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Se battre pour s’en sortir : une commerçante à Yiwu

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Texte intégral

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Photo 7 – Zhang Tianying dans sa salle d’exposition

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Carte 7 – Itinéraire de Zhang Tianying

ZHANG Tianying, 39 ans, remariée et trois enfants
1970-1987 :
– Naissance dans le Jiangxi
– Travail à domicile pour fabriquer des objets de décoration
– Travail en usine pour fabriquer des objets de décoration
1988-1989 :
– Arrivée à Cixi dans le Zhejiang
– Travail à domicile pour une usine textile
– Travail dans une usine de nouilles
– Apprentissage de la couture
1990-1997 :
– Mariage à Yiwu
– Ouvrière en usine de confection
– Micro-entrepreneur d’un atelier de confection
1998-2009 :
– Propriétaire d’un magasin de vêtements pour enfants à Cixi
– Création d’un nouvel atelier de confection
– Conversion dans le commerce de vêtements
– Spécialisation en vente de vêtements en jean au marché Binwang à Yiwu

1Tianying avait 39 ans au moment de notre entretien en 2009. Elle est mère de trois enfants, deux issus d’un premier mariage et le dernier de sa seconde union. Originaire de la province du Jiangxi d’une fratrie de quatre enfants, elle est arrivée à Suxi d’où sa mère est originaire et où résidaient ses grands-parents maternels1. Suxi est un bourg rattaché à Yiwu au centre de la province du Zhejiang et à 300 km de sa province natale. Lorsque Tianying est arrivée en 1988, Yiwu venait tout juste de devenir une localité urbaine. Cette ville sous-préfecture (dijishi) commençait son expansion économique grâce au développement du marché des articles courants.

2À partir de la fin des années 1970, le premier marché informel réapparait dans les bourgs voisins de Suxi : Choucheng et Niansanli. Ces deux bourgs étaient des lieux traditionnels de troc et d’approvisionnement des marchandises. Au départ, ces marchés villageois étaient alimentés par les marchands ambulants de bonbons sillonnant les régions de Chine selon la vieille tradition locale de colportage2.

3Dans cette période de pénurie, alors que les magasins sont souvent en rupture d’approvisionnement, les marchands ambulants rapportent au village des articles courants, souvent en rupture d’approvisionnement dans les magasins. Les paysans commencent alors à fabriquer localement ces produits dans des ateliers familiaux pour compléter leurs revenus. L’ouverture officielle de premier marché en septembre 1982 marquera le début de l’expansion du district rural de Yiwu. Il verra se succéder plusieurs générations de marchés, de plus en plus gros et importants. En 2006 est construite à Yiwu la dernière génération de marchés : China Commodity City (Zhongguo xiaoshangpin cheng). Un espace de 2,6 millions de m2 est édifié, comptant 58 000 étals de commerce de gros3. Cet espace de vente en gros procure un débouché massif : les commerçants nationaux et internationaux viennent s’y approvisionner. Yiwu devient un type unique de distribution de produits de gros non seulement pour la Chine, mais avec des ramifications étendues au monde entier4. Pendant la dernière décennie, le développement prodigieux des échanges industriels et des activités commerciales entre la Chine et le continent africain a contribué à faire de Yiwu une plaque tournante dans le commerce international5.

4Yiwu est de ce fait non seulement une ville de marchés mais aussi une ville de migrants. En 1999, 250 000 migrants viennent y travailler et leur nombre n’a cessé d’augmenter6. Au recensement de 2010, la population migrante temporaire enregistrée s’élevait à 1 287 400, pour seulement 739 838 résidents permanents, soit presque deux tiers de migrants pour un peu plus d’un tiers de résidents permanents (exactement 63,5 %, pour 36,5 %7). En 2011, Yiwu recense 1,51 millions de migrants venant de toute la Chine (Yiwu shi tongjiju, 2011). Non seulement Yiwu constitue en Chine la plus grande ville de migrants parmi les villes-districts, mais elle est également la ville-district la plus cosmopolite de Chine. En effet, y cohabitent 48 groupes ethniques chinois, ainsi que des résidents étrangers venant de 137 pays8.

5Tianying, une jeune migrante du Jiangxi, participe et contribue aux différentes étapes du développement économique de cette zone dès le début de son développement. Comme beaucoup de jeunes migrants, elle aspire à un avenir meilleur et à la réussite personnelle en choisissant le chemin de la migration. À la différence de beaucoup d’autres, elle a fait une autre trajectoire : une migration rurale, de la campagne vers la campagne9. Pour Tianying, une migration vers les grandes villes était peu envisageable en raison de son jeune âge et des faibles revenus de sa famille. Le départ à Yiwu constituait donc une alternative pour des raisons de sécurité (l’accueil par les grands-parents), de proximité géographique et de faible coût de transport. La trajectoire migratoire et professionnelle de Tianying peut se diviser en plusieurs étapes : chacune est marquée par une activité dominante et un mode de déplacement particulier.

L’arrivée à Suxi et le temps des premiers « boulots »

6La première période (1988-1989) est celle de l’intégration de Tianying à Suxi et celle des petits « boulots ». Tianying mène des activités diverses et variées. Elle s’engage dans une migration pendulaire, au cours de laquelle elle cumule diverses expériences professionnelles en saisissant chaque nouvelle opportunité de travail.

