Conclusion
p. 179-186
Texte intégral
De nouveaux étrangers ?
1L’hospitalité des transmigrants par leurs aînés de la mobilisation internationale du travail industriel des années 1970-1980, locataires de logements dans les quartiers socialement et économiquement enclavés de villes françaises, appelle une réciprocité : les « hommes de la route », Caucasiens, Moyen-Orientaux, Afghans, Kurdes, Turcs, Balkaniques, Maghrébins, Polonais, ukrainiens, Géorgiens,… œuvrant pour l’économie mondiale de « l’entre-pauvres », le poor to poor, ouvrent leurs réseaux aux jeunes de ces mêmes quartiers. Hospitalités croisées entre-pauvres : ceux, nomades, venus de loin tirent par la main nos proches, enlisés dans les quartiers de la relégation.
2À partir de mobilités continentales et selon des territoires de circulation spécifiques, émergent des cosmopolitismes migratoires nouveaux, porteurs de métissages identitaires, en phase avec l’omniprésente mondialisation et loin des déterminismes coloniaux. Et, l’admettrons-nous enfin, le capitalisme le plus insupportable, celui du système marchand, la domination que nous combattons, celle-là même qui banalise toutes les hiérarchies de la matière et de l’esprit, lentement construites par la communauté des civilisations, a encore enfanté de nouvelles configurations sociétales. Pour le pire, probablement, mais, selon notre constat dans cette recherche, pour le meilleur dès lors qu’il s’agit des plus pauvres. La forme pauvre de ce déploiement a ceci de paradoxal : vecteur de développement et d’émancipation, elle se généralise sans accumulation de capital parmi ses acteurs, sans production de hiérarchies de la richesse, en rupture avec les prétendues lois de l’expansion économique. Les compétences préparatoires à ces activités s’appellent : guerre, misère, débrouille, honneur, fraternité de route. Elles s’acquièrent par les métissages du proche et du lointain, par l’entrée en transversalité de toutes les frontières des nations, celles des territoires mais encore celles des lois et normes. La pauvreté en est le signe et l’attribut distinctif, permettant une reconnaissance et une appartenance immédiates : avant la religion et l’ethnie.
3Ce mouvement a d’autant plus de chances de se répandre que les ruptures post-coloniales s’intensifient, comme l’a bien montré Ahmed Boubeker, d’enfermements urbains en révoltes, de formulations en reformulations d’une histoire familiale ou collective qui s’éloigne de plus en plus radicalement de celles proposées par la nation d’accueil. Le refus de reconnaissance de l’histoire des nations d’origine, comme des nations d’accueil, ou d’étape, ne rend plus apatride, mais amalgame à la vaste confédération des pauvres. Ainsi les départs « par le bas » des quartiers de la ségrégation sont-ils une réalité offerte par les transmigrants que nous avons côtoyés. Nous en avons saisi les prémices, comme nous le demande notre engagement de sociologues : apercevoir la dimension cachée, momentanément ou durablement, des processus de changement. Simmel et sa longue postérité anglo-saxonne post-hégélienne, les phénoménologues allemands, Halbwachs, de la « topographie légendaire… », trop tard et trop tôt à la fois, Weber et l’école compréhensive française tourainienne, ont tous insisté sur la nécessaire lecture par les sciences humaines des dimensions cachées ou à peine manifestes du changement.
