facile de gagner de l’argent à l’époque. Maintenant, c’est difficile. À l’époque, nous faisions aussi le travail chez des particuliers. J’ai fait cela pendant six mois. Tous les matins, nous devions nous lever à 6 heures pour arriver chez les gens à 8 heures. Nous revenions vers 9 heures du soir. Dans la première moitié des années 1980, ça fonctionnait comme ça. Les gens commençaient à mieux s’habiller. Ils avaient besoin de se faire faire des vêtements, parce que dans les magasins, on trouvait toujours quelques modèles dépassés. Nous travaillions donc pour les particuliers. Par exemple, je travaillais chez vous, vous m’introduisiez après chez quelqu’un d’autre et j’allais chez lui. Plus tard, nous avons eu la possibilité de créer un atelier de confection. Mon cousin a ouvert une échoppe. Avant, ce n’était pas possible. Tout marchait bien, puis le quartier a été rénové, les maisons devaient être démolies. Les affaires ne marchaient plus très fort. Il était difficile de trouver un toit pas cher, et de plus, la famille vivait trop loin, mes parents étaient âgés, le transport était compliqué, je n’avais plus envie de continuer. J’ai décidé de quitter Dalian. Cela me faisait quand même quelque chose, quand je suis parti. C’est une belle ville, une ville du Nord. Les rues sont propres et larges. La vie n’était pas très dure là-bas, mais je n’avais pas le choix. Je ne gagnais plus beaucoup d’argent, comment pourrais-je y rester ? Le but est de gagner de l’argent. Quand je ne peux pas, je dois partir. Parmi mes amis du Jiangsu, certains sont restés, beaucoup d’autres sont partis. Mon grand frère est encore dans le Nord-Est. Il fait du commerce ; il vend de la boisson. Il avait été cadre du village pendant une dizaine d’années. Il gagnait très peu. Donc il est parti dans le Nord-Est.
Comment se fait-il que vous soyez venus à Shanghai ?
Je suis venu ici, parce que je connais beaucoup de gens du village qui travaillent à Shanghai. J’ai aussi des parents proches qui sont venus à Shanghai. D’ici, c’est facile de rentrer à la campagne. Les parents sont âgés. S’il y a un problème, il faut une journée et une nuit par le train pour aller du Nord-Est à chez moi. On dépense beaucoup pour les transports. D’ici, cela ne nous coûte que 20 ou 50 yuans en car ou en train.
Les amis nous ont d’abord aidés à trouver un logement. Un cousin nous a trouvé une place dans ce marché. Au début, quand nous sommes arrivés, le commissariat de police vérifiait tout le temps nos papiers. Maintenant, ils ne demandent plus rien. Il suffit d’avoir une carte d’identité temporaire. Et aujourd’hui, c’est facile de l’obtenir. C’est gratuit depuis avril de cette année. Pour la carte de travail, ça dépend. De toute façon, il faut payer la taxe, quel que soit le type de commerce.
Ici au marché, certains stands sont une location, d’autres sont des sous-locations, comme le nôtre. Des gens louent un stand, puis le sous-louent ensuite pour gagner de l’argent. C’est un Shanghaien qui nous sous-loue le stand, et nous avons fait des démarches avec lui seul. Le bureau du marché ne s’occupe pas de ces sous-locations de particulier à particulier. Il nous demande de payer l’électricité, l’eau, etc. Ici, le travail marche. Quel que soit l’endroit, nous voulons simplement manger à notre faim, avoir du travail, cela nous suffit. C’est partout pareil, il faut s’habituer.
ENTRETIEN AVEC MME LI CAIFENG
Vous avez toujours votre famille dans le Jiangsu ?
J’ai perdu ma mère à l’âge de 3 ans. J’ai été adoptée plus tard par une famille. Maintenant, mes parents adoptifs sont à Shenzhen. Après mon mariage, ils sont partis vivre là-bas. Mon père biologique, je l’ai retrouvé. Il travaille en usine et j’ai retrouvé aussi mon petit frère. Avant, je ne savais pas tout cela. Je croyais que mes parents adoptifs étaient mes parents.
Pourquoi votre père vous a-t-il fait adopter ?
Je ne sais pas. Mes parents biologiques habitaient à Chengdu, dans la province du Sichuan, très loin du Jiangsu. Dans mon enfance, la vie était très dure chez moi. Je suis venue dans le Jiangsu, dans ma famille adoptive, quand j’avais 8 ans. J’ai trois tantes du côté de ma mère dans le Jiangsu. Ma grand-mère maternelle est du Jiangsu. Elle est partie pour le Sichuan au moment du mariage. Ma mère est née dans le Sichuan. Une de mes tantes s’est mariée avec quelqu’un du Jiangsu et elle est allée vivre dans le Jiangsu. Après la mort de ma mère, ma tante m’a emmenée dans le Jiangsu. La vie était dure aussi pour elle. Elle m’a donnée à un ami de son mari. Le couple n’avait pas d’enfant. Ces gens-là sont très gentils. Après m’avoir adoptée, ils ont eu un garçon, dix ans après leur mariage. Maintenant ils ont acheté une maison à Shenzhen. Ils habitent trop loin et on n’a plus de contacts. Mais pour mon mariage, ils m’ont offert des cadeaux. J’ai pu retrouver mon père biologique et mon frère. Au nouvel an de cette année, j’ai passé la fête avec eux. Mon père ne s’est pas remarié, et il n’a que nous deux maintenant, mon frère et moi. Mon frère a fait un lycée professionnel et a travaillé dans une société de transport à Shanghai comme cadre dans le département des ressources humaines. Maintenant, il est muté dans le Yunnan. Il travaille dans une société qui fabrique des appareils vidéo.
