Intégration impossible à Shanghai : une famille de pisciculteurs du Jiangsu
p. 53-62
Texte intégral
MA Lianqi, 38 ans, marié et trois enfants
1964 :
– Naissance à Ganyu dans le Jiangsu dans une famille qui comptait déjà six enfants
1980 :
– Diplômé du collège
1980-2001 :
– Travaille comme pisciculteur dans le Jiangsu
– Mariage et naissance de trois enfants
– Déplacements fréquents dans de nombreuses régions de Chine
2002 :
– Arrivée à Shanghai avec sa femme
1M. Ma vient de Ganyu, un district rural rattaché à la ville de Lianyungang, ville portuaire dans le nord de la province du Jiangsu. L’économie de Lianyungang est relativement développée et repose essentiellement sur la pisciculture. Il a travaillé dans ce secteur après la mise en place du système de la responsabilité familiale dans les campagnes, et a parcouru la Chine pour vendre ses produits : des crabes et du poisson.
2Il était plutôt satisfait de sa vie à la campagne : trois enfants scolarisés, une maison bien équipée et des relations très proches avec ses frères et sœurs tous mariés et tous à la campagne. Comme les autres fois, en 2002, il est venu à Shanghai vendre du poisson et voulait profiter de cette occasion pour faire visiter Shanghai à sa femme. Mais cette fois-ci, leurs affaires ont mal tourné et ils ont perdu beaucoup d’argent. Leur vie a basculé à ce moment précis. Le sentiment de culpabilité et la crainte de perdre la face au retour au village auprès de la famille et des amis les ont empêchés de repartir tout de suite à la campagne. Ils ont décidé de rester à Shanghai pour tenter de gagner de l’argent.
3En 2002, lorsque nous avons sollicité un rendez-vous auprès de ce couple rencontré un peu par hasard lors d’une interview avec un autre migrant, cela faisait moins d’un an qu’ils étaient à Shanghai. Ils se trouvaient dans des conditions de vie difficiles et se sentaient complètement dépassés par la réalité, pourtant ils avaient tout essayé pour trouver une place à Shanghai, mais en vain. Le mari fait du petit commerce qui ne rapporte presque rien au foyer ; tandis que la femme vend des crêpes dans la rue, ce qui constitue la seule ressource du foyer. Au moment où nous les avons rencontrés, ils ont bien voulu accepter de nous recevoir chez eux. Le couple devait encore déménager, car la rue où ils habitaient devait être rasée sous peu à cause du projet de rénovation du quartier. Lors de l’entretien, le couple est dans un profond désarroi. Il s’interroge en permanence : faut-il rester à Shanghai ou retourner à la campagne ? Le pisciculteur considère que son intégration à Shanghai est impossible : âge trop avancé pour réussir (38 ans tous les deux), sans ressource économique, ni qualification, ni réseaux sociaux. Leur seul espoir repose sur leur fille aînée bientôt majeure qu’ils ont fait venir de la campagne dans l’espoir qu’elle puisse obtenir une carte de résident. Ce qui lui permettrait, d’après eux, de trouver du travail plus facilement à Shanghai. Malgré toutes ces difficultés insurmontables, ils veulent encore croire au miracle. Car, comment pourraient-ils rentrer au village sans s’être enrichis comme les autres ?
Pourquoi êtes-vous venus à Shanghai ?
