Les cosmopolitismes migratoires lors des étapes partagées des transmigrants en France
p. 71-146
Texte intégral
1Mes recherches, depuis 1985, auprès des « fourmis » maghrébines du commerce international entre-pauvres m’ont permis de tisser des liens nombreux et suivis. J’entretiens des amitiés, parfois intergénérationnelles quand des enfants ont repris les activités de leurs parents, et le plus souvent avec des groupes de compagnons de tournées originaires d’un même quartier de ville ou d’un même village : un compagnonnage perdure entre le chercheur et ses comparses « objets » de l’investigation sociologique. C’est ainsi que plusieurs fois dans l’année j’envoie, via Internet, des photographies de mes nouveaux terrains, à l’est de la Méditerranée, et en reçois autant, surtout des familles de transmigrants marocains. Dans mes livres et articles je mentionne souvent tel quartier, assorti du prénom d’un habitant adepte des tournées commerciales internationales : immanquablement les pages concernées, que j’envoie par e-courrier, se trouvent affichées sur les murs des logements de ces amis, à côté des photographies qui les situent dans mes terrains de recherche. Je n’hésite jamais, à leur demande, à les mettre en relation avec d’autres commerçants du poor to poor, Afghans, Kurdes, ukrainiens, Albanais, Bulgares, etc. J’entretiens, en somme, un micro réseau social. C’est ainsi que je dispose en permanence d’interlocuteurs rapidement mobilisables pour quelques enquêtes1. La présente recherche sur les cosmopolitismes entre transmigrants lors de leurs étapes urbaines en France a donc bénéficié de ce dispositif.
2L’enquête pour le repérage d’appartements partagés lors des étapes des tournées a concerné, par e-courrier, 124 transmigrants commerçants marocains2 : sur un envoi de 216 courriels, ceux-ci m’ont signalé une cohabitation avec des commerçants transmigrants d’autres origines, des « médecins égyptiens », des femmes en transit d’Espagne vers l’Europe du Nord et des résidents des quartiers entourant ces appartements-étapes. Ce sont ces cohabitations qui retenaient mon attention ; jusque-là, et depuis une vingtaine d’années nous3 avons émis l’hypothèse suivant laquelle les transmigrants développaient lors de leurs mobilités commerciales des comportements commerciaux et sociaux originaux favorables à la reconnaissance des altérités, à la création de cosmopolitismes de rencontre. Ce constat est rémanent sur mes différents terrains depuis vingt-cinq ans, qu’il s’agisse de groupes initiaux de transmigrants marocains, afghans, kurdes, géorgiens, ukrainiens, balkaniques… Ces transmigrants abandonnent, en cours de tournées, les attributs du groupe ethnique de départ. Nous avons identifié systématiquement les transformations urbaines redevables de leurs présences4 (Marseille, Alicante, Tarente, Sofia, Trieste, Trébizonde, des villes moyennes méditerranéennes françaises, etc.). Dans cette recherche nous essayons d’observer la rencontre entre les groupes cosmopolites de transmigrants lors de leurs étapes et les « anciens » migrants internationaux sédentarisés en France, primo-arrivants et leurs descendants qui les accueillent. Nous avons donc observé les cohabitations dans les appartements et avec les voisins, et bien sûr l’influence des « fourmis de la mondialisation » sur ceux qui désirent quitter leur enclavement résidentiel : l’histoire post-coloniale, dont ils sont les acteurs de plus en plus conscients, désignant l’enclavement comme « ghetto », les relations de voisinage de quartiers comme ségrégatives, les disposerait, pensions-nous, à une proximité dynamique avec les nouveaux transmigrants. En quelque sorte nous supposions que s’expérimentait là une inversion des rapports entre nomades et sédentaires. Il restait à valider ces hypothèses par des observations des interactions en situation de collaboration dans et hors des appartements, de voisinage qui démultipliait le cosmopolitisme d’étape, et enfin des accompagnements des jeunes sédentaires vers les activités transnationales. Quelle était la réalité des « sorties par le bas » que nous avions jusque-là pressenties ?
3Les 124 réponses nous ont permis de repérer, dans le Sud de la France, mais aussi le long des territoires circulatoires qui y mènent par l’Espagne et l’Italie5, des lieux de cohabitation ; nous les avons classés par fréquence de signalement, retenant évidemment les plus partagés et pratiqués.
4Les villes françaises les plus désignées furent Nîmes (37 désignations), Beaucaire (14), Avignon (31), Arles (27). J’effectuai 37 visites, de février à juillet 2011 dans les appartements d’accueil : 16 étaient situés dans des ensembles de logements sociaux, à Nîmes en particulier, et 21 dans des quartiers anciens plutôt délabrés.
5Par contre les villes de Perpignan, Béziers, Toulon, Cavaillon, pourtant très concernées par des installations récentes de commerçants maghrébins sédentaires livrés en partie par des transmigrants, n’étaient mentionnées qu’une seule fois ; Montpellier, Vienne, Marseille, et Lyon, recueillaient cinq ou six désignations chacune. D’évidence les centralités d’étape des transmigrants étaient dissociées des lieux de vente sédentaire des marchandises. Les groupes de discussion espagnols et italiens, postérieurs à l’enquête par e-courrier, confirmèrent ces désignations.
6D’autre part, des populations de commerçants du poor to poor, non mentionnées dans les pages précédentes, furent signalées puis rencontrées au cours des réunions : Turcs, Asiatiques (pas de Chinois, mais des Pakistanais et des Thaïs), Kurdes, Iraniens et Serbes, venus parfois par la voie italienne et souvent par la Belgique et l’Allemagne.
7Les réunions dans les villes étrangères citées furent consacrées à l’élucidation du rôle des transmigrants dans le déploiement du commerce mondial du poor to poor ; les villes concernées (voir note 65) furent, en Italie, Turin, Imperia, Gênes, et en Espagne, Valencia, Alicante, Tarifa, Aranjuez et Lleida. Les réunions dans les villes françaises eurent, en outre, comme finalité, l’élucidation de l’objet même de cette recherche : les circonstances, modalités et conséquences des rapports entre migrants « sédentaires historiques », naturalisés ou non, et transmigrants.
8Un entretien enregistré à Damas, en décembre 2005, avec un cadre commercial d’une grande marque asiatique d’électronique (tv, ordinateurs, photographie, etc.) qui entretient des relations marchandes intenses avec les Émirats et Koweït City, fut restitué dans les analyses qui suivent (Anthropologie du poor to poor).
9Enfin, nos recherches antérieures nous permirent de valider ou d’invalider des propos tenus par des transmigrants moyen et proche-orientaux, caucasiens, balkaniques et maghrébins :
10Quatre grands thèmes dominèrent nos échanges :
- Celui d’une anthropologie du « poor to poor », imprévu, s’est imposé comme introductif. Il permet de mieux comprendre les trois suivants :
- Celui des rapports lors des étapes entre transmigrants, migrants sédentaires et autres voisins. Associations « circulantes » entre transmigrants et « jeunes des cités ».
- Celui de la diversité des organisations cosmopolites par étape et en route. Relais locaux des transmigrants (emplacements hors des appartements partagés) ; rapports avec les « autochtones ».
- Enfin celui des logiques circulatoires : nouvelles centralités européennes des transmigrants et organisation des échanges locaux.
11Observer, « voir », les transmigrants dans la cité ou le quartier, n’est pas chose aisée : c’est à partir des appartements qui les accueillent lors de leurs étapes qu’on peut les identifier, échanger, les accompagner. Ce mode d’observation de leurs présences et de leurs liens s’est donc imposé comme entrée sur le terrain.
12Les conversations se sont tenues simultanément en plusieurs « langues » : sur la base de l’universel broken English, très familier aux Moyen-orientaux, quelques variantes hispaniques, italiennes ou françaises, composaient une « base langagière » suffisante aux échanges. Notre retranscription littéraire préserve le sens des propos. Nous avons systématiquement revu les transcriptions avec les locuteurs concernés ou d’autres participants à nos échanges.
Pour une anthropologie6de l’« entre-pauvres » ou « poor to poor » apparenté au « peer to peer » (entre experts)
13L’entraide « horizontale » pour l’expertise entre consommateurs ou la collaboration gratuite pour des travaux d’autoconstruction, la libre organisation de courses à pied ou de natation, et toute sorte d’activités productives, commerciales ou de loisirs librement consentis et partagés, se sont particulièrement développés dans les pays anglophones sous la dénomination de « PEER to PEER », « l’entre-pairs », « l’entre experts » : chacun, qui a une expérience de l’activité concernée devient l’expert des nouveaux venus dans des associations informelles de pairs et le fait souvent connaître à une multitude de partenaires par des forums internet : par exemple, pour l’autoconstruction, des procédures libérées des normes et conditions des fournisseurs, sont suggérées et aboutissent à des assemblages, des savoir-faire originaux. Le choix d’appareils électroniques est soumis aux avis motivés d’usagers, au cours de ces mêmes « forums », et il en va de même pour la santé, pour l’auto-organisation de voyages, le choix d’appareils ménagers, photographiques, etc.
14Le « POOR to POOR », « l’entre-pauvres », traduit une aspiration à l’entraide entre-pauvres afin d’obtenir des produits peu accessibles dans les conditions usuelles de distribution commerciale officielle et hiérarchisée : le « marché entre-pauvres » suppose une organisation spécifique des échanges, constat étant fait que « the poor gets poorer, the rich gets richer », la résolution des problèmes posés par la mise à disposition de biens en évidence sur le marché international – tels les appareils photographiques numériques, les caméras, les MP3, les micro-ordinateurs et leurs compléments, clefs USB, imprimantes, scanners, etc. – passe par la reconnaissance d’un vaste marché des pauvres et l’organisation de circuits originaux coupant court aux divers contingentements et taxes, locaux comme internationaux, les plus-values liées aux aménagements de stockage et de vente, aux salaires de commerciaux, de divers experts patentés… Bref de nombreux réseaux hiérarchisés et coûteux qui n’ont souvent pour fonction que répéter les quelques lignes descriptives du produit, figurant sur les publicités usuelles. Autant d’informations dont peuvent s’emparer les clients du poor to poor / peer to peer.
15La récupération de matériaux de construction et l’organisation efficace d’équipes « au noir » relève encore des compétences de ce « peer to peer – poor to poor ». Les populations de pauvres, aux moyens relatifs de consommation, ne connaissent pas les frontières7 : pauvres dans les nations riches, et pauvres dans les nations pauvres, s’ils ne sont pas situés sur les mêmes échelles des hiérarchies sociales – pauvre avec quatre cents euros par mois en Europe de l’Ouest et « classe moyenne » avec les mêmes revenus en Europe de l’Est – se trouvent aussi démunis lorsqu’il s’agit d’acquérir les produits précédemment cités, aux prix de vente déterminés par un marché international transversal plus ou moins régulé par des organismes aux compétences mondiales8.
« Quand nous passons [Kurde iranien] en Bulgarie9 par la mer Noire, les Syriens qui tiennent pas mal de boutiques d’électronique à Bourgas et à Sofia nous achètent les appareils que nous venons de passer depuis Koweit City. On dit “Dubaï”, le mot magique : nous sommes alors à moins cinquante-cinq pour cent du prix de vente10 dans les magasins pour les mêmes produits, emballés d’origine et sous garantie internationale. Soixante pour cent à Koweit pour toutes les grandes marques importées en “destination finale”. Donc un Bulgare qui gagne deux cents euros par mois et ne peut pas se payer un Panasonic d’entrée de gamme à quatre-vingt-dix euros (prix allemand ou français de grande distribution) sera intéressé par une offre à quarante-trois ou quarante-sept euros. […] Mais on ne peut pas tout vendre aux Bulgares, nos premiers européens rencontrés : partout il y a des clients, même en France […]. Et, même si, là, les clients sont moins nombreux, ils rapportent plus (voir infra). […] C’est pas qu’on veut faire le bonheur des pauvres : mais c’est notre marché direct, sans problèmes et partout tu en rencontres qui savent revendre en direct pour 2 ou 3 % de bénéf, des Turcs et des Polonais nous attendent à Burgas, des Marocains attendent les Turcs en Belgique et en Allemagne. Ce sont des amis et des clients sûrs, qui fonctionnent comme nous. […] Tu vois, ils nous le rendent en nous logeant quand on continue le voyage. […] Pour nous il n’y a pas de culbute des prix parce qu’il n’y a pas des réseaux d’experts, de chefs des ventes, et toutes ces organisations verticales, avec l’acheteur tout au bas, face à un vendeur généralement nul mais qui fourgue le maximum, pour justifier son salaire. Nous, tout est “horizontal” ; nous sommes aussi pauvres que les acheteurs : la qualité de nos appareils est garantie car ce sont les plus récents importés de Dubaï, et parce que nous achetons tellement que les commerciaux des grandes marques nous considèrent comme un marché à soigner tout particulièrement : en vendant directement les meilleurs appareils d’entrée de gamme aux pauvres, nous provoquons chez les autres acheteurs, ceux qui vont dans les grandes surfaces, le désir d’avoir mieux. »
16Dans la suite du texte, nous reprenons les catégorisations d’« échanges verticaux » et d’« échanges horizontaux » pour caractériser les échanges marchands de l’officialité et de l’économie souterraine.
17En 2005, j’eus l’occasion de parler à un « ingénieur commercial » représentant, dans les Émirats, un grand industriel de matériels électroniques du Sud-Est asiatique. C’est la première fois que j’entendais parler littéralement du poor to poor11 l’expression étant rarement utilisée par les transmigrants :
« … nous ne sommes pas aveugles : les centaines de milliers d’appareils “ouverture de gamme” que nous exportons vers les Émirats, légalement sans réexportations possibles12 ne sont pas destinés aux habitants, ni aux touristes, qui recherchent des séries haut de gamme à prix avantageux – par exemple un XXX (marque japonaise) et ses objectifs à six cents euros alors qu’il est vendu treize cents euros en Allemagne. Et puis, si vous divisez les produits importés par le nombre de résidents, chaque habitant devrait disposer de 500 téléviseurs, d’autant de micro-ordi, etc. […] Tous ces bons appareils photo d’entrée de gamme, à cent euros dans les circuits officiels européens et quarante euros livrés en poor to poor repartent sans déclaration de réexportation, en avion vers Bakou, Azerbaïdjan ou vers les ports turcs de la mer Noire, par les petits aéroports côtiers… Après c’est des Iraniens, des Géorgiens, plein d’Afghans, des Kurdes, qui se chargent de passer les frontières chargés à bloc, des cargos ukrainiens qui chargent à Odessa des containers passés par Samson et débarqués ensuite à Varna ou Burgas, à l’arrivée des Afghans. […] Il y en a même qui font tout par voie terrestre, par l’Arabie Saoudite et la Syrie – l’Irak est devenue impossible. […] Et toutes les marques sont concernées, alors tu vois le tsunami d’appareils. On ne pourrait jamais organiser de telles logistiques. […] Les pauvres en demandent partout, alors c’est un gigantesque marché mondial du “main à main”. […] Nous fournissons le premier importateur en “terminal”, en gros soixante pour cent – ou plus même – en dessous du prix “réimportation zone euro”. Et nous sommes débarrassés de tous les soucis de distribution, de passages de frontières, d’après-vente… Nous sommes, pour l’officiel, des victimes de trafics incontrôlables. […] Mais tu comprends bien que c’est désormais pour nous un extraordinaire marché : le “poor to poor”. Des centaines de millions de consommateurs potentiels : “peer to peer”, “poor to poor”, même combat. […] Pour nous il nous revient de trouver les bonnes accointances banques-importateurs pour que le commerce puisse exister, je parle des lignes de crédit, les quatre mois nécessaires à la diffusion vers les populations pauvres par les migrants, et de faire passer partout les messages sur les qualités des derniers produits “poor”. […] Il est impératif, encore, de vendre aux passeurs-commerçants, quelles que soient leurs origines et leurs destinations, des produits neufs et nouveaux : nous produisons des entrées de gammes très bien cotées par la presse pour le marché des pauvres ; les acheteurs ont le sentiment d’être “dans la course” à la modernité technique. […] Pour eux, qui font fonctionner l’économie des pauvres, il n’y a pas de têtes de réseaux commerciaux comme dans le commerce “normal”. Ils sont des milliers à saisir une information sur du matériel disponible et les plus débrouillards se présentent les premiers. Commande dans les Émirats, livraisons sur les aéroports de la mer Noire, ou à Djedda. Ils fonctionnent en moyenne sur trois ou quatre mois entre livraison et paiement et nous devons donc nous porter informellement garants pour les avances consenties13. Informellement, c’est-à-dire que nous désignons des importateurs qui n’ont jamais fait défaut et qui dealent avec les contrebandiers du poor to poor. Ils doivent veiller aussi à une diffusion la plus large possible : pour l’Europe, arriver jusqu’au bout de l’Espagne, […] la voie Moyen-Orient/Balkans n’est bien sûr pas la seule ; les Chinois s’y sont mis avec leurs produits et les nôtres mais leur matériel “made in China” ne tient pas le “peer to peer” : voie Russie, Pologne, Europe du Nord. […] Pour l’Afrique, Djedda, pendant le pèlerinage, vend autant que tous les Émirats du Golfe. […] L’Arabie Saoudite, la Syrie, la Turquie et même le Yémen sont constamment traversés par ceux que vous appelez “les fourmis”. C’est partout des deals vers l’Europe ou l’Afrique. Et surtout le matériel de base que nous leur fournissons doit être impeccable. Surtout pas d’appareils jetables, les pauvres n’en veulent pas, c’est pour les jeunes fils de riches : par contre ils nous aident beaucoup pour la vente du matériel supérieur en visibilisant une marque. […] C’est le bas, directement desservi, qui pousse le haut vers les magasins…14 »
« […] À votre question sur l’immense écart entre la formation de nos commerciaux et nos revendeurs dans les circuits commerciaux officiels et l’absence totale de ces qualifications chez les migrants des économies… Comment les qualifier ? Pas informelles car sous leur désordre apparent elles sont bien organisées, invisibles ou souterraines ? Je vous réponds encore une fois par le peer to peer : des clients de nos “passe-frontières” sont experts, consommateurs qui lisent des revues spécialisées que nous informons, revendeurs officiels qui font du “noir”, jeunes qui vont sur les forums des marques ; ce sont les experts du peer to peer ! Nous ne mettons pas un pied dans ce monde “auto-organisé” en dehors des règles officielles ; c’est trop risqué, même si nous avons tout intérêt au développement du poor to poor dans ce “peer to peer”. D’autre part nos ingénieurs commerciaux formés dans les grandes écoles sont totalement incapables de se débrouiller au milieu des populations pauvres. […] Il s’agit désormais d’un marché majeur, déjà dominant dans certains pays. Mais les vitrines qui exposent nos produits sont bien dans les réseaux commerciaux officiels, que nous devons choyer. […] Notre constat, c’est que le poor to poor rétablit de l’égalité entre consommateurs d’un pays où les salaires sont plus de deux fois inférieurs à un autre non touché par le p & p. […] Mon point de vue tout à fait personnel, puisque je vois fonctionner cette économie mondiale depuis cinq ou six années, c’est que le monde commercial régulé par des lois, des conventions, des organismes douaniers, policiers, etc., se réduit comme une peau de chagrin ; il ne tient que par les menaces et les répressions : pour combien de temps ? Déjà les majors de l’électronique multiplient les productions pour le “poor to poor”. La logique marchande ultra-libérale du poor to poor est trop alignée sur la philosophie de la globalisation pour céder la première. […] Et la corruption des autorités est une arme terrible qui transforme les frontières en fromage devant des hordes de souris. […] Les pauvres, entre eux, maîtrisent mieux le libéralisme économique, avec leurs accords de poignées de mains, leurs transports par des foules de miséreux, leurs corruptions aux frontières, leurs confusions entre argent sale et presque propre, que les “officiels” qui inventent année après année des règles de protection et, en même temps, les astuces bancaires pour les contourner, qui inventent des profils de spécialistes de plus en plus déconnectés de la réalité des échanges, qui ont remplacé le face à face par la communication électronique bien hiérarchisée. […] Je rêve parfois de plonger chez ces Kurdes qui traversent l’Iran et la Turquie, après que certains d’entre eux soient passé par les Émirats, et s’associent avec tous les pauvres des nations qu’ils traversent, Azerbaïdjan, Géorgie, Ukraine, Balkans, avec une mention pour l’Albanie, Italie, pour la voie nord-méditerranéenne, celle qui vous intéresse.
« […] Notre intervention se limite à rassurer certains banquiers sur le grand intérêt du poor to poor en leur désignant – bouche à oreille – des partenaires fiables qui leur ménageront des entrées dans cette jungle, des “commerçants intermédiaires” si vous préférez : ils réceptionnent chez les importateurs, affrètent les transports si nécessaire15, et se portent garants. Ils savent alors comment consentir des avances “sur parole” : n’est-ce pas comme cela que la banque s’est développée au xvie siècle en Europe entre banquiers juifs génois, espagnols, rhénans ? […] En fait, ces pouilleux passe-frontières du poor to poor renouent avec des siècles d’échanges sauvages, les colporteurs par exemple, avant la codification récente des échanges marchands. […] Mais aux banquiers on n’y touche pas ; c’est actuellement plus risqué que de lointains contacts avec ces miséreux contrebandiers. […] Nous ne brassons que l’argent de nos productions, jamais avec celui des innombrables blanchiments bancaires… Par exemple, vous m’avez parlé de la présence de la banque anglaise xxx partout où se nouent les relations entre “poor to poor” et échanges officiels : je confirme… »
18Lors d’enquêtes en 200816, sur le financement de leurs achats auprès de grossistes koweïtiens (environ 40 % du prix détaxé doit être payé à la réception, soit 16 % du prix dans la grande distribution européenne) par des transmigrants afghans, kurdes Iraniens et géorgiens, prêts à s’embarquer pour la Bulgarie dans les ports de Trabzon, Samson et Poti, j’ai pu mettre en évidence le rôle de « centrales d’achat » au capital constitué par des placements de particuliers (environ 20 000 euros par personne, 200 à 250 personnes par centrale) et abrité par des banques : en réalité cet argent provenait des trafics d’héroïne et de morphine, et était ainsi blanchi. Les personnes sollicitées pour placer l’argent qui leur était transmis par les trafiquants étaient rémunérées par le revenu annuel de « leur » investissement. Les banques qui prélevaient cette « épargne » étaient présentes dans les Émirats. Faut-il préciser que les transmigrants les premiers financés étaient ceux qui, durant leur itinéraire, participaient, comme ouvriers agricoles, à des phases culturales du pavot somniferum en expansion illégale en Turquie et en Géorgie17 ?
19Déduire de ces observations et des propos de responsables commerciaux que les transmigrants relèvent d’une mobilisation internationale de main d’œuvre sur le mode de la mobilité transfrontalière et non de la classique sédentarisation auprès d’unités de production, n’est certes pas hasardeux. Processus « heureux » pour les nations qui n’ont pas à accueillir longuement des migrants internationaux désormais de passage.
20L’alliance de fait entre grandes entreprises, banques internationales et milieux criminels pour gérer cette mobilisation18 est non moins patente, en phase avec l’omniprésente mondialisation. Et tolérée par des États qui ne reconnaissent pas cette nouvelle forme migratoire. L’équivalence entre tout lieu de passage, entre tout lieu de vente et donc de circulation correspond bien à la banalisation des espaces, à leur « dé hiérarchisation » par la logique capitaliste moderne.
