Apprendre à s’affirmer : une femme de ménage de l’Anhui
p. 89-102
Texte intégral
MA Xiaofang, 39 ans, mariée et un enfant
1966 :
– Naissance à Wuwei, Anhui
1982 :
– Travail domestique à Beijing
1986-1996 :
– Retour au village et élevage de canards
– Mariage et naissance d’un garçon
– Travail d’appoint à la maison
1996 :
– Travail domestique à Shanghai
– Retour au village
1997-2005 :
– Travail domestique à Shanghai
1Jusqu’à la fin des années 1970, l’activité des aides ménagères n’existait guère en Chine. Condamnée comme une exploitation capitaliste, cette activité a disparu pendant les dix années de la Révolution culturelle. Avec la réforme économique, la Chine entre dans une nouvelle période où la science et la technologie commencent à occuper une place privilégiée comme seule vérité et solution au problème du développement de la Chine. Fascinés par la science moderne, les dirigeants politiques voient dans la science la clé permettant de propulser la Chine au rang des pays les plus avancés du monde. Aussi, le pouvoir politique reconnaît-il l’importance des experts scientifiques dans la marche vers la modernisation du pays. La participation des intellectuels, notamment ceux de la science appliquée aux décisions politiques est l’une des caractéristiques du régime de Deng Xiaoping1. À l’issue d’un état des lieux sur la situation des intellectuels chinois, lesquels viennent d’être réhabilités après la Révolution culturelle, les autorités politiques constatent la surcharge de travail et les mauvaises conditions de vie des intellectuels. Les experts scientifiques doivent être déchargés de toutes tâches ménagères afin qu’ils puissent se consacrer pleinement à la modernisation du pays. C’est ainsi que se réanime petit à petit le secteur d’activité des travaux ménagers.
2Si les aides ménagères sont au début réservées aux hauts responsables politiques et aux éminents intellectuels à la fin des années 1970, ce service se généralise progressivement. Les familles citadines ordinaires peuvent aussi embaucher une femme de ménage soit pour un service ponctuel, soit pour un travail à plein temps : ménage, maternité, garde d’enfant ou soins aux personnes âgées. Or, sur le marché du travail, peu de main-d’œuvre urbaine était disponible pour assurer ces tâches, puisque jusqu’au milieu des années 1990, les citadins en âge de travailler avaient tous un emploi à vie attribué par l’État. Par conséquent, le secteur du service domestique intéresse plus particulièrement la main-d’œuvre rurale. Les femmes migrantes se rendent immédiatement disponibles. À Beijing, entre 1982 et 1988, le nombre de femmes migrantes travaillant dans le service domestique se situe entre 50 000 et 60 0002. Elles viennent essentiellement de l’Anhui et du Jiangsu. Cette situation est similaire à Shanghai, où les femmes de ménage sont pour la plupart originaires de l’Anhui, du Jiangsu, ou de la zone rurale de Shanghai, du Zhejiang et du Sichuan3.
3Au début des années 1980, c’est dans la province de l’Anhui que la migration inter-provinciale aurait commencé avant toutes les autres provinces. Ce mouvement est notamment marqué par une migration de main-d’œuvre féminine comme les femmes de ménage, en particulier dans le district Wuwei. Wuwei se situe dans le sud-est de l’Anhui. Pendant la guerre sino-japonaise, il a servi de base à l’Armée chinoise contre l’armée japonaise. Il semblerait que des femmes de Wuwei s’occupaient des enfants des officiers de l’Armée pendant que ces derniers se battent sur le front. À la fondation de la République populaire de Chine en 1949, certains officiers se sont installés à Beijing dans les organes du nouveau pouvoir politique. Des femmes de Wuwei les ont suivis en tant que domestique (baomu : une nourrice, Ayi : une tante4). Elles joueront plus tard un rôle d’intermédiaire dans l’émigration des femmes de l’Anhui à Beijing. Au début de la réforme économique, une femme de ménage pouvait gagner entre 20 et 25 yuans par mois dans la capitale, alors que les revenus moyens annuels à Wuwei étaient entre 100 et 200 yuans5. Attiré par les bénéfices économiques, un bon nombre de femmes de Wuwei peu qualifiées, célibataires ou mariées, partent seules travailler à Beijing pour les travaux domestiques ou la garde des enfants. En 1985 dans la capitale, les femmes de ménage originaires de Wuwei représentent 75 % de toutes les femmes de ménage6. L’âge moyen de ces femmes est 21,7 ans, dont la moitié est encore mineure. Cette vague de migration continue et s’étend vers d’autres villes chinoises. En 1993, on compte au total 263 000 femmes de Wuwei travaillant comme femmes de ménage dans les villes chinoises7.
