Trente années de déploiement d’un nouveau type de migrations (1980-2010)
p. 29-70
Texte intégral
1Dès les premières années de la décennie 1980, alors que naît dans la société française le mouvement Beur1, un nouveau type de migrants apparaît : il s’agit de Maghrébins demeurant sur les deux rives de la Méditerranée qui pratiquent, par d’incessantes mobilités, un commerce intense et souterrain2. Ceux-là même, les pères des Beurs, que l’on prétend absents, disparus… Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux se mettent donc « en marche de chez eux, en France, à chez eux, au Maghreb » en d’incessantes tournées commerciales ; leur étape française formera rapidement des « comptoirs commerciaux coloniaux » contribuant à des transformations importantes des quartiers, généralement centre-urbains en déshérence ; d’abord Belsunce à Marseille, puis Place du Pont à Lyon3, la Goutte d’or à Paris… Par la suite ces migrants, que l’on dénommera « transmigrants » se déploieront sur plusieurs continents, mobilisant hommes et femmes africains, moyen-orientaux, caucasiens, etc., pour des étapes européennes. À l’ancienne désignation des migrants « ni d’ici ni de là-bas »4 se superpose désormais celle de migrants et d’ici et de là-bas et de l’entre-deux5.
2Des villes moyennes n’échapperont pas, après Marseille, Lyon, Strasbourg et Paris, à l’influence des transmigrants dans l’évolution de leurs formes urbaines et sociales. Valence, Avignon, Nîmes, Montpellier, Perpignan, Toulon, s’inscrivent, comme étapes des réseaux de transmigrants dans un « territoire des circulations » parcouru, en 1995, par des Marocains (pourtour méditerranéen jusqu’en Sicile) et des Turcs (Belgique, Allemagne, Strasbourg, Lyon, Nîmes, Avignon).
3Des transformations urbaines apparaissent à l’initiative de cette nouvelle migration fluide et organisée en passages et étapes urbaines, en rupture avec le modèle des enclaves urbaines de la pauvreté gérées par les pouvoirs publics. Les activités de ces migrants, le commerce de produits alimentaires, de vêtements, matériels électroniques et ménagers, échappent aux régulations de l’économie officielle.
4Le profil d’un nouveau migrant apparemment maître de ses activités, du choix de ses implantations, de ses circulations, apparaît dans une société toujours persuadée qu’il est irrémédiablement condamné à la répétition de l’assujettissement colonial. La sujétion au capitalisme le plus contemporain est par contre totale. Les entreprises, surtout internationales, et les États ne veulent plus d’un appel massif à une main d’œuvre industrielle peu qualifiée et dont la sédentarisation est une lourde prise en charge : logement, intégration, aide aux familles… Le secteur capitalistique commercial international, de loin le plus actif et le plus libéral, a besoin d’une abolition des frontières douanières, des taxes et contingentements. L’évolution post-coloniale des mouvements migratoires internationaux a vite rejoint ces stratégies. Dès les années 1980, ces migrants s’affranchissent, devant les restrictions des États de destination et les besoins des pays d’origine, de la sédentarisation au bénéfice des tournées, de chez soi à chez soi : les « fourmis de la mondialisation » vont acquérir des marchandises dans une autre nation, non soumise aux taxes d’importation, pour les revendre ici hors des circuits officiels. Dès lors une coproduction est en œuvre, conjuguant les intérêts du commerce international avec ceux des migrants colporteurs, qui se lancent massivement dans les tournées internationales, apprenant à franchir discrètement les frontières nationales chancelantes avec les marchandises ainsi exemptes de taxes douanières et de contingentements. Le colportage, pluriséculaire, forme migratoire marginale, acquiert dès lors, en se massifiant, ses lettres de noblesse et la transmigration devient une composante puissante de la migration internationale. Une complexification des analyses usuelles en termes d’immigration versus émigration devient dès lors nécessaire : la dialectique binaire du « dedans/dehors » celle-là même qui a produit les lois et règlementations historiques des flux migratoires par les nations est désormais obsolète. On voit bien que dorénavant il sera nécessaire de poser les problèmes de citoyenneté et d’autres statuts de l’étranger transmigrant à l’échelle continentale. Le transmigrant apparaît, massivement, peu après l’affirmation de la primauté des entreprises transnationales. La massification et la diversification des migrations transnationales se déploient dans les années 1990, profitant des grands bouleversements politiques qui confèrent aux frontières une nouvelle perméabilité. Le phénomène s’universalise dès lors qu’apparaît une économie de l’« entre-pauvres » du « poor to poor », immense marché qui mobilise les stratégies commerciales des entreprises transnationales. Les stratégies respectueuses des hiérarchies de la richesse internationale, telles par exemple que règlementées par les accords OMC, se complètent par des tentatives de constituer et satisfaire, hors régulations, c’est-à-dire par contournement des taxes et contingentements, le marché mondial des pauvres. Quels meilleurs auxiliaires que les migrants internationaux mobiles pauvres maîtrisant une économie souterraine6, et qui se redéploient en tournées ? Nos recherches, initialisées dans les années 1980, ont suivi le phasage de ce processus. Nous en exposons une illustration concernant surtout le pourtour euro-méditerranéen, le Moyen-Orient, le Caucase et les Balkans.
