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Transmigration solitaire et recherche de revenus d’une femme marocaine

p. 147-178


Texte intégral

1Les transmigrations à travers l’Europe sont le fait de groupes ethniques ou professionnels, devenus cosmopolites au cours des parcours et des étapes, tels ceux décrits dans les parties qui précédent. Toutefois le phénomène a pris une telle ampleur qu’elle concerne désormais des personnes circulant seules et notamment des femmes qui, au moment de migrer, sont célibataires, divorcées, veuves. Parmi elles, on trouve de nombreux profils de transmigrantes. Il s’agit d’une généralisation des transmigrations qui présentent des modalités spécifiques : c’est elle que nous allons décrire par une étude de cas.

2Les transmigrant(e)s se rapprochent, au cours de leurs étapes, d’autres collectifs (famille, amis, connaissances : parentèle délimitée avant de partir) comme ceux issus de la forme migratoire traditionnelle.

3Au cours de leurs parcours migratoires, les transmigrantes mobilisent donc divers réseaux, en particulier familiaux1. Il s’agit des réseaux pré-existants à la migration effective et individuelle mais qui révèlent à quel point le collectif des migrants dits de première génération, sédentaires ici, s’étalant désormais le long de l’Europe, est toujours resté en lien avec les quartiers et villages d’origine. Nous sommes là au cœur des réseaux mobilisables par les candidates au départ, et ces liens nourrissent les stratégies migratoires par captation de soutiens disséminés tout au long des futurs parcours et concourant souvent à les construire.

4La proximité sociale et géographique, surtout communautaire, des origines, semble rendre légitime toute interaction avec celui qui, souvent, peut être désigné comme un inconnu-familier, celui qui nous reconnaît et que l’on reconnaît aux premiers instants de la rencontre. Mais dans une communauté aussi réelle qu’imaginaire, l’interaction ne peut fonctionner que si l’invitation est acceptée. Dès lors, si la reconnaissance communautaire favorise l’entrée en interaction, l’inconnu-familier c’est au fond celui avec lequel on a le sentiment de partager un monde commun et avec lequel on peut éventuellement s’associer.

5Enfin, on observe dans certaines interactions entre hommes migrants ou non, autochtones ou non, et femmes transmigrantes que ces dernières jouent particulièrement sur le registre de l’ambiguité relationnelle, usent de leurs capacités de séduction allant parfois jusqu’aux échanges « économico-sexuels2 ». Le difficile repérage d’initiatives individuelles, logées dans les mises en scènes intentionnelles mais aussi dans les dimensions intimes et sexuelles, nous a peu à peu permis d’identifier ce que nous considérons, a posteriori, comme des compétences sociales développées par les migrantes, avec ou sans-papiers, pour œuvrer à la construction et au marquage favorable de leurs mobilités. Ces femmes non seulement usent de l’imposition des normes de genre mais la recherchent pour en tirer parti et s’assurer diverses mobilités.

6Généralement, ces initiatives individuelles se conjuguent à la mobilisation familiale. Mais nous avons cherché à comprendre quels sont les réseaux d’acteurs ou les acteurs isolés, autres que la famille, qui interviennent dans les parcours de ces femmes : qui sont-ils ? Comment interviennent-ils ? Pourquoi ? En outre, les parcours des femmes sont parsemés de rencontres : comment et pourquoi les rendent-elles opportunes ? Quels objectifs pour quelles présentations de soi ? Comment ces actions marquent les mobilités des migrantes ? Qu’en est-il de ces initiatives individuelles dont la famille transnationale finit toujours par bénéficier ? De quelles façons les trajectoires individuelles s’articulent aux trajectoires collectives ici, là-bas, entre ici et là-bas ?

Un cas-type : Zahra ou la force des sociabilités

7Pour répondre à ces interrogations, nous avons choisi de rendre compte d’un cas-type, un cas qui éclaire certains aspects des trajectoires des transmigrantes en général, celui de Zahra. Sa trajectoire montre comment les relations nouées dans le pays d’origine ainsi que l’entrée dans des sociabilités nouvelles au cours du parcours en Europe, favorisent la réalisation du projet migratoire. Le cas de Zahra manifeste l’exemple même d’une carrière migratoire individuelle tributaire de ses propres initiatives. À l’aune de son parcours, nous verrons quelles sont les ressources sur lesquelles elle s’appuie et celles qu’elle produit elle-même dans sa capacité à se saisir des rencontres. Sa situation qui deviendra rapidement irrégulière pour cause d’expiration de visa, et sa recherche constante de revenus, la mène a être particulièrement alerte à la construction de sa trajectoire3.

8Une première question se pose : comment ai-je rencontré Zahra ? Ce fut par le biais d’un homme d’origine marocaine d’une quarantaine d’années qui m’aborda, sous prétexte d’une origine commune supposée, dans une brasserie toulousaine proche du centre-ville. D’ailleurs il me demanda : « Tu es d’où ? Marocaine ? ». Dès lors, nous échangions quelquefois le matin, à l’heure du café dans ce bar. Et au détour d’une conversation, il me parla de Zahra.

« Je connais une Marocaine qui vient de la même région que toi[…].
– Tu l’as rencontrée où ?
– En boîte de nuit. […]

Je lui demande aussitôt s’il était possible de la rencontrer, qu’elle m’intéressait pour mon travail de thèse. « Oui, je peux te la présenter d’ailleurs elle travaille pas loin d’ici4. »

9Zahra a une trentaine d’années au moment où je la rencontre. Elle est la cinquième d’une fratrie de neuf enfants. Originaire d’une région rurale du centre du Maroc, ses parents, de riches fermiers bientôt ruinés, migreront vers une grande ville à proximité pour s’installer dans le seul appartement qu’il leur reste. Certains de ses frères se marient, vivent un temps avec femme et enfants dans l’appartement exigu de leurs parents avant d’emménager à proximité, dans le même quartier. D’autres partiront en France. Avant sa propre migration, Zahra vit dans l’appartement familial avec son unique sœur et ses deux plus jeunes frères. Et contrairement à ces derniers, elle n’a jamais été scolarisée. Elle exerce durant huit années le métier de couturière dans une société de la ville et perçoit un salaire mensuel de 1 500 DH5. Elle s’« évade » de temps en temps dans les grandes villes alentours pour s’amuser tout en étant relativement à l’abri des regards indiscrets. C’est ainsi qu’elle entretient une relation amoureuse avec un jeune homme, depuis quatre ans. Elle se fait un jour surprendre par ses frères. La confrontation avec son père se passe mal. C’est ce qui motivera son départ puisque les négociations autour d’un possible mariage entre elle et son « petit fiancé » ne trouveront pas d’issue.

L’univers des migrations : un monde familier, commun à ceux d’ici et de là-bas

10Il existe une tradition migratoire des Marocains vers l’Europe occidentale : des membres de la famille, des amis, des connaissances s’y sont installés au cours de ces dernières décennies. Cette tradition migratoire comme le maintien des liens avec le pays d’origine alimentent sans fin le « désir migratoire ». Nous verrons d’ailleurs que Zahra, avant son départ, a de nombreux migrants dans son cercle de connaissances, elle a même eu des aventures avec certains d’entre eux. Mouvement migratoire ancien ou récent, populations installées au nord ou au sud de l’Europe : de retour au pays, les migrants marocains affichent assez rapidement une certaine forme de réussite sociale qui structure par ailleurs, dans les représentations, une vision de la migration comme promotion sociale. Cela concourt aussi à alimenter la volonté de construction d’un projet migratoire propre.

11Zahra parle autour d’elle de sa volonté de migrer, une amie lui propose de la mettre en relation avec une de ses connaissances qui, à l’occasion, produisait des visas de trois mois pour l’Allemagne au prix de 20 000 DH6. Le choix du pays reste plus circonstanciel que choisi : « Ça m’était égal, j’avais envie de sortir du Maroc, c’est tout » me dit-elle. En puisant donc dans son environnement proche, Zahra accède à un nouvel intermédiaire, un homme d’une quarantaine d’années, résident en Allemagne. Lorsque l’affaire est sérieuse, il ne s’agit pas uniquement d’avoir accès à la production d’un visa mais à un service plus complet.

