Conclusion
Une émancipation par le lycée professionnel à l’épreuve des défis à relever
p. 179-191
Texte intégral
« Avant la réforme, les victimes de la sélection pouvaient en rendre responsable le système, qui ne leur avait pas donné leur chance. En leur donnant apparemment leur chance, sans pour autant combattre efficacement les pesanteurs sociologiques, la réforme des collèges a rendu les élèves responsables de leur échec ou de leur succès. Elle a transformé en mérite ou en incapacité personnelle ce qu’on aurait auparavant imputé aux hasards de la naissance. La charge des inégalités devant l’école n’incombe plus à la société mais aux individus1. »
1Parce que les élèves qui le rejoignent ont, pour nombre d’entre eux, connu des difficultés scolaires au collège, voire dès l’école primaire, parce que les savoirs qui s’y enseignent et les compétences qui s’y construisent l’ouvrent sur le monde du travail et sa complexité grandissante, le lycée professionnel est bien l’héritier d’une tradition institutionnelle, celle qui a consacré l’innovation pédagogique comme une nécessité et comme élément permettant de lutter contre l’échec scolaire.
2Alors que la sociologie de l’éducation n’a pas fait grand cas de cet ordre d’enseignement qu’est le lycée professionnel, ce sont paradoxalement les enquêtes de terrain alliant démarche scientifique objective et modèles interprétatifs compréhensifs qui s’avèrent être les plus pertinentes pour en saisir les évolutions et apporter des éléments de réponse à des questions éducatives pratiques. L’histoire de la sociologie, comme celle des sciences sociales en général, s’est construite contre le sens commun et par souci de scientificité (Jellab, 2008, a), la mise à distance objectivée du monde social est apparue comme la condition princeps d’un travail de théorisation scientifique (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968). Mais le sociologue peut-il rester neutre et indifférent à ce qu’il observe dès lors que des possibilités d’action sur le monde social ou l’objet étudié se dessinent ? Quelles retombées « pratiques » les enseignements sociologiques peuvent-ils avoir pour changer, voire « réformer » l’enseignement professionnel ? Une telle question, sur un plan pratique, est légitime ne serait-ce que parce que les travaux et enquêtes sociologiques contribuent à leur manière à enrichir les débats sur la démocratisation du système scolaire (Rayou, 2001 ; Dubet, 2007). De ce point de vue, il convient toujours de replacer les débats sur le LP et sur son avenir dans une perspective socio-historique sans laquelle on ne peut saisir les tensions et les contradictions qui le traversent.
3L’école républicaine, telle qu’elle fut défendue à la fin du xixe siècle, continue de structurer l’imaginaire entourant les missions de l’école ; celle-ci doit surtout instruire et éduquer des citoyens, la formation des travailleurs étant dévolue aux entreprises. Les évolutions du système scolaire et les différentes massifications n’ont pas fondamentalement modifié l’idée dominante quant aux missions de l’école, même si des préoccupations relatives à l’insertion professionnelle et à l’évitement du chômage se sont fortement affirmées (Duru-Bellat, 2006). On peut d’ailleurs comprendre la propension à la poursuite des études en référence aux transformations qui ont affecté le marché du travail. La méconnaissance du monde du travail et surtout des représentations parfois caricaturales des conditions d’exercice des métiers d’employés et d’ouvriers constituent un obstacle à la promotion de la voie professionnelle.