5En 1985, au centre de Marseille, métropole creuset de cette nouvelle présence migratoire, nous comptons7 dans le quartier délabré de Belsunce, 350 boutiques occupant à plein temps 153 Algériens, 52 Tunisiens et 33 Marocains, à mi-temps 404 Algériens, 251 Tunisiens et 86 Marocains et de façon ponctuelle 5 026 Maghrébins requis principalement pour des transports, des accompagnements et divers portages. Au total plus de 6 000 personnes participent à l’activité commerciale de ce quartier8 – monde enfoui dans un lieu de la déshérence centre-urbaine. Cette présence commerciale, qui pallie les difficultés d’importation de biens des États maghrébins est organisée selon trois niveaux spatiaux possédant chacun leurs mobilités spécifiques : la commune de Marseille, étendue au pourtour de l’Étang de Berre, puis l’espace régional d’attraction de Montpellier à Vienne et Toulon, et enfin l’espace international du Maroc, de l’Espagne, de la France Méridionale, de l’Italie. Marseille occupe une position incontestée de centralité. Après 1991 la forte croissance de la migration marocaine établira, à partir d’une position dominante à Belsunce9, un nouveau fonctionnement en réseaux incluant des commerçants turcs très présents à Bruxelles, Francfort et Strasbourg, et des « migrants voyageurs » des anciennes républiques socialistes est-européennes. En voie de mondialisation10 le dispositif marseillais produit des rhizomes, étapes commerciales le long des territoires de circulations de ses divers partenaires commerciaux. En Espagne, Alicante-Crévillente est la première conurbation concernée par l’installation de plus de cinquante commerces11 à partir de 1993. Plus modestement le quartier centre-urbain de Perpignan, Saint-Jacques, et la rue LLucia, qui le traverse, voient l’apparition de commerces de bouche, de vêtements et de divers produits ménagers12. Les cités des ensembles de logement sociaux de Montpellier, La Paillade et Le Petit Bard évoluent à l’identique ; Nîmes, Avignon, Arles et Toulon sont aussi concernées par ces mutations. Ces migrants, que l’on dénomme désormais « transmigrants », se distingueront fortement de leurs prédécesseurs de la « migration d’appel de la force de travail » par leurs incessantes mobilités internationales le long de territoires identifiés par les transactions entre commerçants, par des sociabilités, incluant un fort accompagnement religieux musulman, par une dispersion familiale le long des itinéraires, et par des localisations résidentielles originales : telle cité perpignanaise d’habitat social à gestion privée, près d’une sortie d’autoroute hébergera environ 90 familles de Marocains pratiquant les mobilités commerciales de Marseille au Maroc, sur un total de 110 familles résidentes… Le secteur résidentiel est situé sur un emplacement des vastes réseaux transnationaux, le secteur commercial fournit, en pleine densité urbaine immigrée, au centre de la ville, à l’image de Marseille, les biens et services usuels nécessaires aux familles marocaines et algériennes (boutiques pour la diversité des consommations matérielles, associations religieuses et culturelles, agences de voyage…). À Montpellier des commerces semblables, des restaurants, parfois dans des appartements du parc social, des micro agences de voyage, surtout pour le Grand Pèlerinage, apparaissent au Petit Bard. Avignon, Toulon et Nîmes voient la création des mêmes services desservis par les mêmes transmigrants, la même alternance, comme à Marseille, Perpignan, Lyon ou Alicante, entre résidences dans le parc social et commerces dans les quartiers centre-urbains.