Je suis née en 1970 dans le Jiangxi. Nous sommes quatre enfants dans la famille, trois filles et un garçon et je suis la deuxième. Je n’aimais pas l’école et j’ai abandonné les études après la troisième année d’école primaire. Mon père n’est pas un paysan. C’était un jeune citadin instruit (zhishi qingnian). Il a été envoyé à la campagne pendant la Révolution culturelle. Sa famille vivait à Yiyang, une ville du Jiangxi. Mon grand-père est originaire du Hunan. Il a fait l’armée, je crois que c’est l’armée de la libération (jiefangjun). Pendant la guerre, il s’est refugié dans le Jiangxi où il a épousé ma grand-mère. Comme mon grand-père était dans l’armée de la libération et que notre famille avait un lien de parenté avec Fang Zhimin10, mon père a pu faire des études gratuitement jusqu’au lycée. Après le lycée, il a été envoyé à la campagne du Jiangxi. Comme il savait lire, on l’a nommé secrétaire du parti dans le village. Il n’a jamais travaillé aux champs.

Il aimait beaucoup lire et bricoler. Nous avons travaillé à la maison. J’ai aidé mon père à fabriquer des objets de décoration, des ailes de cygne, des arbres de décoration, etc. Par la suite, ma mère et ma sœur s’occupaient de la vente. Plus tard, les gens ont demandé à mon père de travailler en usine pour faire les mêmes objets. Je l’ai suivi. J’ai travaillé avec lui pendant un peu plus d’un an.

Pendant cette période, j’étais en conflit avec ma petite sœur. Elle reprochait à mon père de me favoriser, car elle devait travailler dans les champs, alors que moi, j’étais à l’usine. Nous nous sommes brouillées et j’ai décidé de partir de la maison. Comme mes grands-parents maternels étaient à Suxi, à côté de Yiwu, je suis venue chercher du travail. Mon père m’a donné 6 yuans pour mon départ. Le voyage m’a coûté 5 yuans.

Quand je suis arrivée à Suxi, mon oncle, le frère de ma mère, m’a fermé sa porte. Il habitait à côté de chez mes grands-parents. Il ne voulait pas que je sois logée chez eux, parce que c’était une charge supplémentaire. Je suis allée chez ma tante, qui habitait à côté de Suxi. C’est une institutrice, un peu mesquine. J’ai été logée et nourrie chez elle, mais je ne lui rapportais rien. Elle m’a donc appris la couture pour que je puisse gagner de l’argent. À l’époque, des usines de confection sous-traitaient beaucoup. On pouvait apporter des tissus à la maison pour faire de la couture. J’ai fait ce travail pour une usine pendant six mois. Puis, ma tante ne voulait plus me loger. Elle trouvait qu’elle dépensait beaucoup trop pour moi, car quelquefois, ma sœur et mon beau-frère venaient me voir et elle devait les loger et les nourrir. Chez elle, il y avait un peu de terre cultivable. Au début, j’aidais ma tante à faire des travaux aux champs. Mais, j’avais un problème de santé. Je devais être allergique à quelque chose. Mes jambes étaient gonflées dès que je travaillais dans les champs. Ma tante a essayé de me renvoyer à la campagne dans le Jiangxi, mais je ne voulais pas y retourner.

Je suis retournée à Suxi chez mes grands-parents. Mon oncle qui habitait aussi là-bas était en difficulté à ce moment-là. Sa maison avait été mise sous scellée par le gouvernement, parce qu’il s’était fait attraper par la police pour vente illégale de cigarettes. En fait, il allait dans le Yunnan pour acheter des cigarettes, puis les revendait en cachette dans le Zhejiang. C’est interdit. Sa maison étant mise sous scellée, mon oncle a dû louer une pièce à côté. Je suis allée voir mon grand-père et je l’ai supplié de me trouver du travail. Je lui ai dit : « je me suis brouillée avec ma petite sœur, quoi qu’il en soit, je ne peux pas rentrer à la maison. » Mon grand-père m’a trouvé un emploi dans une usine pour fabriquer des nouilles. J’ai fait cela pendant un mois et j’ai gagné 150 yuans. Ce n’était pas beaucoup. J’ai été logée chez mon oncle. Sa femme tenait un petit restaurant. Le soir, après le travail, je devais encore aider ma tante à travailler dans le restaurant, faire la vaisselle, le ménage et laver le linge, etc. De plus, mon oncle ne faisait rien, il passait son temps aux jeux d’argent. Souvent il m’empruntait de l’argent pour jouer. Moi, j’ai réfléchi. Je n’avais pas envie d’en rester là, je devais gagner de l’argent.

J’ai trouvé quelqu’un qui faisait des vêtements. Je l’ai supplié de m’embaucher comme apprentie, quelles que soient les rémunérations. Il a accepté. J’ai gagné 300 yuans dès le premier mois. À l’époque, des familles riches ont commencé à apparaître dans les campagnes, c’est ce qu’on appelle des « familles à 10 000 yuans » (wanyuanhu), mais c’était quand même rare. Dans le village, chaque matin, au haut-parleur, on annonçait les noms des familles enrichies. Cela m’excitait beaucoup. Je travaillais très dur, souvent jusqu’à 1 heure du matin. Moi aussi, je voulais devenir riche.

