Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1C’est l’objet qui nous voit, nous regarde, nous rêve, nous pense… L’objet, à travers son système, ses facéties, son étrangeté, sa disparition en même temps que son immanence, aurait-il tous les pouvoirs ? De sa production jusqu’à sa déréalisation, en passant par sa consommation et sa simulation, Jean Baudrillard n’a cessé de titiller l’objet – et ses doubles –, de le tourner et de le retourner, de le malmener et de le prendre en traître au cours du duel qu’il a engagé avec lui dans ses multiples ouvrages, essais et entretiens. Pour avoir toujours douté de sa réalité, Jean Baudrillard débusque ses subterfuges dès le début d’un parcours universitaire qu’il ne poursuivra pas, loisir de penser et d’écrire oblige.
2Détournés de leurs usages, les objets devenus marchandises se déploient en un « système cohérent de signes1 » que Jean Baudrillard, alors enseignant-chercheur en sociologie à l’université de Nanterre, perce à jour. S’engage dès lors, au travers d’écrits de plus en plus percutants, un jeu de piste à la poursuite des dérives d’une super-production d’objets-artefacts, relayée par une non moins gigantesque entreprise vouée à leur consommation. Échappés de leur valeur d’usage, les objets pouvaient-ils avoir d’autres en-jeux que leur sur-réification à travers leur publicisation et les effets de mode dont eux-mêmes devenaient les objets ? Suppléés par les images de leur consommation, ils se font alors gadgets et leur apparence l’emporte sur leur réalité. Premier acte.
3Ce ne sont donc plus seulement des objets dont il est question mais des images – les leurs –, comme toutes celles sans référent produites désormais par le régime de la simulation que génère l’ère du numérique. Des images qui ne re-présentent rien, pas même les objets qui défilent sur les écrans, puisqu’elles sont le fruit d’algorithmes radicalement abstraits. De la mise en spectacle publicitaire des objets, du régime sémiologique qui la gouverne, Jean Baudrillard en annonce la fin, la fin de l’ère du symbolique au sein de laquelle le réel, les objets pouvaient encore s’échanger contre des signes, des codes, en bref contre leur représentation. L’avènement du virtuel opère une déréalisation radicale. Deuxième acte.
4Mais ce que célèbre la simulation partout présente – celle de l’ADN, des circuits neuronaux, du grain de matière, des fluides, des objets… – n’est pas tant l’anéantissement du réel que l’avènement de la Réalité Intégrale, autrement dit le pouvoir du modèle plus réaliste que la réalité, plus véridique que le vrai, plus illusionniste que l’illusion. La génération des modèles, modifiables, renouvelables et perfectibles à l’infini puisque fondés sur l’abstraction du langage numérique, ouvre l’accès à l’hyperréalité – une réalité plus vraie que nature puisque parfaitement immatérielle. Et si le virtuel annihile le réel, le crime demeurerait imparfait s’il ne s’accompagnait du meurtre de l’illusion constitutive de toute forme de réalité quelle qu’elle soit, cette illusion fondatrice qui lui colle à la peau. Troisième acte.
5Que reste-t-il ? Fin de l’objet échangé contre le signe, fin du signe échangé contre le simulacre, fin du simulacre échangé contre l’hyperréel. Fin de l’illusion. « Pourquoi tout n’a-t-il pas disparu2 ? » s’interroge lui-même Jean Baudrillard, fasciné comme il l’est par l’art de la disparition. Loin du nihiliste qu’ont vu en lui les intellectuels de tout bord, le philosophe poète, ébahi par le pouvoir et la ruse des objets, n’a pas dit son dernier mot. Aussi contradictoire, provocatrice, paradoxale et paroxystique que puisse être la pensée de Jean Baudrillard, la volonté du philosophe n’a eu de cesse de détrôner la place du Sujet. Le Sujet versus l’Objet ? C’est ce dernier qui l’emporte à sa manière, c’est lui qui « lance de véritables défis à la pensée, parce que c’est l’objet qui garde sa part d’irréductibilité3 » et avec elle l’Illusion radicale préexistant à l’apparition de l’homme et de la pensée. Contre la philosophie des Lumières, contre la rationalité du sujet ; pour la stratégie de l’altérité, pour le retournement paradoxal de la pensée, Jean Baudrillard revendique, avec délectation, la part de l’ironie sceptique, la puissance de la dérision. Sa pensée joue avec la catastrophe, crée l’événement, sans augurer de fin pour autant. De fin il ne saurait y avoir puisque le duel du Sujet et de l’Objet a toujours cours.