Comment avez-vous connu votre mari ?
Par l’intermédiaire d’une entremetteuse. Nous sommes du même district, mais pas du même village. Nous sous sommes mariés en 1995. Avant le mariage, je travaillais dans une usine de chaussures. Beaucoup d’usines de chaussures à Shanghai ont une annexe chez nous. C’étaient des usines d’État. Maintenant mon ancienne usine a fait faillite. J’ai travaillé pendant trois ans dans cette usine. C’était le travail à la chaîne. Je faisais des dessus de chaussures. On avait un contrat avec l’usine, qui disait que je n’avais pas le droit de poser ma démission. Si on travaillait plus de dix ans à l’usine, on pouvait toucher une retraite et si on travaillait moins de cinq ans, quand on partait, il n’y avait rien. Si un employé démissionnait de sa propre initiative, il ne touchait rien. Dans cette usine, il n’y avait que des filles, sauf le directeur et les contrôleurs. Les ouvrières étaient toutes de la région, d’une vingtaine de villages. Nous nous connaissions toutes entre nous. L’usine n’embauchait pas de salariés en provenance des autres régions, parce qu’ils avaient peur que ces gens-là fassent du mauvais travail et surtout qu’ils volent la technique pour faire de la contrefaçon chez eux. Les chaussures que nous fabriquions coûtaient plus de 1 000 yuans la paire. Elles étaient exportées.
Chez nous, les filles doivent se marier tôt, s’occuper des enfants à la maison et faire le ménage toute leur vie. Après le mariage, j’ai suivi tout de suite mon mari dans le Nord-Est. Comme c’est moi qui ai demandé à quitter l’usine, je n’ai pas eu d’indemnité. Je suis partie en 1995 pour Dalian. Avant de me connaître, mon mari travaillait déjà à Dalian. Je n’ai jamais appris la couture, mais j’ai appris à prendre les mesures. Je prends les commandes pour lui donner un coup de main. Comme je dois en plus m’occuper de la maison, je n’avais pas besoin de savoir coudre à la machine. En 1997, nous avons eu un enfant, et je suis rentrée au village, parce qu’il y avait des papiers à faire pour le planning familial. Chez nous, c’est très contrôlé, très strict. Il faut rentrer tous les trimestres pour subir un test de grossesse. On ne gagnait pas beaucoup, mais il fallait se faire contrôler assez souvent et chaque aller-retour coûte 300 à 400 yuans. Alors, il vaut mieux rester à la campagne pour élever l’enfant. Un an après, en 1998, je suis retournée à Dalian et j’y suis restée cette fois pendant un an. Mais pendant cette année-là, j’ai été obligée de retourner au village deux fois pour le contrôle du planning familial. En 1999, j’ai décidé enfin de retourner au village pour élever seule mon enfant. Mon mari n’est rentré que l’année dernière, en juin 2002. Puis il est venu à Shanghai. Je l’ai rejoint trois mois plus tard.
Que pensez-vous de votre vie à Shanghai ?
C’est pareil qu’ailleurs. Si on peut gagner de l’argent, c’est pareil. Ici, les habitudes et les aliments sont très proches des nôtres. Nous avons des amis qui viennent de la même province. Nous nous voyons souvent. Nous avons des parents qui sont venus aussi de la campagne, des cousins de mon mari, ils sont ici depuis une dizaine d’années. On peut gagner environ 1 000 yuans par mois. C’est peu, mais ça va. On verra bien, si ça peut marcher, on restera à Shanghai. Si on ne gagne pas d’argent, on rentrera à la campagne. Mon mari ne me demande pas de faire des choses difficiles. Il veut simplement que je fasse de la cuisine et du ménage. Il me dit que c’est déjà beaucoup pour moi.
Vous avez un seul enfant ?
Nous avons une fille. Dans le Jiangsu, le planning familial est très strict. On ne peut pas avoir deux enfants. Notre fille ne peut pas venir, parce que les enfants des migrants ne peuvent pas aller à l’école à Shanghai. Nous n’avons pas d’argent pour cela. Au village, on paie 100 yuans chaque semestre. En temps normal, on ne demande pas beaucoup d’argent. Pour aller à l’école à Shanghai, si on n’a pas de hukou de Shanghai, il faut payer 100 yuans par mois pour vivre à l’internat. À la campagne, on emmène des enfants à l’école le matin et les récupère à midi. Puis on les accompagne l’après-midi : cela fait deux allers-retours. Mes beaux-parents gardent notre enfant. Nous leur donnons de l’argent pour la garde et aussi pour eux-mêmes. Ils ont deux fils. Les deux fils donnent la même somme d’argent aux parents. Ils ont encore des champs, mais ils sont âgés et ne peuvent plus travailler. La vie est assez difficile, on travaille beaucoup, mais on ne gagne pas beaucoup. C’est le destin. Nous n’avons pas de projet, nous vivons au jour le jour ici (zouyibu suanyibu : quand on avance d’un pas, on en compte un). Tant qu’on peut rester, on reste ici. À Shanghai, il y a de l’or partout. Je pense que nous avons tout de même réussi notre vie.