Après un an de travail chez ce maître, ma tante m’a fait rencontrer un garçon originaire de Yiwu. J’ai accepté tout de suite ce mariage, car c’est mieux que d’épouser quelqu’un de la campagne du Jiangxi. Je me suis donc mariée avec lui. Ma famille croyait que j’avais trouvé un riche en ville. Mais en fait, sa famille n’était pas riche. Après notre mariage, j’ai su que ma belle-famille avait une dette de quelques milliers de yuans. Il n’y avait que moi qui connaissais la situation réelle. Mais à l’époque, je n’avais pas envie de retourner au Jiangxi. J’ai cherché à rester ici à tout prix, le reste m’importait peu.

7Pour beaucoup de jeunes filles célibataires, le mariage en dehors de la campagne est vu comme une alternative et une ascension sociale. L’union avec un citadin (chengshiren) des grandes villes est peu probable à cause de leurs statuts de ruraux (Nivard, 2004). Elles peuvent seulement espérer trouver un époux dans une localité de moindre importance (un bourg ou une petite ville) géographiquement proche et économiquement plus développée que leur pays natal. C’est surtout le cas des femmes migrantes peu qualifiées. Mais Tianying n’a pas trouvé de prince charmant, ni de belle-famille fortunée comme dans les rêves de beaucoup de jeunes filles chinoises. Malgré tout, cette union lui permet de s’installer à Yiwu. Même si Yiwu est encore une jeune localité urbaine, elle devient de plus en plus attractive en tant que ville de migrants. Le mariage de Tianying lui permet de bénéficier des mêmes droits et avantages que les résidents locaux, ce qu’elle n’aurait jamais pu espérer dans les grandes villes.

Sous-traitante dans la confection

8Pendant la deuxième période (1990-1997), toujours à Suxi, Tianying devient ouvrière de confection. Devant les commandes incessantes et des opportunités de travail inouïes, elle a l’idée de créer un atelier de confection, ce qui lui permettrait de ne plus être seulement ouvrière mais de travailler à son compte comme sous-traitante. Elle emprunte de l’argent à ses proches, loue alors un local, s’équipe de machines à coudre d’occasion, et fait appel à sa famille et à des amis du village. Elle devient ainsi un micro-entrepreneur.

9C’est dans les années 1990 que le Xinjiang est devenu un nouvel eldorado de la migration, offrant beaucoup d’opportunités de travail dans le commerce et les travaux agricoles saisonniers. Les commerçants du Zhejiang sont parmi les premiers à se rendre aux marchés à la frontière avec la Russie.

Après mon mariage, en 1990, j’ai créé un atelier de sous-traitance et j’ai fait venir quatre personnes du village : ma petite sœur, mon petit frère et deux copains du village. J’ai acheté quelques vieilles machines à coudre. Nous faisions des vêtements pour une usine. Mon mari est aussi dans la confection, c’est quelqu’un qui ne sait que travailler. Il peut rester travailler toute la journée sans dire un mot. L’année suivante, j’ai fait venir une dizaine de personnes. Je ne faisais pas seulement de la sous-traitance : nous avons commencé à faire des vêtements pour notre propre compte. La troisième année, mon beau-frère – le frère de mon mari – est allé faire du commerce dans le Xinjiang. Il vendait des chemises et il s’approvisionnait chez moi. Leurs affaires ont bien marché. Mon beau-frère est revenu avec des vêtements de grande marque. Je les enviais beaucoup. Je voulais aussi partir là-bas. Mais j’ai fait très peu d’études et j’avais peur de ne pas comprendre les gens. Même maintenant, j’ai souvent du mal à comprendre des proverbes chinois. Ma belle famille ne voulait pas non plus que je parte si loin. Tout le monde – y compris ma propre famille – pensait qu’en tant que femme mariée, je devais rester à la maison.

J’ai prêté 20 000 yuans à mon beau-frère pour l’aider à développer ses affaires dans le Xinjiang. La première année, cela a bien marché. Mais peu de temps après, son commerce a connu des difficultés. Ces vêtements vendus dans la Xinjiang étaient à destination de la Russie. Les Russes viennent s’approvisionner dans le Xinjiang. À l’époque, beaucoup de gens de Suxi allaient vendre des vêtements là-bas. Mais la qualité est devenue de plus en plus mauvaise. Les commerçants de Suxi en étaient conscients. Mais ils comptaient gagner de l’argent très vite, durant une courte période, puis changer très vite de région. Mais cette fois-ci, quand les containers sont arrivés dans le Xinjiang, ces vêtements ont été brulés par les marchands locaux à cause de leur mauvaise qualité. Les marchands du Zhejiang ont subi des pertes énormes. Certains patrons de Suxi sont tombés malades et ont été hospitalisés. Beaucoup ont fait faillite. Devant cette situation, je n’avais plus envie de partir dans le Xinjiang.

Se convertir au commerce

10À partir de 1998, huit ans après son arrivée à Yiwu, Tianying se tourne davantage vers le commerce. Elle a 28 ans. Avec ses économies et l’argent emprunté à sa famille, elle commence à circuler entre Yiwu et d’autres régions lointaines en quête d’opportunités pour vendre ses produits. Avec une force de caractère et une grande capacité d’adaptation, elle crée petit à petit, en explorant diverses régions de Chine, son réseau d’approvisionnement. Cela lui permet ensuite de s’établir comme commerçante dans le marché Binwang. Créé en 1995, il est devenu l’un des principaux marchés de Yiwu.