4Les manifestations de la réalité des « nouveaux étrangers », telles que nous les relatons, suffisent-elles à modifier la « figure de l’étranger » en France ? Pour l’heure certainement pas d’une façon globale dans l’ensemble du corps social. Les transmigrants et leurs métissages identitaires fluides, transitoires, ne suggèrent une telle mutation qu’à l’intérieur des territoires de leurs circulations, dans l’espace de leurs transactions. Même si leur nombre est important, presque deux cent mille, l’exposition de leur présence est très sélective en France : côtes méditerranéennes, canal rhodanien, bordures frontalières allemande et belge. La brièveté de leurs séjours ne leur permet pas de nouer des relations individuelles de voisinage. Leur dispersion dans les villes moyennes, loin des « quartiers ethniques » des métropoles, les invisibilisent, les éloignent des dispositifs de contrôle et de répression des étrangers, et les condamnent à la discrétion. Par contre l’apparition, comme gestionnaires des réseaux de circulants dans les « carrefour-étapes », de plusieurs centaines de jeunes locaux, descendants des immigrants du travail des « trente glorieuses », est lourde de conséquences. Parmi eux, la rupture avec les perspectives de l’insertion républicaine se radicalise. Le sentiment de leur aliénation aux destinées des « vrais enfants de la nation », les détermine à se construire en toute conscience comme autres. Devenus nouveaux étrangers, ils revêtent les habits des transmigrants : hommes, femmes, en collectifs, tels les « animateurs » du triangle Avignon-Nîmes-Arles, ou individuellement, telle Zahra.
5La figure de nouveaux étrangers s’impose, de l’intérieur même des lieux perçus comme de relégation : désormais ils construisent leurs destinées entre les nations, alors même qu’on les décrivait comme prisonniers des lieux les plus enclavés dans les nations : « passez, il n’y a rien à voir, que désolation et violence » répètent les pouvoirs nationaux. Par un métissage entre sédentarités contraintes et mobilités transnationales, ils créent des continuités territoriales et relationnelles.
6À notre aveuglement, lorsque nous concevons les légitimités citoyennes comme liées à la sédentarité, s’ajoute notre incapacité à conjuguer les temps sociaux : l’éphémère, le passager, l’étape, rapide ou même lente, n’entrent pas dans le schéma spatio-temporel qui a construit nos configurations étatiques nationales. Être « d’ici depuis longtemps » est la clef de la légitimité identitaire. Être « d’ici et de là-bas et de l’entre deux, de temps à autre », désigne le « pérégrinant », le vagabond, l’errant, et ne permet aucune consistance sociale locale, a-t-on longtemps cru. La mondialisation a ceci de bon qu’elle exige le bouleversement de ces conceptions : dispersion et éphémérité deviennent des valeurs constitutives de la modernité, créent les bases mondiales d’une économie « entre-pauvres », porteuse d’universalité. Les marges et leurs périphéries deviennent des centres, comme le sont, pour les transmigrants, les trois « triangles » européens qui guident les mouvements de centaines de milliers d’entre eux. La « horde des vaincus », marqués du sceau de la pauvreté et du métissage, dont parlait le comte de Gobineau, au xixe siècle dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, s’est interconnectée à l’échelle planétaire, et mobilise désormais parmi les siens et pour les siens : poor to poor, et l’inséparable auto-expertise du peer to peer. Victoire des métissages : les pauvres de tous pays s’unissent, non pour partir à l’attaque des nantis, mais pour accéder à leurs marqueurs de puissance, matériels électroniques et communications à la fois les plus humaines et les plus dématérialisées, par une subtilité des échanges qui crée le vaste filet d’une possible paisible domination des « enracinés » par les circulants. La « chaleur » des connivences passe, entre-pauvres, dans l’usage de Skype, de Google, etc. en donnant à la communication abstraite la force des engagements d’honneur, en démultipliant la connaissance des chemins qui enserrent les métropoles. Des logiques de circulation désignent des centralités européennes nouvelles, à distance des hiérarchies politiques usuelles. Quelle erreur, nous avons cru que la mesure de notre modernité était la capacité d’abstraction froide, la maîtrise des réseaux et leurs figurations formelles de plus en plus complexes, alors que l’évidence suggérée par les pauvres que nous venons de décrire est que la clef de la maîtrise des devenirs réside dans la capacité de transiter l’honneur, la parole qui engage, la proximité affective, l’empathie, le long des abstractions communicationnelles de toutes sortes : préserver, élargir la force du lien fort permet d’aller plus loin, de franchir la diversité des frontières. Alors même que l’économie du rich to rich célèbre la « force du lien faible ».