4Réformer le lycée professionnel, et plus généralement la voie professionnelle, suppose d’aller au-delà de l’appel à l’envi à sa revalorisation. Certes, et nous l’avons vu, la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans a eu des effets tangibles sur l’image du lycée professionnel, mais elle n’a permis ni de juguler le problème du décrochage dont le fondement est à rechercher dans le rapport aux savoirs et le sens des études, ni de prendre en compte le sort des élèves de CAP, soit la fraction la plus fragile des publics de LP. Cette fragilité ne ressemble plus terme à terme à ce que nous avions relevé lors de nos premières enquêtes en LP, où la plupart des élèves de CAP provenaient de l’enseignement spécialisé ou adapté (SEGPA et 3e d’insertion essentiellement). Elle concerne une partie des élèves de 3e générale de collège (qu’ils aient ou non effectué une 3e « découverte professionnelle », remplacée par la 3e préparatoire aux formations professionnelles) qui disposent de faibles acquis scolaires. En même temps, ils constituent un des publics qui a le plus de probabilité de vivre son entrée en LP sur le mode du « déclassement » ou de la disqualification.
5Ainsi, l’émancipation par le LP exige de porter une attention particulière à tous les élèves, et aux plus vulnérables d’entre eux. L’absentéisme et le décrochage qui touchent cette fraction des jeunesses populaires interpellent le LP dans sa mission, d’autant que les conséquences d’une sortie sans qualification condamnent souvent à une vie précaire. Pour lutter contre l’absentéisme, l’accueil et l’accompagnement compréhensif ne suffisent pas. Il faut aussi penser l’emprise que ces élèves peuvent exercer sur les savoirs et les contextes d’apprentissage. Si globalement les enseignants et personnels d’éducation sont très soucieux de mettre en œuvre des supports et des stratégies facilitant l’appropriation des savoirs, une meilleure articulation entre les études en LP et les périodes de stage en entreprise serait à même de donner des appuis favorables à une persévérance scolaire. Nombreux sont d’ailleurs les élèves qui, doutant de leurs capacités, en viennent progressivement, et le stage aidant, à se mobiliser sur les savoirs enseignés en LP. Parfois, c’est l’institution scolaire elle-même qui ne croit pas dans les capacités intellectuelles des élèves. Comme l’ont souligné Anissa Belhadjin et Maryse Lopez (2013) à propos du programme de français en CAP, tout se passe comme si les élèves ne pouvaient pas se confronter à la littérature classique en tant que genre et finalité en soi. Aussi les injonctions institutionnelles s’attachent-elles à inciter les enseignants à faire en sorte que la lecture et l’analyse des textes comme la compréhension de la langue assurent « l’intégration sociale » des élèves.
6L’émancipation par le LP exige aussi de mettre en perspective la place du LP par rapport à d’autres champs de la formation, notamment l’apprentissage en alternance. Quelle articulation entre ces deux ordres de formation que sont les LP et les CFA ? Contre un réductionnisme ne voyant dans l’apprentissage en alternance qu’une nouvelle forme de domination capitaliste exploitant les nouvelles générations (Moreau, 2003), il faut également le considérer comme une « planche de salut » pour des jeunes souhaitant apprendre « autrement » et acquérir des compétences leur assurant une certaine autonomie. Certes, des jeunes font l’expérience douloureuse d’une rencontre avec un maître d’apprentissage peu scrupuleux, d’une rupture de contrat imposée par l’employeur ou les contraintes professionnelles, mais il serait hâtif de n’en déduire que des effets anomiques puisque l’apprentissage permet également de construire des compétences. Le cas de Paul vu plus haut montre qu’en dépit des contraintes imposées par l’employeur, il a pu obtenir son diplôme et intégrer une STS. Au lieu d’envisager l’apprentissage comme un monde concurrent – il serait d’ailleurs réducteur de ne le penser qu’au regard des holdings capitalistes alors que la plupart des entreprises accueillant des apprentis sont des PMI et des PME –, il faut le penser comme un univers complémentaire à la formation en LP. D’ailleurs, de nombreux CFA sont situés en LP, ce qui contribue souvent à mutualiser des pratiques pédagogiques innovantes. De manière plus générale, les défis que le LP doit relever concernent le renouvellement des pratiques pédagogiques et leur forte articulation avec les évolutions du marché du travail – elles retentissent sur la définition des référentiels des activités professionnelles et sur les référentiels de certification –, mais aussi le renouvellement des nouvelles générations.