À l’époque, j’avais déjà une quarantaine de personnes dans mon atelier. En 1998, je voulais ouvrir un magasin de vêtements, car je ne voulais plus être tout le temps sous-traitant pour les autres. J’ai fermé l’usine et j’ai ouvert un magasin à Suxi, je vendais uniquement des vêtements de bonne qualité pour enfants. J’ai vu qu’à Suxi il y avait beaucoup de patrons riches. Ils voulaient sans doute que leurs enfants soient bien habillés. J’achetais des vêtements à Hangzhou et les revendais à Suxi. Mes affaires ont bien marché. J’étais différente des autres marchands qui achètent des vêtements à Yiwu. Je trouve que les vêtements de Yiwu ne sont pas de bon goût.

Six mois après l’ouverture de mon magasin, j’ai été contrainte de le fermer pour raison de santé. Les déplacements à Hangzhou me fatiguaient beaucoup. Mon deuxième enfant n’avait que quelques mois, et je devais en plus m’occuper de lui. Ma belle-famille ne voulait pas m’aider, elle ne voulait pas que je fasse du commerce. Ils pensaient que je devais rester à la maison pour faire le ménage. En fait, mes beaux-parents étaient très gentils, ils ne disaient rien. C’était le grand frère et le beau-frère de mon ex-mari qui ne voulaient pas que je travaille à l’extérieur. Mon mari travaillait toujours à l’usine comme tailleur. Il se contentait de sa vie, mais moi je ne pouvais pas. Avec mon magasin, je pouvais gagner beaucoup plus d’argent que lui. Nous n’avions pas, sur cette question, les mêmes idées.

11Dans le modèle du mariage traditionnel, les femmes mariées sont condamnées à rester à la maison (weizhe guotai zhuan : tourner autour du fourneau). Tianying ne s’est pas pliée à la règle. Au contraire, elle profite de son nouveau statut de résident de Yiwu pour développer ses activités commerciales. Par son engagement professionnel, elle rompt le modèle familial classique où l’homme s’occupe de l’extérieur et la femme de l’intérieur (nanzhuwai, nüzhunei : l’homme décide pour l’extérieur et la femme pour l’intérieur). À l’évidence, par ses activités entrepreneuriales et commerciales, Tianying a joué le rôle principal dans son foyer. Cette inversion des rôles dans le couple joints aux déplacements récurrents opérés pour ses affaires ont plus tard contribué à détériorer les relations au sein de son ménage.

J’ai fermé mon magasin, mais je suis toujours intéressée par les vêtements d’enfants. J’ai l’impression qu’à Shishi, dans le Fujian, les vêtements d’enfants sont très connus, parce que je vois tout le temps au marché de Yiwu, des vêtements avec des étiquettes de Shishi. J’ai décidé d’y aller pour voir comment ça se passe. Sans demander l’avis de mon mari et de ma belle-famille, j’ai envoyé mon deuxième enfant dans le Jiangxi : je l’ai confié à une proche de ma famille qui était au chômage. Cette personne a eu une meilleure éducation que la mienne et je pense qu’elle peut mieux s’occuper de mon enfant. Pendant ce temps, je travaille pour gagner de l’argent : c’est un bon plan.

J’ai décidé de partir. Il faut un certificat du planning familial quand on veut partir longtemps. Avant mon départ, j’ai ouvert un compte à la banque et y ai mis 2 000 yuans. J’ai pris 800 yuans en espèces avec moi. Sans donner plus de précisions à mon mari, j’ai pris le train pour le Fujian juste pour me renseigner sur le marché des vêtements. Je suis descendue à Xiamen et j’ai trouvé un hôtel. Mais après avoir payé le billet de train et les repas, il ne me restait presque rien. Je n’avais pas assez d’argent pour payer l’hôtel. J’ai promis au patron d’aller retirer de l’argent à la banque. Mais avec ma carte bancaire, je n’étais pas autorisée à retirer de l’argent en dehors de ma ville de résidence permanente : il manquait un tampon de l’administration. La banque de Xiamen m’a proposé donc d’ouvrir un compte chez elle, puis de faire un virement sur ce nouveau compte. Mais ma carte d’identité n’était plus à jour, je ne pouvais pas ouvrir un compte. J’ai paniqué et j’ai commencé à pleurer. Le directeur de la banque a eu pitié de moi. Il m’a dit : « Si tu me fais confiance, tu demandes à ta famille de faire un virement sur mon compte et je te donnerai ton argent. » J’ai donc téléphoné à ma famille. Au téléphone, mon père m’a engueulée et il ne m’écoutait même pas. Il a dit que je n’étais pas une femme normale et que j’étais une mère indigne, etc. Finalement mon beau-frère (le mari de ma sœur) était d’accord pour m’envoyer 500 yuans. C’est comme ça que j’ai pu avoir de l’argent et j’ai beaucoup remercié le directeur de la banque.