« Et ce type-là, alors au début je lui ai pas fait confiance jusqu’à ce qu’il m’ait ramené le visa. Parce que là j’ai cru. Alors il m’a… J’ai passé une journée avec lui hors de tout… Pour m’expliquer comment je fais pour rentrer, si la frontière… Parce que quand je suis rentrée à la frontière, ils (police des frontières) m’ont arrêtée, ils ont passé mon passeport à la machine, ils croyaient que c’était un visa faux alors il m’a dit : “Tu vas où ?”, j’ai dit je vais chez la famille, “Et comment elle s’appelle la ville où tu vas y aller ?”, j’ai dit “Elle s’appelle Aachen”, “Et le nom de la famille ?”… Parce qu’il (l’intermédiaire) m’a donné tout sur lui en détail. Il m’a expliqué tout… J’ai donné le nom de sa famille, sa famille à lui. Mais moi je ne suis pas partie les voir […]. »

12Parmi ces collectifs de migrants, l’une des figures incontournables demeure celle du passeur. Cette figure qui existait déjà, sous d’autres formes, dans le contexte même de la mobilisation internationale du travail, s’est particulièrement complexifiée dans un contexte post-fordiste. Divers dispositifs sont mis en place par les passeurs qui affichent une grande variété de services pour le passage des frontières et les premières étapes. Les politiques migratoires de contrôle des flux se heurtent à des interconnexions incessantes au sein de ces collectifs de migrants qui cherchent également à maîtriser les circulations. Les services des passeurs entrent en complémentarité avec les actions des autres acteurs du réseau des migrants ainsi que leurs projets et font partie prenante de ce paysage de l’entre-deux.

13C’est l’été, le visa obtenu, Zahra s’adresse alors à un habitant de son quartier qui venait d’Allemagne passer quelques mois de vacances au pays et, moyennant finance, il accepte de l’emmener à destination :

« Je suis partie au quartier, là où j’habite, y a des gens qui partent en France, en Allemagne, tout ça. Je suis partie à une place qui s’appelle X7 et j’ai cherché quelqu’un qui part en Allemagne. J’ai trouvé quelqu’un qui part en Allemagne, j’ai trouvé une famille qui ont un fourgon, j’ai dit “ben écoute j’ai envie de partir en Allemagne”, quel bled tout ça et il m’a dit “oui j’y vais, je te ramène là-bas”. Je lui ai dit pour combien tu me ramènes en Allemagne ? Il m’a dit “ben écoute, je vais te faire un prix !”. »

14Là-bas, la familiarité liée à l’univers des migrations, ce monde partagé, se nourrit aussi du temps des quotidiennetés. Dans le quartier, se côtoient régulièrement Marocains et migrants durant leur présence là-bas. Mais les voisinages ne se réduisent pas à la vie de quartier, ils prennent des allures de voisinages internationaux. La perméabilité entre tous ces collectifs favorise la possibilité d’échanger, de s’informer, de partir.

15Zahra prend la route au tout début des années 1990, le départ des femmes était alors particulièrement stigmatisé, marqué du sceau du secret. Un secret toutefois partagé entre femmes, Zahra mettra dans la confidence sa mère et sa sœur. Nos allers-retours au Maroc nous donnent à penser que le départ de ces femmes qui ont progressivement pris place dans l’intensification des pratiques migratoires et qui sont aujourd’hui bien visibles, ne fait plus l’objet de tant de stigmatisations. Les candidates à la migration se sont récemment jointes à leurs homologues masculins et cette forte propension à la migration révèle la densité du phénomène migratoire marocain mais surtout des liens continuellement préservés entre ici et là-bas malgré la reconfiguration plus ou moins récente des flux marocains vers l’Europe. L’univers des migrations est bel et bien un monde partagé.

16Mais les trajectoires de ces migrants, hommes ou femmes, restent fragilisées par les politiques migratoires et tout au long de leurs parcours, les repositionnements quant aux parcours sont fréquents.

Les contacts transnationaux et étapes

17Arrivée en Allemagne à Aachen, Zahra appelle son passeur pour lui apprendre qu’elle est bien arrivée à destination, il lui indique alors un hôtel où elle va loger une dizaine de jours. Pour Zahra, l’Allemagne n’était pas un choix mais une opportunité qu’elle a saisi à l’heure où elle voulait quitter le Maroc. Elle ne dispose là-bas ni de connaissances ni de familles mais y séjourne quelques jours le temps de découvrir le lieu et surtout de tester les opportunités possibles avant de pouvoir faire un choix.

« – Et pendant 15 jours, qu’est-ce que t’as fait en Allemagne ?
– Rien. Je sors, je me balade. Je dors toute la journée et après je sors le soir, je me balade ; comme ça, je mange au resto et là tu vois, quelqu’un là il te voit, une fille arabe qui est habillée chic tout ça, tu descends au restaurant… Franchement presque 5 fois, je paye pas le restaurant.
– Ah oui ! ?
– Ben oui. Y a des gens qui m’invitent comme ça qui me payent le repas et je mange. Y avait des Allemands, des Allemands qui parlent français.
– Pas de Marocains ?
– Non, c’est rare que je trouve un Marocain là-bas… Là bas, y a beaucoup de Turcs. »

18Zahra, sans issue, ne restera finalement pas en Allemagne, elle décide de faire appel à son réseau social, celui redevable de ses sociabilités au Maroc. Elle active un de ses premiers contacts : un homme marié vivant à Avignon et avec qui elle avait eu une « relation » au Maroc. C’est ainsi qu’elle avait obtenu son numéro de téléphone français « au cas où8 ». Il viendra la chercher en Allemagne.

« J’ai appelé un copain qui est flic, qui est un Marocain qui a la nationalité française qui est à Avignon. Je lui ai dit : “Écoute, il faut que je rentre en France”. Il m’a dit : “C’est pas facile mais je vais essayer de t’aider”. Il est monté jusqu’en Allemagne […]. »

19L’activation de ce contact permet à Zahra dans un premier temps de descendre en France où elle a davantage de connaissances, d’être hébergée et de travailler dans la cueillette des cerises le temps de pouvoir s’autonomiser financièrement. En échange, elle continue d’entretenir une relation avec son ancien amant.

« Je suis rentrée en France. Je suis arrivée chez ce type, il est marié, il a deux enfants. Il est venu, on est passé, il m’a ramenée chez lui. Il m’a trouvé du travail, je travaillais dans les cerises à Avignon. Mes frères étaient pas au courant que je suis là alors qu’ils vivent en France. Alors j’ai travaillé pendant 6 mois et puis la relation, ça continuait avec lui, je sortais avec lui tout ça. Alors, c’est moi je lui ai dit un jour : “Et ben écoute, il faut que j’aille voir mes frères”.

– Mais tu as tout le temps vécu dans sa famille ?

– Oui, je vis avec lui, il a des enfants, il est marié mais on montre pas à sa femme !

– D’accord et il a dit que t’étais qui à sa femme ?

– Que je suis une copine qu’il connaît du Maroc, de la famille un petit peu…

– D’accord, et elle a accepté ?

– Oui, comme elle travaille, lui il travaille, moi je garde les enfants. Elle ça l’intéresse ! »

20Dans la construction de leurs réseaux, avant même la migration, les femmes rencontrées au cours du travail de terrain, intègrent dès que possible des hommes dans leurs contacts, ceux avec qui elles ont entretenu une relation amoureuse, sexuelle ou simplement une relation de séduction, une relation non consommée. C’est aussi pourquoi les migrants de retour au pays sont particulièrement prisés par les Marocaines, s’ils l’étaient déjà dans les années 1980-1990 dans l’objectif d’un mariage qui les mèneraient en France, ils le sont toujours aujourd’hui mais les objectifs s’élargissent et les raisons semblent de plus en plus liées à la possibilité de construire des contacts transnationaux en amont de la migration et de se créer ainsi des opportunités de mobilités en dehors du cadre du mariage. Les stratégies migratoires intègrent directement ces contacts, les projettent comme autant d’appuis possibles dans la construction du parcours migratoire.

21Six mois plus tard, Zahra décide de partir dans un segment de sa famille. Elle appelle son frère qui vit à Bordeaux même si elle savait alors que l’accueil ne serait pas chaleureux.

« J’ai dit : ben écoute, je suis en France, j’aimerais bien que tu viennes me chercher. Il m’a dit oui et ben qu’est-ce que tu vas faire en France ? Tu veux faire la honte ? Tu vas apprendre à fumer, faire les prostituées tout ça ? J’ai dit ben écoute, pourquoi tu dis ça ? Je viens d’arriver, j’ai travaillé, je suis honnête… Après il a appelé ma mère ce jour là avant que je parte chez lui : oui pourquoi tu m’envoies pas un garçon ? Tu m’envoies une fille pour me faire la honte, tout ça, tout ça. Il a fait un scandale, il ne voulait pas venir me chercher, j’ai pris le train. »

22Non sans reproches, son frère viendra la chercher à la gare de Bordeaux. Elle restera 3 mois chez lui avant d’activer à nouveau son réseau développé au Maroc en contactant des amis qui vivent dans une des communes alentours de Toulouse. Loin du contrôle familial, en logeant chez ses amis, Zahra développe des sociabilités nouvelles et diverses et elle ne se repose dès lors plus seulement sur le réseau construit avant la migration mais va commencer d’une part à l’étendre en multipliant les rencontres et d’autre part à chercher des opportunités qui marqueraient favorablement sa trajectoire, opportunités qui se présentent sous les traits d’un homme marié, un restaurateur qu’elle séduit.