7La dissociation progressive du loisir avec le travail (Troger, 2002) conduit les nouveaux publics de LP, comme les autres élèves du lycée général et technologique, à vivre autrement leur rapport aux études. L’effort et la « satisfaction différée » (Cacouault, Œuvrard, 2009) n’étant désormais que l’apanage de la figure lointaine de l’héritier, il faut réinventer le travail enseignant en lui donnant une dimension doublement didactique et professionnelle.
8Au terme de cet ouvrage, nous souhaitons conclure en revenant sur les trois défis majeurs auxquels le LP et ses acteurs doivent faire face : la lutte contre l’absentéisme ; le positionnement du LP vis-à-vis de l’apprentissage en alternance, un positionnement qui interroge l’alternance même entre les études en LP et les périodes de formation en milieu professionnel ; le renouvellement des pratiques pédagogiques à l’heure d’un changement sensible du profil des élèves accueillis.
Repenser la lutte contre l’absentéisme et le risque de décrochage
9Le lycée professionnel a longtemps constitué un ordre d’enseignement peu convoité et peu valorisé parce que positionné en bas de la hiérarchie de « l’excellence scolaire ». Dans un contexte économique et culturel « mondialisé », l’enseignement professionnel dispensé en formation initiale constitue un enjeu central puisqu’il participe de l’élévation des niveaux de qualification et ce, dans le cadre du projet européen promouvant la société de la connaissance (Conseil européen de Lisbonne, mars 2000). Le diplôme professionnel apparaît, dans une conjoncture économique en crise, comme une arme de lutte contre le chômage, et, à ce titre, il n’est guère difficile de démontrer qu’un baccalauréat professionnel ou un CAP offrent davantage d’opportunité d’insertion professionnelle que de nombreux autres diplômes, y compris de l’enseignement supérieur (Baudelot, Establet, 2009). Pourtant, et le lycée professionnel est concerné en premier lieu, en dépit de nombreux dispositifs et mesures politiques mis en œuvre en France, on compte tous les ans près de 120 000 jeunes arrivant sur le marché du travail sans diplôme, dont près de 60 000 sans qualification (Jellab, 2013).
10Ainsi, les évolutions des programmes et des curricula ont amené les pouvoirs publics à mettre en œuvre des stratégies et des dispositions assurant la lutte contre les sorties sans qualification, comme par exemple la normalisation du contrôle en cours de formation, les actions de soutien et d’accompagnement des publics scolaires les plus fragiles, la lutte contre le décrochage, etc. Le LP apparaît alors comme un laboratoire pédagogique au sein duquel les expérimentations sont nombreuses, doublées de résultats heureux et parfois décevants. Ces expérimentations ne semblent efficaces que lorsqu’elles s’appuient sur le principe selon lequel tout élève est éducable, et dès lors que les enseignants et les personnels d’éducation rompent avec le misérabilisme.