Je suis resté trois jours au marché de Shishi pour prendre les renseignements. Je suis allée ensuite dans des ateliers pour connaître la fabrication des vêtements. Les usines ont refusé de me donner des informations, elles avaient peur de la concurrence. J’ai donc changé de méthodes. Je suis allée me présenter dans une agence intérim pour chercher du travail. J’ai été embauchée par une usine de jeans. Pendant mon travail, je n’arrêtais pas de poser des questions sur le coût de la production et la technique pour faire des modèles, etc. Les gens ont commencé à se méfier de moi. Je me suis fait renvoyer au bout de deux jours. J’ai trouvé une autre usine pour continuer mon enquête. J’ai été virée de nouveau sans être payée. Je suis retournée à l’agence d’intérim. J’ai expliqué que j’accepterais toute sorte de travail pourvu que je puisse gagner quelques sous pour acheter un billet de train et rentrer chez moi. Ils m’ont proposé un travail de standardiste juste pour répondre au téléphone pendant quelques jours seulement. J’ai gagné quelques dizaines de yuans, mais cela ne suffisait pas pour acheter un billet de train. Un jour, j’ai mangé dans un restaurant, et le patron était aussi originaire du Jiangxi. Nous étions contents de nous retrouver là. J’ai été logée chez lui pendant quelques jours et je l’ai un peu aidé dans son restaurant. Il m’a prêté 200 yuans. Avec cet argent, j’ai acheté mon billet de train pour rentrer à Yiwu.

Après mon retour à Yiwu, j’ai décidé de louer un stand au marché Binwang. À l’époque, en 1998, la location du stand n’était pas chère : 6 000 yuans par an. Avant de louer le stand, je suis venue observer le flux des clients et voir quelles zones du marché étaient les plus visitées. J’ai observé une vingtaine de jours avant de choisir un stand. Mon idée était de vendre des vêtements de Shishi à Yiwu, mais les commerçants à côté disaient tous que les vêtements de Shishi étaient trop chers pour être vendus à Yiwu, parce qu’il fallait passer par des intermédiaires à Hangzhou. Mais, je ne connaissais que le marché de Shishi. Si je passais par des fournisseurs de Hangzhou, ce serait trop cher pour moi. Le gars qui m’a sous-loué son stand m’a dit qu’il fallait trouver des fournisseurs à Zhili, dans le Hunan. C’est une région qui fabrique spécialement des vêtements d’enfants, ça va bien pour le marché de Yiwu.

12Avec le peu d’informations obtenues de bouche à oreille, Tianying repart dans le Hunan pour chercher des fournisseurs, sans connaître le lieu, ni personne. Sur cette route de migration, elle rencontre d’autres commerçants comme elle, à la recherche de l’or et chacun garde pour soi sa stratégie commerciale.

J’ai pris le train pour aller à Zhili. J’ai rencontré beaucoup de commerçants de Yiwu. Je leur ai demandé des renseignements pour savoir où on pouvait acheter des vêtements à des prix intéressants. Ils ne voulaient pas me répondre. Je leur ai acheté des fruits pour sympathiser avec eux, mais rien à faire, ils ne disaient rien. J’ai rencontré une femme de Yiwu qui accompagnait son fils pour faire du commerce. Elle non plus ne connaissait pas grand-chose sur le commerce. Du coup, nous sommes restées ensemble. Avant que le train n’arrive à Zhili, les gens ont commencé à descendre. Je leur ai demandé pourquoi ils descendaient si tôt, ils ne répondaient pas. En fait, il y avait déjà des marchés avant Zhili, mais je ne le savais pas. Nous sommes finalement arrivés à Zhili. Dans le bourg, il y avait beaucoup d’ateliers de vêtements. J’ai commencé à faire le tour de ces ateliers pour me renseigner sur les prix et les marchés. Il y avait à peu près 1 000 ateliers ; j’ai visité des ateliers pendant deux jours, puis les marchés durant un jour. Trois jours après, j’ai pu choisir les vêtements à acheter. Le prix des vêtements de fin de série, bas de gamme est plus intéressant au marché que dans des ateliers. J’avais sur moi plusieurs milliers de yuans, c’étaient mes propres économies. J’ai acheté cinq ou six modèles de vêtements. Le prix normal est 14 yuans pour un vêtement, mais ici, je ne les ai payés que 7 yuans. De plus, j’ai aussi acheté quelques nouveaux modèles directement en usines.

À l’époque, j’avais quand même beaucoup de pression. Personne dans mon entourage ne me soutenait, je ne savais pas si je pourrais revendre ces vêtements ou si je perdais tout mon argent ! Avec toutes ces pressions et ces angoisses, je suis tombée malade à Zhili. J’avais 40 °C de fièvre et je suis allée à l’hôpital. Le médecin voulait m’hospitaliser. Je n’étais pas d’accord, car je ne pouvais pas laisser toutes les marchandises sans surveillance. Il fallait absolument que je rentre chez moi. J’ai expédié d’abord les marchandises par les transporteurs de Yiwu. Il y avait trois compagnies de transport. Ces transporteurs suivent les acheteurs et ils leur proposent le service de transport de marchandises en camion. Ils livrent directement les marchandises au stand du marché de Yiwu. Moi, j’ai pris le train pour rentrer à Yiwu. Je préparais mon stand sur le marché. Le jour de l’ouverture, je me suis évanouie au stand après tous ces jours de stress. Je me suis retrouvée à l’hôpital. J’avais 41 °C de fièvre. Personne de chez moi ne venait me voir, sauf mon père. Au bout de cinq jours, les autres sont venus à l’hôpital. Ma mère m’a encore engueulée.

Quand je suis sortie de l’hôpital, mes affaires ont bien marché. Tous mes vêtements ont été vendus rapidement, parce que mes prix étaient très compétitifs. Les autres marchands vendaient une pièce 12 yuans. Moi je les vendais 10 yuans, parce que je les avais acheté 7 yuans. Mes clients étaient des acheteurs du Zhejiang, ils revendent ces vêtements à la campagne. Les clients sont de plus en plus nombreux. J’ai eu de plus en plus confiance en moi même.