La« moins-value positive ». Perdre plus pour gagner plus : transfert de l’illicite vers le licite…
21Lors de nos conversations dans le triangle Nîmes-Avignon-Arles en février, mars et avril 2011, nos interlocuteurs transmigrants ont spécifié des aspects essentiels de cette économie du « poor to poor » en employant rarement (six fois en quinze heures d’entretien sur le commerce) l’expression, et jamais celle de « peer to peer ». Par contre la conscience de permettre, pour des populations pauvres, l’accès à des biens inaccessibles dans les conditions usuelles du marché, est vive, mais pas exclusive d’autres clientèles. Comme l’est celle de la capacité d’expertise commerciale pour le choix des produits, et qui nous rapproche du « peer to peer ». La notion très fréquemment utilisée est celle, apparemment plus complexe et spécialisée, de « moins-value positive ».
« Poor to poor : on serait collés aux pauvres. C’est vrai et faux. Oui, nos marchés les plus intéressants sont par exemple les immenses marchés de Casa, où nous livrons des “Adidas” vraies à quarante pour cent de leur prix. […] Certains ont su monter une moins-value positive avec l’argent à blanchir des deals d’herbes. Alors, vendre aux pauvres, c’est faire le bien, et se débarrasser de tous les problèmes d’après-vente ; au Maroc et en France aussi, dans les “logements sociaux” : ça ne sort pas. C’est pour les pauvres qui n’ont pas à s’endetter avec nous. Mais il y a, sur commande, des appareils pour riches […] ou bien plutôt des médicaments d’internet commandés directement en Amérique pour des docteurs. […] Il faut dire que pour les riches c’est du coup par coup et pour les pauvres c’est en continu. Et ça leur donne des idées de petits commerces. »
22Cette expression, « la moins-value positive », et les analyses économiques qu’elle permet, est particulièrement utilisée par les transmigrants afghans qui dominent, en Bulgarie, le commerce des produits « passés par Dubaï ». Elle fait florès chez les transmigrants qui associent les commerces de produits d’usages licites aux commerces de psychotropes19 ou de diverses contrefaçons. L’expression, paradoxale pour un économiste, est utilisée comme registre quasiment unique d’une culture endogène, d’une conception originale de l’économie des échanges développée par tous les transmigrants : le peer to peer n’est pas loin, avec sa construction de registres d’expertise originaux.
« La moins-value positive nous permet de tenir des prix à moins cinquante ou cinquante-cinq pour cent, prix nets à Dubaï, de Bucarest ou Sofia à Marseille ou Barcelone pour les appareils les plus demandés. […] Ceux que tu trouves sur les rayons de la Fnac et que nous vendons dans leur emballage avec garantie internationale20. Pour cela, nous devons revendre aussi des produits qui donnent de l’argent à blanchir, par exemple des montres, des parfums, des sacs en contrefaçon21.
« Tu comprends, quand on vend une Rolex chinoise 120 €, de la très belle camelote, nous réalisons 90 € de bénef, quarante pour nous, cinquante pour l’intermédiaire. Pour lui, c’est de l’argent noir, à blanchir : alors il préfère que nous lui donnions vingt-cinq ou trente avec un justificatif, de l’argent identifié qu’il peut déposer à la banque. Pour de fausses factures des quelques vrais produits qu’il vend… donc vingt pour cent possibles sur les produits “interdits” qui peuvent permettre de tenir les prix des autres appareils, les vrais, les clefs USB, les appareils photos, etc. Malgré l’allongement de la distance, et même de gagner plus. Vases communicants. […] L’argent “coulé” dans le blanchiment permet de vendre à bas prix les appareils passés par le Golfe. […] Pour le fabricant, pas de problème : ceux qui achètent des Rolex à cent vingt euros n’en achèteraient jamais à neuf mille. Et ces contrefaçons maintiennent la notoriété des vraies montres. Publicité par les émissions de télé où tu vois des douaniers qui font des saisies, des flics qui parlent de réseaux, etc. Et c’est la même chose en Italie pour les sacs à main Gucci, Dolce et Gabanna, Vuitton. Pour les sacs, en Italie, nous sommes sûrs que des quantités sortent de chez les fabricants d’originaux, avec des défauts peu visibles – le plus souvent des pièces de cuir trop peu épaisses.
« Ceux qui prennent le risque de passer de l’héroïne depuis la Turquie, la Géorgie ou l’Ukraine font des formidables “moins-values” qui leur permettent de vendre les appareils “Dubaï” jusqu’à moins soixante-dix pour cent sans problème. […] un gramme de bonne blanche afghane coûte huit euros à Trabzon ou Poti, quinze à Bourgas ou Sofia, trente-cinq en Italie et cinquante en France : plus tu avances, plus tu passes des frontières, plus ton bénef augmente, plus tu as d’argent à blanchir ; et sur cet argent-là, tu peux sacrifier jusqu’à quarante pour cent en faisant encore du bénef et surtout en constituant une cagnotte pour les appareils passés par le golfe, à condition de blanchir. Donc plus tu vends des appareils “légaux” et plus tu peux baisser les prix pour blanchir ! […] on fonctionne à l’envers des marchands officiels. L’appareil photo XX de 100 euros à la Fnac22, acheté à Koweït quarante euros et revendu quarante-cinq à Sofia ou Damas, on peut le passer à trente euros en Espagne où on a trop d’argent de la dope ou des contrefaçons à blanchir. Comme les vraies godasses de sport à casa où l’herbe du rif permet des blanchiments impressionnants. […] mais voilà : tu dois choisir, risquer une amende des douanes pour ce qui passe par le Golfe, ou la prison pour les produits à moins-value positive. Alors, ce qu’on cherche, c’est de l’argent cash à blanchir, sans nous mêler les trafics de dope ou d’armes. Ce n’est pas si simple, des produits autorisés dans ce pays sont interdits dans l’autre, et ce qui est amende douanière ici est prison là-bas : il faut avoir ça présent à l’esprit. La grande règle c’est : on ne fait pas prendre de risques aux fournisseurs, aux clients, aux compagnons de route. Et la conjugaison entre délit et crime n’est pas la même ici et là : tu comprends que ceux qui portent les ventes à travers plusieurs frontières doivent sacrément jongler avec les prix et les risques ? […]
« Dans l’autre sens ce n’est pas intéressant : la coke est stockée en Italie et, quand nous retournons chez nous, nous n’avons plus de marchandises intéressantes ; alors risquer de devenir des vrais trafiquants de drogues, pour passer de la coke dans les pays de l’héroïne, ce n’est pas pour nous. Ce n’est pas notre monde, notre commerce chez les pauvres, dans notre monde ; […] dans les trafics de dope il y a des chefs et des sous-chefs, et des sous-sous-chefs, c’est la FNAC plus des coups de couteaux serbes, albanais, bulgares et géorgiens. Un monde de fous qui gèrent le passage de dix euros le gramme de bonne héro afghane à Trabzon à soixante euros rendue à Bari ; à l’inverse, de quarante euros le gramme de coke en Italie à quatre vingt euros en Turquie ; autant dire le naufrage de la coke, avec pas mal de morts quand les Italiens demandent à Trabzon ou à Poti huit grammes d’héro contre un de coke à des Afghans, pendant que des Géorgiens en proposent dix, des Abkhazes douze, et des Ukrainiens quinze, mais c’est de l’héro qui te tue avant même que tu la consommes. Non, c’est pas notre monde. Nous ne connaissons pas ça ; pour nous un peu d’argent à blanchir c’est bon, mais une fois qu’ils ont fait le trafic et enterré leurs morts. […] Quand on nous oblige à cultiver le pavot, surtout vers Erzeroum, on va dormir chez des amis kurdes qui vivent honnêtement là-bas. […]
« Donc ici, nous sommes dans des logements parmi nos frères devenus français et il ne faut rien faire qui leur donne mauvaise réputation du point de vue de la morale : des jeunes travaillent sur les ordi pour des femmes qui ne viennent jamais ici, et qui donnent des rendez-vous par ordi et téléphones portables-jetables, problème de voisins qui ne doivent pas nous prendre pour des souteneurs que nous ne sommes pas ; au contraire, les docteurs occupent parfois la moitié des apparts. Et les jeunes qu’on fait travailler les uns et les autres sur les ordi nous sont mille fois reconnaissants. Au bout de quelques mois et plus vite pour ceux qui sont doués, ils prennent la route pour des bons revenus. “Sapere la strada” disent les Italiens. C’est nous qui leur apprenons la “strada” : par ici la sortie. Et laisse-moi dire qu’ils la connaissent vite la Strada : on leur indique des lieux et tel commerçant à trouver ou à brancher ; parfois avec le nom d’un autre qui est à 50 km. Ils demandent par Skype, font une copie d’écran qu’ils nous montrent “oui, c’est lui, vas-y” et tout le reste. […] C’est comme s’ils faisaient la route : pas celle du GPS mais la nôtre, celle des commerçants connus, des frères, des amis. Le soir s’ils ont bien trouvé, on leur raconte plein d’histoires qu’on a vécues là-bas. […]
« Tous les compagnons que tu trouveras dans les appartements partagés donnent leur parole qu’ils ne touchent pas à la dope quand ils dorment ici, et surtout rien comme cela dans les colis qu’ils déposent. Ils n’en portent pas et ils n’en parlent pas sur les ordi. Ou bien avec d’autres et ailleurs. En Serbie et en Albanie c’est pas pareil et en Turquie, en Géorgie ou en Ukraine, tu es obligé d’en passer par les trafiquants de dope, sinon pas de matériel “passé par Dubaï”… Alors nous achetons des appareils passés par le Golfe par des trafiquants qui les liquident à moins soixante pour cent pour blanchir. […] Tu vas commencer à comprendre que nous avons besoin des ordinateurs dans ces appartements pour repérer toutes les occasions, nouveaux produits, argent à blanchir, origines est, nord, sud – on parle de Dubaï ou Koweït vers la mer Noire, mais il y a l’Arabie Saoudite, Djedda, vers l’Afrique : pour le pèlerinage tous les revendeurs du Golfe sont là. […] Nous avons besoin des ordi et de jeunes pas du tout bêtes pour les faire marcher en continu : c’est comme ce qu’on voit de la Bourse à la télé. […] À Nîmes ils sont plus de quarante à faire tourner les engins : ils gagnent sur chaque affaire : ils fonctionnent comme des radars tous azimuts ; quand ils repèrent une affaire, ils s’engagent pour celui qu’ils connaissent qui est le mieux placé pour ce marché, et tu as intérêt à les suivre, c’est comme une promesse passée devant le vendeur. Si le vendeur à l’autre bout ne connait pas le nom, alors l’Afghan ou le Turc à Nîmes ouvre Skype et en face à face règle le problème, souvent en montrant la photo d’un intermédiaire que les deux connaissent. Informatique ou pas on doit se voir… Et les filles sur les médicaments23, c’est pire, elles doivent choisir dans des centaines de milliers de sites chinois, brésiliens, africains, indiens, préparer des fiches pour les docteurs qui circulent et bien rechercher, qualité et prix pour les clients… En vérifiant qu’elles ne sont pas sur un faux site-médicaments et un vrai lien armes ou dope ou porno enfantine ; une erreur, tu es repéré et tous ceux qui sont là ou qui passent coulent ; alors il faut être strict avec la morale ; flouer le fisc, oui, flirter avec des criminels, non, pas en France. Les jeunes qui tiennent les claviers des ordi pour les rendez-vous, les passes, quoi, des filles venues d’Espagne, utilisent trois sites russes qui fournissent les images pour attraper les clients et un site de Nîmes pour les localisations GPS des rendez-vous. Je n’y connais pas grand-chose mais ils disent qu’il faut repérer des liens qui mènent à toutes les contrebandes : ça passerait par des sites. php, puis. ru : par exemple, première couche les génériques. php, puis en. php la pornographie enfantine et tu files sur les russes (.ru) ; mais lien possible avec. isr,. br, les armes de poing, et en crypté, par exemple des itinéraires GPS, la dope aux prix successifs… On a de sacrés antivirus parce que les défenses arrivent par poignées de “chevaux de Troie”, de virus. Donc faire tourner vite les ordi avec des occasions volées ; les flics du net identifient très vite les IP de chaque ordi qui tripatouille ces liens. Flics ou voyous, ils ont des “trojan” qu’ils placent avant même l’ouverture de windows pour que les anti-virus ne voient rien ; et eux ils voient tout en direct. […] Dis-toi que les ordi, c’est des mouchards, c’est que de la mémoire de tout ce que tu fais, même si tu crois l’effacer ; les box sont dangereuses, c’est comme si tu avais un douanier branché sur l’ordi ; les flics lisent tout ce que tu fais, sur internet ou pour toi dès qu’ils t’ont repéré. Chaque fois que j’arrive ici j’apporte de dix à quinze portables repris pour rien en route. Cette fois huit repris en Italie. […] Des copains doués créent des séries de liens qui les protègent un temps ; ici on ne sait pas faire. Sur la toile, tu trouves des sites qui vendent des logiciels de brouillage de ton IP. […] Tu vois on devient vite des experts, pas besoin d’un stage chez les grands commerciaux. »
23L’articulation licite/illicite, acte délictueux/ acte criminel, variable donc selon les produits proposés et les nations concernées est structurante de cette économie d’une mondialisation par le bas. L’engagement sur l’honneur via internet est aussi contraignant que la parole donnée en face à face. Les relations multipolaires permettent constamment de connaître de nouvelles occasions de transactions avec de nouveaux étrangers : quelles que soient les distances il y aura toujours quelqu’un, connu et joignable, à proximité du nouveau fournisseur. La multitude de polarités en mouvements annule les distances : objets lointains mais logistiques immédiatement proches. Comment aborder la notion de « réseau » dans le cas du « poor to poor » ? Le fait que les transmigrants ne l’utilisent pas ne suffit pas à exclure sa réalité ; il en va de même pour le peer to peer, ou encore pour la « mobilisation internationale du travail » que les transmigrants comprennent bien pour leurs proches partis en migration de travail. Eux-mêmes, sujets de leur migration échapperaient à la mobilisation : « je pars si je veux, et je reviens toujours, je travaille en route et je choisis mes clients » sont des propos constamment entendus. Les contraintes du type de celles que nous signalons pour les Baloutches, Kurdes, etc., lors de leur passage en Turquie (travailler à la culture des pavots pour obtenir des crédits d’achat de matériel électronique) ne s’exercent qu’à la demande des transmigrants eux-mêmes et nulle part ailleurs que sur les lieux de culture, avant la transformation des résines…
24Les TIC24 sont utilisées comme un nouveau vecteur de mise en proximité, le virtuel est en quelque sorte soumis aux proximités humaines – reconnaissances visuelles, contrats de parole par honneur, en face à face, etc. L’univers des choix de fournitures s’étend, mais, ce faisant, représente un danger de repérage policier ou douanier majeur. La seule parade à ce risque semble être la rotation très rapide des ordinateurs, le plus souvent par rachat à très bas prix d’anciens portables dès lors qu’une vente d’un ordinateur « tombé du camion » est effectuée.
Le« peer to peer » englobe le « poor to poor »
« Dès que tu as la marchandise, en Turquie, en Géorgie ou même en Ukraine, [un Azéri] tu n’as plus à te casser la tête avec des banquiers, des marchands ; aller là parce qu’ils vendent plus moderne, ou là parce qu’ils remplacent vite les marchandises abimées. […] Tu es appelé de partout et tout le temps. […] Quand j’arrivais à Burgas, le port de Bulgarie et que je sortais de la douane et récupérais ma marchandise que des pêcheurs avaient prise sur les cargos qui nous transportaient, c’était la foire d’empoigne : les Polonais qui viennent prendre de la marchandise, les revendeurs de Sofia, les Turcs qui retournent à Istanbul ou bien vont vers l’Allemagne. […] Ils jettent un coup d’œil sur ton chargement et vont directement à un produit ; si tu leur dis, par exemple pour un lecteur de DVD : “Tiens j’en ai d’autres de chez XXX pour moins cher”, ils te répondent que celui qu’ils veulent à ceci de mieux, ou cela, que je ne connaissais pas. Et c’est comme ça avec tous les autres, même les paysans dans les villages sur la route de Sofia, ou dans les Balkans. Et alors, en Italie, je te dis pas. […] Les clients – n’importe qui-choisissent au fur et à mesure dans ce qui reste. À la fin on te dit : “Tu aurais pu prendre ça ou ça”, eh bien, tu l’avais mais il était parti. Et on te prend les derniers appareils. […] C’est comme s’il y avait seulement des connaisseurs dans tous les pays que tu traverses, chez tous les pauvres qui veulent acheter. […] À Koweït ou à Dubaï les marchands reçoivent les derniers appareils, qui souvent ne sont pas encore exportés vers l’Europe ; alors ils voient une annonce d’une revue avant que ce produit soit en vente dans les grands magasins. Donc il n’y a pas que le prix, souvent la moitié du prix local, qui attire. […] On ne vend que des marchandises de “pointe”. »
25En somme les populations clientes se comportent comme autant d’experts : d’autant plus passionnés qu’ils participent d’une culture très généralisée – revues – et voient, charriés par des contrebandiers qui évoquent la disparition des frontières d’orient, des trésors technologiques hors de portée de leurs moyens, dans les conditions « officielles » du marché. Nous sommes bien dans le « peer to peer » : l’horizontalité du « peer to peer » s’oppose aux analyses en termes de « carrière », où quelques individus se positionnent sur une échelle de compétence à partir d’une antériorité d’usages. Cette notion de « carrière » a beaucoup apporté dans les études de diffusion des psychotropes. Mais là, la diffusion des produits psychotropiques dans la société rencontre les hiérarchies instituées ; nous sommes loin du cadre du « poor to poor ». Quant à la spécification « poor to poor », elle irait de soi, comme une protection pour l’exercice de la vente internationale à l’initiative de transmigrants eux-mêmes pauvres.
« Chez nous [Kurde iranien] pas de “chefs des ventes”, pas de “techniciens”, etc. Tu passes et tu choisis un quartier où il y a déjà des trafics, ou bien, tu connais de ton passage précédent, un immeuble avec des jeunes qui “se débrouillent”, et forcément tu rencontres des clients prêts à tout prendre et à faire leur propre revente. Mais il n’y a pas de “circuit spécialisé” ; sauf dans le cas des Syriens de Sofia : ils sont installés dans des magasins surtout dans la vieille ville, au centre, et nous aident beaucoup à passer les frontières. Ils nous font des commandes qui nous permettent d’avoir vite les 40 % de l’avance pour la marchandise, quand on n’a pas utilisé les “coopératives d’achat” turques des mafieux. […] Le reste on le vend vite pièce par pièce – on gagne plus. […] Si, quand tu es à Sofia, tu te dis que tu dois aller en Italie ou plus loin, tu gardes des produits jusqu’à ton entrée en Italie, là on t’achète tout immédiatement, à Brindisi, surtout si tu es avec des Albanais. Et puis après tu sais que tu te débrouilleras avec des petits boulots. […] Alors là, quand tu es en Italie et que tu sais que tu vas rester trois mois, tu demandes à des copains qui n’ont pas encore traversé la mer Noire, de t’apporter tels et tels appareils. […] Moi, je demande aussi des “produits particuliers”, qu’on me fournit en Serbie ou au Monténégro [armes…], par des amis que j’ai rencontrés en route. C’est le bénéf maxi, mais une seule fois ; tu es contrôlé une fois sur deux ou même chaque fois quand tu passes trop souvent la frontière. […]
« Il y a aussi les Marocains qui veulent de la marchandise, comme notre ami xxx qui nous héberge ici, dans ce cas c’est les Turcs, avec qui ils travaillent en Allemagne et en Belgique, qui leur gardent des produits qu’ils achètent au port de Burgas. Et ça file en France dans les cités, les marchandises “tombées du camion” et jusqu’au Maroc. […] Ils arrivent à faire 50 %. Plus si c’est associé au blanchiment.
« Il n’est pas possible de se dérober, quand tu as fait une promesse de marchandise : la parole reniée est immédiatement connue par tous ; pas besoin de longues procédures, en une semaine tu n’as plus de crédit. […] Il faut être réglo : quand une occasion se présente, par exemple des cd-roms en Pologne et que tu réserves telle quantité, tu te mets en relation avec “skype”, tu montres ta figure et tu vois celle du vendeur, et tu causes ; souvent il te dit : “Tu es à Strasbourg, alors reviens demain avec x, le Turc qui… que…”, le lendemain tu remets skype avec le Turc : le marchand voit les deux têtes et sait que tu ne peux pas le tromper, parce que le Turc il est la grande référence pour les contrats dans cette ville. Alors, tu t’engages et lui aussi, en Pologne, comme si tu étais devant lui et que tu tapes dans la main. »
Les mafias ont changé
« On nous [Albanais] compare à des mafiosi parce que nous passons par l’Italie, Bari, Brindisi, Tarente, Potenza, Avellino, Naples, La Spezia, Gênes. […] Alors, arrivés en France on nous dit : “Naples la mafia ?” Les gens sont encore à l’époque des films en noir et blanc, quand Istanbul, Naples, Alexandrie, Marseille et Tanger sont devenues les décors : illusions de cinéma. À l’époque, je ne sais pas, mais aujourd’hui c’est sûr. J’ai travaillé trois mois entre Imperia, Savone et Vintimille pour faire passer de la marchandise, des sacs à main surtout ; les Italiens me montraient les villas des capo di mafia, de toutes les mafias italiennes et russes. […] Tout électronique : pas la peine de rester dans un château-fort à Naples avec une manif de femmes en colère chaque fois qu’un jeune tombait. Un collègue avait travaillé chez un chef russe : il recevait deux fois par jour des cartes météo du Caucase ; il déplaçait des nuages ou bien mettait de la pluie où il n’y en avait pas ; des centaines de combinaisons étaient possibles, et puis il renvoyait les cartes retouchées : tout était dit sous le beau soleil de la Riviera… […] Des copains ont connu, dans le sud, des paysans capo qui vivaient dans des bergeries ; pas pour se cacher, parce qu’ils aimaient ça ; avec un ordi ultra-moderne sur les étagères plantées sur les murs en pierres pourries et recouvertes de chaux, et un téléphone satellitaire. […] »
À Istanbul, [Géorgien] le long du Bosphore, les Américains ont construit sept tours qui voient si, du bateau où tu navigues, tu jettes un mégot à la flotte ; et un satellite géostationnaire est toujours là. Des vedettes rapides partent immédiatement. […] Tu comprends à Istanbul tout se passe dans la ville dans la partie européenne… Alors, toutes les marchandises – pas les fripes chinoises, bien sûr – circulent sur la mer Noire, sans escale à Istanbul, avec embarquement direct vers la Méditerranée si nécessaire. Impossible de passer même un paquet de cigarettes d’un cargo qui traverse le détroit à une barque. Surtout pas de halte à Istanbul. […] Les iPad, etc., qu’ils vendent à Istanbul viennent de Burgas ; quand les Turcs reviennent d’Allemagne, ils chargent ; c’est nous qui leur fournissons le matériel après les avoir rentrés en Europe par les petits ports et ils sont bien plus cher qu’à Sofia. […] Des copains afghans restent parfois quelques mois vers Autogar, le quartier de la grande gare de bus d’Istanbul, dans les ateliers de couture du cuir. Mais ça ne rapporte rien ; c’est pour la vente à Laleli. Bon pour les Chinois ou les Mongols qui vendent des nippes ou des tapis raz : les mêmes que partout dans le monde ça rapporte pas un clou par rapport à Dubaï. Alors, Istanbul et Naples, c’est des décors pour journalistes qui jouent les superflics, pour les fans de cinéma 1930. Narguilés et gomina en prime […] Nous, on grouille partout, en continu, du sud au nord de l’Italie, et les “capos” qu’on voit, c’est des Albanais qui nous filent des sacs. Qui viennent d’où ? On ne sait pas. Les vrais capos, eux, savent, et ils déplacent un nuage sur la carte depuis leur plage sur la Riviera. C’est fini les gominés en costumes. Tout le monde est de la mafia en Italie, partout. […] Les “réseaux”, pour quoi faire ? puisque tout le monde en fait partie. […] Ils ont gardé le handicap que nous, nous n’avons pas, des chefs et sous-chefs, messagers, surveillants etc., c’est encore organisé comme un grand magasin, de ce point de vue. Et puis ils puent la peur et la mort de la tête aux pieds, nous non, c’est la sueur et l’air des routes qu’on sent. »
« Sur la mer (Noire), quand tu [Iranien] croises un autre cargo tu te dis “c’est un Ukrainien, donc il y a des Russes et des Abkhazes” et il y a toujours quelqu’un qui voyage avec toi qui te dit qu’il connait les commerçants embarqués, qu’il sait où ils vont passer la marchandise, plutôt vers Varna ou vers Burgas, et même avec quels pêcheurs ! Nous on passe en douane les mains vides, souvent pour acheter des billets faux, cinquante dollars ou vingt euros, aux douaniers, et faire régulariser nos papiers – visa touristique, autorisation de circuler, cent euros, achats de permis de conduire, sept cents euros, et de cartes nationales ou de passeports, neufs, quatre cent euros, ou d’occasion, six cents euros – là on a affaire aux flics : du bénéf pour tous, jusqu’aux employés de préfecture qui les volent. […] Même les balayeurs devant la gare du port, ils ont des renseignements à te donner pour aller chercher ta marchandise, contre vingt euros. Et on récupère la marchandise après, avec du poisson des pêcheurs qui la passent. Mais ça, c’est pas à Istanbul que tu l’obtiens, c’est dans les petits ports de Bulgarie, de Grèce, d’Italie. […] De toute façon la navigation (en mer Noire) s’est constituée en évitant la Turquie, les Grecs d’Odessa ou les Géorgiens ont des boutons quand ils voient la Turquie, et la Roumanie où Constanta n’est pas intéressant, sans liaisons avec les autres pays ; le roumain est une langue qui ne laisse pas de place au slave. […] On passe partout sauf où on nous attend. […] Et une fois passés on nous réclame partout en Europe, dans des villages, des quartiers pourris de villes, partout où il y a des pauvres. Autant que chez nous où nous sommes tous pauvres, alors on ne connaît pas toutes ces marchandises “passed by Dubaï”. Eux, ils voient des plus riches, alors ils ont envie. »
26Les traditionnels points de passage mobilisent d’importants moyens d’observation et d’intervention, alors même qu’ils ne présentent plus guère d’intérêt pour les nombreux passeurs qui mobilisent des profondeurs territoriales internationales, de part et d’autre de la frontière, sur toute son étendue ; le cas de la mer Noire est exemplaire. Les transmigrants du poor to poor ne s’estiment pas concernés par les stratégies les plus récentes d’implantation des unités de production des multinationales : ce sont les polarités commerciales désormais multi-fractionnées par le capitalisme marchand hyper-libéral qui font sens pour eux, et dans le cas de la Méditerranée et de l’Afrique, c’est le Golfe et la Péninsule Arabique qui font sens (Koweït, Dubaï, Bahrein, Abu Dhabi, Djedda…), avec tous les aéroports et ports secondaires qui distribuent la marchandise. Les diffusions, des places centrales vers les diverses centralités nationales, obéissent aux règles du commerce international, avec leurs hiérarchies et spécialisations calquées sur les hiérarchies nationales, leurs contingentements et leurs taxes. Par contre les périphéries nationales ou régionales sont directement et identiquement irriguées par l’économie souterraine du poor to poor. Arles et Beaucaire sont des carrefours plus déterminants pour les distributions, que Marseille : les deux modèles de distribution sont antagoniques… L’officiel est verticalisé et engendre autant de réseaux qu’il existe de différenciations économiques entre nations et entre régions, le souterrain est horizontal et omnidirectionnel. Libéré d’une nécessaire proximité avec les lieux de production, ce dernier est à même de se fournir directement auprès des centralités commerciales internationales, et d’évoluer immédiatement en cas de recentralisation. Les firmes multinationales utilisent deux entrées commerciales : celle du monde hiérarchisé par le capitalisme à l’échelle nationale, « régulée » par l’OMC, où « the poor gets poorer, the rich gets richer », et celle, transnationale, des pauvres, partout présents et mobilisés par le poor to poor. Plus les pauvres deviennent pauvres, plus les firmes sont capables de leur fournir des produits à bas prix.