4Jusqu’au milieu des années 1980, il existe très peu de structures pour réguler ce nouveau marché de travail. C’est de bouche à oreille que les familles citadines trouvent leur femme de ménage. Des lieux publics, tels qu’une place au centre-ville ou un parc, peuvent servir aussi d’un lieu de rencontre et de négociation. Progressivement cet espace se transforme en forum plus ou moins organisé qui permet les rencontres régulières entre futurs employées et employeurs. C’est en 1983 que la Fédération des femmes, sous l’impulsion de la Conférence de la consultation politique (zhengzhi xieshang weiyuanhu), se charge de créer une première institution pour l’emploi à domicile : le Centre de service des travaux ménagers du 8 Mars8. Par la suite, de nombreuses agences privées ou semi-privées ont vu le jour. La création de l’association du service ménager (Jiazheng fuwu xiehui) en 1994 marque le début de la régulation de ce secteur d’activités. Depuis l’année 2000, plusieurs documents officiels ont été publiés pour établir les normes dans le secteur des travaux ménagers. Le travail domestique a été reconnu par le ministère du Travail comme une activité professionnelle. Les femmes de ménage sont désormais rebaptisées « employées de service ménager » (jiazheng wufuyuan9). Toutefois, le marché du service domestique est encore loin d’être réglementé dans la pratique. Les femmes de ménage n’ont pas vraiment de statut social ni professionnel. Les réseaux de connaissances et les petites agences informelles restent toujours les principaux acteurs de négociation sur le marché du travail domestique10.
5Nous avons interviewé à Shanghai en 2005 une dizaine de femmes de ménage. Elles ont entre 31 et 39 ans, et sont toutes mariées et mères de famille. La plupart ont laissé leurs famille et enfants à la campagne. Ces femmes présentent deux profils : d’une part, des femmes peu qualifiées qui trouvent du travail par réseau de connaissances et apprennent le métier sur le tas, et d’autre part, des femmes titulaires d’un diplôme d’études secondaires (collège ou lycée) qui accèdent au marché du travail par une agence privée après y avoir suivi une formation intensive. Cette dernière catégorie de migrantes est souvent recrutée par des familles chinoises aisées ou des étrangers expatriés. Certaines femmes de ménage travaillent à l’heure (zhongdiangong : travailleur à l’heure) pour plusieurs familles et d’autres sont embauchées par une seule famille et vivent avec la famille employeur (quanrigong : travailleur à plein temps). Quelle que soit la nature de leur travail, au moins la moitié des femmes de ménage travaillent plus de 10 heures par jour11.
6Xiaofang, 39 ans, est originaire de l’Anhui, du district Wuwei. Elle fait partie du premier mouvement d’émigration de Wuwei à Beijing au tout au début des années 1980. Sa trajectoire migratoire et professionnelle entre l’Anhui, Beijing et Shanghai témoigne de l’histoire récente du secteur de service domestique.
Pourquoi êtes-vous partie du village ?
Pour gagner de l’argent. Quand j’étais petite, nous n’avions pas assez à manger. Souvent quand ma mère revenait après le travail dans les champs, il n’y avait plus de riz à la maison. Notre maison était en paille. Depuis la décollectivisation, nous avions de la terre, et nous avions plus de choses à manger, mais nous n’avions pas d’argent à mettre de côté.
Avez-vous fait des études ?
Moi, je ne suis jamais allée à l’école. Nous étions pauvres. En plus, à la campagne, les filles sont sous-estimées. Les gens pensent que les études pour les filles ne servent à rien. C’est du gaspillage. Mon grand frère est allé à l’école et ma petite sœur, la dernière aussi. Les deux filles au milieu n’ont pas été à l’école. Quand j’étais à Beijing, une vielle dame m’a dit : « Tu es si jeune, il faut absolument apprendre à lire. »
Pourquoi avez-vous choisi de partir à Beijing ? C’est très loin !