Le mari : Je viens de Lianyungang du Jiangsu. C’est un endroit assez riche par rapport à la Chine intérieure. Alors pourquoi je suis venu à Shanghai ? Quand j’étais à la campagne, j’allais souvent à Qingdao : je conduisais un camion chargé de poissons que je revendais dans un marché de grossiste. Mais, l’année dernière, ça marchait moins bien. C’est pourquoi je suis venu à Shanghai pour vendre du poisson à un marché en gros, ça n’a pas marché non plus. Avant le Nouvel An (chunjie : la fête du printemps) de cette année, je suis venu ici. Mais nous avons perdu dans cette affaire. J’ai perdu environ 1 000 yuans. Je suis venu avec 6 000 yuans. J’ai presque tout dépensé. Alors, je me disais que je ne pourrais pas rentrer comme ça, et que je devais trouver du travail ici, ou faire du petit commerce. Mais c’est difficile de trouver du travail. Nous sommes en train de demander une carte de résident temporaire. Avec la carte, c’est plus facile. Pour ma femme et ma fille aînée, c’est plus facile. Ma femme peut faire des trucs à manger comme des crêpes. Pour moi c’est fichu, j’ai déjà 38 ans. C’est difficile pour moi.
En fait, mon père et ses trois frères étaient tous de Shanghai. Jusqu’en 1962, mon père avait travaillé dans une usine mécanique à Shanghai. En 1962, il a été envoyé à la campagne pendant le mouvement politique de décentralisation pour aider le milieu rural. Nous sommes partis avec lui. Nous sommes arrivés à Lianyungang, au district Ganyu. Mes deux oncles sont tous restés à Shanghai. Ils vivent bien. Nous, nous vivons bien à la campagne, et eux ils vivent beaucoup mieux en ville. Ils ont tous un travail stable.
Nous sommes arrivés ici et nous voulons faire du petit commerce. Dans la famille à Shanghai, personne ne fait de commerce, donc ils ne peuvent pas nous aider. Un de mes oncles est mort, l’autre souffre d’épilepsie. Les cousins ne peuvent pas nous aider. Chez moi, nous sommes neuf frères et sœurs. Chez mon oncle aîné, il y a sept enfants et chez l’autre oncle, ils sont huit. Dans ma famille, je suis le huitième. J’ai un frère jumeau. Les six premiers enfants de la fratrie sont tous nés à Shanghai. Les trois derniers, ma sœur, mon frère jumeau et moi, nous sommes nés à la campagne. À une certaine époque, mon père aurait pu chercher à revenir à Shanghai. Mais il ne l’a pas fait. Mon père est mort. Ma mère vit encore à la campagne, mais elle n’est pas en bonne santé.
Quelle est la situation de votre propre famille ?
Le mari : Nous avons trois enfants. Les deux premières sont des filles, et le troisième est un garçon, il a 14 ans. L’aînée est avec nous et les deux autres sont restés à la campagne avec leur grand-mère. Ma femme et moi, nous nous sommes connus au village dans les années 1980, c’était l’ouverture de la Chine. On était plus libres. J’ai terminé le collège et ma femme aussi. Nous n’avons pas eu besoin d’entremetteuse. Mes cinq frères ont tous épousé des filles du village.
Dans notre région, on élève des gambas de l’Orient, c’est très connu. Dans les années 1980, c’était trop facile de gagner de l’argent. Oui, ça a bien marché jusqu’à il y a quelques années. Maintenant, quoiqu’on fasse, on n’y arrive pas, à cause de l’eau de mer. La pollution est très grave. Un bassin de gambas est en bon état aujourd’hui mais demain matin ils peuvent tous mourir. C’est comme ça que tout le monde a perdu, moi aussi, j’ai perdu des dizaines de milliers de yuans.
Ici, à Shanghai, ça ne va pas non plus pour nous. C’est moins bien que chez nous. C’est impossible d’élever nos trois enfants. Chez nous, nous avons tout, les appareils électroménagers, TV, VCD, etc. Nous avons tout, j’ai deux motos puisque je fais du commerce. Là, maintenant, j’ai honte de rentrer, parce que je n’ai pas gagné d’argent. À la campagne, ce n’est pas facile non plus de gagner de l’argent. Je lis tous les jours le journal (Cankao xiaoxi : les informations de référence1). La Chine est entrée à l’OMC. On nous dit que cela aura un impact important sur la campagne. Pourtant, si on peut s’installer à Shanghai, ce sera bien. Mais, peut-être, nous n’avons pas de chance.