Rencontres opportunes et ressources individuelles

La capacité de séduction comme ressource migratoire

« – Je suis restée chez des amis que je connais du Maroc. Alors je suis restée chez eux un petit peu, je sors de temps en temps. J’ai fait connaissance d’un Algérien qui a un restaurant bar-hôtel. Ce type, il a craqué sur moi. J’ai dit : « Tiens, je suis là, il a les moyens, je peux sortir avec lui si je veux travailler. […] Et c’est ça que j’ai fait. Je suis pas sortie avec lui du début, alors je l’ai fait craquer comme ça mais pas… rien. Alors il m’a pris, il m’a dit si ça t’intéresse moi je cherche quelqu’un qui me fait la cuisine, la salle, le service, tout ça. Moi ça m’intéresse. […] J’ai travaillé chez lui pendant cinq ans. […] J’étais sans papier, sans papier, sans rien.
– Et tu vivais chez lui ?
– Oui à l’hôtel. Alors je dors là-bas, il me paye bien comme il faut. […] Après… Même quand je travaillais chez lui, j’ai pris un appart à Toulouse. Le soir, je rentrais chez moi.
– Mais t’étais logée combien de temps à l’hôtel avant de prendre un appart ?
– Pendant quatre ans. Oui la dernière année, j’ai pris un appart aux Minimes9.
– À ton nom ! ?
– Non à son nom (sa situation administrative était “irrégulière”)… Malgré… Parce que tellement il était fou de moi, alors tu sais, il me fait les courses, tout ça, il me paye le loyer tout ça parce que moi je lui dis toujours “je n’ai rien”. Alors il me paye l’appartement tout ça. Mais j’ai jamais eu aucune relation avec lui. Toujours je l’ai fait attendre, attendre, attendre…
– Oui je vois mais t’avais un salaire quand même ?
– Oui j’ai un salaire, presque 6 000 balles.
– Et en plus, il te payait le loyer et tout ça ?
– Oui. Comme il était fou de moi alors il fallait le… (rires) et après j’ai pris un appartement, c’est là où j’ai fait connaissance des gens petit à petit. Le jour quand je l’ai quitté… Cinq ans, pendant cinq ans je travaille dans les ménages. Je fait le ménage chez les gens, je fais connaissance des gens, tu sais, par quelqu’un, tout ça, je fais des heures de ménage. Je travaille toute la journée.
– À domicile, par connaissance t’arrivais à…
– À domicile oui. Vraiment, j’ai ma semaine complet, je manque (de) rien. Après j’ai… J’ai lâché cet appart. C’est là où j’ai définitivement arrêté avec lui. J’ai pris un autre appartement ici aux Minimes, je l’ai mis à mon nom. J’ai trouvé un Français, j’ai fait connaissance d’un Français, je me suis mariée avec lui, j’ai fait mes papiers. Parce qu’au début,… sans papiers. Et après j’ai fait mes papiers, c’est là où j’ai pris l’appartement où je l’ai mis à mon nom, j’ai travaillé, j’ai droit de tout. J’ai dit ça y est je suis installée pour de bon. »

23Il y a sans conteste, dans le discours de Zahra, une forme de puissance qui se déploie, visible à la fois dans son attitude, ses intonations, ses mots, sa perception d’elle-même et de ses relations. Elle reconnaît explicitement sa capacité de séduction comme moyen de s’assurer diverses formes de mobilités. Comme d’autres migrantes, elle fait rarement l’économie de cette ressource.

24Cette fameuse formule de Zahra, bien que simple, exprime au mieux l’ambiguïté forte qui siège dans la séduction : « Toujours je l’ai fait attendre, attendre, attendre… ». Cette parade, qui consiste à faire attendre l’autre, entre dans le jeu stratégique de la séduction et dans ces cas-là, séduire, c’est tout sauf un malentendu car l’attente elle-même, qui indique que la relation n’est pas consommée, est déjà sous-tendue par une forme de marchandage implicite. Si le désir du restaurateur est un temps de l’ordre du fantasme, celui de Zahra reste bien ancré dans la réalité de ses intérêts propres (« Ce type, il a craqué sur moi. J’ai dit “tiens, je suis là, il a les moyens, je peux sortir avec lui si je veux travailler”. […] Et c’est ça que j’ai fait. »). Dans ce jeu des désirs contradictoires, le tour de force que réalise Zahra, c’est précisément de tourner à son avantage la galanterie, plus précisément la protection masculine10 ; elle l’encourage même, mais si l’homme veut en retour bénéficier de marques d’intérêt11, il lui faut payer le prix fort. En ce sens, la capacité de séduction de Zahra, mue par des intentions précises, est efficace car elle favorise l’augmentation des bénéfices qu’elle voudrait tirer de cette relation : en ne se satisfaisant pas de « la marque initiale d’intérêt de la part de l’homme12 », elle l’encourage à surenchérir sinon c’est elle qui abrègera la relation naissante. Dès lors, elle domine la situation même si ce n’est que pour un temps et parvient à obtenir, sans consommer la relation, une très nette amélioration de sa situation. Car si le restaurateur peut revenir à tout moment sur son intérêt, elle a suffisamment maintenu, voire accru son désir pour « faire monter les enchères » c’est-à-dire obtenir davantage de choses en augmentant finalement sa propre valeur. Sans consommer la relation et dans la forte inégalité (rapport de genre, économique, juridique etc) qui caractérise cette relation, elle capte à son avantage les biens de l’autre et se l’accapare sur le plan économique. Ainsi Zahra pourrait rapidement être considérée comme une femme « dominée » alors même que le caractère dynamique des relations nous propose une toute autre interprétation de la réalité : Zahra est sans conteste dans une position de force grâce à son intelligence des situations doublée d’une capacité de séduction importante. Dans ce cadre, la maîtrise de la séduction constitue une force de négociation importante et peut être envisagée comme un outil de liberté13. La séduction est donc du plus grand effet. Ainsi, nous considérons la séduction comme une forme de ressource dans la migration car non seulement les femmes en usent mais elles l’expriment souvent de façon explicite comme élément de valorisation de soi, comme affirmation de soi. Ce sont ces savoir-faire que nous retrouvons chez certaines migrantes ou candidates à la migration, ils sont pour nous incontestablement liés à une forme d’intelligence aboutie de la séduction : l’objectif est clair et le savoir-faire maîtrisé. C’est un savoir-faire social acquis par les migrantes dans leur pays d’origine.

25Pour autant, nous reconnaissons la porosité de la frontière qui mène vers le rapport sexuel ; si ce n’est pas un passage obligé, c’est un passage possible. Passé un temps, Zahra a sans aucun doute passé cette frontière.

De l’accès aux faveurs sexuelles à l’avantage stratégique de revenir sur son intérêt

26Les relations contractées par les migrantes peuvent afficher un caractère durable, ce qui nous amène à dire que ce type de relations ne peut se réduire à un transfert économique ou à des enjeux strictement marchands mais requiert aussi un investissement psychologique et social de la part des deux partenaires14. En outre, les sentiments ne sont pas toujours exclus de ces relations, le rapport monétaire n’est pas exclusif d’autres types de rapports mais s’y trouve imbriqué ; si l’on n’admet pas cette idée alors on réduit toutes transactions sexuelles monétisées à des échanges prostitutionnels15. Ces relations empruntent leurs formes à une gamme diversifiée d’unions entre hommes et femmes, elles se déclinent le long d’un continuum caractérisant les échanges économico-sexuels16. Il est vrai qu’on se trouve là dans le schéma « traditionnel » des rapports sociaux de sexe par rapport à la circulation de biens, d’objets, d’argent. Les migrantes voient surtout des opportunités dans ces échanges codifiés auxquels elles peuvent répondre de manière tout aussi codifiée. Et nous n’envisageons pas l’analyse de ces relations sous l’angle de la domination économique et sexuelle ou à partir d’une irréversible et constante asymétrie des rapports hommes/femmes. Nous cherchons surtout à comprendre, dans la dynamique de ces rapports, le sens que les migrantes donnent à ces relations, la façon dont elles tirent parti de ces situations et l’impact sur leurs propres mobilités. Et pour le dire autrement, ce qui intéresse ici les femmes, c’est d’être entretenue par les hommes17. Si elles préfèrent opportunément opter pour un homme riche, il n’en reste pas moins que généralement, il n’y a pas nécessairement d’écarts considérables en termes de rapports de classe avec leurs partenaires : ce peut être des migrants comme elles, ouvriers ou des « autochtones » de classe moyenne ou supérieure. Les femmes monnayent leur sexualité contre des biens mais pour autant, ces pratiques ne s’inscrivent pas toujours dans des stratégies de survie ou des univers de forte contrainte économique, matérielle, administrative, il peut en effet s’agir de questions de mieux-être économique. D’ailleurs quand je rencontrais Zahra sur mon terrain, elle avait un nouveau petit ami, « autochtone », issu d’un milieu aisé. Il prenait en charge ses frais réguliers et ce bien qu’elle soit salariée, rémunérée. Et régularisée.