Nous étions une dizaine du village à partir ensemble. Quelqu’un était déjà à Beijing. C’était plus facile de trouver du travail. Quand nous sommes arrivées à Beijing, certaines se sont installées directement dans des familles employeurs, et d’autres se sont logées dans des bains publics pour attendre de trouver du travail.
Le bain public est fermé le soir, nous payions trois yuans pour la nuit. Le matin, quand le bain public ouvrait ses portes, nous partions chercher du travail. Nous avons toutes trouvé du travail très vite.
Qui vous a permis de trouver du travail ?
À l’époque, les agences pour emploi n’existaient pas. Vers la porte Chaoyang, il y avait un endroit où les femmes de ménage se réunissaient souvent. Les Pékinois venaient donc chercher une femme de ménage. C’est comme ça que j’ai trouvé mon premier job. Je m’occupais d’une vieille dame. Je suis restée chez elle pendant six mois. Dans la deuxième famille, j’ai gardé un enfant. Je suis restée trois ans chez eux. Après, je suis rentrée à la campagne.
7Xiaofang n’a pas pris la décision de migration toute seule ni pour le départ ni pour le retour. Sa migration est un projet familial. Dans la famille de Xiaofang, seuls le fils aîné et la fille cadette sont scolarisées. Les deux autres filles, eu égard à leur rang dans la fratrie, se trouvent dans une situation subalterne12. Elles commencent à travailler très tôt pour assurer les besoins de la famille et la scolarité des deux autres enfants au détriment de leur propre éducation. En tant que filles, elles vont se marier et travailler pour le compte de leur future belle-famille. Par conséquent, les investissements ne semblent point importants pour les parents. Ces derniers donnent la priorité au seul garçon de la famille et à la plus jeune fille.
8Lorsque Xiaofang a 20 ans, son père décide de la faire rentrer au village, d’une part parce que le travail de domestique ne lui semble pas vraiment rentable, et d’autre part parce qu’il était temps de lui trouver une belle-famille.
Pourquoi êtes-vous rentrée au village ?
À l’époque, le salaire en ville était entre 20 et 25 yuans par mois. Ce n’était pas énorme. Mon père m’a dit que ce n’était pas la peine d’aller travailler si loin et qu’il valait mieux élever des canards à la maison. Nous élevions 300 à 400 canards. Je suis donc rentrée pour aider mon père. Je suis restée à peu près dix ans à la campagne. Entre temps, je me suis mariée et j’ai eu un enfant. Après le mariage, j’ai arrêté de travailler. Je m’occupais de mon enfant, et mon mari travaillait dans les champs.
Votre mari est aussi de votre village ?
Oui, il est mon cousin, le fils d’un frère de ma mère. À l’époque, je ne savais pas que ça s’appelait un mariage consanguin. Je ne savais pas que c’était interdit par la loi. Ça se fait beaucoup à la campagne. Cela évite aux familles de dépenser trop d’argent pour le mariage. Entre les parents proches, on peut négocier plus facilement le mariage pour faire des économies. Si les deux familles ne se connaissent pas, il y a toutes sortes de frais à payer. C’est difficile de demander de l’argent entre les gens de la famille. Par exemple, ma mère n’a jamais réclamé à mon mari des cadeaux pour les fêtes, parce que nous sommes de la même famille. Moi, je n’aimais pas ce cousin, même maintenant je n’ai pas de sentiment pour lui. Quelquefois, il m’énerve, mais il est très gentil avec ma famille. Quand ma mère était malade il y a quelques années, je rentrais souvent au village et il m’accompagnait de temps en temps. Les hommes font rarement ça à la campagne. Quand ma famille avait besoin d’argent, il en donnait sans problème. Il est très gentil avec ma mère, elle est aussi sa tante. En général, une fille mariée ne doit plus donner de l’argent à ses propres parents, puisque chez moi, j’ai encore un frère. Les fils doivent subvenir aux besoins des parents, mais pas les filles mariées. Mes deux beaux-frères n’autorisent pas mes sœurs à donner de l’argent à ma famille. Mon mari me confie son salaire chaque mois, il ne veut pas s’en occuper, alors que mes beaux-frères gardent leur argent. Ils savent très bien compter les sous. Mon mari est généreux, il n’abuse jamais des autres. Il a beaucoup d’amis.