Que faites-vous en ce moment ?
Le mari : Je ne fais rien pour l’instant. Ma femme travaille, elle vend des crêpes. Pour ce qu’elle fait, il faut payer 400 yuans pour la location de l’emplacement. Le loyer de notre logement coûte 300 yuans par mois. Nous mangeons tant bien que mal à notre faim. Ma fille aînée est avec nous, elle ne va pas à l’école, il y a trop de charges à payer, ce n’est pas possible.
Autrefois, pendant la Révolution culturelle à la campagne, il y avait des troupes de propagande politique (Mao Zedong sixiang xuanchandui : troupe de propagande de la pensée de Mao Zedong2), j’ai fait ça pendant longtemps. Vous devez penser que je suis un bon à rien. Mais à l’époque, j’étais très actif. On allait partout pour réciter les paroles de Mao et chanter des chansons révolutionnaires. À cette époque, j’ai fait connaissance de quelqu’un. Lorsque je suis arrivé à Shanghai, j’ai entendu dire qu’il vendait du poisson frit à Shanghai, mais je n’avais pas son numéro de portable. Donc, j’ai téléphoné au village pour avoir son numéro. C’est comme ça que j’ai repris contact avec lui. Je suis allé le voir et il a été très sympa. C’était lui qui m’a proposé de vendre ces objets en plastique, car ces trucs se gardent longtemps. Maintenant il vit très bien à Shanghai. Je vais chez lui pratiquement tous les jours. J’ai un autre ami à Pudong. C’était un ancien camarade de classe. Lui, il ne vit pas bien. J’achetais ces articles à Pudong chez lui. Je revendais des thermos, des chaises en plastique, etc. J’ai mal choisi l’emplacement, c’était un pas de porte dans l’arrondissement Hongkou, dans une nouvelle rue, où il n’y avait pratiquement pas de passants. Pour vendre ces choses là, il fallait aller à l’entrée d’un marché. Pour un pas de porte, je payais 700 yuans par mois. Je n’arrivais même pas à gagner 700 yuans, il n’y avait pas de client. Finalement, j’ai perdu. Si nous avions eu un bon emplacement, cela aurait marché, car le prix de location était raisonnable. J’achetais ces objets à 3 yuans la pièce et les revendais à 5 yuans. Mais le problème est l’emplacement. Vous les exposez dans la rue, personne n’y passe : qui les achète ? Si c’était dans un marché, des vielles dames font leurs courses et en passant, elles pourraient acheter un truc. Là, nous avons fait un mauvais choix. J’ai tout emmené chez ce copain. Si quelqu’un en voulait, je les revendrais même pour un sou.
Après cela, nous avons pensé aux crêpes. Chez nous, au village, tout le monde apprécie les crêpes de ma femme. C’est une spécialité de notre région. En fait, on peut vendre les spécialités de partout. Peu importe, qu’elles soient de chez nous ou d’ailleurs, par exemple, des beignets du Nord, des pains farcis de Tianjin. Je suis allé à Tianjin. J’allais souvent transporter des crevettes là-bas. J’ai quelques amis là-bas. Les gens de Tianjin sont bien, ils sont sincères et francs.
La femme : Je vends des crêpes à l’entrée d’un marché à 4 km d’ici. Je ne les fais pas tous les jours, ces crêpes, ça se garde pendant plusieurs jours. Les Shanghaiens, ils aiment bien ajouter un œuf ou des beignets dans la crêpe. Eux deux (le mari et la fille), ils n’ont rien à faire. S’ils avaient un boulot, je ferais cela seule pour gagner 20 ou 30 yuans par jour pour compléter les revenus. Alors, là, nous vivons tous les trois de l’argent que je gagne, cela ne suffit même pas pour manger. Si tout le monde avait un boulot, ça pourrait aller, je gagne un petit peu chaque jour. Le dimanche, je peux gagner entre 30 et 40 yuans, même par temps de pluie.