Il y a trafic et trafic : transmigrants et diasporiques…
« Les habits chinois ne nous intéressent pas. C’est parce qu’ils sont si nombreux et partout que ça marche [Marocain et Albanais]. Ils n’ont pas besoin de Chinois qui prennent la route. Nous, on devrait porter une tonne de casquettes pour faire le bénéfice d’un ordi de Dubaï. Alors les habits chinois circulent en containers, camions ou bateaux, comme “vêtements usagés”, fripes, dépareillés, presque sans taxes. À tout prendre, si on avait besoin de fripes il vaudrait mieux les acheter aux Tunisiens ; c’est moins mode que les Chinois, mais moins cher et ouvert à tous. Les marchandises en plastoc aussi. […] Tu comprends ils sont deux cents Chinois à la réception qui ont l’exclusivité des ventes. Il y a plusieurs entrepôts-magasins entre Bari et Naples : Chinois-Chinois. Les commerçants du centre et du sud viennent se fournir. Nous on ne touche pas à ça ; on serait, comme ils disent, des “coolies”, à porter chaque jour cent fois notre poids pour une poignée de figues. C’est pas pareil : ils sont une foule compacte et ils avancent comme un rouleau compresseur ; alors ils sont une foule prêts à travailler pour partager un bol de riz. […] Ils sont des envahisseurs et nous on passe sans se laisser voir. Tu peux mettre dans ta vitrine, bien en vue, des piles de jeans, de tee-shirts, nous on n’expose pas ! Ils attirent l’attention, ça nous va bien ; les gens ne voient comme ça plus loin que leur nez. C’est nul et ça tient par les Chinois et pour les Chinois et quelques commerçants de misère, dans des bleds arabes. Nous, on se mélange vite et au fur et à mesure qu’on avance, et on fait des affaires ensemble, mais d’une autre valeur que les ruines chinoises, de l’amitié aussi. Les Chinois c’est seulement eux, et de telle région, et tous les autres sont des clients ; tu rentres pas, y a rien à voir, pas de complices non-chinois. Encore moins de femmes. Alors tu ne trouveras jamais de Chinois dans nos logements d’étapes. […] On ne fait rien ensemble. Un seul cas où “ça frictionne” : quand ils vendent des contrefaçons de montres et de sacs qui passent cachés dans les fripes. Ils gagnent avec une montre grande marque bien faite plus qu’avec dix kilos de fringues, alors ils nous font de la concurrence. Ça se règle vite, avec les Italiens : ou bien ils deviennent nos fournisseurs ou bien les douaniers saisissent, comme par hasard, leurs marchandises. Voir la gare Termini, le soir à Rome. […] Mais ça c’est encore les “messages météo” qui le décident… Nous on a rien à voir là-dedans, et même la marchandise n’est pas pour nos clients : ils portent pas des Rolex, même fausses, ni des sacs de vieilles poules, du genre Chanel etc. dans les cités de Gênes ou de Lyon […] et la baston pour trois paires de chaussettes ou un gramme d’héro, c’est pas pour nous. […] Ce qu’il nous faut, parce que nous sommes isolés et toujours en marche, c’est des alliés, Polonais, Ukrainiens, Arabes, Italiens, Espagnols, Français, etc, pas des armées de mêmes origines, comme les Chinois, mais des petits groupes de démerdards, comme nous : nos associés et nos indics. Il faut dire aussi que les Chinois musulmans qui passent de l’électronique ne vendent rien, en dehors de leurs compatriotes : leurs marques ne sont pas connues, leurs garanties ne valent rien – où tu trouves les vrais revendeurs ? - ils ont aucune publicité, tu essaies de fourguer ça dans les cités et les jeunes te rient au nez. Nikon contre Tchin Tchin, y a pas photo. Les Turcs sont mieux : il y a les Kurdes qui cassent en deux la migration et sont souvent de “la route” comme nous. […] En fait ce qui nous unit, c’est la route du commerce, pas les installations. On ne traîne pas derrière nous nos familles et donc nos coutumes, nos vieux et nos voisins ! […] En Europe il ne manque pas de marchandises, genre électro-ménager, à prendre directement chez les fabricants, les Polonais et les Turcs sont bien branchés sur ces “compléments de voyage”. Les matelas aussi sont intéressants ; mais tu vois, il faut un fourgon ou deux. »
« […] Mais il faut reconnaître [Géorgien] que les Turcs et les Marocains qui font le commerce des pauvres, comme nous, sont favorisés en Europe. […] Des millions de Marocains et de Turcs sont installés au nord et au sud. Alors, ils s’entraident et souvent quelques-uns deviennent comme nous, prennent la route : les jeunes, de plus en plus ; et ils sont favorisés, puisqu’ils ont des papiers d’européens. Et des appartements, quand ils ont fait une famille, alors la foule des installés devient un relais pour ceux de la route. »
« […] il faut quand même dire [Albanais] qu’il existe quelques Chinois qui passent de l’électronique “made in China” ou parfois “made in Taïwan” ou “passed by Hong Kong”, mais ce sont des Chinois musulmans qui circulent avec les Turcs, des “faux Chinois” en quelque sorte. »
27Un cosmopolitisme de rencontres, qui se passe de négociations d’identité collective à identité collective, au bénéfice de relations interindividuelles avec ceux que l’on croise sur la route et lors des étapes, avec ceux qui fournissent ou achètent les marchandises. Ces interactions cadrées par la relation commerciale la débordent au bénéfice de relations affectives, notamment, et provoquent une curiosité de l’autre, une sympathie pour les différences qui caractérisent les transmigrants. Cosmopolitisme, métissage ? Probablement les racines comportementales communes à ces deux notions. La diaspora chinoise, par contre, et au contraire des diasporas turque et marocaine, relèverait d’une autre logique de mondialisation marchande en Europe, très imperméable aux influences cosmopolites, mais toutefois présentant les mêmes caractéristiques de « l’horizontalité » dans l’économie du poor to poor entre Chinois. La pratique commune de l’islam différencierait certains d’entre eux, les rapprochant des Iraniens et des Turcs.
28Les transmigrants du poor to poor ont à gérer deux types de cosmopolitismes : celui qui concerne leur diaspora de référence, d’identité collective à identité collective, et celui, interindividuel, qui concerne leur milieu nomade dans son appartenance à l’économie mondiale. Apparemment cela ne pose pas de problèmes et produit chez les diasporiques, un « effet buvard » : l’apparition de groupes, de familles, entre deux (voir le chapitre de Fatima Qacha).
Ceux de calais : les circulations des pauvres
« Il y a tous les autres, qui ne sont ni les Chinois ni, comme nous, les commerçants de la route. Quand ils viennent de nos régions, ils passent par la Grèce ; et puis ils se démerdent en Italie, pour avoir un laisser-passer de quelques jours et un billet de train pour les côtes en face de l’Angleterre ; c’est la misère qui essaie de trouver un job en Angleterre, le modèle ancien, quoi. On les évite comme le feu fuit l’eau : nous n’avons pas les mêmes routes et lorsque tout est livré et que nous travaillons ici ou là c’est pour quelques jours et surtout nous restons mélangés. […] Eux, ils sont toujours en tribus, entre eux et ils ne maîtrisent rien : ni les haltes ni les routes. C’est la misère qui va chercher une place près d’amis ou de parents déjà arrivés à Londres. Avec comme tout bagage un “broken english” que personne ne comprend25. […] La police les montre aux habitants : “Voyez le danger des étrangers qui viennent chez nous.” Mais elle les montre aux frontières de sortie ! Comme si elle avait besoin de les garder ! C’est de la publicité qui nous rend service. Nous ressemblons à tout le monde, en Europe. […] Ce qui fait la différence entre un Marocain en France depuis vingt ans, avec un travail et un logement, et moi ? Alors on est comme les riches Arabes du Golfe sur la Riviera : des “bons étrangers”. […] Les passeurs sont partout des gens du coin ; des pauvres du pays qui gagnent quelques sous en te faisant passer avec les bagages. Idem à Calais, à Burgas, à Brindisi, à Tarifa, etc. Pêcher dix kilos de poissons ne permet pas de vivre. Le transport de cinq émigrés vers l’Angleterre c’est dix tonnes de poissons en un seul voyage. […] Pendant leur trajet, ces gens sont en famille et restent entre eux : tu n’es pas un type qui veut aller en Angleterre et qui collabore avec tous ceux que tu rencontres et qui ont le même objectif. Non, tu restes entre Pachtouns ou Pakistanais, et tu n’en sors pas. Ça n’a rien à voir avec nous : nous, plus on connaît d’étrangers, plus on a des marchandises nouvelles et des marchés. Quand je dis : “plus on connaît” c’est : “plus on est amis, plus on a confiance“. »
29L’émigration de la misère serait assortie d’un enfermement ethnique, contraire à la pratique circulatoire commerciale des migrants du poor to poor. Dissociation des identités collectives diasporiques, au bénéfice des proximités que permet le poor to poor.
L’identité des transmigrants, en tant que tels, n’a rien de permanent…
« C’est comme si j’étais resté ici [Marocain] et que j’avais réussi par les études ou le commerce. […] Quand je suis passé au commerce, avec tous les papiers français qui me permettent de circuler en Europe, j’ai lavé les souillures de la migration, que ressentaient pour moi mes parents, mes frères et sœurs restés au pays. Ils venaient me voir, en France, pour des achats et ils habitaient chez moi quelques semaines ; à la fin je les mettais dehors : ils voyaient tout mal, me fâchaient avec les voisins, me traitaient comme un pauvre type. […] Quand les enfants allaient chez eux, au bled, ils revenaient pleins de soleil et de joie, de dessins sur les mains, les bras et les pieds, d’amour de la famille. Ils me racontaient la réussite d’un cousin qui avait ouvert une cantine, avec quatre planches, et faisait griller des brochettes sur le bord de la route ; et moi j’étais en dehors de tout, comme un idiot dans mon HLM de Nîmes, avec les gosses qui demandaient : “Papa, quand est-ce qu’on retourne ?”. […] Quand je suis passé au commerce j’ai eu l’impression que tous ceux que je connaissais, au Maroc et en France, retenaient leur respiration quand ils me voyaient : il m’a fallu un an pour qu’ils me voient à nouveau comme Mehdi “des nôtres”, pour qu’ils me parlent de tout et de rien, parfois de la France ; moi, eh, je répondais par l’Espagne et la Belgique ; alors je suis devenu celui d’ici qui voyage souvent, sans avoir à ruser pour passer les frontières, comme un bourgeois de Casa. […] Si je me sens différent ? Non : mais ce qui est sûr c’est que j’ai réussi au Maroc, maison, voiture, enfants à l’université, pas en France. […] Je suis un Marocain qui a réussi chez lui en faisant un détour de quinze ans en France. […] La route ne te change pas au fond de toi ; il faut vouloir connaître les autres qui viennent de partout pour le commerce, mais ça tu l’as en toi, sinon le commerce ne marche pas. […] En tournée je suis Mehdi de Nîmes et de Casa, celui qui boit la vodka avec les Polonais et le pastis avec d’autres, celui qui est un bon croyant quand je passe un marché devant un “notaire”26, etc., en tournée je suis le caméléon. Comme les autres. Dès que j’arrive à la maison je suis Mehdi, le frère, le fils, le père travailleur, juste et sévère, celui qui a réussi dans le commerce là-bas, au loin, avec son fourgon. »
« Comme il y a une grande ligne musulmane continue entre Machad [Baloutche iranien] et ici, dans le Sud de la France – oui, la ligne des croyants des Balkans, puis des groupes de fidèles dans les villes d’Italie et de France – je n’ai jamais manqué la prière dans une mosquée lors de mes tournées. Eh bien, je suis pleinement musulman en Iran, comme tous les autres de la famille, et en tournée il y a un morceau de moi qui est l’ami des Serbes, des Hongrois et des Ukrainiens chrétiens ; je mange le lard avec eux et je l’arrose de l’alcool, c’est meilleur qu’un oignon et du pain plat avec de l’eau quand tu voyages et ça rend joyeux. Très bien pour les affaires. […] Avec les femmes, je te dis pas ; mais chez nous aussi il y a des prostituées, mais on se cache. […] Chez moi je suis exemplaire : surtout parce que je voyage beaucoup, alors il y a toujours un doute ; tu vois, je refuse de ramener des cassettes tchèques, pourtant il y a la demande, et, entre nous, moi c’est pas sur des cassettes que je les ai vues les femmes tchèques qui tournent. »
30Si le voyage et ses commerces sont l’occasion d’échanges originaux, de métissages momentanés, de brèves échappées aux contraintes morales familiales, être transmigrant ne confère pas une identité « permanente », différente ; tout au plus la conscience nouvelle de pouvoir endosser des habits d’identités multiples au fur et à mesure des rencontres : cosmopolitismes civilisateurs, à la façon dont les décrivent Albert Camus dans l’Oran d’avant la peste, et Elias Canetti dans les quartiers populaires de Marrakech, mais effacés, dès le retour chez soi, par les injonctions de la sédentarité. Il n’y a pas de « cristallisation » d’un statut de transmigrant, sinon la découverte de la labilité des affectations identitaires. Effet majeur de ces cosmopolitismes de rencontre, d’accompagnement, qui permet de comprendre le goût pour les installations comme commerçant, des anciens transmigrants.
Habiter
« On avance seulement si on sait où habiter, mettre la marchandise, avoir un accès à internet et à Skype. Et ça ce n’est plus dans les grandes villes. […] Mon père a commencé le commerce dans les années 1980 : il faisait la route, mais son travail ressemblait plus à celui de livreur que de commerçant. Il portait de la marchandise dans des marchés au centre des grandes villes, à des commerçants de chez nous qui commençaient à apparaître et qui avaient la clientèle des nôtres ; c’était entre Turcs, entre Arabes, entre Africains, entre Chinois, avec une petite fréquentation de Français qui se faisaient plaisir : ceux qui appréciaient nos recettes. […] Mais enfin, il s’était déjà libéré des patrons, et de tout ce poids des administrations qui te fixent, te surveillent, éloignent tes enfants, bref de ce qui a fait la migration des Algériens, après leur guerre. […] C’est à partir de 1990, ça tout le monde est d’accord, que ça a vraiment changé : les fournisseurs étaient directement des boîtes mondiales, Sony, Olympus, si tu vois, qui vendaient massivement par le Golfe, ou le pèlerinage, sans s’embêter des grandes surfaces et tout ça. Et surtout il y avait le marché mondial des pauvres, qui commençait à nous demander des livraisons partout ! Les grandes marques faisaient comme si elles ne voyaient rien et livraient sans taxes à tour de bras les importateurs des Émirats. […] Les grandes boîtes ont commencé à se battre à coups de bas de gamme : tous les trois mois un nouveau engin, encore moins cher, et de bonne qualité. Ils se battaient et c’était notre marché : les pauvres. […] Et va que je te fourgue du Samsung, du Panasonic, du Sony… […] Ils sortaient un bel appareil par an pour les riches, et dix appareils à quarante euros pour les pauvres, pour nous donc ; cet appareil les officiels le vendent cent euros et nous quarante-cinq. […]
Alors nous sommes devenus ce que tu vois, mélangés entre nous, appelés partout par une clientèle qui devient immense : ceux qui se démerdent pour deux à trois fois moins cher pour avoir les appareils audio-vidéo etc. garantis27 comme ceux des riches. […] On n’a plus aucun besoin d’aller dans les grandes villes, il y a les ordinateurs partout : en même temps que nous ouvrions nos marchés partout ailleurs, la mer quittait les grandes villes, les anciennes capitales du bizness, Naples, Marseille et d’autres. […] Et nous on passait partout, on jouait à saute-mouton sur n’importe quelle frontière. Tu vois ça ? les commerces officiels de plus en plus chers et rigides pour de moins en moins de clients, et en dessous, nous, avec des océans de clients partout, dans les villages, les quartiers, les routes.
Alors pour habiter : des apparts de nos amis qui font la route, pas de truc d’une seule couleur, hein tu vois, tous barbus, tous frérots, tous gris : non ! Tous mélangés, des Polacks, des Blacks, des Arabes, des Polonais, des Ukrainiens, Albanais, Italiens et tutti quanti ; nous parlons des soirées, on se montre la marchandise et on se refile des adresse et des photos, pour Skype, et souvent on appelle tout de suite ensemble le marchand ou l’intermédiaire. Pour la confiance, il doit voir notre tête à côté de celui qu’il connait bien. […]
Pourquoi on est là, dans un quartier d’une petite ville, Beaucaire, alors qu’il y a les mêmes quartiers à cinquante kilomètres à Marseille ? Pour tout ce que l’ingénieur t’a dit28 il y a cinq minutes : nous ne sommes plus les livreurs de ceux établis dans les grandes villes. Pour mieux comprendre, pense à la dope : tu la trouves dans les plus petits villages, comme le vent qui souffle, partout et tu ne peux pas l’arrêter, eh bien les pauvres ils sont partout et ils sont encore plus accros à nos marchandises que d’autres à la dope. Les revendeurs officiels font le travail de publicité dans les journaux, les vitrines, les affiches, la télé. […] Tu sais comment on dit ? “Tombé du camion” : le camion c’est nous qui sommes dedans et qui envoyons la marchandise. En Italie on dit “qu’on a les clefs”. C’est à partir de Sofia et de la Serbie qu’on dit “by Dubaï duty free”. […] On est là, aussi, parce qu’on ne nous attend pas, du côté des douanes et tous les autres. Et parce qu’il y a des jeunes des cités, ceux qui bossent aux ordis et les autres qui vont vendre à leurs copains, vers les grandes villes, pas sur place. Et puis les filles d’Espagne travaillent entre Nîmes et Arles ; et je pourrais te trouver des raisons comme ça, mais dis-toi bien que les grandes villes c’est nul pour nous, puisque leurs ports ne servent plus aux cargos mixtes. Ça, c’est passé par Burgas ou Varna, ça marche, mais c’est des villes petites. Istanbul, qui est à côté on n’y passe surtout pas, pour un habitant tu as deux indics. Un touriste y est intéressant, mais pas nous qui ressemblons à leurs pauvres et ne demandons rien, pas de travail d’esclave, […] alors on est de suite mouchardés. […] Comme Naples, Marseille est trop crasseuse et on nous voit comme de nouveaux concurrents crasseux : c’est bon pour vendre des occases ou des débris chinois, ou des chaussettes volées, comme au marché de la place Garibaldi, à Naples ; ils ont trop organisé la pauvreté autour de la revente folle de la dope dégueulasse, comme les souliers qui tiennent une semaine ; c’est ce que tu tiens si tu consommes leur dope ; ils se tuent pour cent grammes de coke ; c’est pas ces pauvres pris et encadrés par d’autres commerces dangereux qui nous intéressent : on se ferait pincer de suite. Ça, c’est ce qui se passe dans les grandes villes. »
31Alèssi Dell’umbria, dans sa remarquable Histoire universelle de Marseille parue chez Agone en 2006, propose des clefs de lecture de cette mise à distance de grands ports méditerranéens : citant Hegel dans l’introduction de la Philosophie de l’histoire (p. 74),
32« La mer nous donne la représentation de l’indéterminé, de l’illimité et de l’infini ; et l’homme, en se sentant dans cet infini, est par là encouragé à passer au-delà de ce qui est limité ; la mer invite l’homme à la conquête, au brigandage. […] »
33Dell’umbria poursuit « peu de marins étrangers descendent encore en ville et peu de Marseillais s’embarquent encore. […] Et Marseille, qui a longtemps oscillé entre la médiocrité d’une ville provinciale et les horizons magiques que lui ouvrait le Port, est en train de se stabiliser loin des lignes maritimes qui s’éloignent, et près d’une région désarticulée. Elle n’est plus que la capitale de PACA – et cela ne fera jamais rêver. »
34On peut ajouter que Naples, Tanger, Alexandrie et l’Istanbul (privé de la continuité politico-territoriale européenne), sont dans une situation proche. L’expérience de la navigation entre petits ports de la mer Noire et de l’Adriatique, et de l’intensité des transactions en dehors des grands ports forge chez les transmigrants, au cours de leurs cheminements, des représentations de l’espace commercial européen proches de ce que suggèrent les dernières stratégies capitalistes : une indétermination, une dé-hiérarchisation des territoires, par leur désarticulation. Attitude conforme au rôle d’auxiliaires des stratégies commerciales du poor to poor, que les grandes multinationales leur assignent désormais. Pour eux les enclaves urbaines de Nîmes concentrent la pauvreté, ce milieu qu’ils recherchent exclusivement, autant que les zones nord de Marseille : mieux même car d’un point de vue commercial ces « petites unités de pauvres » sont plus à même de démarcher celles des grandes villes que l’inverse ; la compétition entre enclaves y est moins présente.