Au début, j’ai résisté à ce mariage pendant longtemps. Ma mère m’en parlait tout le temps, elle pleurait, et elle était souvent en colère contre moi, parce que je ne voulais pas accepter cette union. Son frère, mon oncle intervenait aussi. À la fin j’ai craqué. Je pensais que la vie n’était pas facile pour ma mère et que je devais lui faire plaisir, même si je n’étais pas heureuse moi-même. La vie n’a pas été facile pour ma mère. Elle a huit frères et sœurs. Si je refusais ce mariage, ma mère perdrait la face dans sa famille. Je me suis donc mariée à 24 ans. Quand je raconte mon mariage aux gens d’ici, ils sont très étonnés. Ils me demandent toujours : « Tu n’as pas pensé que tu pourrais avoir un enfant attardé ? » À la campagne, mon cas est banal. Tout cela est pour éviter les dépenses du mariage. Je pense que pour la génération de mon enfant, cela ne se reproduira plus. Ils n’obéiront plus facilement aux parents.
9L’honneur de la famille, la piété filiale et les économies qu’elle permettrait de faire en acceptant cette union constituent autant de raisons pour que Xiaofang se laisse convaincre. Selon la presse chinoise, le mariage consanguin défini comme alliance en-dessous du troisième degré de parenté est surtout observé dans les régions reculées où les moyens de transport rendent difficiles les communications et les échanges avec l’extérieur13. Si le mariage consanguin est en partie dû aux difficultés géographiques dans certaines régions, le facteur financier intervient également.
10Les études menées au début des années 1990 sur le canton Xiao du nord de l’Anhui révèlent un nouveau phénomène concernant le mariage à la campagne14. Depuis la mise en place du système de la responsabilité familiale, étant donné que les travaux des champs sont gérés par la famille, la production devient une affaire individuelle et non familiale comme dans le système de collectivisation, où le revenu du foyer est perçu au nom du mari15. Les femmes participent dorénavant aux travaux agricoles et gagnent de l’argent en leur nom propre. Ce nouveau concept rend plus visible la participation des femmes aux travaux agricoles. Le mariage d’une fille signifie par conséquent une perte de main-d’œuvre pour sa propre famille, mais un gain pour sa future belle-famille. Cette nouvelle situation a un impact sur le marché matrimonial. Des négociations s’engagent entre deux familles pour la compensation. Dans le canton Xiao, par exemple, à la première rencontre des jeunes, la famille du garçon est censée verser entre 400 et 1 000 yuans16. Si les jeunes souhaitent continuer cette relation, à l’étape suivante, la famille du garçon offre entre 1 000 et 2 000 yuans pour officialiser les relations, et ainsi de suite pour les étapes suivantes. Chaque rencontre est monnayée avec des cadeaux ou de l’argent. Bon nombre de familles paysannes ne peuvent faire face aux dépenses exorbitantes pour le mariage. C’est pourquoi la mère de Xiaofang choisit de marier sa fille à son neveu afin d’éviter les dépenses à la famille de son frère.
Pourquoi avez-vous quitté de nouveau la campagne ?
Nous travaillions aux champs, nous élevions des canards, mais cela ne nous permettait pas de gagner beaucoup d’argent. Nous n’arrivions pas à vivre. Ma sœur travaillait à Shanghai chez un Hongkongais comme femme de ménage et elle m’a fait venir en 1996. J’ai une tante qui travaillait aussi à Shanghai chez des gens riches. C’est elle qui m’a aidée à trouver un travail comme femme de ménage chez les Hongkongais dans une résidence de riches. La première année a été difficile. Mon enfant me manquait terriblement. Il avait 7 ans quand je suis partie. Au bout de quelques mois, je n’en pouvais plus. Mon fils me manquait beaucoup. Je suis retournée au village. En 1997, je suis revenue, et cette fois-ci je me suis juré de ne plus rentrer et de ne plus penser à mon enfant. Après un an de vie à Shanghai en 1997, j’ai craqué. Je suis finalement retournée à la campagne pour vivre avec mon fils. À la campagne, j’ai trouvé du travail. Je fabriquais à la main de gros sacs de paille qui servent, dans les chantiers de construction et à la campagne, à transporter de la terre. Je n’ai gagné que quelques centaines de yuans en six mois, et mes mains étaient tout abîmées. C’était trop dur. À l’époque, à Shanghai en faisant le ménage, je pouvais gagner 700 yuans par mois. C’est incomparable. J’ai donc décidé de revenir à Shanghai.
Depuis, vous travaillez toujours dans des familles aisées ?