Le mari : Nous nous levons à 4 heures du matin, et nous revenons dans l’après-midi. À la campagne, nous vivons bien, ici, ça ne va pas. Mes cousins ne peuvent pas nous aider. C’est différent entre la ville et la campagne. On n’a pas la même mentalité. À la campagne, entre les cousins, nous avons de très bons rapports. À Shanghai, non. Je ne veux pas dire qu’ils sont froids, c’est peut-être leur mode de vie. Ils sont indifférents. Moi, j’ai l’impression qu’ils ne sont pas sympathiques comme les gens de la campagne. C’est difficile, si on ne connaît personne. Je pense travailler d’abord pour un patron. Avec des économies, je pourrai travailler à mon compte. On ne peut pas réussir en un jour.
À vrai dire, je n’ai pas du tout parlé de ma situation actuelle à mes frères et sœurs. Je devrais leur en parler, parce que j’ai deux enfants chez eux. Ma mère a déjà 75 ans. Elle n’est pas très en forme. Je n’ai pas tout dit à ma famille. Avant la fête de printemps, j’ai téléphoné à ma famille. Mes frères et sœurs voulaient inviter mes deux enfants chez eux pour la fête, un jour dans chaque famille. Nous avons de très bonnes relations. Ici, quand je vais chez mes cousins, j’ai l’impression qu’ils se foutent de mon existence. C’est peut-être notre faute de ne pas avoir de l’argent. C’est mon opinion. Par exemple, si j’étais très riche, avec des millions de yuans, peut-être, ils me regarderaient autrement. C’est mon impression. Qu’est-ce qu’ils pensent réellement, je n’en sais rien. Je pense que c’est partout pareil à Shanghai, et dans les villes en général. J’habite ici depuis peu, mais je venais chaque année chez mes cousins. À chaque fois, je restais environ dix jours, je ne pouvais pas rester trop longtemps. J’avais du mal à m’habituer, chez eux, tout est propre. Quand on entre, il faut enlever les chaussures. Pour les toilettes, la salle de bains, etc., je ne peux pas m’y habituer.
Malgré tout, j’ai l’intention de rester à Shanghai. Vous voyez, nous sommes tout équipés, cuisinière à gaz, etc. J’ai tout acheté pour rester longtemps ici. Si on rentre, les gens se moqueront de nous. On ne peut pas rentrer sans argent, il faut rentrer avec un minimum. Chez nous, pour les travaux très durs, on peut gagner 30 yuans à peu près chaque jour. À vrai dire, ici, si on me demande d’aller vendre des légumes dans la rue comme marchand ambulant, je ne le ferais pas, parce que c’est risqué. Si je vais au marché de gros pour acheter 5 kg de légumes, je ne suis pas sûr de pouvoir tout revendre dans la rue. Ce que je peux faire, c’est acheter 500 kg de légumes et les revendre aux marchands de légumes. Si j’avais ces 6 000 yuans, je pourrais maintenant louer un pas de porte. J’ai l’intention maintenant d’avoir un pas de porte pour vendre des en-cas. À Shanghai, si vous savez faire des spécialités de différentes régions, il y a aura certainement des clients.
À Shanghai, il y a probablement des agences pour aider à trouver du travail. Je n’y suis pas allé. Il faut payer 200 yuans. Par l’intermédiaire des amis, on peut trouver un meilleur boulot. Les agences, je pense que ce n’est pas bien. Ils veulent gagner notre argent. Mais maintenant, s’il le faut, je dois aussi essayer. J’ai 38 ans et je suis déjà allé dans toute la Chine, c’est vrai. Mais, je n’ai pas gagné d’argent. J’ai tout dépensé pour les chemins de fer.
Comment était votre vie à la campagne ?