35Les transmigrants, héritiers des « archaïques » colporteurs, se trouvent au cœur de la modernité. La liberté qu’ils croient avoir conquise, en comparaison des destins de leurs prédécesseurs de la « mobilisation internationale de la force de travail », exprime en réalité une haute cohésion avec les développements du capitalisme débarrassé du contexte colonial. Absents des attentions de l’état-providence, ils n’en subissent pas les exigences d’une intégration toujours à venir. le trans- échappe aux injonctions du im- : le parcours d’intégration, plus ou moins brutal selon les pouvoirs et les circonstances, est toujours là, devant l’immigrant, souvent obligé de se présenter comme réfugié demandeur d’asile29. Le transmigrant est hors de portée de cette exigence.
L’organisation complexe de l’équilibre familial comme négociation de l’initiative commerciale du transmigrant
« Pour nous tous, [Baloutche iranien] il faut arriver à aider la famille restée au pays, à nous nourrir en route et à économiser des revenus pour les mois que nous passerons à la maison, à notre retour. Ceux qui ne savent pas faire cela chutent : ils vont s’installer auprès des migrants “ancienne mode” dans un pays européen où ils retournent et ne bougent plus : dans tous les cas c’est un échec. […] Tu vois ça avec la distance, les obligations des climats, les rapports de ce que tu vends, la possibilité d’accumuler les gains, et tu comprends tout. […] Les Marocains en France sont les plus rapides, une semaine par mois et ils font le plein ; souvent ils ont gardé un appartement du temps où ils travaillaient ; tu comprends qu’on se mélange, hein, nous devons tous nous loger, stocker, recevoir, envoyer des nouvelles. […] Les Marocains pour l’Allemagne et la Belgique comptent deux semaines, mais ils ont plus de possibilités de faire le plein avec les Turcs et les Polonais, et quand ils redescendent ils s’arrêtent là, dans le triangle Avignon-Arles-Nîmes, et on fait tous des affaires. […] Par exemple ? Par exemple des cassettes porno de Lituanie ou de Tchéquie : elles ont du piment ! Et quand tu retournes, les Italiens, les Albanais et les Bulgares te prennent tout deux fois plus cher. Alors on passe par les mêmes endroits qu’on connait bien. […] Les Serbes et les Turcs se servent eux-mêmes directement ; on y touche pas. Donc tu fais ta cagnotte à l’aller avec les produits Dubaï et au retour avec les cassettes ; pour les mêmes clients. Tu dors et tu manges chez des amis que tu revois à chaque passage : ils vivent dans chaque halte et ils ont bien sûr des copains et des copines sur place… Tu comprends, hein. Si on se sent bien et qu’on gêne pas, on cherche un boulot d’ouvrier du bâtiment ou dans des cafés-restaurants, ou aux cueillettes ; deux semaines, et on continue avec de quoi manger deux autres semaines et de quoi envoyer à la maison. […] Je les vois attendre comme les petits oiseaux au nid, le bec ouvert. […] Ils sont rassurés, ils savent quand ils reçoivent cent dollars par ci par là que tout va très bien et que le bonus sera d’autant plus important à mon retour que je vais plus loin. […] On a tous à la maison des cartes avec nos chemins, large de vingt à cinquante kilomètres, et long de huit cents, si on arrive juste à Burgas, à deux mille kilomètres pour l’Albanie par Tetovo, et puis l’Italie, Brindisi et Tarente, et puis des découvertes après trois ou quatre mille kilomètres. Sur la carte il y a des noms de villes, de villages et surtout des amis. Avec une adresse Skype, nous sommes toujours avec les nôtres alors même que nous sommes bien avec tous ceux que nous rencontrons. […] Souvent la famille appelle ici ou là pour savoir si nous sommes arrivés, repartis, pour où. Et, dans un village près de Tabriz, au bout du monde, toute la famille parle d’Emilio ou de Maria, et ils se rappellent pendant des mois : je revois ma fille qui, après mon retour, demande à une copine-Skype italienne de lui envoyer un sac Dolce et Gabanna à quinze euros, pour une copine d’Ahar que j’ai oubliée : elle montre le sac et la doublure et dit : “Je vais lui donner le mien, alors envoie !” en broken ; elle étudie l’anglais au collège, et à table je parle le broken pendant des semaines après mon retour. Une fois c’est ma femme qui demandait à une Italienne de Potenza comment on faisait une sauce, et lui donnait des recettes de chez nous. On change le long de la route et la famille avec nous. La route me prend sept mois, y compris le mois des aller-retour Samson-Burgas. »
« […] Pour nous30 c’est sept ou huit ans : passage de quelques mois en Italie, dans le Sud, pour s’habituer au métier et à la coke, puis les Clubs espagnols : tu travailles deux ou trois ans dans le premier ; tu rembourses les frais de ton achat, et les autres, tu restes deux ans de plus, puis vers l’Allemagne. Ou bien on t’attend dans un “éros center”, parce que tu as bien travaillé en Espagne, ou bien tu y vas à l’aveuglette et tu traverses la France en quelques mois, en travaillant ; […] le mieux c’est d’avoir des amis du pays ou de la famille qui t’accompagnent. Ils restent dans les villages près des routes où je travaille ; ils travaillent aussi. […] Les Marocains nous les connaissons bien en Espagne : ils font des haltes au club pour charger ou décharger du matériel. […] Alors nous avons des adresses : ils mettent quelqu’un sur un ordinateur dans leur appart avec des programmes photos – c’est pas nous – et GPS pour les rendez-vous sur les routes. Plus portable pour nous avertir. […] Bien sûr nous n’habitons jamais l’appartement du Marocain : mon cousin passe de temps en temps pour payer les jeunes qui tiennent les ordinateurs de trois heures de l’après-midi à deux heures du matin. En Espagne les deux parentes qui m’accompagnent gardaient des enfants ou des personnes faibles ; mon cousin travaillait dans une agence de voyage tenue par un Turc ; il proposait l’Albanie, notre pays. Astucieux, il montrait des photos des côtes, au sud, ou des montagnes, vers Skhodra, la “Suisse albanaise”, et des maisons. Si des gens étaient intéressés il appelait de suite par Google, et on voyait les propriétaires ; effet bœuf, ça marchait bien. C’était aussi du “poor to poor” comme te disait Mohm pour ses engins de Dubaï. […] Ici il a trouvé un boulot de serveur de sandwiches chez un Serbe. […] Mais on va bientôt partir ; j’ai cinquante mille euros et je compte en faire autant en Allemagne en deux ans. Ensuite nous redescendons tous en Macédoine près d’un lac au sud : ils parlent l’albanais et les touristes affluent. […] Il nous faudra soixante-dix à quatre-vingt mille euros. Mes trois parents n’ont rien parce qu’ils envoient de l’argent au fur et à mesure que nous avançons ; mais pour moi c’est une vraie sécurité et je reste sûre que nous rentrerons. »
« Les docteurs égyptiens passent chez moi31 quand ils ne sont pas invités par une association [musulmane]. Mais une fois qu’ils ont commencé à passer dans le coin, il y a une ou deux filles qui tiennent un ordi : recherche de médicaments, communications avec les toubibs qui sont passés, etc. […] C’est particulier parce que les toubibs, surtout quand ils ont fait leurs études en Bulgarie, cherchent une place dans des hôpitaux. Alors tu ne sais jamais s’ils repasseront. […] Nous en avons un qui a trouvé près d’Avignon et qui continue à soigner ici au black. Cent euros une famille une heure. Il bosse six-huit heures une ou deux fois par semaine. […] Il doit faire six mille euros par mois ; pour moi c’est mille euros de loyer, parce qu’il y a quand même des risques. […] Je fournis aussi un ordi par semaine, à cause du pointage des flics pour les médicaments internet. C’est pareil pour les filles, loyer mille euros et fournitures d’ordis volés ou d’occase deux fois par semaine – cinquante euros pièce. Elles se paient sur la bête, à la commission tarifée pour les services rendus ; assistance des toubibs, recherche des médicaments sur Internet, commande, livraison, réapprovisionnement, liaison avec les toubibs s’il y a des problèmes : des vraies “infirmières-entrepreneurs”. Elles gagnent bien leur vie. Peut-être plus de deux mille euros par mois, moins les ordi. […] Tout se passe bien et nous sommes tous amis, ceux qui passent quelques jours ou des mois près d’ici, comme les filles, ceux qui restent aux ordis, les infirmières, et les livreurs qui chargent ou déchargent en une heure. »
Usages des ordinateurs, Google, Skype, etc.
« Nous devons atteindre [un Serbe] tous nos vendeurs en Europe, tu comprends, il n’y a pas que Dubaï. Des machines à laver, etc., chez les monteurs de bonnes sous marques, nous sont vendues à 50 % de leur prix magasin. […] Des appareils photos russes, […] et beaucoup d’outils allemands vendus à moitié prix directement aux usines. […] Il y a trois ans, avec deux collègues Polonais, nous avons acheté la production d’une usine de petit électro-ménager en faillite, à 16 % du prix commercial ! Alors il faut être partout à la fois et là il n’y a pas mieux que des forums-ordinateurs et Skype.
36L’ordinateur, on l’a vu dans les extraits d’entretiens rapportés, est un outil indispensable. Les transmigrants qui revendent des portables neufs, passés par les Émirats à 40 % du prix pratiqué dans la grande distribution française, récupèrent les vieux ordinateurs. Ceux-ci vont servir à leur usage propre comme à celui, plus collectif, des appartements où ils font halte. La crainte d’un repérage douanier ou policier du numéro d’identification électronique (IP) dès lors qu’ils communiquent avec certains sites Internet, les pousse à pratiquer une rotation intense des appareils. C’est par le don des portables d’occasion qu’ils « paient » souvent leur séjour.
37Les usages sont multiples et associent Google, principal fournisseur d’accès sur la Toile, son portail <gmail> et le logiciel de communication par image Skype. L’usage basique est celui de la communication familiale, qui donne au transmigrant le sentiment de ne jamais quitter son milieu. Toutefois dans les périodes jugées « critiques », certains passages de frontière ou certaines transactions, le lien familial est mis en sourdine. Les autres usages concernent des situations d’urgences, lieux de rendez-vous pour transactions, etc., avec l’utilisation de forums pour des échanges directs. Skype est toujours préféré, mais dans les zones où il est exclusivement associé à un téléphone fixe il présente les dangers de repérage de l’ordinateur.
38Enfin l’usage le plus fréquent est celui, dans les appartements d’étape, associé à une forte rotation de micro-ordinateurs et de téléphones portables. Les recherches et commandes de médicaments pour les « docteurs égyptiens » ou, hors leur présence, pour leurs auxiliaires locaux, occupent deux ou trois personnes, généralement des jeunes femmes. Le cas de Nîmes, précédemment évoqué, est typique des pratiques des « aides médicales ». Les recherches de nouveaux marchés, à l’occasion d’informations orales obtenues lors des rencontres d’étapes, occupe les liaisons Skype pour des transactions de face à face. Très souvent c’est l’occasion pour un Afghan, par exemple, de se montrer sur la même image que son entremetteur polonais, pour une transaction avec un fournisseur d’une troisième origine, et ainsi de passer des accords de parole, en face à face. Enfin un usage intense de sites internet spécialisés, loués par exemple par des sites .ru ou .php, concerne les transmigrantes femmes travaillant le long des routes entre d’une part Espagne ou Italie et d’autre part Allemagne ou Belgique. L’accès à l’appartement est alors filtré en fonction de l’apparence des transmigrants. Un parent, « présentable » au voisinage, ne suggérant jamais le complément de l’activité prostitutionnelle lorsqu’il y a accompagnement, ou un jeune des cités, tiennent le clavier jour et nuit : à Avignon, dans un appartement d’étape, huit jeunes de la cité sont employés à plein temps. Évidemment, le locataire en titre de l’appartement qui héberge les transmigrants de diverses origines, exige que cette dernière activité ne soit pas décelable par son voisinage. On pourrait penser qu’il y a séparation radicale entre la localisation des activités communicationnelles liées à la prostitution et celles des autres transmigrants. Ce serait ignorer que les liens entre Marocains, Géorgiens, Afghans et jeunes femmes, se nouent dans les clubs prostitutionnels espagnols à l’occasion de ventes ou livraisons de divers produits de l’économie du poor to poor. Une fois établi, le lien entre transmigrants se perpétue en contournant les conventions, comme le sont les frontières. Par contre les jeunes qui travaillent à la tenue des rendez-vous sont très liés avec ceux qui travaillent dans le secteur médical et ceux encore qui facilitent les logistiques des circulations de marchandises ; ils se relaient ou se remplacent dans la diversité des tâches.
Les responsables ? Des réseaux ? Des groupes ?
« Quand32 on part d’Hérat [Afghan], c’est autour d’un homme qui a l’expérience des tournées et qui est respecté, donc un bon croyant, que nous nous regroupons. […] Il prépare tout : les commandes, les crédits, les endroits où livrer, les passages de frontières. […] Il est aussi responsable devant les familles qui laissent partir un jeune sans expérience de ce monde de l’Europe. […] Alors quand ils ont livré donc passé les frontières, le responsable leur propose de revenir ensemble. Ceux qui sont d’accord avec leur famille pour continuer, parce qu’ils se rendent compte qu’il y a de nombreuses possibilités plus loin. […] Mais alors tout le monde accepte qu’ils deviennent différents : ils sont, chacun d’entre eux, leur propre responsable. […] Il y a ceux qui donnent toujours des nouvelles, et ceux qu’on perd de vue. […] Mais ici ils font tous rêver, parce qu’il n’y a que des jeunes bien, de bonnes familles, qui partent pour les tournées. Alors ceux qui ne reviennent pas après la première tournée reviendront plus tard. Mais là où ils sont, on sait qu’on pourra y aller, qu’on sera accueillis. »
« On n’a pas de problème de responsables [nous les Marocains] si on perd de l’argent c’est tant pis pour nous. […] Les “juges de parole”33 sont responsables s’ils ne voient pas que certains deviennent des voyous : donc pas de responsables pour les affaires, mais des responsables pour la morale des achats et des ventes. […] Ceux qui ont des appartements en France, et qui accueillent tous ceux qui font la route sont les nouveaux “juges” : on ne rentre chez eux que si tout est clair. […]
« Les responsables ? tu veux dire “la responsable”, quand je retourne à la maison [Turc] elle me dit “les sous” ; j’en connais pas d’autres. […] On vit dans une prison de promesses, nous les commerçants de la route : les commandes au pays, l’argent à rapporter pour vivre bien en famille et préparer la prochaine tournée, les commandes dans la communauté en Allemagne et en Belgique, les commandes des autres commerçants de la route, qui vont vers le Maroc ! Faire plaisir à tous ! Tu te rends compte ? Que veux-tu qu’on fasse d’un responsable ? Si seulement une de ces personnes se plaint, nous sommes fichus, l’information va plus vite et plus loin que nos voitures : “Attention, il m’a trompé, c’est un escroc”, et c’est fini tu vends plus rien. […] Alors quand tu prends les commandes ou quand tu proposes, tu regardes que les acheteurs connaissent mieux que toi ce qu’ils veulent : s’ils sont déçus ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes [peer to peer]. »
« […] C’est comme si nous [économiste italien passé au “commerce de route” avec un Albanais et un Syrien] circulions dans des couloirs bordés d’un côté par les “officiels”, les commerces installés qui n’hésitent pas à nous acheter des marchandises “free tax” qu’ils mêlent à celles passées par les circuits réguliers. Et de l’autre par les réseaux criminels à qui nous essayons d’arracher de l’argent à blanchir mais surtout pas de produits. Nous sommes aussi différents des uns que des autres, mais nous faisons passerelle. […] On dit “la mondialisation”, la mondialisation, mais notre commerce entre-pauvres n’a rien à voir avec l’officiel ! Nous, nous pensons que nous sommes “l’anti-mondialisation” : nous privons les banques et les fiscs de tous ces bénéfs qu’ils font grâce aux plus-values tirées des culbutes entre les étages de toutes les hiérarchies. Nous il n’y a pas de hiérarchies des vendeurs, chefs dans des bureaux, experts, vendeurs, des acheteurs, des réseaux commerciaux, qui visent autant de niveaux de “riches” etc. Pour payer tout ça il faut vendre cher. Nous arrivons à vendre moins cher que les prix constructeurs-hors taxes, l’Italie par exemple regorge d’argent à blanchir dans nos ventes, et des réseaux ? Pour quoi faire, aussi près, aussi loin qu’on regarde, on voit les mêmes pauvres, interlocuteurs uniques, directs et équivalents, plein de pauvres que nous n’arrivons pas à satisfaire ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas concurrence entre nous les vendeurs, mais nécessairement du complément ; alors, prendre des chefs pour les engraisser, des employés pour nous faire voler ? je ne comprends pas ces histoires de réseaux, sauf que les flics emploient souvent le mot dans le sens de “criminels” pour nous déconsidérer. […] Ces fameux réseaux ils existaient avant que nous intervenions, chez les constructeurs qui livrent à Dubaï, mais nous, on les voit pas ; si tu penses sérieusement à ce que je te dis, eh bien tu comprends que la mondialisation se développe chez les riches en renforçant les inégalités et chez nous, les pauvres, en créant une égalité nouvelle. Lesquels boufferont l’autre ? Pour l’instant Sony et Panasonic, etc., ont besoin des deux. […] Le seul point commun entre nous c’est que nous ignorons les centres, tout emplacement est équivalent, car nous portons notre marchandise avec nous ; nous ne sommes pas des transporteurs vers un endroit de regroupement, mais des commerçants dès que nous touchons la marchandise. Parfois on se fait aider par un jeune et on lui file une pièce ; mais ça n’a rien à voir avec une organisation. Mais ça, c’est une autre discussion. »
39Dans l’économie du poor to poor la notion de responsabilité renvoie à sa dimension morale partagée par les partenaires de la transaction : respect de la parole donnée, respect de la réputation des proches collectifs d’activités commerciales. Toutes les transactions s’effectuent en face à face, que ce soit avec les pourvoyeurs-grossistes, ou avec les clients « entre-pauvres ». Tous sont supposés avoir un niveau semblable de connaissance des produits : peer to peer. La notion de « réseau » paraît de peu d’intérêt pour rendre compte de cette nouvelle économie, dans sa dimension migratoire, tout au plus dans une acception réduite à la stricte logistique. Les modalités de genèse du « groupe » non institutionnalisé34 sont par contre opportunes.
40Des « groupes » qui se défont et se recomposent suivant les activités et les moments :
« […] On connaît alors [plusieurs mois après l’entrée en migration] plein de commerçants différents ; des Géorgiens [c’est un Géorgien qui parle], Abkhases, qu’on ne rencontre jamais chez nous puisqu’ils vivent avec les Russes, des Arabes du Maroc à l’Afghanistan, des Ukrainiens, Polonais, Serbes, Turcs, Albanais, Bulgares, Italiens, Espagnols, Belges et Français. Hommes, femmes, imams et catholiques, jeunes et vieux. De tout. On voyage de quatre à sept, mélangés ; quand on s’arrête, nouveau mélange, et puis on ne repart pas forcément avec les mêmes. […] Les associations dépendent de si on va travailler à l’agriculture ou au bâtiment, si on a l’occasion de recharger et de redistribuer du “passed by Dubaï”, si les copains de chez nous arrivent assez vite et assez chargés. […] Personne ne nous donne des ordres “prends ça, va là-bas” ; au tout début, tant qu’on n’a pas passé la mer Noire, oui, un ancien qui a formé le groupe nous donne des consignes. […] C’est la même chose pour les Ukrainiens, les Irakiens, les Kurdes et d’autres qui passent sur cette mer […] ; et puis quand le premier déchargement en Bulgarie est fait, on est libres de retourner ou de continuer avec qui on veut. Et à chaque étape c’est comme ça. […] Quand on revient il faut qu’on ait fait le bénéf avant de repasser la mer Noire et le mieux c’est qu’on se charge de DVD polonais, hongrois, lithuanien et tchèques, du porno bon marché, qu’on revend aux Iraniens, parce que les Turcs ils ont tout ça en Allemagne. Mais c’est pas d’un grand avenir, Internet tue cette vente par ses sites gratuits. »
Religion et activités marchandes
« On ne part pas les premières fois avec n’importe qui [un Afghan], nos familles ne seraient pas d’accord : celui qui nous regroupe et nous guide a déjà fait souvent la route et doit être un homme religieux. […] Les arrêts pour dormir ou bien pour travailler quelques jours, c’est aussi chez des croyants. Comment veux-tu qu’on ait plus confiance qu’en eux ? Nous n’avons que notre foi pour traiter des affaires en confiance ; la loi, dans chaque ville, ne nous protège pas, on est des “invisibles”. Par contre la réputation d’honnêteté d’un croyant est connue d’Hérat à Turin. […] On évite les mosquées ; les gens sont trop curieux. […] On a tous, dans le sac un petit tapis de prière en soie, comme celui-là, fait près d’Hérat, qui, plié, ne prend pas de place. […] On nous dit toujours : “Comment tu sais que tu as la bonne direction ?” ; c’est idiot comme question, si tu es pas capable de voir le sud et l’est en route, alors tu dois pas partir. […] Pour nous l’observance, c’est une garantie d’honnêteté quand on vend, c’est notre boutique, notre adresse de réclamation. »
« Les chrétiens, c’est un autre problème [un Albanais] : ils ont séparé la religion des affaires. Alors, pour les Polonais, on passe par l’intermédiaire des Turcs allemands : c’est eux qui te disent : “Attention !” ou : “Vas-y, il est réglo”. […] Les Italiens, c’est ceux qui posent le plus de problèmes : les Arabes ne sont pas tellement nombreux, les croyants noirs d’Afrique sentent le roussi, ils sont à la rue et détestés par les Italiens ; autant ne pas en rajouter une couche en les fréquentant. […] Et puis ils sont tout le temps en train de nous proposer des coups tordus, dès que tu rentres en Italie par Trieste ou par les ports. Tu les as sur le dos. […] Il n’y a qu’au sud, vers Brindisi, qu’on est à égalité ; alors ceux des nôtres qui ont vendu toutes les marchandises se louent au noir pour des boulots foireux : conducteurs de bus qui ne roulent pas – seulement sur des papiers fiscaux, pour blanchir – de bateaux qui ne pêchent pas de poissons, mais des paquets, enfin, tu vois. […] En France on retrouve la religion et le sérieux ; les croyants sont très nombreux, se connaissent bien et c’est les Marocains et les Turcs qui commandent. Ils plaisantent pas sur l’honnêteté, et ils t’accueillent en croyants. […] Les Juifs, ils font les vêtements, les tissus, en mieux que les Chinois ; nous on touche pas au textile, c’est pas des affaires. Et les musuls chinois qui vendent de l’électronique de très bas de gamme, ils sont accueillis comme des Arabes mais leurs produits n’intéressent que les Chinois. »
« Il y a la route, l’étape, et puis le commerce [un Serbe musulman] comme tu ne vends ou n’achètes rien si tu n’es pas reconnu, il n’y a pas de problème de malhonnêteté. Malheur à l’escroc : il est vite reconnu partout où il y a une famille de croyants qui nous accueille en route. […] On n’est pas protégés, comme les commerçants escrocs qui sont installés dans les villes, par des papiers, de l’anonymat. On est des marchands clandestins pour les autorités mais en pleine lumière pour les nôtres, les croyants, qui savent d’où on vient, où on va, qui connaissent, à deux mille kilomètres, le prénom de mes enfants et l’histoire de mon père. Pour nous, les croyants le monde tient dans la main. Pour eux, les voyous, tout ce qui est proche se trouve au loin, sans relation. La parole du croyant réunit, le calcul du voyou, ses assurances, ses certificats, éloignent. »
41Yves Barel35 avait bien raison d’affirmer que les replis de l’histoire, les anachronismes, renaissent sous les habits de la modernité dans leur dimension idéologique d’abord…
Après la transmigration ?