Oui, c’est vrai. Je travaille toujours dans de bonnes familles. Je travaille à l’heure. Dans la semaine je travaille à quatre endroits différents, le matin je commence à 9 heures dans une société où je fais le ménage. Après, je vais dans une famille chinoise revenue de l’étranger pour deux heures de ménage, dans l’après-midi je travaille dans une autre famille au rez-de-chaussée de cet immeuble. Je termine à 18 heures par une quatrième famille. Chez eux, je fais le ménage et prépare le repas. Pendant le week-end, je travaille aussi quelques heures le samedi et quelques heures le dimanche pour deux familles. Je gagne 1 550 yuans par mois au total. Maintenant c’est le minimum pour vivre à Shanghai. J’habite dans les anciens dortoirs d’une usine qui fabriquait du pain. Il y a plusieurs rangées de bâtiments. Nous louons deux pièces et une petite cuisine. Il n’y a pas de toilettes. Il faut aller aux toilettes publiques.
Votre famille est à Shanghai maintenant ?
Oui, mon mari est arrivé quelques mois après moi. Il travaille dans un restaurant dans le quartier Gubei. Il est cuisinier. Cela fait neuf ans qu’il travaille pour le même patron et il est toujours au même endroit. Le patron est un Taïwanais. Quand il s’est présenté à l’entretien d’embauche au restaurant, on lui a demandé s’il savait faire de la cuisine, il a dit oui. En fait, il ne le savait pas. À l’époque, son frère faisait de la cuisine à Shanghai. Après l’entretien, mon mari est vite allé chez son frère pour lui demander de l’aide. Pour faire des pâtes du Shanxi, nous avons acheté de la farine, il s’entraînait à la maison. Il apprenait très vite, les raviolis, les plats, etc. Maintenant il gagne environ 2 000 yuans par mois.
Nous avons un enfant de 16 ans. Il est à Shanghai aussi. Notre fils a été gardé par ses grands-parents à la campagne jusqu’à l’âge de 11 ans. Chez nous, les parents ne gardent jamais les enfants de la fille. C’est le devoir des parents du mari. Chez nous, pour aller à l’école, les enfants doivent marcher 1,5 km pour un aller simple, ils doivent rentrer manger à midi. Cela fait quatre trajets par jour. Les parents n’accompagnent jamais les enfants comme à Shanghai. Ici, les parents protègent beaucoup leur enfant. À la campagne, les enfants se débrouillent seuls. Ils commencent leur scolarité à l’âge de 7 ans au lieu de 6, parce que les petits ne peuvent pas supporter un long trajet à pied. Malgré tout, beaucoup tombent souvent malades, quand il pleut ou quand il neige. Le collège est dans le bourg. Le bourg n’est pas grand, mais il y a assez d’attractions, le cyber café par exemple. C’est trop facile de tomber dans la délinquance. Quand mon fils avait 11 ans, sa grand-mère ne pouvait plus le surveiller. J’ai préféré l’avoir à mes côtés.
Au début de son arrivée à Shanghai, il est entré dans une école pour enfants de migrants créée par un Shanghaien. Il était en dernière année de l’école primaire. Leur classe était au-dessus d’un restaurant. Il sentait tout le temps les odeurs de la cuisine.
Dans cette école des enfants de migrants, les classes sont surchargées. Les professeurs sont aussi des migrants. Mais mon fils travaillait bien, et il a été sélectionné avec huit autres enfants pour passer un examen d’entrée dans une école shanghaienne. Parmi ces neuf élèves, trois ont été sélectionnés. C’est pourquoi mon fils est entré dans cette école shanghaienne. Mais il a redoublé sa dernière année de primaire, parce que le niveau de cette école est beaucoup plus élevé que celui de l’école pour les enfants de migrants. Par rapport aux enfants shanghaiens, nous payons seulement 170 yuans de plus par semestre. Nous avons les moyens de payer cette somme. Si on le laisse à la campagne, je ne suis pas tranquille. Depuis qu’il est entré dans cette école shanghaienne, il est heureux. Le premier jour, il m’a raconté qu’à l’école, il y avait de la pelouse, un terrain de sport, etc. Il était ravi. Je lui ai demandé si les autres enfants se moquaient de lui, il a dit non. Les professeurs prennent soin des enfants de migrants. J’espère qu’il fera des études supérieures, s’il peut entrer dans une très bonne université, ce sera bien. Il m’a dit qu’il pourrait réussir le lycée, mais il n’est pas du tout sûr de pouvoir entrer à l’université. Moi, je lui dis souvent que s’il peut faire de bonnes études, il pourra vivre plus confortablement à l’avenir. Il ne faut pas qu’il vive comme nous. Nous sommes obligés de travailler très dur. Quand il est entré dans cette école shanghaienne, il s’est rendu compte que c’était une grande chance pour lui. Il travaillait très sérieusement. Maintenant avec le temps, il s’habitue à l’environnement et il commence à s’amuser. Dès qu’il a un peu de temps, il joue au basket, c’est sa passion. Je ne sais pas combien de chaussures il a usées en si peu de temps. Je lui dis de travailler plus, mais il adore faire du sport, il aime trop s’amuser.