La femme : J’ai travaillé aussi dans la pisciculture. À la campagne, les femmes travaillent rarement. Après le mariage, la femme reste à la maison pour faire la cuisine et élever les enfants. Ce n’est pas comme à Shanghai, les femmes ont toutes un travail. J’ai arrêté les études après le collège, parce que je n’ai pas réussi les examens pour entrer au lycée. Je travaillais dans la pisciculture. Je me suis mariée à 20 ans. Après le mariage, j’allais travailler de temps en temps dans les champs. Nous sommes venus à Shanghai pour visiter sans intention d’y rester. Je suis venue pour visiter. Comme nous avons tout perdu, nous sommes restés. Nous sommes venus avec beaucoup d’argent et nous avons tout dépensé. Nous n’avons rien gagné.
Chez moi, nous sommes quatre enfants, deux garçons et deux filles. Les trois autres vivent bien sauf moi. Nous avons trop d’enfants. Mes frères et sœurs ont tous un enfant. À la campagne, les gens veulent un garçon. Chez mes frères et sœurs, ils ont tous un garçon. Mon grand frère est le chef d’un bourg, sa femme est enseignante, chez mon petit frère, c’est très bien, ma sœur aussi. Son mari est allé un an à Singapour et un an à Koweït. Il a gagné beaucoup d’argent et ils ont construit une maison. Si nous avions un seul enfant, ce ne serait pas aussi difficile.
Le mari : Mes frères et sœurs aussi vivent formidablement bien à la campagne. Vous imaginez, si ça ne va pas, comment peuvent-ils s’occuper de mes enfants ? Le fils aîné de mon grand frère vient de se marier, il a un bébé. Les enfants de mes frères et sœurs sont jeunes. Vous voyez, l’université de Shanghai, elle est très connue. Si plus tard mes enfants peuvent entrer dans cette université, ce sera bien. Ma fille aînée travaillait bien à l’école, la deuxième fille aussi. Elle est la première ou la deuxième de sa classe en anglais. Les autres matières marchent bien aussi. Chaque année, elle est récompensée par l’école. Mais à la campagne, les frais de scolarité sont très élevés. Il n’y a pas que les frais de scolarité, il y a aussi d’autres frais qu’on nous demande sans arrêt, les frais pour l’examen de santé, pour les uniformes, etc. C’est mieux à Shanghai, on ne paie qu’une seule fois, alors qu’à la campagne, c’est sans arrêt, l’assurance, ceci et cela. En principe, l’assurance n’est pas obligatoire, mais là-bas, tout le monde doit la payer. Je suis allé voir le directeur de l’école pour lui dire qu’il n’avait pas le droit de renvoyer les élèves parce qu’ils ne paient pas l’assurance.
Pourquoi avez-vous fait venir votre fille, alors qu’elle n’a pas terminé ses études ?
La femme : Nous sommes venus ici pour voir sans intention d’y rester. Notre fille est venue après. Nous avons un voisin dans le village. Il est boucher et il vient souvent à Shanghai. C’est lui qui a amené notre fille. Elle ne voulait pas arrêter les études.
Le mari : Elle va bientôt être majeure, donc elle pourra demander une carte de résident temporaire. Avec la carte d’identité, elle peut chercher du travail. Sans carte, personne ne veut la prendre. Les gens n’osent pas embaucher des mineurs. C’est impossible de ne pas avoir cette carte. J’ai été contrôlé par la police. Les policiers m’ont demandé de choisir : payer une amende ou être renvoyé. Alors, j’ai payé 100 yuans. On ne peut pas avoir tout de suite cette carte de résident temporaire. Si on fait une demande pour accélérer la procédure, il faut payer 80 yuans pour attendre vingt jours. Quand on trouve du travail, on peut obtenir une carte de résident temporaire pour 15 yuans. Nous, on habite ici, on a demandé au propriétaire de la maison de faire la demande de carte de résident temporaire pour nous.