6Cette irruption des transmigrants modifie à Perpignan les rapports entre populations majoritaires dans plusieurs quartiers du centre-ville : migrants « traditionnels » du travail d’origine asiatique et sahélienne, Gitans, Maghrébins de l’ancienne migration, jeunes chômeurs, etc.13, et inévitablement les régulations établies depuis les années 1970 par la municipalité, basées sur la captation électoraliste des voix gitanes, en contrepartie d’un statut de « minorité protégée », aboutiront en 2005, à l’occasion d’un tragique conflit local, à l’embrasement de ces quartiers.
7Le modèle urbain d’apparition des transmigrants sur le mode de la trilogie des implantations :
- participation active aux circulations,
- sédentarité commerciale et visibilisation culturelle et cultuelle,
- redéfinition des équilibres entre populations migrantes, concernera toutes les villes précédemment signalées.
8Les transmigrants joueront, dans ces villes, un rôle d’apaisement14 : il en allait de la nécessaire sécurité de leurs activités.
9Nos investigations nous ont permis, dès 2000, d’identifier la présence de transmigrants afghanes fournisseurs de produits électroniques fabriqués par de grandes marques du Sud-Est asiatique et commercialisés en Europe hors-taxes via Dubaï15. Les Afghans effectuent leurs livraisons à Barcelone et Valencia et fournissent les Marocains des tournées commerciales européennes par l’intermédiaire des Géorgiens employés en nombre conséquent dans les clubs prostitutionnels espagnols.
10Il faut d’évidence repenser la frontière en incluant dans notre réflexion les territoires de circulation des transmigrants et de leurs associés centre-urbains. Complexifier l’analyse des migrations internationales, c’est redéfinir la typologie des frontières.
Frontières nationales, frontières des réseaux, frontières des ghettos, nouvelles frontières continentales
Frontières nationales
11L’effacement des frontières entre les nations européennes qui ont accepté les accords de Schengen s’apparente à une expérience de laboratoire. Nous découvrons sans arrêt les effets d’une action voulue, planifiée en vue de la mise en harmonie d’un ensemble de nations que de longues histoires singulières différencient. Et si, dans un premier temps le démantèlement des barrières et casemates policières et douanières apparaît comme un acte dérisoire c’est que nous évaluons mal la charge symbolique du lieu-frontière.
12Les discontinuités internationales sont basées sur une organisation des différences façonnées en altérités par de longues histoires nationales. La frontière était hier nécessaire, son démantèlement est aujourd’hui indispensable, dit-on, afin de permettre des fusions de sens et de formes jusqu’à un métissage des différences : l’Europe deviendrait une entité humaine et politique métisse ; ses propres différences historiques internes, et leurs expressions sociales, politiques, économiques et culturelles, seraient suffisantes pour initier ce processus de métissage de multiples contraires. En somme, ce rêve reprend l’inspiration du remarquable décret « d’incorporation des communautés à la nation » signé par St Just en octobre 1791, s’appliquant aux nations européennes comme il avait fédéré Bretagne, Aquitaine, Provence, etc. dans l’entité nationale qui allait devenir république peu après.
13C’est tout simplement oublier les dizaines de millions d’étrangers d’antériorité récente non européenne qui, à force de ruptures postcoloniales, suggèrent une autre histoire des populations présentement européennes. Pour eux, les frontières ne séparent pas les nations, mais identifient les territoires de leurs circulations diasporiques, où résident amis et familles, qui réunissent espaces d’origine, espaces de résidence actuels et vastes couloirs territoriaux qui conduisent des uns aux autres. En Europe, plusieurs centaines de milliers de transmigrants vivent aux lisières de l’intégration, accolés à plusieurs dizaines de millions de diasporiques. Existe-t-il un peuple turc, ou marocain européen transfrontalier ? Pour les Marocains résidant à Alicante, Valencia, Barcelone, Perpignan, Montpellier, Nîmes, ou Marseille16 etc. des « territoires circulatoires » constamment parcourus, ou investis durant des étapes parfois longues, signifient la réalité d’une proximité-continuité identitaire : « nous sommes les mêmes étrangers des deux côtés de la frontière du Perthus ; les différences de longues histoires nationales n’affectent pas la force de nos liens ».