« Maintenant ben j’ai un petit fiancé, ben… Je suis heureuse avec lui, ça va, il m’aide, plein de choses, franchement je trouverais jamais quelqu’un comme lui. Même si j’ai gagné… Tu sais… C’est pas assez mais ça va entre le loyer, l’EDF, les factures de… téléphone, tout ça alors je m’en sors pas. Avec ce Français, il m’aide bien. […] »

27Un caractère de ces relations nous paraît essentiel : les partenaires ne sont pas liés par un lien officiel, ni par un lien ayant un quelconque caractère sacré, la femme n’est retenue d’aucune sorte. Dans ces relations, les femmes détiennent deux avantages : l’accès à leurs faveurs sexuelles et l’avantage stratégique de revenir sur leur intérêt18. Et les hommes le savent : s’ils veulent les retenir, ils doivent sans cesse faire circuler vers elles suffisamment d’objets, de biens, de cadeaux, d’argent, d’attentions diverses, etc. En investissant les normes de genre, ces femmes mettent les hommes en concurrence et maintiennent par ce biais une forte pression sur leurs prétendants19. Les relations nouées peuvent être projetées dans l’élaboration de la carrière migratoire de ces femmes, mobilisées au cours du parcours ou encore se construire à l’occasion de rencontres opportunes.

28« Les sociologues doivent parler du point de vue des gens qu’ils étudient, parce que c’est depuis cette perspective que se construit le monde qu’ils analysent20. » Il s’agit donc de réintroduire la dimension du sujet dans les processus de changements sociaux et ce, à la plus petite échelle des interactions sociales. Au cours du parcours migratoire, les transmigrantes usent des hommes pour accéder ou concourir à leur autonomie individuelle. C’est tout l’intérêt de comprendre les implications stratégiques et les investissements subjectifs des acteurs, et il est abusif de considérer ces usages comme de simples formes de compensations, de résistances à la domination. En outre, ces situations ont des conséquences réelles au niveau des trajectoires individuelles mais aussi collectives en terme de mobilités spatiales, économiques et sociales.

Infléchissement des mobilités au cours du parcours migratoire et réversibilité des stigmatisations à l’encontre des femmes migrantes (ou les vertus émancipatrices de l’argent21)

29Zahra, migrante sans-papiers, connait une mobilité spatiale, économique et sociale redevable de ses initiatives individuelles, des sociabilités nouées au Maroc et des « rencontres » en migration (« C’est des gens que j’ai connus ici en France. Pas tous, y en a que je connais du Maroc »). Les contacts téléphoniques avec sa famille au pays d’origine, en particulier sa mère, n’ont jamais été rompus. De plus, comme Zahra a rapidement trouvé des emplois grâce à ses contacts, elle a très tôt commencé à envoyer de l’argent au pays. Cette situation durera cinq années avant qu’elle ne puisse se rendre au Maroc.

« – Depuis que t’es en Europe, à partir de quand tu as commencé à envoyer de l’argent au Maroc ?
– Depuis que j’ai commencé à travailler.
– Avignon ?
– Oui… Même j’envoie de l’argent à ma mère, j’ai construit un appartement aussi là-bas pour mes parents comme ça… Parce qu’on avait deux chambres, une salle à manger et c’est tout. Et maintenant on a presque 3 étages.
– Et tes frères, ils ont participé ?
– Non, c’est moi. Il est à mon nom à moi ! »

30Après l’entrée en Europe, le séjour en Allemagne puis le nouveau départ pour le sud de la France, Zahra commence à gagner de l’argent à Avignon et à en envoyer une partie, sous forme de mandats, au nom de sa mère. Zahra quitte ensuite Avignon pour Bordeaux puis Toulouse. La rencontre avec le restaurateur séduit va à nouveau impacter significativement sa mobilité. Pendant quatre ans, elle dispose d’une chambre d’hôtel, elle ne paye ni logement ni nourriture et perçoit une rémunération de 6 000 francs. Ensuite, elle arrive à convaincre le restaurateur de lui louer un appartement, sans doute y a-t-il vu le moyen de mettre à l’abri leur relation mais il savait aussi devoir accéder à la volonté de Zahra pour ne pas la perdre, du moins est-ce là ce qu’elle lui a fait stratégiquement croire. La rémunération ne change pas mais si le montant reste modeste, il faut surtout relever qu’elle ne paye ni loyer, ni courses22 donc qu’elle bénéficie mensuellement d’économies significatives. Son épargne sert à la construction d’une maison divisée en plusieurs appartements. Une fois sa situation administrative régularisée, elle se rend souvent elle-même au Maroc pour superviser la fin des travaux ; le reste du temps, ce sont ses parents qui s’en occupent (« Je suis déjà partie une semaine ou quinze jours… L’année dernière, je suis rentré quatre fois au Maroc parce que d’abord mes parents ils étaient malades et en plus, j’ai des travaux à finir là-bas. En plus j’ai passé des vacances là-bas, ça me changeait les idées d’ici. »). Et si cette habitation « accueille » une partie de sa famille et contribue dans le même temps à grandement améliorer les conditions de vie de ses parents, Zahra n’est à aucun moment dépossédée de ses biens puisque comme elle se plaît souvent à le dire, la maison en question est à « son (mon) nom à elle (moi) ». Il n’en reste pas moins qu’elle fait directement bénéficier ses parents de sa réussite économique et de ce nouveau prestige social. Zahra, la serveuse ou femme de ménage d’ici, est donc propriétaire là-bas. Les ressources individuelles dont use Zahra dans l’entre-deux favorise un gain économique considérable directement investi au pays d’origine, visible à travers la construction d’une résidence de trois appartements et participant à une promotion sociale, familiale et individuelle là-bas. Si au niveau structurel ici, on pourrait considérer que Zahra est dominée (pas d’instruction, pas de diplômes, irrégularité administrative de son statut), le regard du chercheur ne peut se limiter aux contraintes objectives d’une situation, contraintes qui viendraient délimiter, baliser le champ d’action des individus. Zahra, consciente de sa situation, renverse dès le départ une situation dont les indicateurs extérieurs sembleraient pourtant aller dans le sens d’une exploitation. Et si les indicateurs objectifs de sa situation font d’elle ici une « dominée », elle connaît durant cette période, grâce à ses compétences, une forte mobilité économique et sociale au pays.

31Zahra a des frères à l’étranger pourtant c’est essentiellement elle qui assiste sa famille au pays d’origine et c’est dans sa maison que vivent ses parents et son plus jeune frère. La présence de Zahra se substitue à l’absence de ses frères, ce qui constitue un élément perturbateur des hiérarchies familiales. Grâce à la migration, les femmes remplissent des rôles « normalement » dévolues aux hommes, elles participent directement de l’économie familiale là-bas et ce à tel point que Zahra en revisitant les raisons de son départ du Maroc me dit un jour à la terrasse d’un café : « Et puis mes parents, ils avaient pas les moyens », évacuant par là même la principale raison de son départ qui n’avait alors rien à voir avec un quelconque projet familial d’ordre économique.