Je ne sais pas si mon enfant pourra entrer dans un lycée shanghaien, parce que nous n’avons pas de hukou de Shanghai. Je travaille dans une famille, leur fils travaille au bureau de l’éducation de la municipalité. Il me console en me disant que la politique va changer et que dans quelques années il n’y aurait plus de barrières pour les enfants non shanghaiens. Je gagne de l’argent pour mon enfant, pour ses études. S’il peut aller à l’université, cet argent sera pour ses études. S’il ne peut pas entrer à l’université, il faudra lui trouver une femme. Il faudra lui acheter un logement dans notre région pour son mariage. À Shanghai, c’est trop cher. Nous ne donnons de l’argent à mes beaux-parents qu’à l’occasion des fêtes. Nous n’avons pas trop de charges pour l’instant. L’argent qui restera après avoir payé tout cela sera à nous seuls.
11Depuis le début du xxie siècle, la politique de l’éducation obligatoire (yiwu jiaoyu) des enfants de migrants est devenue une des priorités nationales. En juin 2002, Shanghai annonce une baisse des tarifs pour la scolarité des enfants de migrants dans les écoles publiques. Une circulaire du gouvernement central publié en décembre 2003 précise la responsabilité des villes d’accueil en matière de la scolarité obligatoire des enfants de migrants en primaire et secondaire jusqu’à l’âge de 15 ans : admission dans leurs écoles publiques et aides aux écoles des enfants de migrants. La loi sur la scolarité obligatoire de 2006 confirme une nouvelle fois le droit des enfants de migrants à être scolarisés dans les écoles de leur lieu de résidence effective aux mêmes conditions que les élèves citadins. Depuis quelques années, la situation semble s’améliorer. En 2006, cinq établissements publics shanghaiens ne recrutent que les enfants de migrants, 158 autres accueillent 50 % de leurs effectifs chez les enfants de travailleurs migrants. Cependant, il existe dans des zones industrielles où il y a une forte concentration des migrants, comme Pudong, Baoshan, Jiading et Minhang, encore 277 écoles privées légales ou illégales sont tenues par les migrants17. Même si la politique de la scolarité obligatoire des enfants de migrants a fait un grand bond en avant dans les villes chinoises, toutes les villes ne sont pas en mesure d’intégrer tous ces enfants scolarisables dans leur système éducatif. L’accès aux lycées et aux universités des enfants de résidents temporaires reste en particulier problématique.
Vous avez vécu à Beijing et à Shanghai. Que pensez-vous de vos expériences dans ces deux villes ?
Lorsque j’étais à Beijing, je travaillais chez des gens ordinaires, d’abord chez une personne âgée, puis dans une famille ouvrière, chez un jeune couple. Cette famille ouvrière est vraiment très gentille. Quand j’ai quitté Beijing, j’ai fait venir ma sœur pour prendre le relais. Il paraît qu’ils ont même les larmes aux yeux devant ma sœur en parlant de moi. Ils m’appellent par mon prénom. Ce sont des gens très sympas. Ils parlent aussi avec des mots simples. Ils ne font pas de manières. Les gens riches font des manières quand ils parlent. À Beijing, les gens vivent plus simplement, les Shanghaiens sont exigeants en matière de cuisine. En été, les Pékinois mangent des nouilles froides avec des concombres, c’est tout. Les Shanghaiens sont compliqués : il faut d’abord cuire les nouilles à la vapeur, puis les faire sauter. Ensuite, il faut préparer plusieurs plats d’accompagnement. Les gens du Sud aiment la cuisine sophistiquée.