« La première histoire qu’il faut raconter [un Afghan], c’est celle du Mollah Omar qui a fui sur un vélomoteur philippin, passé par Koweït, à la barbe des Américains. La boutique qui lui a passé l’engin, et qui est maintenant célèbre de Kandahar à Hérat, a été montée par un des nôtres qui a fait les tournées en Europe plus de trois fois. […] Tu comprends ? Grâce aux tournées on s’équipe avec le meilleur matériel ; le mieux est d’ouvrir un commerce alimenté par le Golfe : des Iraniens font la contrebande et revendent sur la route Téhéran-Kaboul ; alors au retour nous leur achetons de bons produits. Ils ne peuvent pas nous tromper sur la qualité et le prix puisque c’est les mêmes que nous avons vendu en Europe. »
« On n’en finit pas. [Algérien] Quand tu t’installes chez toi, à la terre ou dans un magasin, d’avoir à payer des taxes, de l’État ou des profiteurs, et puis des choses qu’on a oubliées. Alors un voyage ne suffit jamais. Et il faut changer de destination. […] C’est chronique, on prend le bateau, on est livrés vers Avignon, puis on prend la route avec des Marocains ou des Turcs. […] Il y a aussi ceux qui chargent en Arabie Saoudite, pendant le pèlerinage qu’ils font et refont plusieurs fois par an. Ils livrent tout aux Turcs, sans beaucoup de bénéfices ; s’ils essaient de retourner en Algérie avec la marchandise, ils sont vite repérés et il leur reste plus qu’à travailler pour les uniformes. »
« Le mieux [un Monténégrin] c’est d’installer ta famille dans un magasin que tu ouvres dans ton quartier ou dans ton village. […] Tu vends des marchandises des copains afghans, avec 10 % de mieux, des pièces détachées de voitures que des Albanais ramènent du Piémont italien : des contrefaçons36 impeccables, à moitié prix ; des motos tout terrain italiennes passées par Rimini ; des outils et puis, tu vois, par saisons, par exemple des semences hollandaises en fin de course que tu achètes à 20 % du prix. Tu as un beau magasin, mais il faut continuer toi-même la route. […] C’est ce que font plein de commerçants de la route, les Ukrainiens et les Turcs surtout. »
Et la santé ? Et la sexualité ?
42La rencontre, dans le Midi de la France, de transmigrants dans les appartements des enclaves urbaines peuplées de résidents d’origines étrangères, laisse supposer que les marchands mobiles ignorent les soucis de quotidienneté, notamment ceux de santé ; mieux, des médecins transmigrants en tournée soignent fréquemment les habitants sédentaires dans ces mêmes appartements. De nombreux chercheurs, par ailleurs, qui étudient surtout les commerces vestimentaires dans les vastes zones de pauvreté africaines ou moyen-orientales, observent des vitrines, des étals, des transactions commerciales de boutiques, en négligeant l’exigence méthodologique de suivi des colporteurs, de participation à leurs interactions en route37. Des aspects importants de la vie des transmigrants en tournée restent occultés dès lors qu’ils s’expriment « en route ». Il s’agit principalement de la santé, de la vie affective, de la sexualité.
« Que l’on soit marié ou non [un Kurde iranien] on trouve des familles musulmanes tout le long de la route. Elles sont là depuis des siècles, comme en Bulgarie, au Kosovo, en Albanie, ou depuis des dizaines d’années, comme en Italie, en France ou en Espagne, ou en Allemagne et en Belgique pour ceux qui passent au nord. […] On peut dire qu’il y a deux cas : tu passes et repasses, tu as du temps, par exemple si tu livres en Bulgarie et tu vas pas plus loin, alors tu restes quelques mois, tu travailles aux champs ou aux troupeaux avec les Pomaks, des musulmans slaves ; alors comme tout le monde partout, tu te rapproches d’une femme et si les conditions le permettent tu peux même l’épouser. […] Les Pomaks n’aiment pas trop les Arabes, mais ils nous préfèrent aux Slaves chrétiens : nous leur ouvrons des voies alors que les orthodoxes les enferment. C’est plus facile au Kosovo, ils ressemblent à des Turcs, alors, les Kurdes, ça marche. […] Si tu te maries tu restes, fini la route parce que tu ne peux plus charger en Turquie sur la mer Noire et tu ne fais plus partie des “groupes de la route”. […] Il y en a comme ça qui sont devenus bergers près de leur nouvelle famille, dans les Balkans, mais aussi en Italie, surtout entre Turin et Gênes, mais aussi dans les villages albanais à l’est de Rome [Abruzzes]. Ou bouchers ambulants, pour tuer et découper les moutons. Ils deviennent vite du pays. […] Nous, on ne les perd pas de vue, pour leur apporter des cadeaux des familles ou pour s’arrêter en route. […] À Tetovo [Macédoine albanophone] il y a un Abkhaze, donc Géorgien, qui s’est installé comme vendeur d’électronique ; bien sûr on le fournit. Il achète de quoi arroser tout l’ouest de la Macédoine ; c’est un musulman et il parle à la mosquée. […] Et comme cela, tout le long de la route il y a nos mélanges, nos relais. Au Monténégro, entre Podgorica et la frontière avec l’Albanie, il y a plusieurs familles [Abkhazes ?] qui se sont installées il y a huit ans et ça se passe très bien ; elles sont aussi nos accueils, pour ceux qui évitent les voleurs d’Albanie et les fascistes de Croatie : droit vers l’Italie, vers Pescara ; dans ce cas ils font pas des affaires au sud, comme quand on passe par Bari et Brindisi. […] »
« Ces porcs sont pourris. […] [un Afghan] À Varna, j’ai fait comme les frères, à la nuit, près des plages, j’ai dragué des Allemands qui paient bien. […] Nous on ne ferait pas ça dans nos villages, mais après deux mois sans femmes, les prostituées pour touristes dans ces plages sont trop chères ; de toute façon quand on s’approche d’elles, elles se pincent le nez en nous faisant signe de partir. […] Si j’avais su, je me serais payé une Abkhaze ou une Géorgienne à Trabzon, vingt euros la nuit. […] Les copains te disent : “Attends la Bulgarie, le monde des porcs commence ; surtout l’été sur les plages, ils te paient pour te soulager. Ils sont roses comme les chèvres quand on les pèle, au pays (angoras ?) Tu les repères le jour en vendant des clefs (USB) ou comme ça. […] Et puis tu y penses plus.” On a traversé, vendu en gros, et puis on a commencé à écouler les clefs, que tu vends trois fois plus cher, les stylos Mont Blanc, des vrais à 30 euros, et les Seiko, vraies aussi avec chrono au même prix, de petites affaires qui rapportent gros. […] J’ai bien regardé et sur la plage du Soleil de Varna, vers le fond, il y a des hommes allemands et hongrois, qui parlent allemand, nus. C’est dégueulasse, c’est tout juste s’ils font pas ça en public. […] Je suis allé là au milieu leur vendre de la marchandise ; ils riaient en me disant qu’ils n’avaient pas de poches, mais j’avais vu qu’ils gardaient en tas, au milieu, les porte-monnaie. Alors, en rigolant moi aussi j’ai vendu pour sept cents euros de marchandise. Porcs et riches, je me suis bien souvenu de ce qu’on m’avait dit et j’en ai laissé deux me raconter des choses que je ne comprenais pas : mon anglais (broken) et leur allemand ça a rien à voir. […] Je leur ai montré un cadran de montre à 10 heures, à la nuit, et j’ai dit “pouf, pouf” ; “iawol”. […] À dix heures nous nous sommes retrouvés. J’ai fait ça en dix minutes et j’ai empoché quatre-vingt euros, que j’ai envoyés le lendemain à la maison. […] Les copains riaient et en faisaient autant. Après, quand nous avons fait le café dans le garage qu’on avait loué, on crachait par terre pendant un quart d’heure et on s’arrosait au jet pour sortir l’odeur du porc. […] Pas de ça entre nous, on restait dignes ; jamais avec des copains de la route, même des chrétiens. […] Bon, j’ai recommencé les trois nuits suivantes, entre Varna et Bourgas ; les jeunes Bulgares du coin nous disaient où il fallait aller en riant. Eux ils osaient pas parce qu’il y avait leurs amis et leur famille. […] Bon, eh bien, c’est vers Tetovo, en Macédoine, que ça m’a pris, des brûlures, des douleurs à se rouler par terre : c’était ma première bléno. J’ai souffert pendant trois ou quatre jours, avant d’avoir les pilules, et Y… aussi, qui m’avait raconté qu’il avait pas touché aux porcs. […] L’infirmier m’a dit que peut-être il y avait autre chose de plus grave. On verra. […] Les copains sont partis sans moi, mais avec mon chargement, que j’ai retrouvé hier en arrivant à Nîmes. Ils avaient tout vendu et ils m’ont donné ma part. […] J’ai recommencé en Italie, à Tarente, près de la plage de la lagune. Ils faisaient moins porc, presque de notre couleur, et ils payaient aussi bien. Je gagnais plus qu’en cueillant les olives, et j’envoyais l’argent à la maison, mais vraiment je méprisais ces gens à vomir. Avec le jour je redevenais propre. […] Mêmes causes, mêmes effets, ça a recommencé à couler et à brûler ; au dispensaire ils m’ont donné les pilules et m’ont dit d’aller à l’hôpital. […] C’est fini depuis. […] Ceux de Kandahar qui ont fait la route avec nous, nous avaient raconté que les soldats étrangers n’arrêtaient pas de se donner aux hommes qui riaient en disant qu’ils les couperaient à leur départ. […] Pour nous, faire ça à ces étrangers c’était comme étouffer un pigeon ou saigner un mouton, deux minutes et tu essuies la lame du couteau sur le pantalon. […] Maintenant je suis très fatigué, il vaut mieux que je rentre en passant par Turin ; là-bas j’ai des frères qui sont bergers, ils vivent dans des vraies maisons en pierre. […] Je vais y rester deux ou trois semaines pour me refaire ; M. m’accueille encore deux jours pour que je repère avec Skype des affaires, pour retourner. […] Les porcs, c’est fini. […] Le frère docteur égyptien passera demain : je lui demanderai des pilules. La petite qui fait son infirmière et qui commande les médicaments m’a dit que ce qui m’arrive est fréquent chez ceux qui font la route la première fois. Avec les femmes bon marché de Serbie ou d’Albanie ou avec les hommes, comme moi qui ne voyais que l’argent à gagner et le soulagement. Je croyais que ces hommes-porcs ne comptaient pas. “Pouf pouf”, ni vus ni connus. Même Dieu, il ne me voyait pas avec ces étrangers, je croyais. »
43Les compagnons de voyage, d’où qu’ils viennent sont de nouveaux proches, et les échanges sont empreints des communes règles morales proclamées. Les sédentaires étrangers sont situés en dehors de l’humanité commune, et la dérogation est possible. Il n’y a pas de femmes prostituées pour accompagner les transmigrants ; celles qui se destinent au travail du sexe, originaires des républiques qui bordent la mer Noire ou des Balkans sont généralement accompagnées jusqu’en Italie par un parent ou ami participant à la transaction38.
« Je [Marocain] suis toujours à aller le plus vite possible sur l’autoroute. Les discussions, les ventes, tu ne compresses pas le temps. Si tu veux de bonnes affaires, il faut laisser venir, c’est pas du temps perdu. Moi j’ai la prostate, alors c’est pas gênant d’aller aux toilettes tous les quart d’heure à l’appartement ou chez un vendeur. On en rigole. […] Il me reste que l’autoroute, là c’est pas possible de s’arrêter comme ça : le fourgon monte facilement à cent vingt en Espagne et cent trente en France ; mais j’ai envie d’uriner, c’est fou comme ça vient vite, alors tu mouillerais tout. […] J’ai deux bouteilles de lait, c’est mieux que celles d’eau où on voit la couleur. Quand une est pleine, en route, je prends l’autre et je commence à vider la première ; côté du conducteur, quand il n’y a pas de voiture pour me doubler. Le mieux c’est de vider quand tu dois t’arrêter dans les tunnels de la traversée de Barcelone ; voie de gauche et tu vides à la verticale. […] Vers Lorca, après Murcia, une fois j’avais les deux bouteilles pleines, j’ai dû vider en urgence et c’est une voiture de touristes Italiens qui a tout pris ; la douche. Ils m’ont suivi en klaxonnant plus de dix kilomètres, et puis ils sont rentrés dans une station service. Pour laver la voiture, c’est sûr ; et puis avec la chaleur, ça devait commencer à schlinguer. […] L’opération c’est trop de temps arrêté, peut-être sept ou dix jours : impossible, ce serait un mois d’affaires perdues. Et je paie plein pot ; il n’y a pas de sécu dans notre travail. »
44Un médecin du Centre Hospitalier universitaire de Montpellier disait son désarroi devant le nombre de migrants nomades recourant à ses services pour des maladies hépatiques.
« Le problème c’est quand la maladie a été diagnostiquée côté espagnol, quand ce n’est pas au Maroc et que les soins ont débuté. Puis le bonhomme a épuisé ses médicaments et au bout d’un mois, en France, il nous arrive aux urgences : “Comment s’appelle ta maladie ?” réponse : “Le foie” ; “Comment s’appelle ton médicament ?” réponse : “Une boîte rouge” ou un invraisemblable nom de générique. Quel hôpital ? “Celui d’en haut”. Que faire ? Téléphoner à tous les services barcelonais susceptibles de l’avoir accueilli ? Faire une demande via la sécu et attendre x semaines que le dossier passe éventuellement devant une commission déontologique qui dira s’il peut être transmis ? soigner par des médicaments efficaces mais peut-être incompatibles avec ceux déjà administrés ? au risque d’effets indésirables. Et, de plus, pas de sécu… La cata. »
45Il y a toujours, dans les appartements d’étape une pièce aménagée en dortoir de quatre ou six couchages superposés. Pièces pour le repos, parfois pour des soins : des médicaments sont toujours là : aspirines bien sûr, mais aussi, dans une boîte « dormir », des génériques brésiliens, et la sempiternelle injonction à demander à xxx, la jeune fille qui s’occupe des approvisionnements en médicaments sur internet la clef de la boîte des « spécialités ». Toutefois, dès que l’état d’un hôte s’aggrave, il est transporté à l’hôpital. Après un passage, suivant l’opportunité, d’un « docteur égyptien ».
Des migrants encore et toujours mobilisés
46Le capitalisme a ceci de magique, qu’il substitue brusquement à l’insupportable enfermement résidentiel sédentaire, à l’exil des populations pauvres, à leur immobilisation près des lieux de production des nations riches et dominatrices, qu’il a si durement imposé à des millions de migrants, le sentiment de liberté et d’autonomie des mêmes populations devenues mobiles et commerçantes. Au moment même où les nations restreignent l’immigration, où les politiques d’intégration sont à bout de souffle. En « sortant de la manche » la transmigration à grande échelle le capitalisme mercantile semble proposer une « solution » bien en phase d’une part avec les politiques restrictives des nations, d’autre part avec les stratégies de la globalisation. The rich gets richer ? The poor gets poorer ? Oui, bien sûr, mais cela est bon pour le commerce : les premiers achèteront les hauts de gamme produits en faibles quantités, mais toujours plus chers, grâce aux innovations, les seconds seront d’autant plus heureux de généraliser leur accès à l’économie marchande du poor to poor grâce aux entrées de gamme de moins en moins chères ; les deux auront le même plaisir de l’accès aux consommations de biens nouveaux, produits par des marques prestigieuses39. La pyramide des productions s’élargit sur ses bases, les entrées de gamme : les bénéfices croissent et nécessitent le maintien des têtes de série. Ce capitalisme industriel et marchand se nourrit de l’enrichissement des uns comme de l’appauvrissement des autres : la marchandise est exposée dans les vitrines des premiers, manipulée par les élites ; elle est stockée dans les hangars de la pauvreté des seconds, écoulée dans la logique même du « flux tendu » qui caractérise les parcours des transmigrants. Les uns comme les autres y trouvent intérêt et illusion de liberté. La juxtaposition des deux formes commerciales asymétriques, d’apparence antagonique, mais coexistantes, d’une part de l’officialité, avec la verticalisation et la hiérarchisation de ses surfaces de vente, de ses techniciens, de ses vendeurs, etc. et d’autre part de la subterranéité, avec son unique horizontalité, broie l’ancien ordre des nations : frontières, régulations, ordre moral et ses multiples représentants ne peuvent, ne savent, penser à la fois les deux processus. La juxtaposition des formes renvoie à une dialectique du rich to rich, l’entre riches, et du poor to poor, l’entre-pauvres, chacun immergé dans l’illusion des mêmes peer to peer : ceux-là mêmes que diffusent les grandes entreprises transnationales par des campagnes publicitaires « omni-supports ». La subversion de « l’entre-riches » par la croissance de « l’entre-pauvres » n’a de sens que dans la gestion locale et nationale des entreprises : pour les conglomérats transnationaux, producteurs et premiers diffuseurs des produits phares de ces économies, par ailleurs passés maîtres dans la circulation financière mondiale, il n’y a bien sûr pas contradiction. Les deux économies contribuent plus sûrement à la quiétude et à l’enrichissement qu’aux antagonismes.
47Des chercheurs, des journalistes, qui saisissent quelques aspects du poor to poor, surtout dans le domaine de la distribution vestimentaire, font à juste raison l’éloge du savoir circuler des commerçants migrants, entre nations pauvres. Les analyses que nous proposons devraient les rendre plus prudents. D’une part, macroéconomiquement, l’ordre national, incompatible des entreprises transnationales n’est guère plus désirable que celui des conservations coloniales pratiqué par les nations. D’autre part nos accompagnements fréquents nous ont révélé à maintes occasions les conditions sanitaires précaires des transmigrants, leurs extrêmes incertitudes dès lors qu’une maladie apparaît, loin des familles, et oubliés dans un « nulle part » juridique de nations qui ne les reconnaissent pas…
48Les transmigrants de la pauvreté, à qui je fais part de ces réflexions, lors de nos réunions, me rient au nez :
« Nos pères qui travaillent ici, dans les usines, et ceux qui sont restés là-bas, à la terre, sont des esclaves. Nous, nous sommes libres. Aucun des nôtres n’est jamais seul : les routes sont trop fréquentées et les arrêts possibles trop nombreux. »
49Étonnamment ces propos résonnent comme ceux des Roms, des Gitans, lorsqu’ils parlent des « paios » ou « gagés » attachés à leur sédentarité. Le même sentiment d’une libération par le détachement, factuel ou potentiel, du lieu. Mais dans des contextes d’altérités contrastés, avec confinement ethnique dans un cas, avec apprentissage des cosmopolitismes dans l’autre.
50La conscience d’une liberté nouvelle réside moins dans la nouvelle activité de marchandage, dans la transgression des règles, que dans les sociabilités de la route, dans les circulations initiatrices de territoires fluides, malléables, et de rapports d’altérité multiples.
Sociabilités en étape et en route
Sociabilités locales entre transmigrants, migrants sédentaires40 et autres voisins
Une journée de Karim en Avignon41
51« J’ai été embauché par à coups. Dans mon quartier, les HLM, il y a une majorité de familles maghrébines marocaines et nous, les Algériens, avons des parents depuis toujours en France42 qui habitent ce vieux quartier du centre d’Avignon. Nous avions bien remarqué, lors de nos visites entre copains, que dans deux maisons des « étrangers de passage » venaient et repartaient sans cesse. […] Des jeunes sympathiques, des hommes pressés, d’autres inidentifiables et des jeunes d’Avignon, d’autres quartiers. Aïcha y venait tous les jours quelques heures « à l’informatique » disait-elle : quand un « docteur égyptien » passait là pour les familles musulmanes, elle prévenait les familles croyantes. Un peu comme une association ouverte. […] J’ai fait des études de tourisme, bac +2, et je n’ai trouvé aucun travail, ces deux dernières années. Pendant le festival, un mois ; mais ça ne compte pas. J’essaie, dans la foulée, de trouver des contrats à durée déterminée, affaire de devenir travailleur saisonnier. Mais c’est impossible.