13Au début de la décennie 1990, la ville de Yiwu s’avérait en pleine croissance. Elle était devenue le plus grand marché de distribution en gros de la Chine. Ce commerce très institutionnalisé se mêle très fortement au commerce informel. Tianying ne s’en tiendra pas à son stand du marché de Yiwu. Profitant de la conjoncture très favorable des années 2000 et du fort développement économique de Yiwu, elle franchira au cours de la période suivante une nouvelle étape dans le mode d’exercice de son activité économique : de commerçante acheteuse/revendeuse sur le marché intérieur chinois local et provincial, elle va s’insérer sur les marchés internationaux.

Du commerce à la production/conception

14À partir de l’année 2004, les activités de Tianying se développent selon de nouvelles dynamiques pour s’adapter à un environnement plus institutionnalisé marqué par de nouvelles formes de compétition et des pressions concurrentielles de plus en plus fortes. Tianying va ainsi être amenée à se spécialiser sur un seul type de produit textile, tout en approfondissant et en diversifiant son offre sur ce même créneau. Productrice, tout autant que commerçante, concevant ou copiant les modèles et les faisant fabriquer, elle s’organise pour articuler plus fortement ses activités de production et ses activités commerciales. Elle vend sur les réseaux internationaux selon le modèle de transformateur-marchand.

Comme j’étais souvent en rupture de stock, j’ai décidé d’ouvrir un atelier à Suxi. J’ai fait venir des gens du village. Les tissus venaient du Jiangsu. J’ai confié la gestion de l’atelier au beau-frère de mon mari. Mais six mois plus tard, il a loué lui-même un stand au marché et il vendait mes vêtements sans me prévenir. Finalement, je lui ai laissé cet atelier et je suis retournée à Shishi dans le Fujian pour chercher un nouveau fournisseur.

J’ai acheté des ensembles trois-pièces en jean (le haut, le pantalon et le gilet). Les étrangers sont très intéressés par ce modèle. Dans la zone A du marché Binwang, on fait surtout de la vente au détail, les marchandises viennent des autres provinces de Chine. Alors que dans la zone B, où s’effectue la vente en gros pour les marchés chinois et étranger, la plupart des marchandises sont fabriquées à Yiwu. Mon stand était dans la zone B. Mes affaires marchaient moins bien, parce que mes vêtements étaient chers par rapport aux vêtements fabriqués à Yiwu. Je réfléchissais au moyen de baisser les prix pour attirer les clients étrangers.

À cette époque, il y avait beaucoup de tension entre mon mari et moi. Selon lui, j’avais tous les torts. Une fois, je suis allée au mahjong chez mon frère. Je participais rarement à ce genre de jeu d’argent, mais ce jour-là, j’avais bien vendu mes vêtements et j’étais contente. Mon mari est arrivé et m’a insultée devant le monde. Il m’a accusée de ne pas m’occuper des enfants et de ne pas me comporter correctement comme une femme. Nous nous sommes disputés. Je lui ai dit tout ce que je pensais depuis des années. Je tenais à faire du commerce toute seule pour montrer à sa famille qu’en tant qu’illettrée, j’étais capable de réussir sans avoir besoin de sa famille. Je lui ai promis de lui rembourser tout son argent même si je devais mendier dans la rue.

En 2003, pendant la période du SARS11, les affaires ne marchaient plus pour personne. En un an, j’ai perdu des dizaines de milliers de yuans. J’avais trop acheté et je n’arrivais pas à écouler mes stocks. Pendant le SARS, l’accès à Yiwu était contrôlé. Il y avait peu de monde au marché. J’avais encore quelques milliers de yuans d’économies. J’ai vu qu’en face de mon stand, les pantalons en jean se vendaient bien : ils avaient été achetés dans le Guangdong. J’ai décidé de changer de produits et je suis partie pour le Guangdong.

En 2004, je suis partie pour Xintang, un village du Guangdong où on confectionnait des vêtements en jean. Avec quelques milliers de yuans, je ne pouvais pas acheter beaucoup de marchandise. En général, le minimum d’achat directement à l’usine est de 300 pièces. Je suis arrivée dans un atelier dont le patron est originaire du Jiangxi. Nous avons vite sympathisé. Je lui ai demandé de me vendre plusieurs modèles en petite quantité. J’ai menti en lui disant que c’étais la première fois que je me lançais dans le commerce, mais je ne pouvais pas acheter en grande quantité. Ce patron a aussi connu un parcours difficile ; et il m’a fait confiance. J’ai été même logée chez lui.

Un jour, quelqu’un est venu récupérer des chutes de jeans ou des tissus avec des défauts à un prix très intéressant : 0,7 yuan la livre. Cela m’a donné une idée. Avec ce genre de tissus, je pouvais faire des vêtements et ça se vendait sans problème à Yiwu. J’ai suivi cette personne dans un marché de tissus. J’ai eu le sentiment d’arriver enfin à mon but. Les prix étaient vraiment très bas. J’ai téléphoné tout de suite à un ami du Jiangxi pour lui emprunter 20 000 yuans.