32La stigmatisation sociale, familiale liée à la migration des femmes nous semble au fond très relative. Dès que les femmes commencent à investir au pays et à améliorer le niveau de vie de leur famille, elles passent du stigmate, de la transgression première (le départ « seule ») à la valorisation. La forme sociale d’appartenance au pays d’origine développée par les femmes met en mouvement des contradictions qu’elles résolvent dans le dépassement c’est-à-dire la complémentarité des rapports entretenus. L’assignation première est transcendée par l’investissement réussi dans la migration. Cette réussite s’exprime par diverses « actions-retours » (maintien du contact, envois d’argent, investissement au pays d’origine, amélioration du niveau de vie de la famille etc.) qui participent directement de l’ascension économique de la famille mais aussi de son honneur car ces actions témoignent dans le même temps de la mémoire, de la préservation des liens familiaux et sociaux avec le pays d’origine que n’entament pas les mobilités transnationales. On ne peut donc réduire cette réussite à l’aspect économique même s’il est incontournable. De même que l’on comprend que ce qui est déterminant, ce n’est pas la migration ni son caractère répréhensible mais les « actions-retours » en direction du pays développées dans le cadre de cette migration ; c’est d’ailleurs aussi pour cela qu’il est plus pertinent de parler de mobilités. Dans une société marocaine où le contexte des apparences reste de rigueur dans la confrontation aux autres23, il y a toujours la place pour les petits arrangements avec la réalité. Derrière le conformisme des apparences, la marge de manœuvre des migrantes est bien réelle. Et c’est bien aussi parce que l’« apparent » peut toujours être « réparé » qu’il n’entame pas leur liberté. Comme s’il fallait réparer, être réhabilité, comme si le départ stigmatisant des femmes devaient faire l’objet d’une « réparation », comme s’il était nécessaire de regagner l’estime perdue. Oui, les femmes reprennent place et cela reste particulièrement important pour elles mais elles ne reprennent jamais place à l’identique : la place qu’elles ont quitté avant la migration n’est jamais reproduite et investie telle quelle à leur retour de la migration et ce même si elles se conforment à certaines « règles sociales », à certains « jeux sociaux ». La simple relation dialectique entre transgression et conformité est insuffisante pour se saisir de ce qui se joue là. Il ne s’agit pas de cela, ni même d’un passage d’un modèle de l’émigration féminine à une valorisation de la migration des femmes mais à une valorisation des « actions-retours ». Ce n’est donc pas au fond le genre qui est déterminant mais les « actions-retours » qui émergent de cette mobilité. Et ce point nous paraît majeur car il concerne aussi bien les hommes que les femmes. La violence des propos tenus à l’égard des femmes voile une réalité commune : les uns et les autres doivent se « manifester » au pays. La « présence-absence » est incontournable. On observe la réversibilité des stigmatisations. Les crises paroxystiques qui marquent le départ des femmes ont surtout pour fonction de masquer les fortes collaborations familiales qui se jouent au sein des espaces domestiques et au delà, le long du réseau transnational24.

Du voisinage intra-urbain au voisinage international

Les côtoiements urbains

33La dernière année de sa relation avec le restaurateur, Zahra négocie son entrée dans la ville à partir de compétences propres acquises dans le pays d’origine et liée à un certain type d’entretien des relations. La location d’un appartement, proche du centre-ville, l’inscrit dans l’ordre du voisinage urbain et lui ouvre la voie à un champ de sociabilités plus vaste au sein de la ville et c’est là une transition, une nouvelle étape de sa trajectoire.

34D’une part, Zahra développe de nouvelles sociabilités donnant progressivement lieu à un nouveau travail25. La location d’un appartement favorise l’« entrée dans la ville » avec les sociabilités qu’elle propose et les opportunités qu’elle présente. Zahra, toujours en situation irrégulière, fait des rencontres dans son voisinage immédiat, son quartier, sa ville : « et après j’ai pris un appartement, c’est là où j’ai fait connaissance des gens petit à petit. ». Zahra développe alors des relations qui vont progressivement l’amener à se constituer quelques heures de ménages chez divers clients jusqu’à en avoir suffisamment pour effectuer des journées puis des semaines complètes de travail : « Je fais le ménage chez les gens, je fais connaissance des gens, tu sais, par quelqu’un, tout ça, je fais des heures de ménage. Je travaille toute la journée. […] Vraiment, j’ai ma semaine complet, je manque (de) rien. »).

35D’autre part, c’est également au cours de cette période qu’elle fait une rencontre, rencontre qui marquera à nouveau incontournablement sa trajectoire. Un soir, dans un bar de quartier, elle fait la connaissance d’un « français » : « J’ai trouvé un français, j’ai fait connaissance d’un français, je me suis mariée avec lui, j’ai fait mes papiers. Parce qu’au début,… sans papiers. Et après j’ai fait mes papiers, c’est là où j’ai pris l’appartement où je l’ai mis à mon nom, j’ai travaillé, j’ai droit de tout. J’ai dit ça y est je suis installée pour de bon. »

36En négociant un appartement en ville, au nom et aux frais de son amant de Toulouse, Zahra a principalement usé de l’argument selon lequel il était nécessaire de mettre à l’abri leur relation, et de lui donner des allures de relations de couple. Mais Zahra cherche surtout de nouvelles sources de revenus. Et elle quittera son amant dès lors que le développement de ses sociabilités lui donneront la possibilité d’un nouveau travail. De plus, elle rencontre un nouvel homme, célibataire qu’elle séduira pour l’épouser. Elle contracte alors ce qui en réalité constitue un mariage blanc, d’ailleurs elle n’attendra pas l’obtention de la carte d’identité française et le quittera rapidement après sa régularisation.

37La trajectoire de Zahra est intimement liée aux diverses sociabilités qu’elle développe et qui viennent baliser son cheminement.

Reconnexions aux lieux parcourus par et pour le réseau transnational

38Pendant cinq ans, Zahra travaille dans les ménages à domicile. Et une fois sa situation régularisée, elle se rend souvent au Maroc : « Depuis que j’ai fait mes papiers, le premier été que j’ai fait, je suis rentrée la voir (sa mère). Après chaque année, je rentre une fois par mois, une fois par an, ça m’arrive 4 ou 3 fois par an, ça dépend. » Elle rentre au pays, voir sa famille et parfois pour s’occuper elle-même de la fin de la supervision des travaux de sa résidence. Mais entre-temps Zahra, fraichement divorcée, a besoin de davantage d’argent et à travers ses sociabilités, c’est l’Allemagne, sa première destination, qui se rappelle à elle à travers une « copine ». Cette « copine » réside en Allemagne et Zahra la rencontre, au cours d’un de ses séjours au Maroc, dans le rythme quotidien des voisinages là-bas. Cette « copine » l’oriente vers une de ses amies en Allemagne qui cherche une femme de chambre : la finalisation de cet arrangement a lieu alors que la « copine » de Zahra faisait une halte de quelques jours à Toulouse chez elle avant de regagner l’Allemagne. Zahra cherche de nouvelles opportunités de travail, avec un salaire plus conséquent, et accepte immédiatement de partir pour un « entretien d’embauche » à l’issue duquel elle sera retenue.

39Les sociabilités là-bas prennent sens ici en Europe. Les allers-retours au pays entretiennent les relations sociales du plus proche au plus lointain de l’entourage, de même que les transmigrantes sont toujours promptes à intégrer de nouvelles connaissances à leur réseau. Les lieux parcourus, traversés sont conservés dans la mémoire et font sens dès lors qu’une assise y est possible. Du voisinage immédiat au voisinage international, les sociabilités développées par Zahra vont à nouveau générer des « solutions » à son manque d’argent (« j’ai travaillé un an, j’ai ramassé un petit peu d’argent et je suis revenue ici en France »). À travers ses sociabilités en France et au Maroc, Zahra obtient et gère l’information, ce qui lui permet de s’appuyer sur des individus de son réseau pour se repositionner en termes de trajectoires.

40En une année, Zahra fait ses preuves en Allemagne, apprend quelques notions de la langue et conserve le contact avec son employeur. Il semblerait qu’elle puisse dès lors, à l’avenir, tester à nouveau cette opportunité de travail pour elle-même ou pour placer un membre de son réseau.

« – Depuis, t’es repartie en Allemagne ?
– Non j’ai passé un an après je suis plus revenue (repartie) mais ce patron, il m’appelle souvent, il me dit “Zahra, reviens travailler chez nous, il te manque rien du tout.” J’ai dit “écoutez maintenant j’ai ma sœur, je peux pas la laisser tomber !”. Mais peut-être un jour j’y vais, oui, oui. »

41On observe la complexification des parcours migratoires, ils deviennent parcours par étapes favorisant des modes d’insertion locaux provisoires, révélant des modalités spécifiques d’appréhension des sociétés. La notion même d’« étape » n’implique pas un simple passage d’un point à un autre, d’une zone géographique à une autre. Les rapports développés par les migrantes sans-papiers aux espaces-temps des territoires parcourus, traversés, sédentarisés font trace au regard des connexions, durables ou temporaires, établies avant la migration ou au cours de leurs circulations en Europe. Les sociabilités ainsi développées ont du sens car elles favorisent la possibilité d’y revenir pour soi ou pour en faire bénéficier un autre membre pour des raisons d’opportunités d’hébergement, d’emplois, de régularisation etc. Les chemins empruntés par les premiers ont à nouveau du sens pour les suivants, les « couloirs » de l’entre-deux sont réexplorés.

42De retour d’Allemagne, Zahra « trouve un autre métier » comme elle se plaît à le dire ; elle se lance à nouveau dans la restauration mais uniquement comme serveuse cette fois-ci. Si en termes de catégorie socio-professionnelle, ces professions se valent, ce n’est pas l’avis de Zahra qui souhaitait arrêter les ménages et apprécie de trouver un travail de serveuse : « Et jusqu’à maintenant je travaille dans un restaurant, ça va mieux. J’ai arrêté les ménages, j’ai trouvé un autre métier… de restauration et ça va ! »

La mobilité des siens

43La régularisation de Zahra sur le territoire français, justifiée par le mariage et la sédentarité, va paradoxalement créer une nouvelle jonction, fondamentale, avec son pays d’origine : la mobilité des « siens ».