14Il en irait évidemment autrement si les généreuses déclarations des nations européennes qui hébergent ces populations avaient produit l’effet escompté de l’intégration ou de l’assimilation. Mais ce projet identitaire est avorté à cette échelle : l’enclave urbaine, que certains vont jusqu’à dénommer le « ghetto », est la concrétisation de cet échec. Le Maghrébin, comme le Turc, l’Africain subsaharien, et bien d’autres encore, trouvent leur place dans ces enclaves, placées sous frontières par la vigilance policière grandissante depuis les années 1980, sans qu’il soit nécessaire de conserver les barrières frontalières nationales : c’étaient les mêmes populations que les autorités signalaient à la vigilance douanière et policière ces dernières années.
Frontières continentales comme nouvelles frontières internationales
15Il s’agit de frontières internationales aux lisières de la Communauté européenne. Elles se voudraient à l’identique des frontières entre nations, sinon qu’elles protègeraient une profondeur territoriale qui déborde d’une seule nation. Elles seraient l’expression de la réalité des « fusions nationales ».
16Nos recherches ont montré à quel point leur réalité diffère de la conception nationale d’une ligne-clôture agrémentée de passages-contrôles. Il s’agit désormais, en Bulgarie, en Grèce, en Italie et en Espagne, d’espaces riches en interactions sur toute leur longueur et sur une profondeur souvent plurinationale, avec, de part et d’autre, les au-delà actifs des mers qui les bordent et des nations ainsi clôturées. Une vaste surface d’une grande porosité : passeports ? En vente immédiate dans les ports bulgares de Burgas et de Varna, par des policiers17 ; monnaies ? Dollars de pacotille, plus vrais que nature selon les autorités nord-américaines qui en attribuent la fabrication aux nord-coréens18, vendus par les douaniers ; barques et bateaux de cabotage ? Ils assurent à toute heure et en tous lieux la logistique de transports de personnes et de marchandises en relais avec les cargos…19 Eux-mêmes mobilisés par les nombreux et discrets aéroports côtiers turcs et géorgiens desservis depuis Koweït City et Dubaï. L’entité « mer Noire » fait office de centralité-passage pour des territoires d’Europe, du Moyen-Orient et d’Asie qui efface les singularités frontalières locales. Il en va de même pour la « façade frontalière » qui s’étend d’Alicante à Cadix, en passant par Carthagène, Almeria, Malaga et Tarifa, ports de transit des migrants internationaux, en route pour l’Europe, doublés de très nombreux petits ports de pêche. En vis-à-vis, Oran, Melilla, Nador, Al Hoceima, Tétouan, Ceuta, Larache, et de nombreux petits ports de pêche, permettent le passage de Maghrébins, Sahéliens et Subsahariens. Heures, modalités et lieux de passages, avec les habituels relais entre bateaux côtiers et de traversée, varient le long de ces centaines de kilomètres de frontières continentales. En Italie, les migrants caucasiens, balkaniques et moyen-orientaux, débarquent surtout le long de la côte adriatique de Bari, Brindisi, Tarente, Molfetta, Barletta et Manfredonia ; les « petits métiers » de la mer sont aussi bien sollicités sur les côtes italiennes que monténégrines, albanaises et grecques… Là aussi, le long de ces quelques centaines de kilomètres du Sud-Est italien, les soi-disant passeurs organisés en prétendus réseaux, sont des pêcheurs locaux qui ne refusent pas l’occasion d’un complément de revenus : étroitement liés aux agriculteurs qui réclament de la main-d’œuvre saisonnière, aux Albanais déjà passés, aux divers fonctionnaires locaux, ils se répartissent la manne sans conflit apparent le long des centaines de kilomètres concernés, en facilitant le transfert des marchandises, des migrants, ou des deux à la fois. Il est vrai que les « passages officiels » de Bari et Brindisi sont, dans le cas italien, des concurrents sérieux pour ces initiatives multiples : la facilité avec laquelle les policiers italiens donnent un billet en aller simple pour les nations voisines aux migrants internationaux sans autorisation de séjour, incite un nombre conséquent d’entre eux à emprunter les ferries des nombreuses compagnies transadriatiques. Les transmigrants en activité commerciale préfèrent, eux, les discrets chalutiers qui se croisent dans les eaux internationales adriatiques.