52Quand Aïcha m’a proposé quelques heures, dix de file, à 15 euros, au black, pour l’aider, j’ai été intéressé, une fois par semaine et six cents euros par mois, au début. La première fois que je suis venu, j’ai été surpris par la rénovation intérieure de cette maison : dans le « vieux quartier arabe », comme disent les voisins, ce n’était pas évident. En rez-de-chaussée il comptait quatre pièces dont une de trente mètres carrés ouvrait, par une porte coulissante occupant un mur, sur le garage de l’immeuble voisin : mêmes façades de vieux crépis jaunâtres et de pierres taillées blanches, mêmes portes et fenêtres de bois vermoulu régulièrement repeintes en vert : la ruelle, comme toutes les autres dans ce quartier d’Avignon, semblait sortir d’un « plan façades » hollywoodien pour un film sur la pauvreté au soleil. D’un angle de la grande pièce partait un large escalier de pierre vers six chambres au premier étage alignées de part et d’autre d’un couloir. Sous l’escalier se nichait un w.c., avec douche et lavabo et dans le garage attenant, une grande cuisine-buanderie et un entrepôt. Pour moi, qui venais des HLM, c’était un palais. Nous savions, dans les cités, que ce quartier était habité par un mélange d’anciens propriétaires algériens, depuis les années 1950, enfin, ils n’étaient pas citoyens d’Algérie, ils buvaient du vin dans un café « politique » que leurs femmes fréquentaient aussi, puis d’Arabes d’un peu partout en Méditerranée. Au contraire des HLM, il y avait peu de jeunes, ou on ne les voyait pas au collège et au lycée : plutôt des filles, comme Aïcha. Quand elle m’a proposé de venir l’aider, je n’ai d’abord pas compris : cette fille, comme les autres de ce quartier, nous avait tant montré qu’elle était différente, que ses « histoires françaises » n’avaient rien à voir avec nos vies d’Arabes… « Tu verras, m’avait-elle dit, tout change maintenant, oublie nos histoires de fransouzes, vrais ou faux Arabes. On a besoin de toi, et d’autres, pour s’en tirer tous ; toi je t’ai bien remarqué au lycée ; tu ne jouais ni le garçon gâté ni le macho. À l’époque je n’avais aucune raison de te parler plus qu’à d’autres. Surtout que des fils de harkis commençaient à se mélanger avec nous. Mon père m’aurait tuée si j’en avais ramené un. À l’époque on était là-dedans ; on était égarés et maintenant, Karim, on a tourné des tas de pages. Viens travailler et si tu découvres que je t’ai trompé, tu pourras cracher sur les miens et sur la façade de la maison. ». Toutes les filles que j’ai connues par la suite et qui s’occupaient de la santé étaient taillées sur le même modèle : fortes, sûres d’elles, attentives, intelligentes, assez courageuses pour aller partout et parler aux anciens, aux nouveaux, aux pauvres, Français ou Arabes. Je pensais : « Pas la peine d’aller chercher des blondes, on a des merveilles parmi nous. Mais alors, comment être autre chose qu’un collègue ? Là je ne sais toujours pas. Blondes ou brunes, Françaises ou Arabes, je ne savais pas qui elles étaient ; toutes à la fois ! Pour elles c’était pas un problème ; je prenais un sacré coup de vieux. » Et puis j’ai vite appris que dans cette maison lépreuse de cette ruelle où on passe et on s’arrête seulement quand on est un pauvre Arabe, il y avait le monde entier : Polonais, Tchèques, Serbes, Turcs, Albanais, Iraniens, Afghans, Syriens, Géorgiens, ukrainiens, Africains, Espagnols, Italiens, Égyptiens. Oui je les ai tous rencontrés en six mois de travail pendant une après-midi, ou plusieurs nuits, pendant des nuits où on fumait et on buvait autour d’une lampe qui éclairait à peine. Tout y est passé, les marchandises, toute l’électronique, pas les chaussettes et les tee-shirts des Chinois, toutes les villes, avec leurs filles et leurs quartiers dont je notais les noms : là-bas tous ces gens si différents te reconnaissaient, paraît-il, parce que, au bout de peu de temps à les fréquenter ici tu devenais différent : « En quoi différent ? » je demandais à Aïcha : « Tu ne t’en rends pas compte mais tu ne regardes pas les gens étrangers de la même façon, ou plutôt, oui, tu les regardes tous de la même façon, tu les vois, et ils sentent que tu les regardes comme un frère. » « C’est un peu bla-bla religieux ça, hein, Aïcha ? » Pourtant elle avait raison : quand je suis allé à Gênes pour la première fois, chercher un médicament chinois pour les nerfs – on pouvait l’avoir par internet en petites quantités, mais pour de gros achats il fallait passer par le port italien-je suis resté dans le vieux quartier du port deux jours et deux nuits comme si j’y étais né. Je marchais droit, je me sentais proche immédiatement de tous ces gens que j’abordais, surtout des Sénégalais, à la recherche d’un Irakien qui revendait le médicament… À Skype il m’avait dit : « Si tu me trouves pas au quartier du vieux port, change de métier » : seule identification… C’était toujours comme cela : ils étaient sûrs de se reconnaître, et ça marchait. […]
53Je suis passé à deux fois par semaine dix heures, de trois heures de l’après-midi à une heure du matin, pour mille trois cents euros net, quand j’ai tenu un ordi et les téléphones portables pour les filles. Elles venaient d’Espagne et avaient passé deux ou trois mois vers Béziers et Montpellier, restaient quelques mois sur les routes d’Arles, Nîmes et Avignon, avant de remonter vers l’Allemagne. Elles ne venaient jamais au local, mais envoyaient un parent ou ami qui les accompagnait.
54Bon, les filles, il faut que je précise : celles qui restent de quatre à six mois sont accompagnées de parent(e)s ou d’ami(e)s, qui s’installent dans les villages proches de leur lieu de travail. Ces personnes louent l’appartement où réside la jeune prostituée, généralement originaire des Balkans ou du Caucase, et passée quelques années par l’Espagne où elle obtient ses droits de circulation en Europe. Les Géorgiens, les ukrainiens ou les Serbes et autres Bulgares qui les recrutent travaillent dans les clubs prostitutionnels espagnols et y livrent aux Marocains de passage, des produits électroniques passés par les Afghans ou les Iraniens. La boucle est bouclée : elles sont « hébergées » en France par ces Marocains rencontrés lors des livraisons : c’est bien clair qu’il ne s’agit pas de filles en fuite, les « gardes » caucasiens qui les recommandent aux Marocains ne le font que pour les plus obéissantes ; de toutes façons les routes où elles travaillent, ici, sont sillonnées par des proxénètes des Balkans ou du Caucase. Attention, quand je dis « hébergées », elles ne se montrent jamais ici, mais on gère leurs rendez-vous : dans une pièce spécialisée, au premier étage, de trois heures de l’après-midi à trois heures du matin on est cinq sur des ordis, à passer des logiciels avec leurs photos, alimenter les localisations GPS, répondre aux portables pour des rendez-vous et prévenir les filles ; c’est le travail qui paie le plus. Je suis maintenant, depuis peu, à trois fois dix heures semaine pour 2 000 euros par mois. Je complète avec deux fois quatre heures pour des veilles « médicaments génériques » et autres marchandises pour cinq cent euros de plus par mois. Je vais passer le boulot à un ou deux copains des HLM, et aller aux tournées : je connais les principaux relais des reventes aux quatre coins de l’Europe à force de les contacter par Skype et Google. Tous ceux qui passent aux ordis prennent la route au bout de six à huit mois. J’ai été plus long parce que je devais passer le permis ; bientôt donc, je vais faire deux ou trois accompagnements, avec un Marocain, vers l’Espagne, un Turc, vers la Belgique et l’Allemagne, ou un Albanais, vers l’Italie et les Balkans, et je me lancerai. C’est une formation plus rapide et plus payante que celles de l’IUT. J’ai un gros avantage sur les commerçants qui viennent d’Afrique, du Moyen-Orient, ou d’ailleurs hors de la Communauté européenne : étant Français, j’ai une possibilité illimitée de circuler, et, moi, je parle l’arabe, qu’on m’a fait cacher pendant mes études et qui maintenant est une clef.
55Par contre les docteurs musulmans, qui sont accueillis dans la grande salle, plus une pièce pour des observations plus discrètes, reçoivent les familles sur place ; c’est un honneur pour le proprio. Les clientèles sont devenues importantes, chaque consultation dure une heure pour un maxi de dix personnes de la même famille. De sept heures le matin à dix heures du soir, avec une pause entre une heure et trois heures. Quatre vingt euros la consultation collective. Ça fait environ mille euros par jour pour le toubib ; il reste six jours ou sept, paie mille euros pour le loyer, trois mille pour les assistantes. Il lui reste deux ou trois mille euros que tu peux multiplier par quatre pour avoir le gain mensuel. Ils sont en « flux tendus » : il n’y en a pas assez. Les « assistantes », comme Aïcha, ont un travail dingue : organiser les rendez-vous, prévenir les familles, assurer le suivi des soins en commandant les médicaments sur internet et en visitant les familles ; tu en parleras à Aïcha. Elles sont quatre ici et nous passent des heures ; elles embauchent des copines parfois.
56En tout sur Avignon nous sommes une quarantaine de jeunes, moitié filles moitié garçons à travailler en permanence ; nous formons au fur et à mesure ceux qui nous remplaceront quand on passera aux circulations. Alors tu vois, sur une année, ça va chercher plus de cent jeunes casés. Je compte dans ce total ceux qui bossent avec les commerçants, généralement de la famille ; souvent du Maroc, ou avec les Turcs, d’Allemagne ou de Belgique. Parfois c’est une fourmilière ici ; pour les femmes nous avons notre pièce avec six ordis : elles paient chacune mille euros semaines pour l’ordi, qu’il faut souvent renouveler, à cause des repérages IP, pour le « téléphone portable-jetable », même problème, les GPS, nos salaires. Elles ne travaillent plus pour les maquereaux des clubs espagnols, mais pour notre maison, les macs qui les protègent sur la route, et il y a souvent de la baston, et pour la famille qui les suit. […] Je ne sais pas si elles continuent le trafic de coke, comme dans leurs anciens clubs, et si je le savais je ne te le dirais pas : ici il ne passe jamais de drogue. Ici, elles ne viennent pas mais sont connues par tous les commerçants [transmigrants] qui passent ; les photos et les cartes que nous avons les renseignent et souvent ils négocient une passe par notre intermédiaire. Mais ça nous embête, d’abord pour la discrétion de la maison, le tapin ça va pas avec le docteur musulman, ensuite parce que c’est parfois tendu ; la dernière c’est un Kurde iranien qui parle bien le français et qui me demande de lui arranger un rendez-vous. Elle répond, et ça s’affiche plein écran d’ordi « ét ce ki pu le mola ? » ; je te dis pas la suite.
57Retiens bien : la plupart des commerçants qui se croisent ici sont des diplômés dans leur pays ; les docteurs bien sûr, mais aussi des ingénieurs, des vrais commerciaux qui n’ont aucun espoir de travailler chez eux, ou pour une misère. Alors ils connaissent l’informatique, ils parlent l’anglais, et d’ailleurs même les paysans avec leur « broken » le baragouinent ; et quelques uns parlent le français comme il est écrit dans les livres, comme on ne sait plus le faire au lycée. Avec ceux-là, toi et ta collègue n’aurez pas à réécrire l’entretien.
Aïcha, Fatiha, assistantes médicales multitâches
58Les deux jeunes femmes travaillent en Avignon, dans la même maison que Mehdi. Aïcha est une « historique » à plein temps sur place depuis trois années. Fatiha, Française née au Maroc, réside avec sa famille dans les HLM : elle circule très souvent entre les appartements d’étape des transmigrants à Beaucaire, Arles et Nîmes, pour organiser l’accueil des « docteurs égyptiens » et pour distribuer des médicaments. Elle a été recrutée par Aïcha cinq mois avant notre rencontre.
« La nécessité d’organiser les passages des “docteurs égyptiens” est apparue il y a trois ans, à Arles et à Nîmes [Aïcha]. Les premiers qui sont arrivés accompagnaient des Irakiens kurdes, des Afghans, ou des Turcs qui passaient par l’Albanie et l’Italie, plutôt des Arabes de la région d’Adana. C’étaient des vrais médecins formés à Damas, à Beyrouth et pour certains à Sofia, en Bulgarie. Ils essayaient de trouver un travail dans les hôpitaux, ils savaient que s’ils étaient embauchés c’était pour un travail déqualifié mais ils espéraient passer des concours et, en quelques années, devenir de vrais docteurs des hôpitaux. Mais ce n’était pas aussi simple : travail de nuit, dans un milieu hostile, ils représentaient la dégringolade des statuts de soignants français, comme cela avait été le cas chez les ouvriers trente ans avant, ils parlaient peu la langue, et étaient surchargés de gardes de nuit, etc […] alors certains ont demandé aux associations proches des mosquées si elles désiraient des « soins musulmans » et surtout des visites sans dénudation des femmes. Comme ils travaillaient à l’hôpital de Marseille, tous les responsables religieux ont eu confiance ; mais ils exerçaient dans les villes en dehors de Marseille, par prudence. C’est à Nîmes et Arles qu’ils ont commencé. Et puis ils ont été rapidement appelés partout ; alors ils ont rejoint les appartements qui servent aux Marocains du commerce en fourgons [les transmigrants] à Nîmes, Arles, Beaucaire et Avignon. […] Alors il a été clair que ce triangle de villes était le centre, la plaque tournante de tous ceux qui prennent la route, docteurs, commerçants ou femmes. Au début on comptait chaque année le passage d’une centaine de docteurs ; aujourd’hui, avec ceux qui vont en Espagne et ceux qui remontent vers l’Allemagne, ou en descendent, c’est plusieurs milliers de docteurs qu’on croise. Pour la région de Toulon à Montélimar, Montpellier et Béziers, il faut compter environ deux mille passages avec arrêt pour consulter, de deux jours à une semaine. […] Mélangés avec ceux du commerce seulement à Nîmes, Beaucaire, Arles et Avignon, puis dans les locaux des associations, ou des mosquées, ou chez des particuliers, qui gagnent un peu d’argent. En tout je compte 27 lieux pour les consultations collectives ; Fatiha, elle, qui livre des médicaments dans quelques unes dit qu’il y en a plus de quarante dans la même zone. […] Quand ils s’arrêtent dans les appartements ou les maisons des Marocains, c’est souvent qu’ils s’entendent avec des commerçants pour faire la route avec eux. »
[Fatiha] « Quand on en parle comme ça, surtout des diagnostics avec les pouls, on pense à des guérisseurs ou à des charlatans. Pas du tout, ils ont des formations réputées […] et tous disent combien il est difficile d’entrer en médecine à Damas ; il faut être les meilleures mentions au bac. […] Alors, ce qui frappe le plus, c’est de les voir comme des guérisseurs et de constater qu’ils utilisent les médicaments les plus récents, qui ne se vendent pas encore en France.
« Ça fait partie de notre travail de chercher sur internet les médicaments qu’ils demandent. Ils lisent tous, en anglais, les revues spécialisées américaines et canadiennes et ils connaissent les médicaments les plus récents, qu’on n’aura en France que dans quatre ou cinq ans. […] Ils nous ont appris aussi à communiquer par Internet avec des docteurs des grands labos, pour la compatibilité entre médicaments, pour les variantes d’une molécule mieux adaptée à tel ou tel cas, et quand ils sont partis nous questionnons chaque fois qu’il peut y avoir un effet indésirable. […] Alors vous comprenez qu’il y a des filles au local, pour organiser les passages, d’autres aux commandes de médicaments et autres questions par informatique, d’autres aux distributions et au suivi à domicile des clients. Dans le triangle d’Arles, Nîmes et Avignon, dans la vingtaine d’appartements concernés, on compte plus de quarante filles aux ordi, autant aux distributions de médicaments et aux suivis, et une vingtaine, une par appartement, à l’organisation, comme Aïcha. »
[Aïcha] « On est débordées parce que il y a de plus en plus de clients qui ne voient pas les docteurs et qui veulent les mêmes médicaments que des voisins, parce que, aussi, il faut aller en chercher à Gênes ou à Barcelone où ils arrivent en quantité. […] Alors, voilà ce qu’on a décidé : certaines parmi nous s’installent en solo et se consacrent aux commandes et redistributions de médicaments. Nous les assurons de notre clientèle, mais nous leur envoyons tous ceux qui veulent les médicaments sans passer par les docteurs. […] C’est à Nîmes, dans les environs, qu’une de ces filles installée comme commerciale, a commencé à livrer des toubibs français à la recherche de produits américains récents. […] Si ça continue, c’est les demeurés qui iront chez le pharmacien. D’autant plus qu’aux ordis, ils cherchent des génériques et en trouvent à quart de prix.
« Les copines travaillent de six à huit heures par jour, y compris le samedi, et parfois le dimanche pour les responsables de l’organisation ; c’est bien payé, directement par les docteurs […] celui qui ne paie pas ne revient pas ici, ni dans la zone. Parmi nous certaines travaillent moins et profitent de leur expérience pour faire des études genre infirmière ou commerciale médicale. […] Mais ce n’est pas comme les garçons, nous ne prenons pas la route. »
Les incertitudes de Daniel
« Ce prénom, c’est celui que j’ai pris à mon départ de Ribnita, en Moldavie, ou plutôt en Transnistrie. Ingénieur de l’école supérieure de marine commerciale d’Odessa, en Ukraine, je n’ai trouvé que des embarquements en qualité de marin de base : à Odessa il faut être Grec ou Juif pour trouver un bon travail embarqué, surtout pas Russe, comme le sont majoritairement les Transnistriens. Alors quand, dans la famille, on a commencé à dire que ma cousine Irina, fille du frère de mon père, allait partir pour l’Espagne, je lui ai immédiatement dit que je désirais l’accompagner. Elle m’a répondu que ce serait bien pour elle que je l’accompagne. Je parlais le russe, l’anglais et le français couramment et la côte méditerranéenne espagnole, où elle se rendait, hébergeait de nombreux ports. Toutefois je trouvais bizarre qu’elle soit accompagnée, le temps du voyage, par un Ukrainien de Kretch, en face de Krasnodar en Russie, près de la mer d’Azov. Il ressemblait plus à un Abkhaze, c’est-à-dire un Géorgien, qu’à un Ukrainien. Des gens de sale réputation. Je suis allé directement à Barcelone où je l’ai attendue deux semaines : elle faisait une escale en Italie, avec le Géorgien. […] Je suis allé un soir dans un de ces “clubs” qui l’embauchaient et j’ai vu ce que je pressentais : il n’y avait de place, pour les femmes, que dans la prostitution ; celles derrière le bar ou au service de salle, cumulaient avec les passes. Il n’y avait que les balayeuses et nettoyeuses de wc qui semblaient épargnées : on n’avait pas fait venir Irina, belle fille de 19 ans, d’Ukraine pour nettoyer les WC d’un claque espagnol. […] Quand elle est arrivée, un lundi, elle était déjà différente : maquillage et habits nouveaux en faisaient mieux qu’une belle fille. Elle m’a immédiatement pris à part : “Iouri, j’ai croisé des filles qui revenaient d’Espagne : c’est très bien que tu sois venu, je dormirai là où on louera un appartement, en dehors du club. Et même il faudrait dire à la cousine Katia, qui voulait venir, de nous rejoindre. Celles pour qui ça se passe le mieux sont accompagnées d’amis et de parents.” “Mais les papiers ?” “C’est déjà en cours, pour Katia et pour toi ; ne t’en fais pas tous les deux vous ne mettrez pas un pied dans les clubs où je travaillerai. Je paierai la location de l’appartement, et vous trouverez un travail ; j’ai déjà des pistes : si je vais au club dont on m’a parlé, on prendra la place d’une famille, comme la nôtre, qui part.” » Et voilà. Tout s’est passé comme Irina l’a prévu.
« Elle a commencé dans un club près de la frontière française, à Figueras, et nous avons habité dans une vieille maison, très propre, d’un tout petit village à quinze kilomètres de là. Une fille serbe, qui vivait là avec des parents, venait de partir. […] À l’arrivée, Irina a reçu une avance de cinq mille euros et, quatre semaines après quatre mille euros pour son travail sur la route de Rosas. […] Au bout de trois mois, elle a travaillé dans le club pour quatre mille euros moins des charges de mille cinq cents euros. Comme nous avons le même nom, elle a déclaré que j’étais son mari : il y avait là beaucoup d’avantages pour elle, une sécurité au village, et pour moi, la couverture santé. […] Elle a eu les papiers au bout des trois premiers mois ; Katia et moi avons attendu trois mois de plus. […] En prenant la place des Serbes, nous avons hérité de leurs boulots. Katia visite le matin des personnes très âgées, il y en a tellement dans ces villages : toilette, médicament, accompagnement sur la place quand il fait soleil ; au bout de deux semaines Irina connaissait déjà beaucoup de phrases en catalan ; il faut dire que, en Transnistrie, nous parlions le russe et aussi le roumain, qui ressemble au catalan. […] Pour moi, ça a été aussi rapide : au rez de chaussée de notre maison, sur la place, il y avait un restaurant avec une large terrasse. Les propriétaires, un couple de catalans assez âgés, m’attendaient : ouverture le matin, derniers nettoyages et mise en place des couverts ; la cuisine commençait à une heure, avec les propriétaires aux fourneaux. Une femme du village arrivait et nous étions deux serveurs. […] Pour me payer, ils nous offraient le loyer du grand appartement, avec l’eau et l’électricité ; quand ils me demandaient de rester le samedi soir et le dimanche ils me donnaient cent euros. […] C’était bien, c’est comme si on était né au village. Les gens savaient ce que faisait Irina, mais ils faisaient tous comme s’ils l’ignoraient. Ce qui les gênait le plus, c’était notre mensonge sur notre mariage, Irina et moi ; aussi quand ils ont su qu’on était frère et sœur, ça a été une vraie joie ; à Ribnita nous aurions aussitôt vu arriver la police. Ici, les gens nous ont bien compris et ont gardé le silence. Seul le maire, “al batlle”, faisait semblant de croire à notre mariage. […] »
« Après trois ans et demi dans le même club, Irina a eu des propositions pour descendre vers le sud espagnol ou pour partir vers l’Allemagne remplacer une fille connue pendant sa première année de travail. Il restait une année à rester ici ou à traverser la France ; ce qui a été conseillé par un Marocain qui s’arrête régulièrement dans un club près de la frontière pour charger des produits passés par des Azéris et des Géorgiens et arrivés au petit port de La Selva : de la bonne électronique passée par les Émirats, des très bas de gamme venus de Chine, en petite quantité – ça ne se vend pas, c’est inconnu – cela quand le Marocain remonte en Europe ; des fringues turques et chinoises ou pakistanaises quand le Marocain descend. Sa maison, là où il fait étape et stocke, échange, est à Arles. Il a tout le matériel dans cette maison pour gérer la prostitution sur les routes, informatique, téléphone… Et c’est souvent qu’une fille accompagnée de parents ou d’amis passe. Alors, ce Marocain, ou d’autres, c’est eux qui tiennent les étapes avec des logements de l’époque où ils travaillaient en France, te dit l’emplacement de ta parente qui tapine, t’indique les jobs que faisaient tous les accompagnateurs. Chaque Marocain qui case la famille perçoit un loyer pour chaque activité qu’il permet. […]
« Pour nous, qui étions trois, Irina a trouvé une place à un carrefour de la grande route qui va de Fos à Arles. Pour la “centrale” des rendez-vous, c’était dans une maison d’Avignon ; pour habiter, Beaucaire où, avec Katia, nous avons vite trouvé des boulots d’entretien, et dans l’agriculture, les chevaux comme chez nous en Moldavie russe, et dans les installations du fleuve. Assez facile, nous avions les papiers espagnols qui nous permettaient de circuler en Europe. Le projet est de rester six mois de plus, s’ils sont d’accord sur la route, mais là où travaille Irina ce sont des Ukrainiens qui passent, autant dire des amis, et de reprendre un tout petit resto qui vient de fermer ; avec l’argent d’Irina, on ne demande que de touts petits revenus, alors ça peut marcher. Katia se débrouille bien en cuisine. Il faudra faire attention à ne pas laisser venir les ivrognes et les putes. […] C’est comme chez les Catalans, les voisins doivent nous apprécier. […] La prochaine étape sera plus simple, en Allemagne ; ce sera une grande ville, Irina aura un travail déclaré dans un eros center et nous, nous travaillerons avec d’autres Ukrainiens ou Russes, qui sont nombreux. On ne “coulera” pas autant d’argent qu’en France, où il faut acheter beaucoup de gens pour rester discrets. L’inconvénient pour l’Allemagne, c’est que tu as tous les collègues qui arrivent par l’Est qui ont une sorte de priorité ; mais ce qui les intéresse chez nous, c’est qu’en circulant par le sud, par la Méditerranée, on est associés avec des gars du Moyen-Orient qui ne remonteront jamais. Alors on fait le lien entre les uns et les autres. »
Azzedine : séparer le bon grain de l’ivraie
59À Nîmes, je dors dans notre appartement43, je me lève vers six heures, moment de départ des fourgons, et je me couche aux dernières arrivées vers onze heures du soir ; le temps de manger tous ensemble, et au lit.