7Pour certains, les plus riches comme les plus pauvres, les contours et les idéologies de la nation s’éteignent lentement. Le renversement des puissants maîtres de parcelles territoriales et des pouvoirs qui leur sont attachés par leurs assujettis sans places, sans légitimités, s’effectue sous nos yeux, renversement de la dialectique du maître et de l’esclave par inconsistance du lien : ne rien posséder et se soustraire à la dépendance des pouvoirs dans leur expression locale, en déployant un savoir-circuler, confère une puissance nouvelle. Pauvreté, fluidité et déni des valeurs des sédentaires ouvrent désormais les portes d’un monde que nous percevons à peine par les figurations de l’Internet : multipolarités, équivalences, multiplication des carrefours, localisations hors des marquages territoriaux des hiérarchies de la puissance…
8Ces nouveaux étrangers sont-ils les créatures, et l’éloge, de la mondialisation capitaliste marchande ultralibérale, que bon nombre d’entre eux servent passionnément, sans perspective de sortie de leur univers de la pauvreté ?
9Il s’agit d’un constat heureux : le nouveau maître, avide de richesses, libère des pauvres des confinements locaux, des répétitions des stigmates de l’enclavement ou de la malédiction d’une errance sans but. Un sens nouveau apparaît, qui relie dépendances et exils pour le meilleur. Mais, en l’état des législations, cette perspective est porteuse de nombreux périls : ceux-là mêmes de la distance aux mœurs et aux lois des nations d’origine. Comment se soigner dans l’urgence à Nîmes, à Toulon ou à Strasbourg, quand on a été diagnostiqué et à peine traité à Barcelone, à Gênes ou à Munich ? Et, en admettant même que les revenus tirés du savoir-circuler selon les perspectives transnationales sont très suffisants pour vivre, comment réclamer les nécessaires droits et prestations pour soi et sa famille que dispense la nation grâce à de longues conquêtes sociales ? Outre les transmigrants, ces questions concernent des millions de travailleurs transfrontaliers, que des conventions sectorielles entre nations protègent mal. La « montée du trans » exige des résolutions concertées, entre nations européennes, qui ne peuvent être qu’autant d’accrocs à l’exercice total, discrétionnaire, des pouvoirs de chaque nation sur ceux qui foulent son sol.
10Peut-on penser à des identités continentales, supranationales, européennes par exemple, qui réconcilieraient le trans- avec la citoyenneté ? Raisonner ainsi c’est reporter le problème vers des espaces plus vastes, des frontières plus lointaines : c’est inclure certains trans- dans un nouvel espace politique, sans épuiser le phénomène. Il existe des peuples européens sans nation interne de rattachement global, aux désignations obstinément extérieures, lointaines, inadaptées, tels les Turcs, les Marocains, les Roms et d’autres, aussi malmenés que les transmigrants auxquels ils sont apparentés. Ce que provoquaient les guerres intra-européennes par la dissection des peuples lors des traités de paix toujours provisoires, les migrations internationales massives l’ont reproduit. Ces présences enflent au moment même où les frontières internes sensées les séparer, les cliver, se délitent, disparaissent. Évidemment la réflexion proposée abandonne les ancrages idéologiques nationaux, il ne s’agit pas de créer un Maroc européen unissant des quartiers de Bruxelles, Francfort et d’autres villes. Mais peut-être de concevoir des droits de circulation et d’installation dans des espaces sociaux et économiques transeuropéens ? Reconnaître dans l’actuel transmigrant pauvre la préfiguration d’un citoyen européen que nous attendons tous, et dont nous savons que la mobilité, et spatiale et culturelle, est le modus operandi majeur ?
11Le circulant aisé, cadre, expert, ingénieur, héros du « lien faible », ne crée pas les sociabilités exposées par nos transmigrants : il est trop soumis à la verticalité de l’exploitation commerciale de ses mobilités depuis trop longtemps. Hôtels, spectacles, transports confortables avec leurs étapes – aéroports ou gares – aménagées, leurs hiérarchies de l’accessibilité : sa mobilité est entièrement dévolue aux verticalités économiques pour lesquelles il travaille1. Son énergie, entièrement dévolue à l’acte professionnel, ne s’encombre pas de liens forts : surtout pas. Il expose même à l’admiration des chercheurs, qui dénombrent ses places dans des réseaux formels, la force de ses liens faibles : carnet d’adresses de pairs rencontrés lors d’études, de congrès, etc. Libre de s’associer précisément parce que ses liens sont faibles, il est d’autant plus à même d’entreprendre. C’est du moins les théories de ses contempteurs qui l’affirment. Alors, quelle surprise de constater que les solidarités profondes entre transmigrants pauvres libèrent de remarquables initiatives et les pérennisent par des liens dont la profondeur peut aller jusqu’à l’union, économique mais encore affective. Jusqu’au marquage des parcours en étapes mémorielles d’une histoire nouvelle et universelle de l’initiative des pauvres.