6En 2005, le marché est fermé pour rénovation. Le couple de tailleurs revoit sa stratégie de migration. Ils ont d’abord tenté de louer un pas de porte dans une rue, mais le loyer est de 6 000 yuans par an. Ce n’était pas dans leurs moyens. Ils pensaient intégrer un autre marché, mais conquérir une nouvelle clientèle leur paraissait difficile. Ils ont enfin décidé d’attendre la réouverture du marché. Ils se sont alors séparés pour travailler chacun de leur côté. Le tailleur est resté à Shanghai, et il est devenu sous-traitant pour un magasin de tissus du centre ville. Ce magasin reçoit beaucoup de clients étrangers qui demandent souvent de faire faire des vêtements sur mesure. Le tailleur s’est installé dans le magasin pour faire des vêtements pour la clientèle étrangère. Ce fut une année éprouvante, car il y avait beaucoup de commandes. Quant à la femme, elle est rentrée à la campagne, dans la zone rurale de Changzhou pour s’occuper de leur fille encore à l’école primaire. Elle a créé sa propre activité dans le commerce de vêtements à la campagne. Elle loue un emplacement dans un marché de la ville de Changzhou, et revient régulièrement à Shanghai pour s’approvisionner au marché Qipu, le grand marché de vêtements et d’accessoires de bas de gamme. Son séjour à la campagne a duré trois ans, de 2005 à 2008. Lorsque sa fille est entrée à l’internat au collège, elle a rejoint son mari à Shanghai. Ce dernier était déjà retourné dans l’ancien marché dès sa réouverture en 2006.
7Nous avons revu ce couple en 2009. Leurs conditions de vie semblent s’améliorer. Lors de leur réintégration dans ce marché, ils ont pu trouver un meilleur emplacement, juste à l’entrée du marché, plus spacieux et plus visible. L’atelier est devant et ils disposent d’une autre pièce derrière comme espace privé. Cette fois-ci, ils louent cet emplacement directement au bureau du marché. Le loyer est de 1 800 yuans pour une année toutes charges comprises. Pour les approvisionnements des tissus, le couple collabore maintenant avec des amis du village qui travaillent au centre-ville de Shanghai. Ils vont régulièrement au marché de tissus en gros à Jinhua dans le Zhejiang afin de s’approvisionner à des prix intéressants.
8Ce couple de tailleurs ne sait pas combien de temps encore il va rester à Shanghai. S’ils doivent quitter Shanghai un jour, ils envisagent de retourner à la campagne, car dans leur région, les autorités locales réquisitionnent les terres des paysans pour développer l’immobilier. En contrepartie, les paysans ont droit à un logement. M. et Mme Jiang espèrent pouvoir dans quelque temps, accéder à la propriété. Ils souhaitent dans ce cas rentrer chez eux afin de vivre mieux, car à Shanghai, tout est trop cher. S’ils retournaient à la campagne, ils ne continueraient pas le métier de tailleur, parce que chez eux, tout le monde fait de la couture. La concurrence est rude. Ils pensent plutôt travailler en usine ou faire du commerce. L’avenir le dira.
Notes de bas de page
1 Voir la présentation du marché dans la partie I.
2 Xinmin wanbao (Le Soir Xinmin), 26 mars 2008.
3 Shanghai shi jiaoyu weiyuanhui, 1998.
4 Bastid-Bruguière, 2004.
5 Wang Jing, 2012.
6 Nous empruntons pour les deux termes la traduction de Marianne Bastid-Bruguière (Bastid-Bruguière, 2004, p. 353).
7 Zhang Shenghua, 1998.
8 Shanghai Shehui Kexueyuan, 2001.
9 Le terme « Les enfants laissés à la campagne » désigne deux types d’enfants : les enfants vivant à la campagne avec un des deux parents ou ceux vivant sans aucun parent.
10 Tan Shen, 2011.
11 Ekman, 2012.
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Les voix de migrants
Ce livre est cité par
- Husson, Laurence. (2020) At a Moment’s Notice. Indonesian maids write on their lives abroad, collected and translated by Jafar Suryomenggolo. Copenhague: NIAS Press, 2019, 219 p. (Nordic Institute of Asian Studies, Voices of Asia series, n° 1). ISBN: 978-87-7694-271. Archipel. DOI: 10.4000/archipel.1789
- Desplain, Aurélia. (2019) Le capitaliste philanthrope et l’entrepreneur socialement responsable : les nouveaux « héros socialistes » de la Chine contemporaine. The Tocqueville Review, 40. DOI: 10.3138/ttr.40.2.295
Les voix de migrants
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