11Les lycées professionnels connaissent un taux d’absentéisme élevé à tel point que sa gestion et son ampleur quantitative cachent souvent une diversité de situations variant d’un établissement à l’autre mais accaparant le plus souvent l’activité des CPE et des assistants d’éducation (Divay, 2013). Une enquête ancienne menée par le ministère de l’Éducation nationale sur l’abandon en cours de formation (Rebière, Sauvageot, 2003) montrait que les ruptures de scolarité interviennent massivement au troisième trimestre de l’année scolaire (cela concernait les deux tiers des abandons en CAP et BEP, et 55 % des abandons en première professionnelle). Cette enquête avait par ailleurs mis en évidence trois éléments contribuant à la rupture : le problème de l’orientation que de nombreux élèves invoquent comme raison de leur abandon (le fait de se retrouver dans une spécialité non choisie) ; le problème des contenus, qui réfèrent aussi bien à l’organisation des cours qu’aux matières enseignées et à l’équilibre entre théorie et pratique ; la pédagogie et les relations avec les professeurs. Mais l’étude insistait sur la différence entre les motifs agissant en amont (les causes préalables à l’entrée ou pendant la scolarité en LP) et les raisons agissant comme élément attractif pouvant également générer une rupture de scolarité (une opportunité d’insertion professionnelle par exemple). Ainsi, une part non négligeable (un peu plus de 10 %) des élèves les plus âgés – en général, ils ont au moins 20 ans – ont trouvé un emploi au moment du départ du LP. Nous avions également observé que les élèves les plus « âgés » (notamment en baccalauréat professionnel) quittaient le LP pour un travail. Cela s’expliquait par le fait qu’ils étaient parfois titulaires d’un BEP mais aussi qu’ils devenaient « adultes », ce qui suppose la construction sociale d’une autonomie via l’entrée dans la vie active (d’ailleurs, une partie de ces élèves exerçaient déjà des « petits boulots » quand ils étaient en BEP et en baccalauréat professionnel). Inversement, et toujours selon l’étude ministérielle, les plus jeunes des élèves ayant quitté le LP souhaitent dans une forte proportion (plus de 47 %) reprendre des études, ce qui montre qu’ils ne sont pas forcément antiscolaires. Cela est d’autant plus plausible qu’une majorité des jeunes ayant quitté le LP et ayant repris ultérieurement des études poursuivent une formation dans le même domaine que celle connue initialement (près de 7 jeunes sur 10). Le plus souvent, ils sont en formation en alternance (via l’apprentissage). Ce que cette étude relève aussi, c’est qu’« [u]ne majorité d’entre eux (52,5 %) n’avaient pas de projet professionnel précis lorsqu’ils ont émis leurs vœux d’orientation » (p. 3). Mais un tel constat est à nuancer. Non pas qu’il n’existe pas des liens de cause à effet entre le projet professionnel et l’implication dans les études, mais la réalité montre souvent que les élèves de LP ont rarement élaboré un choix affiné et précis d’un métier. En réalité, les projets ne deviennent consistants qu’une fois les élèves scolarisés en LP, et si le projet était une condition sine qua non de la réussite en LP, peu d’entre eux y réussiraient. Les conditions d’accueil, de suivi, de repérage des difficultés potentielles des élèves – et notamment et surtout sur le plan cognitif –, selon le degré de problématisation par les équipes éducatives, réduisent considérablement le risque d’absentéisme et de rupture scolaire.
12Pour les élèves, la faiblesse du suivi par les CPE et les PLP offre des marges de liberté qu’ils exploitent, s’absentant parfois à tour de rôle et à des jours variables. La mise en place d’une politique systématique de suivi de l’absentéisme est à même de réduire les risques de décrochage. Elle doit être doublée d’un véritable travail avec les élèves qui sont les plus exposés aux ruptures scolaires afin d’identifier les leviers sur lesquels il est possible d’agir. Parmi ces leviers, il y a certes le projet professionnel mais il y a également le projet d’apprendre. Car c’est largement le rapport aux savoirs qui agit comme élément déterminant dans la persévérance scolaire. Penser le rapport aux savoirs permet également de poser autrement la problématique du décrochage car il ne fait guère de doute qu’une partie des élèves ont rompu avec les études tout en étant présents en classe. Le paradoxe étant de constater que certains élèves absentéistes réussissent mieux en LP que d’autres élèves qui, pourtant, sont présents physiquement ! Dans certains LP innovants, la baisse du taux d’absentéisme a été concomitante de la mise en place d’un suivi continu des élèves, articulé à la promotion de projets professionnels et culturels collectifs. L’évaluation des actions a montré que l’un des éléments contribuant à favoriser l’assiduité et l’implication réfère au sentiment d’appartenance à l’établissement. Ce faisant, on peut postuler que la réussite des élèves en LP procède de la capacité des acteurs institutionnels à articuler les apprentissages à la vie scolaire, l’EPLE devant être en même temps un espace de vie offrant un ancrage identitaire rassurant. Soulignons qu’en moyenne, la taille des structures en LP (il s’agit du nombre moyen d’élèves dont un enseignant a la charge pendant une heure) est très favorable, ce qui doit faciliter un suivi doublement collectif et individuel des élèves (16,3 élèves en LP, contre 24,2 en LEGT).