44Zahra est sollicitée par sa sœur restée au Maroc. Cette dernière souhaite en effet migrer en France. Face aux prix chers des contrats de travail ou visas, Zahra pense s’impliquer plus directement dans la mobilité de sa sœur. Et c’est à Toulouse, dans les milieux de migrants26, et par le biais d’une connaissance, qu’elle rencontre le futur passeur27 à qui elle expose son projet. Il accepte de faire traverser la frontière marocco-espagnole à la sœur de Zahra, elle redescend alors en Espagne avec le passeur et elle lui fournit ses propres papiers d’identité à proximité de la frontière sud de l’Espagne. Ce passage lui coûtera entre 10 000 et 15 000 DH28.

« Je sais qu’il y a ta sœur… Est-ce que c’est toi qui a voulu ramener ta sœur ou est-ce que c’est elle et tu l’as aidée ?
– Au début, tu vois… J’ai pensé, comme ma mère est toute seule là-bas, j’ai dit ben écoute, y a ma sœur qui va rester avec elle. Et… Comme je vois ma sœur elle est en train de galérer, elle se marie pas, elle a envie de rentrer en France ici. […] Là quand tu demandes à quelqu’un, il demande pleins de trucs : 5 millions, 6 millions pour te rentrer ici quelqu’un en France. J’ai dit “tiens, pourquoi je la fais pas rentrer moi-même ?”… Tellement elle me ressemble… Alors je suis partie moi au Maroc, j’ai vu mes parents, je suis rentrée ici en France, j’ai parlé avec quelqu’un, j’ai dit écoute, je te paye tant, tant, tu me ramènes ma sœur en France. Il m’a dit ok… Du moment qu’elle me ressemble, ça craint pas. Je suis descendue en Espagne… J’ai donné les papiers, je suis descendue en Espagne… J’ai dit “tiens le passeport, t’as la carte d’identité, t’as tout”… Et on va la faire rentrer au mois d’août parce qu’au mois d’août, ils contrôlent pas beaucoup. […] Alors le type, il est arrivé au Maroc. J’ai appelé ma sœur, elle m’a dit “je suis à Jadida”. Je lui ai dit “obligé tu descends à Meknès. Tu vas faire la même coupe que moi, tu vas mettre les lentilles et tu rentres à Meknès”. Elle est rentrée à Meknès et le type, il est venu, il a regardé les photos, c’est bon on se ressemble. Il a dit ben écoute, je pars… telle date, tu te prépares. […]
– Et toi pendant tout ce temps là ?
– J’étais en Espagne, je l’attendais. J’ai dit on sait jamais, y a un problème, je peux faire une déclaration de vol.
– Et t’attendais chez qui ? Ceux qui habitent dans le sud ?
– Oui. »

45En attendant le passage de sa sœur à la frontière marocco-espagnole prévu courant août, Zahra loge chez des amis dans le sud de l’Espagne. Ses amis, c’est en fait une colocation d’hommes comme cela se fait couramment en Espagne et que l’on retrouve aussi comme mode d’organisation des migrant(e)s marocain(e)s, en situation légale ou illégale. Ce sont des hommes qu’elle a connu avant sa migration et dont la mobilité est récente. Les liens entretenus l’arrangent particulièrement à ce moment de sa trajectoire29 puisqu’elle y est hébergée quelques jours dans l’attente du passage aux frontières de sa sœur. Zahra s’appuie sur les relations mobilisables mais surtout les plus opportunes compte tenu de la situation. Le choix est ici fonction de l’objectif à atteindre et non tributaire d’une hiérarchie subjectivement établie au sein du réseau. En effet si Zahra use de cette plateforme d’« attente » au sud de l’Espagne, il est là davantage question de localisation opportune en rapport avec ses objectifs que de liens privilégiés. La mobilisation des relations n’est pas fonction d’un type précis de liens mais repose au contraire sur une variété de relations.

46La fratrie et les parents de Zahra sont mis au courant de la tentative de passage d’un membre féminin. On se souvient pourtant de la réaction d’un des frères de Zahra à son arrivée en France néanmoins cela ne fait ici l’objet d’aucune « crise » c’est-à-dire pas de cristallisation fantasmatique, de stigmatisation, d’interdiction ou de tentative d’enfermement du sexe féminin. Les tensions suscitées par leur mobilité spatiale constituent un voile qui nous masquent la réalité de la permanence de relations familiales étroites qui se manifestent à travers une diversité d’actions-retours30 au Maroc et d’actions favorisant la mobilité des leurs vers l’Europe. La forme sociale d’appartenance au pays d’origine développée par les transmigrantes est incontournable pour comprendre comment leurs places se modifient, au cours de leurs parcours, dans la configuration de ces chaînes migratoires. Le départ des femmes entraîne leur stigmatisation « légitime » justifiée par une « crise des valeurs » dont leur comportement transgressif serait la cause. Dès lors, il semblerait que la seule alternative possible, entre des hommes garants de la morale et de la moralité de ces « dames », et des femmes désireuses de liberté, soit celle des ruptures radicales avec leur cortège de violences habituelles et d’humiliations. Or nous notons que la transgression n’entame pas les relations sociales et familiales ; mieux, elle renforce les collaborations familiales, amicales et sociales à des échelles temporelles et spatiales plus vastes. En migrant, les femmes prennent progressivement place dans un dispositif transnational qui s’appuie sur une mise en réseau généralisée avant de devenir à leur tour des interlocutrices privilégiées pour qui veut « entrer » dans la mobilité. En outre, le fait d’être inséré dans ces chaînes relationnelles renforce le nomadisme migratoire.

47C’est principalement Zahra qui a négocié le passage, d’ailleurs réussi, de sa sœur, sur le plan relationnel, technique et logistique. Et pour régulariser sa situation, Zahra lui offre l’opportunité d’un mariage blanc puisé au sein de ses propres connaissances en France. Parallèlement Zahra tente de faire venir son frère cadet au moyen d’un contrat de travail fictif en Espagne car les chances de succès y sont plus grandes. Ce service sera payé uniquement si le projet aboutit. En outre, elle dépose régulièrement des demandes de visas pour faire venir sa mère : « … Parce qu’on a essayé plusieurs fois, chaque année, on fait un certificat d’hébergement pour ma mère et ça marche pas. Elle a tout, on a ouvert un compte pour elle, on a mis de l’argent tout ça. Alors chaque fois, ils nous disent il faut la nationalité et c’est pas vrai ! Il y a des gens qui passent, il y a des gens qui ont pas la nationalité, ils sont ici en France. Et pour ma mère ça marche pas. Et j’aimerais bien un jour la faire rentrer ici ! »

48Sans nul doute, la prochaine étape de Zahra sera la naturalisation dans l’objectif d’une instrumentalisation de la nationalité française pour faciliter ses diverses démarches. Le réel est toujours significatif et il s’écarte ici de principes idéalistes (idéologiques ?) qui lient naturalisation et sédentarité ; le sentiment d’appartenance à une nation connaît quelques déconvenues dès lors qu’il se heurte aux stratégies individuelles et à la volonté de se frayer des « chemins ». Dans le contexte actuel des politiques migratoires, les intentions des individus sont résolument tournées vers le fait de tirer parti de différents territoires, de leurs institutions, de leurs politiques administratives, nationales et européennes. Ces territoires sont ceux connus, traversés : les espaces supports des mobilités individuelles et collectives. Mais plus que des espaces supports, les pratiques des individus ne sont pas simplement juxtaposées à ces territoires mais s’y articulent au sein de processus plus ou moins longs qui se manifestent par des « entrées-sorties » des dispositifs institutionnels, administratifs, associatifs mis à disposition par les États31. D’ailleurs nous considérons ici que l’acquisition de la nationalité française, signe d’intégration, d’« attachement » au lieu, renforce paradoxalement les pratiques transnationales. Ainsi une sociologie des « entrées-sorties » favorise la compréhension des rapports développés par les migrants aux espaces-temps des territoires parcourus, traversés, sédentarisés à travers les connexions provisoires, durables ou temporaires, établies entre les uns et les autres au sein de réseaux transnationaux.

49Sur les recommandations de Zahra, un autre de ses frères a pu obtenir un visa pour gagner l’Allemagne par l’intermédiaire du passeur avec lequel elle avait été mise en contact, lors de sa première entrée en Europe, par un membre de son entourage. Ce passeur résidant en Allemagne, peu connu au départ, fait depuis l’objet d’une bonne réputation axée sur son efficacité et son sérieux. Ce sont les réputations qui font les hommes, et les informations circulant à son égard ont fait de lui un interlocuteur privilégié. Enfin, concernant cette fois-ci deux de ses neveux, Zahra a exploré l’adoption32 comme modalité de passage mais le projet semble avoir échoué au moment où elle m’en parle.