Dans ce marché de tissus, j’ai fait connaissance de gens du Hunan. Ils m’ont dit que pour une femme, c’était dangereux de faire des affaires ici, parce que les commerçants étaient souvent des escrocs. Ils vous montrent des échantillons de tissu, et puis ils mettent d’autres choses dans de beaux emballages. Vous ne pouvez pas vous en rendre compte. Je ne connaissais pas tout cela. Ces personnes m’ont aidée à choisir les tissus et à contrôler les emballages. Elles m’ont conseillé d’aller dans le Hunan pour acheter des tissus sur les lieux de la fabrication.

Avec les contacts qu’ils m’ont donnés, je suis immédiatement partie à Shaoyang dans le Hunan. Dans ce village, beaucoup d’ateliers familiaux d’une dizaine de personnes fabriquaient des jeans avec des tissus bas de gamme. J’ai acheté des pantalons en jean pour adultes. Ils ont été très vite vendus à Yiwu. En quelques mois, j’ai gagné beaucoup d’argent. J’ai été la seule sur le marché Binwang à vendre ce modèle. Les autres commerçants sont venus fouiller dans mes affaires pour connaître les lieux d’approvisionnement.

C’est dans le Hunan que j’ai connu mon mari actuel. Nous nous connaissons depuis quatre ou cinq ans et nous nous sommes mariés depuis peu. Mes beaux-parents travaillent aussi pour nous dans le Hunan. Je passe des commandes en leur fournissant mes modèles et c’est aussi moi qui choisis les tissus. Je renouvelle tous les deux ou trois mois les modèles. Il n’y a que très peu de modèles qui peuvent durer plus de deux ans. Dans le marché, je n’expose pas de nouveaux modèles, je les mets dans une salle d’exposition. Je vais dans le Guangdong tous les quatre ou cinq mois. J’y achète de nouveaux modèles et je les modifie. En même temps, j’ai commencé à concevoir moi-même des modèles. J’ai fait venir un tailleur de l’usine de mon frère pour faire le prototype et le présenter sur mon stand. Quand il y a des commandes, je fais fabriquer à Shaoyang.

J’embauche chaque année une personne pour s’occuper de mon stand. Mais à chaque fois, les gens s’en vont au bout d’un an pour ouvrir un stand et vendre les mêmes produits que moi sans me le dire. Ces dernières années, j’ai formé au moins huit personnes. Ce sont souvent les gens de la famille : ma nièce, ma propre fille, mes deux sœurs, etc. Elles ont toutes appris avec moi et elles font la même chose que moi : elles s’approvisionnent auprès des mêmes fournisseurs, et elles vendent les mêmes produits. Elles sont parties avec mes clients. Cela a des conséquences sur mes propres affaires. Cela me fait très mal au cœur, surtout de la part de mes sœurs. Comme sœur, je ne leur ai rien caché, je leur ai passé toutes mes informations. Je leur ai confié mon stand pendant que je n’étais pas là. Elles ont donné leurs cartes de visite aux clients, mais pas la mienne. Mes sœurs acceptent même de baisser le prix pour garder les clients. Maintenant, mes affaires marchent moins bien. La concurrence est rude. Mais j’ai l’esprit tranquille. Je ne leur en veux pas. Elles sont tout de même mes sœurs.

15Au marché de Yiwu, les commerçants changent très rapidement de modèles. En réalité, les marchands copient les modèles existants pour en créer d’autres. Pour ne pas trop subir cette concurrence effrénée, Tianying organise sa propre chaîne d’approvisionnement, de fabrication et de vente. Pour se protéger, elle loue en permanence une chambre d’hôtel comme showroom (salle d’exposition) et fait venir uniquement des clients potentiels pour voir ses nouveaux modèles.

Aller vers l’international : sur les réseaux africains et du Moyen-Orient

16Au Zhejiang, la décennie 2000 s’ouvre sous le signe de l’internationalisation. Le gouvernement de Yiwu veut ainsi faire de Yiwu une ville de commerce international. C’est à la fin des années 1990, que les commerçants des pays arabes et africains entrent massivement sur le continent chinois, notamment via Hong Kong où le marché devient de plus en plus saturé. Ces commerçants pénètrent le continent chinois par le Guangdong, puis se dirigent vers l’intérieur de la Chine. Malgré la qualité médiocre des produits par rapport au Guangdong, Yiwu devient très compétitive en termes de prix d’achat et de conditions d’accueil12. Un bon nombre d’acheteurs étrangers viennent du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Ces commerçants se sont installés progressivement à Yiwu et traitent directement avec les commerçants locaux13. Le parcours migratoire et professionnel de Tianying marque ainsi une nouvelle étape de son développement.

Depuis octobre 2003, les clients étrangers me font de plus en plus confiance. Ils passent toutes leurs commandes chez moi, même si ce sont des modèles que je ne vends pas moi-même. Dans le Hunan, l’usine voit que mes affaires marchent bien et ils ont confiance aussi en moi. Du coup, je ne suis plus obligée de payer d’avance. Maintenant je vends uniquement à l’étranger. Je ne vends pas du tout sur le marché chinois. Sur le marché chinois, les commandes sont faibles, c’est souvent 200 pièces pour une commande, alors que les clients étrangers, commandent au minimum quelques centaines de pièces. Pendant la crise financière, nous avons baissé les prix, les bénéfices étaient très faibles. Sur une pièce on ne gagne pas plus d’1 yuan. Les produits du Guangdong sont de meilleure qualité, mais trois ou quatre fois plus chers. Les étrangers sont souvent rusés. Ils achètent des modèles à Guangdong et ils viennent ici pour nous demander de les fabriquer. Nos prix sont moins chers. C’est pourquoi à Foshan dans le Guangdong, beaucoup d’usines sont en faillite. Les gens de Foshan et de Shishi ont très peur de nous. Ils savent que nous piquons leurs modèles. Ils ont des produits de meilleure qualité ; ils ont de bons tissus, alors que nous, nous achetons des tissus de mauvaise qualité. Mais nos prix sont moins chers.