Concurrence ou complémentarité entre le lycée professionnel et l’apprentissage en alternance ? À propos de l’articulation LP/entreprises de stage
13Si le gouvernement veut atteindre le chiffre de 500 000 apprentis à l’horizon 2017 – le même projet fut annoncé en 1993, à la veille de la Loi quinquennale pour l’emploi –, force est de constater une certaine stagnation depuis 2008. Cela tient surtout à la conjoncture économique qui pénalise les petites et moyennes entreprises, principal vivier d’accueil des apprentis.
14On constate une forte progression du nombre d’apprentis dont les effectifs doublent quasiment en l’espace d’une vingtaine d’années. Mais alors que le nombre d’apprentis de niveau V (CAP ou BEP) enregistre un léger recul, la part de ceux qui préparent un diplôme de niveau IV (baccalauréat professionnel, brevet professionnel…), de niveau III (BTS, DUT…) et de niveau II et I (Bac + 3, 4, 5…) augmente de manière significative. Si le CAP domine encore aujourd’hui parce qu’il regroupe près de 41,5 % des apprentis, plus d’un apprenti sur quatre est en baccalauréat professionnel, et la même proportion prépare un diplôme du supérieur. Diplôme récent historiquement, le baccalauréat professionnel s’est progressivement diffusé dans le monde de l’apprentissage du fait de l’émergence de nouveaux besoins en qualification. Au sein de l’enseignement supérieur, l’apprentissage a également progressé, mouvement encouragé par différentes politiques publiques. La réforme Séguin (1987) a élargi les domaines et les niveaux de qualification pouvant être préparés en alternance : on peut selon cette réforme préparer un diplôme de niveau V (CAP, BEP), de niveau IV (baccalauréat professionnel, brevet de maîtrise et brevet professionnel) et de niveau III (DUT, BTS). Par ailleurs, il est devenu possible d’effectuer un parcours diplômant en tant qu’apprenti en préparant plusieurs diplômes successifs. En 1992, Édith Cresson élargit encore plus les niveaux de qualification en y incluant les diplômes de niveau II et de niveau I (Bac + 3, 4, 5 et diplômes d’ingénieur).
15La concurrence entre les LP et les CFA est historique et l’un des analyseurs de cette tension est le CAP puisque l’offre de formation reste inégale et, surtout, elle augure de meilleures chances d’insertion lorsque le diplôme est préparé par apprentissage (Maillard, 2003). Mais au lieu de raisonner en termes d’opposition, il convient plutôt de penser les CFA et les LP en termes de continuum et de complémentarité. Ce continuum est observable lorsqu’on se penche sur le parcours des apprentis : il n’existe pas de « filière de l’apprentissage » car la plupart des diplômés ont fréquenté le LP et le CFA de manière alternative. Autrement dit, rares sont ceux qui ont préparé tous les diplômes par apprentissage. L’institution scolaire a bien pris en compte cette « porosité » entre le LP et les CFA. Ainsi, en vue d’augmenter le nombre d’apprentis préparant la partie générale du diplôme dans un établissement scolaire, les circulaires de rentrée no 2005-067 du 15 avril 2005 et no 2005-124 du 26 juillet 2005 invitaient les académies à développer des unités de formation par apprentissage (UFA) sous forme d’un partenariat entre un CFA et un EPLE. L’Éducation nationale souhaite ainsi mettre en synergie des ressources pédagogiques et renforcer une division du travail entre l’institution scolaire et les entreprises. La circulaire no 2006-042 du 14 mars 2006 confirme le projet de développer non seulement un partenariat entre les EPLE et les CFA, mais aussi de promouvoir l’apprentissage au sein même des lycées, avec pour objectif de porter à 8 % la part des apprentis formés dans les établissements scolaires.