17Fin du rêve : l’altérité a créé depuis longtemps des frontières paisibles sous la forme de parcours hautement socialisés et connectés en territoires transversaux à ceux des nations, européennes ou non : ces inventeurs d’espaces et de passages nouveaux sont des migrants internationaux étrangers et pauvres, différents de ceux-là même qu’on a inclus dans notre histoire comme populations dépendantes et ségrégées. Le choix de la mobilité, de chez soi à chez soi, en rusant avec toutes les frontières, en créant des haltes parmi ceux que les nations ont appelés et immobilisés pour mieux les instrumenter, s’est avéré émancipateur. En ce qui les concerne le temps de l’intégration nationale inévitable est passé. Le processus de changement qu’induisent ces étrangers n’est plus binaire – dehors/dedans – mais ternaire – dehors/dedans/au travers. Du « nous et eux » international, Français versus Espagnols, versus Allemands, etc., on est passé à nous, eux, et les nombreux passagers, les transnationaux… Turcs, Maghrébins, Caucasiens et Balkaniques, Moyen-orientaux, etc. Le « creuset français » qu’a si bien décrit Gérard Noiriel pour la première moitié du xxe siècle ne fonctionne plus depuis trois ou quatre décennies. En somme frontières continentales, frontières nationales, frontières des réseaux transnationaux et frontières des enclaves urbaines se révèlent antagoniques et interdépendantes : l’affirmation des unes implique le démantèlement des autres. Parallèlement au sens politiquement proclamé du démantèlement des frontières nationales pour l’unité européenne il faut penser un tout autre processus : fin des frontières nationales par « implosion », à l’intérieur même des nations, des diversités citoyennes mondiales. Ces analyses sont « le prix à payer » d’une complexification de la typologie des migrations internationales par adjonction au couple im-migration versus é-migration de l’entité trans-migration… La figure de l’étranger s’en trouve radicalement modifiée et les maîtrises étatiques des mouvements d’intégration neutralisées.
Frontières des réseaux de transmigrants
18La typologie des migrants internationaux s’est donc enrichie, ces vingt dernières années de la classe des transmigrants : cette population de migrants est désormais suffisamment présente et identifiée sur tous les continents pour être décrite, malgré la diversité de ses manifestations, comme « post-fordiste et postcoloniale », en phase avec l’omniprésente mondialisation-globalisation. Elle s’impose par ailleurs comme transversale aux diverses frontières des découpages en zones « développées », « émergeantes » ou « en développement » en « aires culturelles ou cultuelles », en types d’exercice des pouvoirs.
Apports et conditions d’une approche en termes de transmigration
19Quelques caractéristiques essentielles de cette migration résident dans l’enchaînement des nombreuses étapes nationales et urbaines des individus qui la pratiquent. Effectuant des parcours de milliers de kilomètres, souvent de chez soi à chez soi, pour quelques mois ou quelques années, leur activité principale consiste à vendre des produits de contrebande ou des services en contournant les législations des pays traversés. Ces activités commerciales alternent parfois avec des travaux occasionnels (cueillettes, bâtiment etc.). Les transmigrants réalisent au mieux et sous une mise en scène nouvelle la figure de l’étranger dont parlait Georges Simmel au xixe siècle finissant : celui dont les populations sédentaires, anciennes ou récentes, ne savent s’il prendra place parmi elles ou s’il poursuivra plus avant son déplacement. Ou encore si, porté familialement, il restera ici et ailleurs20 à la fois. La transmigration n’est qu’un moment de sa mobilité, généralement pendant son itinéraire migratoire, jamais un « état » identitaire stable. Mais cette situation, désormais généralisée à des cohortes de « concitoyens-étrangers », les consacre comme nouvelle force motrice d’une histoire spécifique, à l’image d’autres minorités diasporiques, enracinée dans les histoires différentes de plusieurs « nations d’accueil », et universelle dans le sens où elle apparaît sur tous les continents.