6Une brèche heureuse s’esquisse néanmoins aux yeux du philosophe devenu photographe lors de ses traversées du désert américain (1980). Au cours de ses nombreuses pérégrinations, Jean Baudrillard trouve en effet la satisfaction « d’échapper à l’écriture, d’échapper à la théorie, au discours4 », diversion bienvenue face à la saturation des idées, de l’idéologie. Le retrait que lui offre l’œil de l’objectif, automate implacable, lui permet de « trouver une littéralité de l’objet contre le sens, contre l’écriture, et de retrouver par là une fonction subversive de l’image5 ». Le penseur est évincé, il passe dans le « champ de l’objet », capté par l’acte photographique, cette « pression sur le déclencheur » qui, tel un automate, peut mettre à mort la fonction symbolique de l’objet en même temps qu’il libère le sujet du régime de la signification. Le cliché photographique – hors du numérique – ôte à l’image « toutes ses dimensions une à une : le poids, le relief, le parfum, la profondeur, le temps, la continuité et bien sûr le sens6 ». Elle assure l’objectalité d’une « apparence pure » dont la séduction et l’illusion ne s’opposent plus à la réalité. À travers la pratique photographique, Jean Baudrillard réalise son désir profond de l’objet, un objet capable d’exister sans lui. En se soustrayant volontairement à la problématique du sujet, Jean Baudrillard affiche clairement tout au long de son parcours sa fascination pour les objets que la consommation a travestis et la simulation anéantis, affiche enfin sa passion pour l’Objet, un objet doué lui-même de passion, un objet ayant en lui-même sa vie propre7.
7Les pages qui suivent n’ont d’autre objectif que de restituer quelques-uns des traits de cette relation complice avec l’objet qu’a entretenue toute sa vie Jean Baudrillard, cet intellectuel dont la pensée tout aussi singulière qu’éblouissante a marqué notre époque, comme d’autres l’ont fait en leur temps : Freud, McLuhan, Artaud… Même si tous – les chercheurs en sciences sociales entre autres – n’ont pas toujours adhéré à ses tours de passe-passe, ses pirouettes ironiques et subversives, les propos tenus ici se veulent un hommage à l’un des philosophes dont la pensée fulgurante a si souvent devancé les événements de ces dernières décennies. Cet avant-propos n’a donc d’autre souci que d’introduire les réflexions suscitées par la conférence que Jean Baudrillard a donnée le 7 avril 1999 à l’université de Toulouse II-le Mirail en guise de présentation de l’exposition de ses photographies, inaugurée le même jour à la galerie du Château d’eau. Cette conférence, intitulée « C’est l’objet qui nous pense », a été intégralement retranscrite, et les photographies qui l’accompagnent nous ont été confiées par son épouse, Marine Baudrillard, que nous remercions ici très chaleureusement.
Notes de bas de page
1 J. Baudrillard, Le Système des objets, Gallimard, Paris, 1968.
2 J. Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas disparu ?, L’Herne, Paris, 2007.
3 P.-H. Jeudy, « La mise à mal de la sociologie », Cahier Baudrillard, L’Herne, Paris, 2004.
4 Conférence-débat de J. Baudrillard, « C’est l’objet qui nous pense », université Toulouse II-le Mirail, 7 avril 1999.
5 Ibid.
6 J. Baudrillard, Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, Paris, Descartes & Cie, 1998.
7 J. Baudrillard, Mots de passe, Paris, Pauvert/Fayard, 2000.
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