16Lorsque les PLP interviennent dans les CFA et quand des professionnels enseignent en LP, et pour peu qu’ils échangent sur leurs pratiques et leurs expériences respectives, on remarque que les méfiances réciproques s’atténuent. Cela permet aux enseignants de LP de mobiliser des supports techniques et professionnels actualisés et assurant une forte légitimité auprès des élèves. C’est aussi ce dialogue entre le monde de l’entreprise et l’univers scolaire qui peut favoriser l’alternance que de nombreux élèves continuent à vivre sur le mode de la séparation (« Au LP, on apprend le métier mais c’est encore l’école, alors qu’en entreprise, on travaille en vrai », dit Adrien, 18 ans, élève de bac pro « systèmes électroniques numériques »). Antoine, 38 ans, professeur de génie mécanique, et intervenant dans le CFA implanté au LP, rend compte de l’effet de cette expérience sur son enseignement auprès des élèves :
J’interviens en CFA depuis bientôt six ans et je dois dire que ça m’a appris beaucoup de choses. D’abord, je suis plus réactif pour les cours parce qu’on est obligé de suivre l’évolution des référentiels et des nouvelles technologies, comme l’électronique embarquée sur les véhicules. Je ne me contente pas seulement du référentiel de certification mais je m’appuie aussi sur les documents et les fiches techniques du constructeur. Donc quand les apprentis ou les élèves vont en stage, ils ne sont pas déphasés… Et quand j’ai les apprentis, je m’appuie sur leur expérience pour travailler avec eux des notions, des systèmes… Comme on travaille sur des compétences, il est plus facile de traiter des savoir-faire et des savoirs quand on casse l’opposition entre le LP et les entreprises […] J’ai aussi appris à adapter la pédagogie parce que les apprentis sont en général plus âgés que les élèves et ils n’ont plus les automatismes pour faire un schéma ou analyser une figure dans l’espace. Donc, je pars des choses basiques pour aller vers le plus compliqué et ça marche aussi avec les élèves en difficultés.
17Cet enseignant exerce aussi en binôme avec un professionnel. En accord avec le chef de travaux et le proviseur, ils ont opté pour quelques séquences d’enseignement communes aux élèves et aux apprentis. Il y a là une « culture du métier » qui est plus aisée à construire quand les PLP et les acteurs des milieux professionnels œuvrent en commun sur des objets didactiques.
18Rapprocher le LP des milieux professionnels, c’est aussi conforter sa mission de socialisation et de formation professionnelle des élèves. Cette ouverture du LP sur son environnement économique contribue à asseoir la légitimité des enseignants et leur autorité symbolique auprès des élèves. Les transformations affectant les publics entrant en LP obligent à repenser la professionnalité enseignante, une professionnalité qui doit également être considérée sous l’angle de collectifs professionnels.
Repenser les pratiques pédagogiques et la professionnalité enseignante en lycée professionnel
19Si l’on excepte les établissements à recrutement populaire tels les ZEP, RAR ou ÉCLAIR où l’innovation est plus institutionnalisée, les professeurs de lycée professionnel constituent sans doute les acteurs les plus innovants dans l’enseignement secondaire. Mais l’innovation qui s’apparente à l’invention de réponses fonctionnant comme autant de tentatives en vue de « bricoler », « trouver l’astuce » qui « accrochera » les élèves, reste souvent conjoncturelle et faiblement pensée de manière systématique et distanciée. Cela tient à la forte diversité des profils sociologiques des enseignants qui n’a pas disparu en dépit d’une certaine homogénéisation progressive des politiques de recrutement (de nombreux domaines professionnels ou spécialités, notamment dans les métiers de l’artisanat, ne correspondent à aucune qualification de niveau II ou I, niveau exigé pour se présenter aux concours de recrutement des enseignants). Or la professionnalité enseignante ne peut être une affaire d’individus censés transmettre des connaissances, accompagner des élèves dans leur apprentissage et assurer une validation de compétences selon les référentiels de certification. La professionnalité exige d’abord d’identifier les enjeux et les objectifs tout autant professionnels que culturels et de faire en sorte de développer chez les élèves des habiletés cognitives et comportementales de manière à ce qu’ils interrogent les contenus enseignés et élaborent du sens dans une démarche constructiviste et collective. Cette professionnalité suppose aussi que les PLP exercent collectivement et s’approprient leur fonction en l’inscrivant dans un projet éducatif global, amenant chaque élève à progresser dans son parcours et à définir des horizons scolaires et sociaux possibles.