50À partir de sa propre mobilité, Zahra génère la mobilité de certains membres de sa famille : soit elle en est directement à l’origine, soit elle facilite leur circulation. Mais elle ne s’arrête pas au groupe familial puisqu’elle envisageait également le passage d’une de ses amies sur des modalités similaires à la traversée de sa sœur. Ainsi la mobilité internationale d’un membre de la famille favorise celle des autres membres mais pour autant, le transnationalisme n’est pas exclusif du réseau familial. Le renouvellement des informations, les opportunités d’emplois, de mobilités spatiales, économiques et sociales sont fortement « encastrées » dans le lien social fort33.

51Au bénéfice de la migration, les femmes prennent des initiatives et comme les hommes, font circuler des individus. Si ces actions ne sont évidemment pas envisagées stratégiquement, il n’en reste pas moins qu’elles préfigurent la construction de nouvelles chaînes relationnelles de solidarité qui viennent s’articuler aux précédentes. Et du fait de la généralisation de la migration mais aussi des volontés migratoires, les femmes qui prennent dans ce cadre des initiatives favorisant d’une quelconque manière la mobilité des individus, peuvent en retour bénéficier de cette solidarité34. Les migrantes participent ainsi directement de la mise en réseau généralisée, caractéristique de ces populations35.

Complexification de la configuration transnationale et densification relationnelle de l’entre-deux

52Durant leurs mobilités, les migrantes sans-papiers savent pouvoir compter sur les membres de leurs réseaux dont les segments s’étalent le long de l’Europe, en particulier ceux qui hébergent des femmes de leur parentèle36. Les membres qui composent le réseau de départ sont aussi bien issus de la forme migratoire traditionnelle que de collectifs, plus récents, de migrants : on y trouve des membres de la famille, des ami(e)s, des connaissances directes ou indirectes puisque les migrantes bénéficient également de relations par procuration. Ces relations sont généralement activées par les migrantes et/ou des membres de leur réseau avant la migration et au cours du parcours migratoire. Ces membres sont aussi bien installés en Europe qu’au Maroc. La mise en commun des ressources des un(e)s et des autres indique que le réseau d’une migrante ne se limite presque jamais à son réseau personnel mais bénéficie d’autres ramifications.

53Les candidates à la migration projettent toujours un premier trajet migratoire. À ce propos, le contenu des téléphones portables, particulièrement les puces37, constituent des outils d’analyses précieux quant au projet migratoire des candidates, leurs anticipations des premières étapes, leurs stratégies et la nature des relations qui les lient aux membres du réseau. C’est ainsi qu’elles dessinent les contours de leurs mobilités : en assortissant des étapes à leurs parcours. Ces étapes se fondent moins sur une organisation territoriale politique que sur la reconnaissance d’un collectif aussi hétéroclite soit-il.

54L’analyse des migrations que nous observons ne peut être envisagée sous l’angle d’un trajet linéaire du pays d’accueil vers le pays d’arrivée où les anciens migrants jouent généralement le rôle de plateforme d’entrée et ont vocation à accueillir le nouveau migrant pour l’accompagner dans les diverses modalités de l’insertion locale. La complexification des parcours migratoires présente essentiellement des modes provisoires d’insertion locale révélant des modalités spécifiques d’appréhension des sociétés. Une fois la frontière franchie, la première étape de relative sédentarité est considérée par les migrantes comme une phase importante d’apprentissage des sociétés européennes. L’option sédentarité est souvent vécue par les migrantes comme un moment d’imprégnation, d’apprentissage des codes, des normes, des règles d’une société européenne à tel point que ce sont des pratiques déjà projetées en ces termes par les candidates à l’émigration. De ce fait, le premier lieu-étape d’entrée en Europe est considéré comme un lieu où il s’agit non pas de prendre ses marques pour s’y installer définitivement mais bien de prendre ses marques pour pouvoir avancer avec un bagage de connaissances sur les sociétés européennes plus conséquent et utile à la mobilité38. Il s’agit là d’une compétence acquise au cours du parcours migratoire et même projetée par les candidates du fait du partage des expériences migratoires à travers le maintien des relations avec le pays d’origine39. Cette compétence est de l’ordre du « savoir se débrouiller » pour mieux « savoir-circuler » et optimiser ses chances de réussite40. Le paradoxe est bien le suivant, on le retrouve de façon transversale chez les populations qui mobilisent notre attention : l’intégration n’appelle pas automatiquement la sédentarité, et les formes d’intégration (temporaires) envisagées par ces populations sont plutôt considérées comme une ressource utile aux pratiques transnationales. Cela n’est pas sans s’apparenter à la figure simmelienne de l’étranger41. Car c’est bien entre « altérité » et « précarité » que les migrantes conçoivent, construisent leurs parcours migratoires.

55La densification des réseaux intégrant des relations de nature diverse, favorise non plus simplement la possibilité de circuler en Europe mais la possibilité de projeter une carrière migratoire presque de type entrepreneurial. L’entre-deux comporte des balises redevables des liens préservés, des liens construits durant les parcours, et toujours susceptibles de marquer favorablement les trajectoires Mais l’entre-deux révèle également les initiatives individuelles à travers les compétences sociales et circulatoires des femmes. Si les femmes s’assurent diverses mobilités en investissant des rapports de genre dits inégalitaires, cela a paradoxalement des conséquences intéressantes dans l’entre-deux sur les trajectoires individuelles car ces compétences indiquent moins une propension à la soumission qu’un savoir-faire de la mobilité. L’entre-deux n’est jamais une distance que l’on parcourt, c’est une expérience de la migration mais aussi des autres, qui se caractérise par sa diversité et sa densité relationnelle.

56Les parcours migratoires, par étapes, sont caractéristiques de la forme migratoire de la transmigration décrite et analysée par Alain Tarrius42. Les transmigrants, habituellement appréhendés sous la figure du commerçant transnational, constituent une classe de la migration internationale dont les profils sont désormais particulièrement variés, et on y trouve de nombreuses migrantes sans-papiers. Leurs parcours durent généralement plusieurs années, concernent plusieurs pays. Cette forme migratoire contemporaine s’appréhende à travers un triple rapport des migrants : au là-bas d’où ils viennent et avec lequel ils maintiennent des liens forts, à l’ici où ils passent ou résident, à l’entre-deux intensément exploré, expérimenté et qui fait toujours trace. Ce triptyque indique des capacités fortes de mobilisation à la fois individuelle et collective.

57Au terme de leurs parcours, les migrantes sans-papiers engagent rapidement des actions favorisant en particulier la mobilité spatiale, économique et sociale, des membres de leurs familles vers l’Europe. Et c’est précisément à partir de ce moment-là que leurs places se modifient dans la configuration de ces chaînes relationnelles : elles possèdent un nouveau statut dans les réseaux migratoires transnationaux car on les reconnaît désormais, grâce à leurs expériences, comme des interlocutrices privilégiées de la mobilité. Ces éléments tendent à augmenter là-bas leur poids social qui se trouve à nouveau renforcé du fait de leurs implications dans les divers échanges permis par les mobilités. Les relations développées du Sud au Nord sont appréhendées comme des territoires transnationaux dont elles usent lorsqu’elles engagent d’autres membres dans les mobilités migratoires. Le réseau est incontournable non comme un étage socio-spatial supportant ces relations mais comme un territoire total qui fait sens pour ces femmes. Ces ressources diverses provoquent, à l’échelle transnationale, l’irruption d’espaces d’autonomie à la fois individuels et collectifs qui s’articulent et/ou se superposent aux rationalités locales. Cette dimension transnationale renforce le lien entre ancrages et mobilités.

58La régularisation de la situation des migrantes sans-papiers ne les mène pas forcément à se fixer définitivement en un lieu. Car entre-temps, leur expérience du nomadisme migratoire43 fait sens : elles ont grossi les relations mobilisables au sein de leurs réseaux ; elles ont traversé, parcouru, habité, investi des espaces intermédiaires44 qui font trace ; elles deviennent elles-mêmes ressources pour d’autres. Et leurs places dans ces configurations migratoires se sont modifiées ici, là-bas, entre ici et là-bas. Les parcours des migrantes sans-papiers qui s’incarnent dans la forme du nomadisme migratoire, transmigration sans parcours collectifs, constituent dans le même temps des parcours qui les mènent à devenir sujet de leurs migrations.

Notes de bas de page

1 Qacha Fatima, Migrations transnationales. Rôles des femmes et des réseaux familiaux, 605 p. Thèse : Sociologie, Toulouse-II, octobre 2010. Nous explorerons moins le collectif « famille » en termes de réseaux mobilisables au cours de la transmigration. En effet le cas-type que nous allons présenter, s’il s’y prête moins, a l’intérêt de révéler la mobilisation de réseaux d’acteurs autres que la famille. Pour autant, nous verrons que le lien familial est majeur dans la migration internationale.