60Tu veux savoir ce que je fais ? Toujours plus, toujours en désordre ; […] bon il y a les dedans et les dehors. Dedans, deux femmes viennent le matin, pour la vaisselle de la veille, la propreté, le linge et la préparation des repas : un chaud à midi, un froid le soir. Et puis c’est difficile, tout change selon les arrivées et les livraisons. Il faut dire qu’on ne fait pas les rendez-vous des femmes de la route, c’est Beaucaire, Arles ou Avignon qui s’en occupent. Par ici et tout autour d’Arles, les maquereaux ukrainiens et géorgiens sont trop mal vus. […] Par contre les docteurs et les médicaments c’est surtout nous et Avignon. Alors là tu connais puisque tu as parlé à Aïcha et Fatiha ; ce que nous avons en plus c’est beaucoup de clients qui sont pas Arabes, qui ne passent pas par les docteurs égyptiens ; ce sont des clients docteurs français qui nous passent des commandes délicates aux USA et au Canada. […] En clair les toubibs d’ici, des HLM, s’en vont à cause de nous, les gens font plus confiance aux docteurs égyptiens qu’aux charlatans des cités en blouse blanche ; et les toubibs qui sont pas d’ici, mais des beaux quartiers, spécialistes et compagnie, sont nos clients. Ils veulent tel nouveau médicament qui n’a pas encore de générique. C’est très difficile parce qu’il faut être sûr des labos, mais attention : pour eux on ne cherche pas les meilleurs prix, brésiliens ou indiens. […] Alors la fille qui cherche ouvre Merx-Canada : il y en a un paquet, des faux et le vrai ; alors va savoir ? Une seule méthode : tchatcher avec les docteurs du site (les faux n’en ont pas) repérer bien les liens : si tu vois apparaître .php ou .ru ou… Tu te tires, c’est des voyous. Nous avons six filles et toute une pièce pour le médical. […] Moi, ce qui m’intéresse, c’est les marchandises. Aux ordi ou à Skype – et notre adresse est connue en bien dans toute l’Europe – on essaie de faire venir tous ceux qui ont du matos de bonnes marques sous garanties internationales. Alors, ce matos on le monte là, dans ces deux pièces, la troisième c’est pour roupiller : six places en superposé ; la dernière c’est pour moi ou la famille. […] Bon, je t’ai dit du bon matos connu, des marques et pas d’occasions. Tu comprends, passé direct, sans taxes et frais commerciaux, les prix sont très bas, moins de la moitié, alors les imitations ou les sous-sous marques chinoises, pakistanaises ou serbes, ça vaut pas le coup. Les clients connaissent tout, quand ils voient un olympus à trente euros, ils savent que c’est un ceci ou cela, que l’optique est Zuiko x 4, qu’il y a l’anti-tremblements, etc. alors si tu mets en face un chintok de plastoc à vingt cinq euros ils te demandent pour qui tu les prends, ou bien des marques chinoises qui passent la rampe, comme Acer, mais alors leur commercialisation, c’est les mêmes chemins que Samsung, le coréen, c’est-à-dire les grands financiers, pas les contrefaçons et les tissus, et puis, c’est passé par Taïwan, alors tu retrouves vite Hong Kong là-dessous, c’est pas du chinois de chez chinois ; les gens, les clients, jeunes ou vieux, Français ou Arabes, connaissent les marques et les nouveautés à premier prix ; ils voient la pub et ils divisent le prix par plus de deux, et ils ont la valeur « tombé du camion ». Et les toubibs qui nous demandent de trouver de nouveaux médicaments nous passent aussi des commandes pour des appareils très haut de gamme : là c’est très difficile parce qu’il faut trouver un passeur, etc. Alors ici, on débarque toujours les bons produits, et je contrôle tout, et d’autres prennent ce qui leur convient. C’est moi qui arrange tout ça : et c’est du boulot, oh oui. Comme ils disent, je « sépare le bon grain de l’ivraie » : bons produits et bons commerçants. […] C’est moi qui montre ma figure, sur Skype, pour demander à un Italien, un Hollandais ou un Bulgare la garantie d’honnêteté du gars qui a fait la route et débarque ça. Devant l’écran. « Tu me reconnais ? – oui bien sûr ! il répond le Hollandais – Et lui ? je dis en rapprochant sa tête de l’écran. Il est passé il y a trois jours, je lui ai pris xxx et refilé yyy. Bon, ça va, merci, je dis. » Et alors je prends ou j’échange, prix Fnac moins soixante ou soixante-cinq pour cent. Mais s’il répond : « Jamais vu, qui c’est ? » alors là je laisse le gars qui veut me fourguer sa marchandise s’expliquer « Oui, mais c’était pas toi, c’était un gars comme-ci comme ça » et alors si l’autre répond « tu me prends pour une pipe », je le remercie et je vide le gars et sa marchandise. Et quand des nouveaux de la route, surtout de l’Est, arrivent avec leur fourbi, les copains qui travaillent ici, nous sommes sept pour le commerce, rappliquent, ceux des ordis, celui du parking et l’un ou l’autre des convoyeurs « de proximité ». On n’a jamais eu de problème. […] oui, j’ai dit « les convoyeurs de proximité » : c’est ceux qui livrent la marchandise, avec les fourgons, aux commerces qui marchent avec nous, depuis ici jusqu’à Barcelone. C’est fini l’époque des gars qui faisaient mille kilomètres en livrant tous les cinquante kilomètres, maintenant, dans le triangle44 on concentre tout puis on livre la moitié de la France, de Toulon à Vienne et à Toulouse ; il y a des régions où on est inconnus, Bordeaux, Nantes, etc. Ils sont pas sur la route, quoi. […] Sur Nîmes, en tout, il y a cent quarante à cent soixante jeunes qui bossent avec nous. Et ça roule beaucoup, dans l’année ça fait facilement deux cents ; ceux qui partent ont appris à se démerder ici. Et ils ont le mot de passe à Amsterdam, Bruxelles, Prague, Milan, Tetovo ou ailleurs : « Salut, j’ai travaillé pour Azzedine, à Nîmes », aussitôt, liaison Google ou Skype, et, après quelques mots amicaux entre nous : « Tu as besoin de quoi ? » et c’est parti pour le jeune.
61Nous, les étapes du triangle, on s’adresse qu’à des centres aussi importants, c’est-à-dire deux autres en France, près de Lille et de Strasbourg, idem à l’étranger. […] Nous sommes tous situés en dehors des grandes villes, ça c’est le vieux système, et maintenant des triangles ou des carrés de petites villes avec des côtés de quatre-vingt kilomètres. Eh oui, ça bouge vite, Perpi-Montpellier-Toulon, c’est l’ancien temps ça. Maintenant, on est comme les aéroports : les plus grands sont à cent kilomètres des villes. […] Je te ferai pas ton travail, mais je te dis, devenir moderne, c’est faire tous les produits, sauf les criminels, de bonnes marques, aux plus bas prix, livrés et diffusés dans des triangles à la cambrousse, chez nous, quoi, par des gars de la route de plus en plus différents. Si tu as saisi ça, tu as tout compris. […] Et avec l’informatique nous couvrons un beau morceau du monde : Afrique noire et arabe, Europe, bien sûr, Golfe et Iran, Turquie, Afghanistan et Pakistan, Russie et Caucase. Ça c’est les endroits qu’on contacte directement, et si on regarde la provenance des produits, le monde entier sauf la Chine, le Vietnam, l’Inde, parce qu’on fait pas les vêtements, les jouets, les contrefaçons et les merdes électroniques.
62Les voisins ? Tout l’immeuble est client des docteurs égyptiens. Trois hommes dans l’immeuble et une douzaine dans le quartier ont travaillé avec mon père dans les services de nettoiement. Mon aîné a vendu des légumes sur les marchés et nous avons tous, frères et sœurs, fait l’école et le collège avec les jeunes du quartier et de la ville. On est d’ici, et on a réussi, comme chez nous, à Fès. […] Tous, mes frères et mes sœurs, viennent ici quelques jours ou quelques semaines ; ils amènent des amis du bled qui cherchent s’il y a pas une « miss visa45 » pour les installer par là. […] Alors, tu vois nous sommes le carrefour des marchandises, de la santé, des unions.
63[…] Par rapport aux politiques du coin ? D’abord y en a pas ici, dans les cités. Ensuite ils y comprennent rien ; à chaque élection ils nous passent des papiers pour devenir plombiers ou pâtissiers. […] Alors leurs « services sociaux » ? Utiles quand tu connais tes droits ; quelques éducateurs et des assistantes voient bien que devant certains immeubles il y a beaucoup de fourgons, et alors ? Tu as bien compris que nous avons besoin de tranquillité pour nos jobs. Alors tout se passe bien. À Marseille, il faudrait s’entre-tuer avec les milliers de prétendants caïds. Laissons-leur la dope et les trottoirs.
En route
Diversités cosmopolites. Relais locaux des transmigrants : rapports avec les « autochtones »
64Nos enquêtes, dès lors que nous avions identifié la centralité européenne du triangle Avignon-Arles-Nîmes, se sont déployées vers les deux territoires circulatoires les plus proches qui alimentent principalement cet espace en transmigrants et en marchandises : l’Espagne et l’Italie.
65En Espagne les circulants qui veulent rejoindre Nîmes46, Arles et Avignon, sont ceux répartis le long des côtes du Levant, de la frontière nord-est, la Junquera, à Barcelone, Valence, Alicante, Grenade, Almeria, Malaga, Tarifa et Cadix : il s’agit surtout d’une population circulante d’environ dix mille personnes par an, formée pour moitié de travailleuses du sexe exerçant dans les « clubs », originaires des Balkans, du Caucase et du pourtour sud-méditerranéen, et de transmigrants de mêmes origines en « fin de course » pour des transactions commerciales de produits « passed by Dubaï ». Quelques centaines de « docteurs égyptiens » complètent cette cohorte. Environ cent vingt mille transmigrants marocains47 empruntent régulièrement cette voie, depuis les années 1990, pour rejoindre les nations européennes. Une variante de cet itinéraire conduit les transmigrants par Lleida, ou Lérida, vers l’Andorre avant de rejoindre en France le vaste territoire des circulations circum-méditerranéennes. De nombreux/ses Sud-Américain(e)s circulent là.
66En Italie, Bari et Brindisi sont les principaux ports, sur la mer Tyrrhénienne, qui accueillent les transmigrants passés en Bulgarie à partir des nations riveraines de la mer Noire et pratiquant le commerce « poor to poor ». Ils sont accompagnés d’Albanais. Nos évaluations vont de huit mille à douze mille Afghans48 et Iraniens et Kurdes, annuellement et d’autant d’Albanais. La voie par Trieste est rarement choisie : la traversée de la Croatie ou de la Slovénie étant perçue comme très risquée pour ces commerçants. Après les deux ports italiens, c’est la direction de Naples et Gênes qui est majoritairement choisie.
67J’effectuai dans chacune de ces nations une première tournée dans les villes situées sur les territoires circulatoires qui les relient au triangle camarguais, en remobilisant localement des collègues déjà associés à des recherches antérieures. Une deuxième tournée, après repérage d’appartements d’étape, me permit d’enregistrer des entretiens collectifs : les rendez-vous et « le droit d’entrée » fut négocié via Skype grâce à des responsables d’appartements-étapes avignonnais et nîmois49. Le plan d’enquête se déroula correctement en Espagne, mais en Italie, le laboratoire français gestionnaire de la recherche ne sut l’administrer. Je me repliai donc sur des réunions à Imperia et à Turin, passages obligés, mais évidemment en perdant une précieuse substance.
Ne jamais rester entre soi
68La mixité des groupes de transmigrants se forme rapidement ; en Espagne dans le sens de la redescente les Marocains, au volant de fourgons chargés de marchandises achetées aux Turcs en Allemagne et en Belgique, telles que tapis, ustensiles ménagers, chaussures pour les marchés de Casablanca ou d’autres villes, transportent des transmigrants d’autres origines. Les arrêts dans les appartements-étapes sont autant d’occasions de transporter un collègue turc, ou d’une autre origine, sans véhicule. Les accompagnements se décident pendant le court séjour d’étape ; les conducteurs marocains achètent alors, à Nîmes, des produits « passés par Dubaï ». Il n’est pas rare qu’ils séjournent une soirée avant de reprendre la route le lendemain vers cinq heures ; ils signalent alors les étapes qu’ils font dans les clubs prostitutionnels du Levant espagnol pour compléter leurs achats d’appareils électroniques auprès des nombreux Géorgiens ou ukrainiens qui y travaillent. Leurs interlocuteurs, eux-mêmes chargés de ce matériel, trouvent là une bonne occasion de rencontrer ces « commerciaux de clubs », tout en se délestant en cours de route. Ainsi, il n’est pas rare de voir des groupes de trois ou quatre transmigrants dans les aires de stationnement autoroutières, bien sûr, mais aussi dans des commerces de villes côtières.

Carte 1 : circulations des transmigrants vers Nîmes, Arles, Avignon. Réalisation : Laurent Jégou, atelier de cartographie, université de Toulouse le Mirail

Carte 2 : Les trois « triangles »…
Réalisation : Laurent Jégou, atelier de cartographie, université de Toulouse le Mirail
« Avant qu’on se soit tous rejoints vers Nîmes-Arles-Avignon, et Milan-Gênes-Massa pour le bas, et Strasbourg-Bruxelles-Augsbourg pour le haut, ceux de l’est du sud et des pays arabes après la Turquie, jusqu’en 2005, on faisait chacun des routes fixes ; tu étais Marocain ? alors tu t’arrêtais au port d’Alicante, rencontrer des Algériens, ou à Crévillente, sur l’autoroute, et puis à Valencia, quartier du Port, et puis à Tarragone où des nôtres commençaient à s’installer sérieusement, et puis à Barcelone, Sta Colona, et Perpignan, puis Béziers et Montpellier. Arrivés à Nîmes ou Arles, on était fatigués et on avait fait toutes les affaires ; […] c’est alors que le triangle [Nîmes-Arles-Avignon] est devenu l’endroit ou il y avait les rechargements les plus importants et les plus divers. Les Turcs et les Polonais arrivaient là en venant du nord, les Albanais, les Afghans, les Kurdes, à Avignon et Arles. Le triangle de toutes les rencontres, de toutes les commandes, de tous les produits, est apparu en six mois. Les nôtres qui font la route et ont gardé l’appartement dans le coin ont créé les étapes-entrepôts, avec deux ou trois emplois pour la famille et tout plein de boulots pour les jeunes du coin, filles ou garçons, mais biens. […] Avant de partir du Maroc, tu as prévenu par un forum internet, que tu passes, que tu auras ceci ou cela et qu’il te faut ça. Si tu reçois une réponse “rappelle S”, tu ouvres Skype, ou le chat gmail, c’est pareil, et tu causes avec le responsable. Tu sais qui sera là et ce qu’il y aura, et l’argent que tu dois prendre, ou faire en route. Ah non, ça n’a plus rien à voir avec avant : maintenant on a trois beaux triangles celui de Nîmes, qu’on peut rejoindre d’un coup à vide, avant de redescendre par étapes pour livrer. […] Et puis plein de choses à faire : par exemple partir vers le triangle de Gênes, Milan, Massa ; là-bas il y a tout ce qui vient de l’est, de la mer Noire jusqu’en Arabie et Iran, sauf la Turquie, parce que les Turcs ils ont que l’Allemagne comme route. Et si tu te dis, on te le dit à l’étape, que tu as intérêt à remplir ton fourgon de frigos allemands ou tchèques ou polonais qu’une usine liquide, tu montes jusqu’au grand triangle Bruxelles, Strasbourg, Augsbourg. […] Et puis tu fais les étapes que tu veux : j’ai fait il y a deux mois un Maroc-Avignon, puis un Avignon-Bruxelles avec deux étapes, Lyon et Metz, et après Bruxelles je suis passé par Paris pour décharger à Cahors et Toulouse ; je suis revenu à Nîmes : rechargement et départ en cinq étapes, Perpignan, Tarragone, Valencia, Grenade, Malaga. […] La semaine de sept jours, huit mille euros.
« Ça, avant 2005, c’était impossible. Est-ce que tu comprends ce que ça veut dire ? On est complètement libres pour le choix des marchandises et des itinéraires, c’est comme si on avait un vaste rayonnage des produits du monde, et dans les allées des gars, tous copains, vas-y, prends, combien d’autres tu en veux. […] Le temps des notaires, ces épiciers qui dans toutes les villes disaient si tu étais honnête et si tu pouvais continuer, est bien terminé. Maintenant c’est des jeunes de chaque pays qui voient tout ; ils font toutes les relations et ils repèrent vite les brebis ; et ils commencent à faire la route avec nous. […] En tout cas on sort de nos routes des années 90, des douaniers et des méfiances. Maintenant il faut être avec des étrangers, les prendre dans les fourgons, les voir à Skype, arriver à leur parler et à les comprendre : alors, oui, on se ballade dans les rayonnages du monde. On a à portée de main et à bas prix tout ce qui peut satisfaire tout le monde. Dieu soit béni, nous devenons tous proches de tout et de tous. »
69Le spectacle de transactions, alors que je rejoignais le rendez-vous donné par un Marocain, les deux Baloutches iraniens, et le Serbe, dans une arrière salle d’un club prostitutionnel proche de Benidorm était bien une illustration des propos précédents. Dans cette salle de six mètres sur dix, entièrement crépie de ciment brut, et pouvant faire office de garage, avec sa large porte métallique, six longues tables supportaient des tonnes de marchandises ; mon ami Ahmid aidait ses trois accompagnants à décharger leurs derniers produits « passed by Koweït City » et choisissait pour lui-même d’autres marchandises « aux normes de Casa », disait-il avec un grand sourire. Deux « gardes » géorgiens, un serveur espagnol et trois jeunes femmes des Balkans étaient là : notre groupe de dix personnes s’assit sur des couvertures hâtivement étalées sur le sol. Ce sont les jeunes femmes qui parlèrent d’abord : « Ahmid comment va xxx, toujours à Nîmes ? […] et yyy tu as pu la voir à Karlsruhe, comme tu me l’as promis ? » Aussitôt, avec un grand sourire, Ahmid alla chercher un sac à dos jeté derrière le siège du conducteur du fourgon, et il tendit à la femme qui l’avait interpelé une photographie et un petit paquet : larmes et embrassades. Les boissons et conserves de coquillages arrivèrent, le serveur nous avertissant que « d’autres demoiselles attendent ». Des va-et-vient, gérés par un Géorgien et par Ahmid s’établirent pendant que les Iraniens et le Serbe, compagnons de voyage, négociaient âprement avec l’Espagnol. Tout à coup un Iranien hurla dans un brokenenglish déjà élaboré. « So you think I have done the roads from Turkey to Spain for give you these treasures at the price of your potatoes for pigs. » Le subrogé Espagnol s’exclama, sur le même ton « Pizzo ! ! ! Puerco islámico ! » révélant son identité italienne en même temps que son quant à soi ethnico-religieux. Ahmid me souffla à l’oreille : « T’en fais pas, c’est toujours comme ça, ils n’ont pas sorti les couteaux ». Rassuré, j’assistai à la décrue : les deux protagonistes se firent l’accolade et engloutirent des conserves de poulpe à l’ail ; l’huile d’olive qu’absorbait une couverture éloigna deux jeunes femmes. Pour l’occasion, – était-ce pour fêter la révélation identitaire de l’hispano-italien ? –, une bouteille de Martini fit son apparition. Mais la fluidité identitaire du maître des lieux reprit lorsqu’il commanda « duo cafés » au serveur. Avec un grand sourire Ahmid lui glissa à l’oreille « achtung, due-dou-é si tou é italiano », J’apprendrai plus tard, et hors brokens variés, qu’il s’agissait d’un Autrichien. Évidemment je pensai immédiatement que nous avions là un témoin de tous ces commerces à l’histoire de vie intéressante : je lui demandai en italien puis en espagnol si je pouvais le voir pendant une demi-heure : « no comprendo lou francès » fut les seuls mots que j’obtins de lui. Accompagnés d’un grand sourire…
« Où qu’on [un Kurde] s’arrête en Espagne on rencontre des clients, de suite ils comprennent qu’on vend pour eux. Dans les campagnes ils s’en moquent que tu viennes depuis l’autre côté de la Méditerranée : si tu apportes quelque chose, tu es le bienvenu ; et si tu n’as rien aussi. […] Et puis, écoute bien : chez nous, et sur les côtes de Turquie, dans les Balkans, partout en Italie, dans le sud de la France, en Espagne, quand on veut se reposer et dormir, on s’allonge par terre, sous un olivier, jamais sous un figuier ou un tilleul, ou, mieux, près d’une rivière. Ça, c’est la route qu’on connaît, où on sait comment se débrouiller. Alors tous les habitants ne sont pas différents de toi ; ils portent des pantalons plus serrés, mais c’est la même odeur et les mêmes herbes qui collent dessus. Et il y a du vin partout, des musulmans aussi et des chrétiens aussi : à Trabzon il y a des femmes religieuses au milieu de la ville, à Istanbul je te dis pas, tu vois plus de barbus curés que musulmans. […] Tu as compris ? Nous sommes toujours chez nous, et la religion n’y change rien. Quand je t’ai dit qu’on découvrait, au début, que l’islam était partout et nous traçait la route, c’était comme ça au début, quand nous pensions que plus nous irions loin, plus les différences seraient grandes. Tous les compagnons de route te disent cela au début. »
70Sur les voies qui mènent en Italie les sociabilités sont plus intenses d’évidence ; non que les transmigrants originaires du Moyen orient, du Caucase et des Balkans soient « naturellement » plus sociables, mais surtout du fait de l’implantation ancienne de l’islam et des traces encore vives de la présence ottomane. La transmigration irano-afghane, baloutche dans ses premiers moments, de 2001-2002, associée aux ventes massives, à prix coûtant, de marchandises en provenance du Sud-Est asiatique vers le Golfe, est allée émerveillée, à la découverte d’un interminable « corridor musulman » transversal à l’Europe méridionale. Traversée la mer Noire, les Pomaks bulgares accueillirent ces commerçants Baloutches, au nord comme au sud de Sofia, dans les Rhodopes : Slaves islamisés qui les accueillaient dans leurs mosquées et les embauchaient dans les emplois agricoles saisonniers qu’apprécient les transmigrants pour « économiser le voyage ». Les Turcs en transit vers l’Allemagne, peu estimés localement, n’étaient plus leurs seuls interlocuteurs, ni les Syriens demeurés en 1991 à Sofia, dans le commerce des bijoux et des produits électroniques, dans le cœur de la vieille ville. Des « authentiques Bulgares »50 qui accueillaient les Baloutches afghans comme iraniens dans leurs granges, partageant la potée de choux et de mouton. Les premières unions entre Pomaks bulgares et Baloutches datent de 2006. « Ils sont trop blancs et nous trop gris : on va inventer une nouvelle couleur sur la palette des origines » me dit, en 2007, un jeune Afghan51. De Kjustendil à Skopje, capitale de la Macédoine, il n’y a que deux heures de camion : véhicules à plateaux qui, par Tetovo, capitale de la partie albanophone, entretiennent l’économie de troc avec le Kosovo. Du carburant, des outils et des vêtements sont échangés contre des agneaux et des produits agricoles. C’est là, dans une grande ferme pauvre mais rassemblant plusieurs dizaines d’ouvriers autour d’un propriétaire musulman et albanophone, que je fus admis dans une grande salle d’accueil aux murs ornés des portraits, gravés pour les plus anciens, et photographiques pour les plus récents, des Sultans : « Il y a de la place pour ceux qui doivent venir. Ce sera alors la fin des guerres qui nous déchirent depuis la grande catastrophe de 1912.52 » Immanquablement les Afghans qui passaient par la ferme étendaient les bras et, mains ouvertes, paumes vers le haut, récitaient les sourates que le maître des lieux entamait. « Comme chez nous quand on rend visite à un défunt ». Comme « chez eux » encore ils arrivèrent à Durrës, port de Tirana sur la mer Adriatique.