Les clients étrangers viennent de plus en plus à Yiwu. Cette année on reçoit beaucoup de nouveaux clients. Autrefois il y avait beaucoup de clients en provenance du Moyen-Orient ; cette année on a beaucoup de clients africains du Zimbabwe, d’Afrique du Sud, du Congo, du Cameroun, etc. En fait, beaucoup de Chinois font du commerce en Afrique. Par exemple, beaucoup de gens du Fujian sont au Cameroun et Malawi, les gens de Nantong du Jiangsu et de Shanghai sont plutôt au Zambie. Les gens du Jiangsu sont souvent dans la partie sud de l’Afrique et les Fujian sont dans le nord. Des clients chinois en Afrique commandent souvent dix fois plus que les Africains. Comme beaucoup d’ateliers dans le Guangdong ont fait faillite, des clients africains viennent aussi de plus en plus à Yiwu. J’ai maintenant un stand au marché et une salle d’exposition dans un hôtel. J’ai ma propre marque de vêtements. J’ai des cartes de visite et un site internet. Mais je ne parle pas l’anglais, quand les étrangers me téléphonent, je ne peux pas répondre. Il faut que je trouve quelqu’un pour m’aider.

17À l’heure de la mondialisation, le marché de Yiwu s’organise et se modernise. Le commerce traditionnel avec un stand au marché ne suffit plus pour attirer la clientèle. Tianying en est consciente. Elle essaie de développer d’une part les produits de sa propre marque et d’autre part, elle met en œuvre toute une stratégie de communication pour attirer de nouveaux clients étrangers : carte de visite, téléphone, courrier électronique, messagerie instantanée (QQ) et site internet (notamment Alibaba). Cependant, ces moyens de communication modernes s’avèrent peu efficaces pour l’instant : son faible niveau d’éducation, son manque de connaissance des langues étrangères et de compétences en technologie électronique constituent autant d’obstacles à ses échanges avec des clients étrangers. Pour l’instant, Tianying choisit de travailler avec des Chinois installés en Afrique ou par l’intermédiaire des agences commerciales de Yiwu.

18Le parcours économique et social de cette femme migrante est étonnant. Ce parcours est d’abord déterminé par la nécessité de survivre et de trouver du travail, puis il est marqué par une volonté farouche de s’enrichir et de se faire une place. Tianying est parvenue à se stabiliser à Yiwu. Cependant, cette position de femme d’origine paysanne et mère de famille, issue de la campagne dans le monde des affaires va à l’encontre du système de valeur traditionnel, cela est très mal perçu par son entourage familial. Considérée comme une femme anormale, une épouse peu sérieuse et une mère indigne, Tianying subit les reproches de ses parents et elle est rejetée par son mari et sa belle-famille. Elle a fini par divorcer de son premier mari. Le parcours migratoire de cette femme est particulièrement impressionnant même s’il reste marqué par une certaine fragilité : jamais stabilisé, il est toujours susceptible d’être remis en question. Mais n’est-ce pas le cas des nombreux petits ou moyens entrepreneurs travaillant en Chine, parfois certes un peu plus instruits mais souvent tout aussi précaires ?

Notes de bas de page

1 Suxi est devenu un bourg en 1988.

2 L’histoire du marché de Yiwu remonte à la dynastie des Qing dans le commerce de troc : des bonbons contre des plumes de poules (jimao huantang). Les paysans fabriquaient des bonbons et allaient les vendre partout, notamment dans le Jiangxi en échange des plumes de poules. Au village, la vente des plumes de poules leur permettait de se procurer les articles de la vie courante. Lin Yue, 2010.

3 « Les commerçants de Yiwu dépassent 240 000 à la 6e génération de marché » (Diliudai xiaoshangpin shichang yiwu shangren chaoguo 24 wan). http://county.aweb.com.cn/2006/11/23/8174954.htm

4 Shi Lu et Ganne, 2009.

5 Pliez, 2010.

6 « La population migrante à Yiwu atteint 700 000 et dépasse la population permanente » (Yiwu wailairenkou tupuo 70wan, shouci chaoguo changzhu renkou). http://news.ifeng.com/fhzk/detail_2011_08/04/8176640_0.shtml

7 Yiwu shi tongjiju, 2011.

8 Fenghuang Zhoukan, 2011.

9 La migration rurale est définie comme une mobilité à destination des bourgs et des districts. Voir Cai Fang, 2002.

10 Fang Zhimin (1899-1935) a été un dirigeant communiste, chef du mouvement paysan dans le Jiangxi. Il a été assassiné en janvier 1935.

11 Severe Acute Respiratory Syndrome, il s’agit d’une maladie virale des voies respiratoires. Cette épidémie a touché principalement Hong Kong et la Chine en 2002 et 2003.

12 Bertoncello, Bredeloup et Pliez, 2009.

13 Pliez, 2010.

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