2 Tabet Paola, La Grande Arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004. Précisons toutefois que nous usons de ce concept comme une commodité méthodologique pour comprendre ces rapports. Ensuite nos interprétations diffèrent dans la mesure où nous analysons ces rapports comme une opportunité de mobilité pour les femmes. Dès lors notre vision ne peut se limiter à l’analyse de la domination masculine et de l’exploitation des femmes. L’entrée dans la recherche par la migration, et dans la perspective transnationale souligne au contraire la force des stratégies féminines.

3 on retrouve une des caractéristiques de l’Étranger de Simmel, celle de l’attention constante. Simmel Georg, Digressions sur l’étranger (1re édition allemande : 1908). In : Grafmeyer Yves, Joseph Isaac (dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984 (1979), p. 53-59.

4 Journal de Terrain, 2003.

5 Environ 150 euros.

6 Environ 2 000 euros.

7 En choisissant d’aller chercher là précisément, Zahra savait pouvoir y trouver des migrants venus de plusieurs pays européen, des « vacanciers » comme on les nomme souvent.

8 Car à ce moment-là, elle n’avait pas de projet véritablement construit concernant la migration.

9 Quartier proche du centre-ville.

10 « […] Les hommes auront l’obligation de s’interposer et de les aider (ou de les protéger) […] ». L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1977), p. 67. Goffman analyse ici « Le dispositif de la cour et le système de la galanterie » pour rendre compte des rapports sociaux de genre, plus précisément de « L’arrangement des sexes », titre de son ouvrage. Les situations exposées sont socialement très codifiées, et par là même nous fournissent des supports de compréhension et d’interprétation particulièrement précieux et opérationnels en ce qui nous concerne.

11 « Il existe dans la vie publique un mélange inextricable de cour et de galanterie, dont les conséquences sont importantes. Bien évidemment, l’obligation pour un homme d’offrir son aide sous une forme ou une autre, de substituer spontanément ses propres efforts à ceux de toutes femmes […] Il facilite (ainsi) et encourage l’expression par la femme de marques d’intérêt à son égard […] », ibid., p. 69.

12 Ibid., p. 64.

13 Fall Sokhna. Séduire : cinq leçons sénégalaises, Paris, Alternatives, 1998. Elle parle d’« effort de séduction ».

14 Christine Salomon, Vers le Nord. Autrepart, 2009, no 49, p. 223-240.

15 Viviane Zelizer. Transactions intimes, Genèses, 2001, vol. 1, no 42, p. 121-144 ; Viviane Zelizer, Intimité et économie, Terrain, septembre 2005, vol. 2, no 45, p. 13-28.

16 Paola Tabet. La Grande Arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004. Ce concept a en effet l’avantage de situer toutes les femmes sur un continuum plus à même de favoriser la compréhension de types d’échanges entre hommes et femmes sans nier les similitudes entre les différents statuts des femmes (prostitutions, flirts, femmes mariées etc.). Ce qui a par ailleurs l’avantage de décloisonner la catégorie « prostituées » le plus souvent considérées comme un groupe opprimé et à part de la population des femmes.

17 En outre ce type d’échanges comme la capacité de séduction peuvent favoriser des ressources variées : des informations, des lieux-étapes, des milieux-étapes (en rapport avec d’autres migrants) etc. Nous avons vu par exemple que d’anciens amants pouvaient être mobilisés pour une étape dans le parcours migratoire.

18 « Dans la cour, l’avantage stratégique de l’homme provient de sa capacité et son droit à revenir sur son intérêt à tout moment, sauf peut-être dans les derniers ; celui de la femme provient du contrôle de l’accès à ses faveurs », Goffman Erving. L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 (1977), p. 63. Néanmoins, il nous semble ici que les femmes détiennent ces deux avantages.

19 Nous retrouvons ces pratiques au Sénégal : le « mbaraan ». Christine Salomon, Vers le Nord, Autrepart, 2009, no 49, p 223-240. Cette forte capacité à jouer stratégiquement de sa séduction pour s’assurer diverses formes de mobilité n’est en outre pas sans nous rappeler la figure de la « courtisane » de la Renaissance au début du xxe siècle. Susan Griffin, Le Livre des courtisanes, Paris, Albin Michel, 2003 (2001).

20 Yves Winkin, Erving Goffman : Les Moments et leurs hommes, Paris, Seuil/Minuit, 1988, p. 138.

21 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987 (1900).

22 Il faut ajouter qu’elle se fait également offrir des « cadeaux » : bijoux, tissus, robes, etc.

23 Fatima Ayat, « Les Pratiques corporelles de la femme Marocaine entre tradition et modernité », Horizons Maghrébins, 1994, no 25/26, p. 149-157.

24 Et de fait, ces collaborations familiales n’excluent pas les hommes.

25 Elle se constitue progressivement des heures de ménage chez des particuliers grâce au « bouche à oreille ».

26 Les milieux de migrants se repèrent moins à travers un lieu précis qu’aux cours d’interactions où la co-présence des migrants active des échanges d’informations diverses.

27 Un contingent important d’hommes résidant en Europe profitent l’été des flux importants d’estivants pour faire clandestinement (ou pas, d’ailleurs) traverser des individus à la frontière marocco-espagnole à bord de leurs voitures et moyennant finance. Certains se « professionnalisent » saisonnièrement dans cette activité alors que pour d’autres, il s’agit d’une activité très ponctuelle impliquant la traversée d’un proche.

28 Entre 1 000 et 1 500 euros.

29 C’est bien sûr là un point de vue rétrospectif de la situation.

30 Maintient du contact, investissements au pays d’origine, amélioration du niveau de vie de la famille.

31 Alain Tarrius, Les Nouveaux Cosmopolitismes. Mobilités, Identités, Territoires, Paris, l’Aube, 2000.

32 Plus précisément, le processus d’adoption au Maroc, quelque peu spécifique, se nomme la « Kafala ».

33 Le lien social fort, ni ne se limite, ni n’est tributaire, de contexte de spatialisation. De plus la circulation des migrant(e)s le long des réseaux familiaux favorise la captation de diverses opportunités et mobilités. Ainsi nos observations et analyses contredisent la vision de l’analyse des réseaux produite par Granovetter Marc, Le Marché autrement. Les réseaux dans l’économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

34 Si nous pouvons reconnaître là des aspects de la théorie maussienne du don et du contre-don, elle ne correspond pas à nos analyses.

35 Alain Tarrius, Territoires circulatoires et espaces urbains. Différenciation des groupes migrants. Annales de la Recherche urbaine, 1993, no 59-60, p. 51-60.

36 Fatima Qacha, Migrations transnationales. Rôles des femmes et des réseaux familiaux, 605 p. Thèse : Sociologie, Toulouse-II, octobre 2010.

37 C’est en nous intéressant aux candidates ou migrantes par le hrigue que nous avons saisi cet outil comme révélateur d’analyse.

38 Hasnia-Sonia Missaoui, L’École, le collège : y rester ou en sortir, la construction du potentiel de formation parmi les familles d’enfants gitans et maghrébins de Barcelone à Perpignan, Montpellier et Toulouse, Perpignan, Trabucaires, 2005.

39 Nos enquêtes de 2005/2006 révélent que certaines candidates à la migration projetaient la province d’Alméria comme un premier lieu étape d’apprentissage des sociétés européennes.

40 Ibid.

41 « Tout comme l’errant, l’étranger n’est pas rivé à un point fixe ; mais à la différence de ce dernier, il participe d’un lien unissant les deux dimensions contraires de la rupture et de l’appartenance. Il est en marge de la société d’accueil, mais par ailleurs, il s’y est installé avec la volonté de refaire sa vie, tout en sachant bien qu’il sera peut-être amené un jour à se remettre en route. Ce sentiment d’altérité et de précarité, s’ajoutant à un désir de participation, définit la position particulière de l’étranger. » Freddy Raphaël, « Le juif comme paradigme de l’étranger » dans l’œuvre de G. Simmel, Sociétés, 2008, vol. 3, no 101, p. 81-90 (p. 81).

42 Alain Tarrius, « Territoires circulatoires et étapes urbaines des transmigrant(e)s », Regards croisés sur l’économie, 2/2010 (no 8), p. 63-70.

43 Ibid.

44 Ces espaces intermédiaires explorés au cours de la transmigration peuvent à tout moment être réinvestis par les migrantes régularisées ou par les individus dont elles cherchent à favoriser la mobilité. Il y a alors rencontres entre les trajectoires collectives et les itinéraires biographiques des trajectoires individuelles.

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