« Jusque là, on [un Kurde] a reconnu nos frères, et pas que sur un seul passage, sur des kilomètres de large, on a taquiné les filles et ri avec leurs pères, pendant que leurs frères nous faisaient les gros yeux. Comme chez nous. […] Le jour de prière nous allons à la mosquée […] Chaque fois que nous repassons nous allons voir nos connaissances, et d’autres, nouvelles. Certains des nôtres, jusque là, sont restés le long des routes, dans une ferme qui les a retenus, ou avec une famille de commerçants ambulants de village en village. Ils deviennent notre mémoire du voyage, parce que nous nous écrivons ; les familles qui n’en peuvent plus de ne plus voir leur fils, viennent parfois jusqu’ici, mais c’est difficile avec le grand malheur que vit notre pays, “asservi pour votre liberté” qu’on nous dit, coupé en trois. Il faut dire qu’au retour d’Espagne, pour ceux qui vont jusque là, de France ou d’Italie, des jeunes nous accompagnent pour leur premier voyage, et même certains qui sont, comme dans les Balkans, en terre d’islam. Ils resteront près de Trabzon ou de Samson, en Turquie, pendant que nous retournons chez nous et là ils essaieront de charger des marchandises passées par Dubaï. Il faut se rapprocher des transports entre les petits aéroports de la côte turque de la mer Noire et ces villes. Mais c’est difficile pour eux, car les commanditaires n’ont pas de pouvoir sur leurs familles, en cas d’escroquerie ; alors, on les recommande lourdement, ou bien ils attendent notre retour. […]
« À partir de Durrës, les Albanais nous préviennent quand nous allons pour la première fois vers l’Italie : attention, les nôtres ne sont plus dans les campagnes, les chrétiens dominent et les nôtres sont enfermés dans la misère. […] Ceux qui disent ça ont pas vu les Pomaks dans les montagnes ou les Albanais à Tetovo. […] Qu’ils soient pas des fidèles, en Italie, on a compris dès qu’on arrive au port de Bari ou de Brindisi, avec leurs églises et les policiers aux têtes des soldats de l’OTAN à Hérat. […] Mais ce sont des braves gens, les Italiens, quand nous allons rechercher nos paquets chez les pêcheurs ils nous invitent et jamais il n’y a de disputes pour le prix de l’aide. […] Mais à partir de là les nôtres, les Marocains et les Algériens sont dans les villes, entre eux. […] Les autres, chrétiens ou sans religion, ne sont pas un problème pour nous d’abord parce qu’on ne fait que passer, passer, traverser, repasser, et ils ne nous saisissent jamais : ils n’ont pas besoin de nous faire une place dans leur décor. […] Pour le commerce, ça redevient sérieux, il faut se décider pour Massa-Genova ou pour le triangle français ; dans le premier cas tu reviens par le même chemin après avoir déchargé et rechargé avec des produits italiens, français et espagnols, à revendre pendant le retour. Sur la route de Bari à Napoli on a l’occasion, ceux qui savons nous en servir, de contacter les forums, les tchats et Skype. Alors on prépare Gênes ou Avignon, ou les deux à la fois. […] Dès qu’on met un pied en Italie, on travaille et on fait la route avec toutes les nations, Polonais, Ukrainiens, Slovaques, Italiens bien sûr, Marocains, Algériens, Tunisiens, Égyptiens, et ceux qui se sont déjà associés dans les Balkans. […]
« Il y a beaucoup de Noirs dans les villes ; la misère, ils dorment et mangent dans des bâtiments en construction ou bien, à Naples, dans des immeubles du centre secoués pendant un tremblement de terre. Ils nous accueillent facilement, mais ils ne veulent pas ou ne peuvent pas nous rejoindre sur la route. […] Ils vendent des contrefaçons sur les trottoirs, sacs de cuir, lunettes, montres, ou bien dans des marchés, comme celui de la gare.
« Si tu choisis d’aller vers Avignon et Nîmes, tu peux te préparer à aller en Espagne ; mais tu peux remonter vers l’Allemagne ; il faut y aller avec des Turcs, et c’est payant ; il te faut redescendre par l’Ukraine, la Russie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan : tu es vite à poil ; ou bien par la Slovaquie et la Serbie, mais tu trouves vite ceux qui remontent avec plein de marchandises après la traversée de la Bulgarie. […] Mais tous tes projets peuvent changer quand tu es dans les refuges, les appartements des “triangles”. Pour nous Avignon ou Nîmes. Là, tu as des indications précises. […] En fait, et je fais des tournées depuis neuf ans. Au début nous faisions des sauts de puces, tous, à l’est, à l’ouest, au nord ; dans les années 2005-2007 on a commencé à voyager loin et avec d’autres ; et maintenant on a trois grands triangles, on est tous mélangés et on va partout sans se soucier des grandes villes et de tous les chefs flics et voyous qui y sont concentrés.
« De toute façon on sait qu’on trouvera toujours un itinéraire où charger et revendre des marchandises. Il arrive même que pendant plusieurs jours d’étape on fasse des livraisons près de la ville où on s’est arrêtés.
« Je voudrais que tu comprennes que l’Europe, les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient et leur mer Noire, c’est un mouchoir pour nous ; comme deux villages voisins pour les immigrés que nous rencontrons dans les étapes. On a toujours dans la tête une carte des passages à travers quarante nations, avec les adresses de tous nos amis. […] À Nîmes ou à Liège, on se dit les noms du douanier et du policier d’Odessa, en Ukraine, ou de cent autres endroits, qu’il faut prévenir, avant de passer. Ceux qui font le meilleur prix, parce que tous tendent la main. »
71Ces propos suggèrent des logistiques modernes de transports de marchandises… Sinon que les transmigrants ne possèdent aucun véhicule et fonctionnent non pas à partir d’un système de commandes formalisé, mais d’accointances nées pendant leurs mobilités… Et savent simplifier autant que possible les formalités de passage par ce savoir irréductible du passeur, revendiqué par tous en tous lieux : « la connaissance des hommes »…
L’ampleur de la transmigration et de son influence sur les immigrants sédentaires ?
Les transmigrants
72Les chiffres que nous donnons sont des approximations : nous avons relevé systématiquement les dimensions des mouvements que nous décrivons mais, si pour les Marocains, par exemple, nous possédons six évaluations couvrant ces vingt dernières années, nous ne possédons d’autre évaluation pour les Afghans, ou les « docteurs égyptiens », que les « je crois que », les « environ », etc, des principaux témoins-partenaires de leurs passages ; pour les travailleuses du sexe, cinq années de suivi attentif de ces transmigrations, dans les Balkans, dans le Sud italien, les clubs du Levant espagnol, les routes méditerranéennes françaises, nous permettent des approximations fiables. On aura évidemment compris que c’est moins une approche par flux qui nous a mobilisés, que l’apparition d’un phénomène nouveau.
Les marocains
73Les dénombrements que nous avons effectués à la frontière franco-espagnole, par périodes d’une semaine par mois en 1991, 1993, 199553, nous ont permis d’identifier la naissance et la stabilisation du flux de transmigrants marocains et algériens (transitant par Alicante ou Almeria, vers Oran : 10 % environ de l’effectif marocain) ; des prises de mesure en 2001 et 200554, selon d’autres méthodologies, ont confirmé ces mesures.
74De 3000 en 1991, à 30 000 en 1993 et 120 000 en 1995, le « point de stabilité » s’est établi, au début des années 2000, autour de 130 000 transmigrants par an pratiquant au moins deux voyages par mois à travers trois nations européennes : Espagne, France et Italie, ou Allemagne, ou Belgique. Il s’agit de l’effectif le plus nombreux. Les logiques, et logistiques, commerciales ont évolué de chargements et distributions linéaires de tapis belges et électroménager français, italien et allemand, vers une adaptation aux échanges poor to poor vers 2007 : approvisionnements en montant et en descendant, auprès de clubs prostitutionnels du Levant espagnol, en produits « passed by Dubaï ».
Les afghans
75Nous avons aperçu leur présence, dès 2001 à la frontière espagnole, à Valencia, Alicante et Almeria : les effectifs étaient maigres, tout au plus et au total 300 personnes, important des marchandises des Émirats et travaillant, chaque fois que possible, dans les vergers du Levant (orangers), dans l’horticulture andalouse, et sur les chantiers de constructions. Cela nous a toutefois motivés pour nos recherches sur les transmigrants du Caucase et du Moyen-orient. En 2005, nous évaluions le « contingent » géorgien, kurde, irakien, iranien et afghan, présent sur le Levant à plus de 25 000. Ils étaient partie-prenante de la mobilité générale poor to poor, et en contrepartie, moins présents sur les chantiers ou les exploitations agricoles. Des transmigrants de mêmes origines arrivent désormais en France par l’Italie. Nous pouvons estimer leur présence, sur la base de nos enquêtes dans le triangle Avignon, Nîmes, Arles, à plus de 10 000.
Les femmes transmigrantes pour le travail du sexe
76L’enquête systématique que nous avons menée en 2008-201055 nous a permis d’identifier un flux annuel d’environ 8 000 femmes originaires des Balkans et du Caucase, parmi lesquelles 3 000 ou 4 000 poursuivaient la transmigration vers le nord de l’Europe, avec une traversée de plusieurs mois de la France par les voies méditerranéennes et rhodaniennes. Il faudrait ajouter à cet effectif celui, nettement plus important, des travailleurs(ses) du sexe sud-américain(e)s : nous prendrons comme base un effectif semblable à celui signalé pour les transmigrantes du Levant espagnol. Les chiffres qui circulent concernant ces migrations latino-américaines pour le travail du sexe sont dix fois supérieurs mais nous n’avons lu aucune étude convaincante. Nous nous en tiendrons donc à 8 000 personnes transmigrantes.
Les « docteurs égyptiens »
77Le phénomène, discret, nous est clairement apparu lors de la présente enquête (2010-2012). Nous avions précédemment (2008) identifié pendant nos enquêtes en Bulgarie des passages de médecins syro-libanais pour l’Italie, la France et l’Espagne, et nous pensions qu’il s’agissait de la migration professionnelle de quelques centaines de médecins vers les hôpitaux des trois pays cités. La présente enquête nous a permis de mieux comprendre la pluralité de leurs rôles et d’évaluer, en admettant que les effectifs soient identiques en Italie et en France, et jamais spécifiques pour l’Espagne, leur nombre autour de 6 000 pour les trois pays. Environ 2 000 cherchent à rester dans des institutions sanitaires ; les 4 000 autres fonctionnent en tournées incessantes. Il faudrait augmenter ce chiffre de quelques milliers, prenant la « voie des Turcs » par l’Autriche et l’Allemagne.
Autres effectifs
78L’économie du poor to poor étant le critère de choix des populations de transmigrants envisagées dans cette recherche, nous n’avons pas évalué les effectifs subsahariens : l’« entre-pauvres » est évidemment important sur le continent africain, par la voie de Djedda, par l’Inde, et par le relais chinois des Philippines. Pour notre part, nous n’avons pas trouvé d’Africain subsaharien sur nos terrains d’enquête, si ce n’est des vendeurs de rue de contrefaçons, en Italie. De la même façon, la migration chinoise génèrerait un effectif important de transmigrants, à partir de l’Italie. Ils ne sont pas visibles sur nos terrains.
79Donner le chiffre de 200 000 passagers annuels en qualité de transmigrants en France c’est se situer dans le bas de la « fourchette » ; pour l’Europe, il faut évidemment multiplier ce chiffre…
Influence sur les migrants sédentaires
80Nous ne pouvons qu’extrapoler à partir de notre base d’enquête liée au triangle Avignon, Nîmes, Arles. En 2011, plus de 240 jeunes, mobilisés en premier lieu par l’accueil d’étape des transmigrants, sont entrés dans les circulations du poor to poor. Nous pouvons supposer que six à sept cents jeunes sont concernés, en France, par ces « sorties ». Si nous maintenons les proportions de genre, cent cinquante à deux cents jeunes filles seraient concernées. Il s’agit bien sûr de l’amorce d’un processus. Toutefois ces « sorties par le bas » sont très concurrentielles de celles « par le haut » que proposerait l’État français, notamment dans le système éducatif…
Notes de bas de page
1 Par exemple pour une recherche récente sur l’usage de l’internet médical par les transmigrants. Voir Réseaux février-mars 2010, Alain Tarrius, « Transmigrants pendulaires entre Maroc et France et accès aux soins », no 159, volume 28, « Les migrants connectés, T. I. C., mobilités et migrations », coordonné par Dana Diminescu et Dominique Pasquier. Recherche menée pour la MIRE-DRESS.
2 Réponses positives (signalement d’adresses et souvent de dates de passage) obtenues après envoi de 216 courriels. Les questions posées étaient : « Où t’arrêtes-tu en Espagne, en France, ou dans un autre pays d’Europe : pour dormir, pour stoker des marchandises, pour utiliser Internet ou Skype ? Dis seulement le nom de la ville. » 145 réponses puis : « Est-ce que tu rencontres là d’autres commerçants de la route ? » 124 réponses positives (celles retenues comme échantillon) enfin : « Est-ce que tu es aidé, quand tu t’arrêtes, par des jeunes du quartier ? » 76 réponses positives inclues dans les précédentes ; 112 m’ont permis de localiser l’immeuble d’étape. Lors du premier déplacement, du 20 février au 6 mars 2011, je rencontrais des collègues de huit universités espagnoles et leur indiquais les contours des groupes de transmigrants que je voulais rencontrer. Le second, du 11 au 20 septembre, permit les rencontres espérées dans cinq villes. Pour l’Italie, je dus interrompre la tournée initiale auprès des collègues, en vue de la constitution des groupes, l’administration du laboratoire toulousain qui gérait cette recherche, ayant « oublié » de provisionner une avance, alors même que j’avais déjà personnellement financé, en avance, cinq missions de recherche. La deuxième mission italienne, en vue de rencontrer des groupes de transmigrants n’eut donc pas lieu à Naples, Bari, Brindisi, comme prévu. Je me rabattis sur des collègues italiens proches, à Imperia et à Turin, pour constituer deux groupes de discussion avec des transmigrants de l’est, en autofinancement.
3 Depuis 1995 mon parcours de recherche se confond avec celui de Lamia Missaoui, maître de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentinen-Yvelines, laboratoire CNRS Printemps. Le « nous » désigne donc les moments de cette collaboration, le « je » renvoie à mon implication plus particulière.
4 Dans diverses productions : voir curriculum : google/langue anglaise/tarrius (puis) alain/LISST. Voir article « Migrations en réseaux et cohabitations urbaines aux bordures de l’Europe » in L’Année sociologique no 1-2008. Textes rassemblés et présentés par Christian Topalov.
5 Compte tenu des restrictions signalées dans la note 57.
6 Dans ce chapitre nous faisons état de propos, tenus par des participants à toutes les discussions, en France, en Espagne et en Italie, sans être contestés par un seul d’entre eux. Les réunions dans les douze sites ont abordé des aspects du poor to poor sans employer, à deux exceptions près, cette expression. Nous parlions pour introduire ou relancer le sujet, « du commerce des pauvres qui prennent la route »… Notre plan d’entretien était prévu pour l’investigation systématique des trois chapitres qui suivent. Aucun thème (sous-titres de ce chapitre) ne fut exprimé préalablement aux discussions. Ce chapitre, sur une économie mondiale du poor to poor, n’était tout simplement pas prévu.
7 Alain Tarrius, El capitalismo nomada en el arco mediterráneo, Hacer Editorial, 2007, Barcelona, 248 p.
8 Telle l’organisation mondiale du commerce (OMC).
9 Propos recueillis à Avignon lors d’une réunion de transmigrants dans un appartement de Marocains, en mars 2011 ; c’est un Kurde iranien qui s’exprime en « franglais ». Avant de « passer à la transmigration » il travaillait comme commercial au port de Bandar Abbas, sur le détroit d’Ormuz.
10 Voir A. Tarrius, La Remontée des Sud : Marocains et Afghans en Europe méridionale, Aube, 2007.
11 Deux entretiens enregistrés, d’environ deux heures chacun, à Damas, en marge d’un colloque international organisé par le gouvernement syrien et l’ambassade de France : Mondialisation et régulation internationale : vers une nouvelle solidarité mondiale ? Du 9 au 13 décembre 2005, université de Damas.
12 La précision est importante : à cette condition d’exclusivité ces produits bénéficient d’un « sans taxe » quasiment intégral (OMC).
13 Une banque anglaise très connue ouvre systématiquement des agences dans les villes moyen-orientales signalées comme carrefours de transmigrants.
14 Pour ces logiques marchandes, voir A. Tarrius, La Mondialisation par le bas, Balland, 2002, et Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale, L’Aube, 1995.
15 Dans une partie non retranscrite de cet entretien, notre interlocuteur nous signale le cas d’Iraniens qui achètent directement à Dubaï, en immédiate proximité de la république d’Iran.
16 Alain Tarrius et Olivier Bernet, Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, éd. du Trabucaire, 2010.
17 Un Iranien baloutche nous a signalé, au cours d’une rencontre à Beaucaire, l’apparition de ces cultures dans le nord-est iranien, mais contrairement aux deux autres pays nous n’avons pu vérifier la réalité de cette assertion, contredite par la répression iranienne (plusieurs condamnations à mort) des narcotrafiquants dans la même région.
18 Thème central de l’ouvrage signalé note 56.
19 Nous faisons état, dans Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, (voir bibliographie), d’une conversation tenue à Sofia en 2009 avec des transmigrants afghans où cette expression est utilisée de façon peu explicite. Nous rapportons ici les propos tenus lors de cinq conversations tenues à Arles et Avignon en mars et avril 2011. Prennent part aux discussions : transmigrants albanais (8) et serbes (3), marocains (12), kurdes (4) et afghan (1).
20 Mais dont les numéros de série ne correspondent pas à ceux des importations officielles : c’est ainsi que des clients de transmigrants se trouvent face à des douaniers lorsqu’ils vont retirer auprès de tel revendeur officiel, un appareil qu’ils ont déposé pour réparation (garantie)…
21 Des psychotropes et des armes parfois. Il n’en sera pas question dans nos conversations, seul le commerce estimé « moral », licite ou non, étant signalé.
22 Un prestigieux fabricant japonais vient de mettre sur le marché un appareil d’entrée de gamme (zoom x 4, 12,5 mpixels.) vendu 66 euros pièce en grande distribution et 30 euros par les transmigrants… (octobre 2011).
23 Activités détaillées plus loin.
24 Techniques Informatique et Communications.
25 Le « broken English » est un métalangage par simplification de l’anglais et absorption de langues des pays traversés. Sorte de langage universel, des gestes et mimiques complètent la communication orale. Nos réunions utilisent ce langage, mais les transmigrants qui maîtrisent le français, l’espagnol, l’italien prennent vite le dessus.
26 « Notaire informel » qui recueille et « garantit » les accords de parole ; généralement un migrant qui a réussi dans le commerce sédentaire et expose un profil d’homme « sage et de croyant vertueux ».
27 Les appareils passés par les Émirats ou Djedda bénéficient de la garantie internationale du constructeur, mais les appareils hors contingentements nationaux en sont exclus localement et exposent leurs propriétaires à des poursuites.
28 « L’ingénieur » est un commerçant transmigrant afghan, ayant travaillé dans les Émirats du Golfe.
29 Voir Karen Akoka, thèse sur l’asile en France, université de Poitiers, septembre 2012.
30 Jeune femme albanaise, transmigrante pour le travail du sexe, par l’Italie du Sud, le Levant espagnol, le long des routes françaises, puis par l’Allemagne, avant de revenir en Albanie.
31 Jeune fille résidant dans sa famille (immigration 1970) à Nîmes.
32 J’ai réécrit en français ces propos, particulièrement hermétiques en mauvais broken english, en essayant de garder le sens voulu par le locuteur.
33 Ou notaires informels, hommes de notoriété établie par l’expérience du commerce ou la distinction comme bon croyant.
34 Nous retrouvons des intuitions de René Loureau, L’Analyse institutionnelle, Minuit, 1972, et Georges Lapassade, Groupe, organisation, institution, Gauthier Vilars, 1967 : intuitions qui rejoignaient les analyses des phénoménologues allemands de la première moitié du xxe ; à la façon de Bourdieu avec l’« habitus » (cf. Méditations cartésiennes de Husserl).
35 Yves Barel, Le Paradoxe et le système, PUG, 1978.
36 Le système de production de pièces décentralisé à l’échelle familiale avec les machines-outils par la Fiat permet la fabrication de nombreuses contrefaçons de diverses marques (pièces de freins, etc.).
37 Ce qui n’est pas le cas de Sylvie Bredeloup, de Claire Escoffier, de Fatima Lahbabi, d’Ali Bensaad, de…, et d’autres, qui ne conçoivent pas la mission de terrain comme choix d’hôtels assortis d’observations de vitrines.
38 Voir A. Tarrius et o. Bernet, Migrants internationaux et nouveaux réseaux criminels, éd. Trabucaire, 2010.
39 Nikon et Olympus sont, en 2012, les champions de ces stratégies, avec des gammes d’appareils photographiques, évoluant d’innovations en innovations simultanées, de 50 à 3000 euros (prix grande distribution française). Divisé par deux dans le poor to poor…
40 Laurent Mucchielli a récemment créé (février 2012), depuis l’université de Provence, un observatoire de la délinquance, du chômage des jeunes et des inégalités de revenus en région PACA. http ://ordcs. mmsh. univaix. fr/publications/pages/etudes-travaux-ORDCS. asp. Saluons cette remarquable initiative : nous conseillons au lecteur sa consultation pour mieux connaître les milieux d’étapes des transmigrants en PACA.
41 Les récits qui suivent ont été co-écrits par le locuteur et par Alain Tarrius et Lamia Missaoui lors de rencontres communes. Quelques détails trop identificateurs des lieux ou des personnes furent modifiés d’un commun accord.
42 Karim veut dire « depuis les années 1945-1955 ». Ces résidents sont Français, pour la plupart d’entre eux (statut conservé après 1962) et souvent propriétaires de leur maison.
43 Azzedine a 26 ans. Cadet d’une fratrie de sept enfants, il vit entre Nîmes et Fès, ville où sa famille s’est réinstallée en 2008 ; le père, Mohamed, a pris sa retraite cette année-là et se consacre depuis à plein temps à la transmigration commerciale, par l’Espagne, la France et la Belgique. Il a gardé la location de l’appartement familial à Nîmes : « parce que c’est au centre de tous les passages, comme Avignon ». Azzedine et son frère Mourad, 30 ans, assurent la gestion de l’appartement nîmois désormais devenu accueil.
44 Nîmes, Avignon, Arles, Beaucaire,
45 Voir la belle thèse de Fatiha Madjoubi sur les médiations frontalières par les « miss visa » (Toulouse-Le Mirail, 2012), jeunes femmes bénéficiant d’une identité française et marocaine ou algérienne, et déplaçant, pour les prétendants maghrébins qui désirent émigrer, les stratégies de passage frontal de la frontière par celles de l’alliance matrimoniale et du regroupement familial.
46 Nous n’aborderons pas les circulations par Tolède et Madrid et Hendaye vers Bruxelles, de Marocains et de Sud-Américains passés par la Castille.
47 Voir, Alain Tarrius, La Remontée des Sud : Afghans et Marocains en Europe Méridionale, l’Aube, 2007 et Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale, l’Aube, 1995.
48 Plus de 65 000 débarquent les marchandises passées par les Émirats, effectuant jusqu’à dix aller-retour des ports de Trabzon, Samson, en Turquie, et Poti en Géorgie, vers Burgas et Varna, en Bulgarie. Voir Alain Tarrius, Migrants internationaux et nouveaux réseaux criminels, éd. du Trabucaire, Perpignan, 2010.
49 Voir carte 1.
50 Les Pomaks ont bien sûr subi une ségrégation, la « vraie foie orthodoxe » admettant avec réticence cette dérogation à la « slavitude ». Mais les turcophones du sud-est étaient plus explicitement rejetés que les paysans des Rhodopes.
51 Alain Tarrius, La Remontée des Sud-Afghans et Marocains en Europe méridionale, l’Aube, 2007.
52 Date de la conquête par les Serbes.
53 Alain Tarrius et Lamia Missaoui, Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, éd. de l’Aube, 1995. Après la mise en œuvre des accords de libre circulation de Schengen, nous avons interrompu ces relevés.
54 Alain Tarrius, La Remontée des Sud-Marocains et Afghans en Europe méridionale, éd. de l’Aube, 2007.
55 Alain Tarrius, Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, éd. Trabucaire, 2010.
Auteurs
Maître de conférences à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, et rattachée au laboratoire PRINTEMPS. Elle est également membre associé au laboratoire Migrinter. Sociologues et anthropologues de la ville et des migrations.
Professeur émérite à l’université de Toulouse-Le Mirail et membre des laboratoires LISST et Migrinter. Sociologues et anthropologues de la ville et des migrations.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001