12La nouvelle figure de l’étranger n’est pas celle du transmigrant d’origine lointaine et identifiable sur la cartographie du monde, mais celle produite par des métissages entre en- et dé-racinements que nos « enclaves », derniers lieux des cosmopolitismes du « lien fort », fabriquent. L’hospitalité d’étapes que prodiguent les habitants des enclaves urbaines aux étrangers pauvres « du voyage » appelle, en retour, celle des transmigrants « de la route », des sociabilités immédiates et universelles de l’entre-pauvres : des jeunes, nos proches, les orphelins qu’une République généreuse devait adopter depuis les années 80, peuple des cités ou des vieux quartiers urbains en déshérence, commencent à « sortir par le bas » à la rencontre de leurs lointains semblables et construisent ce profil original.
13Le nouvel étranger circulant pauvre anticipe les destinées de tous ses proches sédentaires… Comme si, à sa naissance parmi nous, le « vieux-monde » disparaissait : hier, ni d’ici, ni de là-bas signifiait la malédiction d’un « nulle part », aujourd’hui ni d’ici ni de là-bas, mais des traverses qui mènent de l’un à l’autre, signifie « de partout ». Retournement dont l’Histoire est friande : les déracinés de la « légitimité identitaire », dès lors qu’ils quittent leur confinement, tissent la nasse qui enfermera les « légitimes identitaires », nationaux, indigènes et autres autochtones ; Albert Camus et Frédéric Hegel ne sont pas loin, puisque la perspective d’une fin de domination idéologique, par délitement du lien de dépendance, sans grand chamboulement des modalités d’accumulation capitaliste, s’impose mezza voce à côté des habituelles démonstrations, si claires sur les grands mécanismes économiques du changement qu’elles en oublient les ruses des gens tels qu’ils sont, leur capacité de construire des mondes sociaux nouveaux. Les pauvres, surtout circulants, sont devenus des alliés privilégiés d’un capitalisme marchand qui saute les barrières nationales, sur la route de la mondialisation-globalisation ; la « race des vainqueurs », légitimes héritiers de « l’histoire des nations », devient enclave d’une interminable reproduction d’attributs idéologiques sérialisants : jusqu’à idolâtrer le lien faible, qui permet de tromper, de se dérober d’un lien trop obligeant, pour sa plus grande réussite dans la verticalité.
14La mutation comme processus historique élémentaire et constant du devenir collectif – mondialisation ? globalisation ? abstraction et multiplication des relations préservant le lien fort ? – est née avec les premières sociétés humaines : il s’agit aujourd’hui, dans la mise en marche généralisée, du retour de la longue volonté des humains de franchir les frontières, que les enfermements nationaux récents ont freinée un instant d’Histoire.
15Encore et toujours l’étranger, défini comme celui qui ne possède rien d’autre que sa mobilité et la force de ses engagements affectifs en héritage, quel que soit son « locus », étranger dans un État fort ou habitant pauvre d’un État dérisoire, construit, dans la douleur, l’avenir de tous.
Notes de bas de page
1 Alain Tarrius, Les Fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, L’Harmattan, 1992.
Auteurs
Professeur professeur émérite à l’université de Toulouse-Le Mirail et membre des laboratoires LISST et Migrinter. Sociologues et anthropologues de la ville et des migrations.
Maître de conférences à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, et rattachée au laboratoire PRINTEMPS. Elle est également membre associé au laboratoire Migrinter. Sociologues et anthropologues de la ville et des migrations.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001