20Les PLP sont conscients du fait que la nature des interactions avec leurs élèves influe sur leur assiduité mais ils négligent souvent la question de la spécificité des savoirs. Les élèves que nous avons interrogés apprécient l’enseignant qui les écoute, qui « comprend » leurs difficultés scolaires et parfois sociales, mais ils sont également en attente du « bon prof », celui qui est capable de capter leur attention et de faire en sorte que son enseignement ne soit pas ennuyeux. Or c’est cette question de la nature des savoirs et de leur caractère attractif qui est évacuée, même si certains PLP disent comprendre leurs élèves qui « s’ennuient à mourir dans des cours de français où on ne les fait qu’écrire » (F, 39 ans, PLP de cuisine). Pour que les PLP travaillent en équipe, l’identification d’un problème collectif est nécessaire. La diversité des épreuves, des contenus enseignés, du public qui, rappelons-le, reste hétérogène quant au rapport aux études et aux savoirs, constitue un premier obstacle, fonctionnant comme une sorte d’écran empêchant les enseignants de « se » reconnaître dans les difficultés rencontrées par les collègues, voire dans leurs propres difficultés.
21Dans tous les LP où se sont déroulées nos enquêtes, l’efficacité du travail en équipe nous a paru liée à la mobilisation d’enseignants et parfois de CPE, de COP, d’assistantes sociales, d’infirmières, qui procède plus de minorités actives que d’impulsions du chef d’établissement ou du chef de travaux. Le rôle de ces derniers ne semble efficace que si les PLP sont prédisposés à coopérer, ce qui suppose qu’ils soient non seulement convaincus de la démarche mais aussi qu’ils soient préalablement engagés dans leur propre travail d’enseignement, notamment autour d’un projet intra-disciplinaire. Or c’est en partie autour du travail en équipe que se construisent des dynamiques dépassant les seuls objectifs d’un projet quelconque. Dans un LP industriel, le projet de construire des pompes à eau dans le cadre d’un échange avec des lycées en Afrique fut l’occasion par la suite de travailler sur les problèmes liés à la gestion de l’ordre scolaire, à l’absentéisme ou encore à l’implication des élèves en classe lors de leur retour de stage. Le travail en équipe au sein des LP reste à construire et à consolider. Il ne pourra être effectif que si les acteurs institutionnels y voient une opportunité pour répondre de manière « professionnelle » à des questions qui restent souvent envisagées de façon intuitive, et traitées au gré des ressources dont disposent individuellement les acteurs. Ce collectif devra être au fait des transformations affectant aujourd’hui le LP et ses missions. Ainsi, et dans la mesure où une part non négligeable des bacheliers professionnels poursuivent leurs études dans le supérieur, les enseignants ont à intégrer cette dimension : sans négliger l’objectif d’insérer professionnellement leur public, ils doivent être attentifs à la continuité des apprentissages ainsi qu’aux nouvelles exigences en matière de travail personnel et d’autonomie, qui déstabilisent souvent les anciens élèves de LP.
Notes de bas de page
1 A. Prost, Éducation, société et politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Seuil, Paris, 1997.
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2001