En ville, en général, les riches sont cultivés et exigeants. Nous ne sommes pas cultivés, et devant ces gens-là, nous sommes obligées de nous taire, d’autant plus que je ne sais pas lire. Avec le patron de la société où je travaille le matin, on se salue avec quelques mots courtois et c’est tout.
Quand j’étais jeune, j’avais toujours un sentiment d’infériorité. Je me sentais bête. Mais maintenant, non. Je travaille avec ma conscience, je ne vole pas, et quand je fais des courses pour mes patrons, ils me donnent de l’argent. Je ne note rien ; je n’ai pas besoin de leur rendre des comptes. Ils savent que je ne sais pas écrire. Ils me font confiance. Au retour, ils ne comptent pas la monnaie. Ces familles m’ont laissé toutes leurs clés. Je viens travailler chez elles et je pars sans les rencontrer. Je me sens libre. Personne ne me méprise. Il y a des femmes de ménage qui sont logées chez les gens. Cela dépend des familles. Par exemple, ici dans cette famille, la maîtresse de la maison est gentille. Elle m’a dit qu’elle irait peut-être travailler et elle veut que je vienne habiter ici. Pour l’instant, je ne peux pas, parce que mon enfant a besoin de moi. Quand il sera grand, je pourrai faire ça.
Vous avez envie de retourner à la campagne plus tard ?
Pour l’instant, nous ne faisons pas encore de projet pour l’avenir. On s’habitue à la vie d’ici. Il n’y a plus personnes à la campagne de mon côté. Je n’ai plus mes parents. Même pour la fête du printemps, nous n’y retournons pas. Mon mari travaille au restaurant, il est surchargé pendant les fêtes. Donc, nous ne pensons même pas à rentrer. Mes beaux-parents sont encore à la campagne. Ils viennent nous voir pendant les vacances. Mes deux sœurs sont toutes à Shanghai. Mon frère est parti aussi. Mon frère et ma belle-sœur font des cacahuètes parfumées à Beijing. Les gens du Nord adorent ça, mais dans le Sud ça ne marche pas. Mon frère a quatre enfants, trois filles et le dernier est un garçon. À la campagne, les gens veulent un fils. Maintenant, les gens de notre âge sont tous partis de la campagne. Si on voit un jeune à la campagne, on se dit que c’est un bon à rien. Peut-être, quand je ne pourrai plus travailler, je rentrerai au village, mais pour l’instant, je ne pense pas y retourner vivre.
12Après presque dix années passées à la campagne depuis son retour de Beijing, en 1996, Xiaofang regagne la route migratoire. À la différence de beaucoup de femmes mariées qui accompagnent ou rejoignent leur conjoint en ville, Xiaofang part seule à Shanghai sur la proposition de sa sœur. Ce n’est que quelques mois après son départ que son mari a décidé de la rejoindre à Shanghai. Le travail à Shanghai semble la rendre autonome non seulement sur le plan professionnel, du fait qu’elle doit organiser elle-même son temps de travail chez plusieurs employeurs, mais aussi dans sa vie de famille : son revenu mensuel de 1 550 yuans par mois à comparer aux 2 000 yuans de salaire de son mari, lui donne plus de confiance en elle-même et de pouvoir de décision dans le ménage. Malgré son sentiment d’infériorité lié à son illettrisme, Xiaofang apprend à s’affirmer et prend confiance en elle.
Notes de bas de page
1 Greenhalgh, 2008.
2 Yan Hairong, 2008.
3 Yang Yichen, 2008.
4 Yan Hairong, 2008.
5 Yan Hairong, 2008.
6 « Anhui baomu huixianghou » (Après le retour des femmes de ménage de l’Anhui), http://www.ah.xinhuanet.com/xh_kah/jzzl/wzz_002.htm
7 Yan Hairong, 2008.
8 San ba signifie le 8 mars, qui fait référence de la fête des femmes.
9 Yang Yichen, 2008.
10 Li Shuang, 2012.
11 Li Shuang, 2012.
12 Whyte, 2010.
13 Le taux de mariage consanguin est de 1,2 % à la campagne et 0,7 % en ville. http://www.chinabaike.com/article/43/193/2007/2007021442777.html
14 Han et Eades, 1995.
15 Croll, 1983.
16 Le revenu moyen annuel d’un foyer dans ce canton est entre 400 et 500 yuans.
17 Shanghai Academy of Educational Sciences, 2007.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001