La femme : Maintenant, beaucoup de paysans viennent à Shanghai. Ils gagnent peut-être 1 yuan ou 5 maos par jour. Ce qui fait qu’on gagne des sous de plus en plus difficilement. Alors, les gens qui viennent des régions plus reculées que nous, du Shandong ou du Jiangxi, sont contents de gagner 10 yuans par jour ici. Mais chez nous, un homme comme mon mari, peut gagner 30 ou 40 yuans par jour. À 40 ans, c’est très dur de trouver du travail. Mon mari n’a pas de qualification pour un travail technique. Pour trouver un travail manuel qui demande des efforts physiques, il faut connaître les gens.
4Dans le parcours de ce pisciculteur, nous retenons une double migration en sens inverse. La première remonte aux années 1960. À la sortie des trois années de famine (1959-1961), le gouvernement a lancé une campagne de désurbanisation en renvoyant des citadins d’origine rurale dans leur province d’origine afin de réduire la pression démographique et la pénurie alimentaire en ville. De 1961 à 1976, en même temps que les migrations de la campagne vers les villes sont interdites, des migrations organisées s’opèrent des villes vers les campagnes. Plusieurs mouvements sont programmés :
- décentralisation (xiafang : descendre) : renvoi des employés citadins dans leur pays natal ou à la campagne ;
- soutien aux régions peu développées (zhiyuan sanxian : soutenir la troisième zone3) : développement de l’industrie dans des régions reculées et frontalières ;
- envoi des jeunes instruits (shangshan xiaxiang : aller à la montagne et descendre à la campagne) : plus tard, on envoie des lycéens à la campagne.
5Le mouvement se faisait de l’est vers l’ouest, des zones développées vers les zones rurales et les régions frontalières. Ainsi, de 1961 à 1965, le taux de croissance de la population urbaine a diminué de 4,4 % chaque année. C’est dans ce mouvement de désurbanisation, que le père du pisciculteur a été renvoyé dans sa région natale en 1962 avec toute sa famille. Le retour à la campagne de cette famille citadine entraîne des conséquences notables non seulement sur leurs conditions de vie, mais surtout sur leur statut social. Tous les membres de la famille sont déchus de leur hukou urbain de Shanghai : un statut privilégié pour les Chinois. La politique du hukou clivait en effet la population chinoise en deux catégories urbaine et rurale et a créé ainsi des inégalités sociales dans le domaine des emplois et des avantages sociaux. Cette migration de la ville vers la campagne replace par conséquent la famille du pisciculteur dans une position sociale inférieure par rapport à leurs parents proches restés à Shanghai.
6La nouvelle migration vécue par le pisciculteur lui-même à la suite de la réforme économique est dans le sens de retour, de la campagne vers les villes. Leur intégration à Shanghai est devenue une lutte pour la reconnaissance sociale. L’expérience migratoire de M. Ma n’est pas unique. C’est avec beaucoup de souffrances et de désarroi que ce couple de pisciculteurs nous a raconté son infortune. Notre entretien a été interrompu à plusieurs reprises par les pleurs insoutenables de la femme. Quelques jours après cet entretien, nous sommes retournées voir cette famille. Elle n’était plus là. Les voisins les ont vus déménager sans savoir où ils allaient. Quelques mois après, toutes les maisons de la rue ont été démolies pour laisser la place à la construction de grands immeubles modernes.
Notes de bas de page
1 Il s’agit d’un journal réservé aux cadres du parti et aux intellectuels. On y trouvait notamment des informations sur les actualités à l’étranger. Pendant longtemps, il n’était pas en vente libre.
2 Pendant la Révolution culturelle, dans chaque unité de travail, se formait une équipe de jeunes qui avait pour mission de faire de la propagande à travers les écrits et les activités artistiques : journal affiché au mur, chansons, théâtre, etc.
3 Il s’agit des régions centre et ouest de la Chine : Sichuan, Guizhou, Gansu, Shaanxi, Hunan et Hubei.
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2001