20Au départ de sa migration, le transmigrant fait groupe avec des parents et des voisins, ce qui justifie pour certains la désignation de « migration ethnique ». Puis durant le temps long de la transmigration, des étapes urbaines, des collaborations avec de nouveaux compagnons, des cohabitations, il partage sa destinée, affective ou commerciale, avec toute sorte d’étrangers qui deviennent ses nouveaux proches : l’altérité se substitue progressivement à l’identité pour qualifier le lien dans son nouveau milieu social et la désignation initiale d’ethnique ne se justifie plus pour celui qui continue à circuler21. Inventeur de vastes couloirs territoriaux définis dans son espace relationnel intense et constant, les territoires circulatoires, dont lui seul connaît les usages, il crée de nouvelles configurations transfrontalières à partir de ses connivences, licites ou illicites. Sa mobilité et son savoir-passer les frontières étatiques confèrent de la valeur aux produits ou aux services qu’il commercialise. Il s’agit, à plusieurs dizaines de milliers, de passer les frontières entre nations en contournant les exigences « licites » variables, et « négociables », pour les individus comme pour les marchandises. Les notions de « trajet » et d’« itinéraire » sont insuffisantes à rendre compte de la réalité territoriale des espaces parcourus ; sur plusieurs milliers de kilomètres ces parcours fédèrent en couloirs de plusieurs dizaines de kilomètres de large, toute sorte de migrants internationaux. Certains s’arrêtent là pour quelques jours ou quelques mois pour des activités transitoires rémunérées et créent de multiples attaches locales, d’autres découvrent des habitats semi-permanents et collectifs, facilitant leurs haltes et leurs circulations, toujours leurs échanges. La problématique du passage frontalier unique et de la voie de circulation la plus directe est inopérante pour rendre compte des interactions « en déplacement » des transmigrants : interactions contextualisées par les échanges économiques incluant rapidement des dimensions affectives avec les habitants sédentaires, et bien sûr entre eux, et donc l’entrée dans la diversité des relations locales.
21Pour cet étranger, ses passages, ses inventions des territoires d’un monde favorable aux rapports d’altérité, son entrée dans les villages, dans la ville, ses faubourgs comme ses centres pourvu que soient présents les pauvres, vis-à-vis « naturels », décrivent des compétences et des apprentissages afin de s’assumer ici, où il arrive, comme là-bas d’où il vient et tout au long de l’espace intermédiaire qui relie ces deux topiques. D’objet il devient sujet de sa migration. Entré généralement dans la ville par ses « quartiers immigrés » il offre aux jeunes générations, souvent enclavées, un modèle de sortie que les États ont été incapables de leur fournir. Dans ce processus les conflits de rationalités sont irrémédiables entre lui et le sédentaire, qui ne doute pas de la primauté d’une inscription, même difficile, dans l’identité locale. C’est le transmigrant, et non les actions publiques, qui actuellement attire de plus en plus les jeunes qui rêvent de quitter l’enclavement résidentiel qu’ils ne supportent pas. Ils s’inscrivent désormais dans une histoire des migrations nouvelle, dont ils attendent le statut de sujet.
22Cette approche des transmigrants s’appuie donc avant tout sur les interactions vécues lors des déplacements, sur les situations originales créées entre eux et avec les résidents locaux : elle nécessite du chercheur l’accompagnement, le mimétisme, l’observation en situation de mobilité, là où, précisément, s’exprime la créativité des nouveaux migrants. Elle implique une prise de distance avec les injonctions faites aux migrants d’avoir à entreprendre les démarches favorables à l’intégration nationale. Le transnationalisme est la seule dimension possible de tels projets.
23Les renouveaux méthodologiques et théoriques liés à l’apparition de la transmigration des étrangers commerçants pauvres, aboutissent à la contestation du postulat selon lequel le lieu, du village à la nation, et les hiérarchies identitaires qui lui sont liées, façonnent notre vie sociale. Les temporalités des rencontres, des transactions, des côtoiements, des interactions, des échanges proches et distants précèdent les emplacements, leur donnent sens, usages et formes. Notre méthodologie est donc construite autour d’un paradigme de la mobilité : les temps propices aux échanges, des rythmes quotidiens aux étapes résidentielles urbaines et aux grands couloirs migratoires intergénérationnels, organisent les choix et les usages des lieux. Le chercheur, lui, doit accompagner et partager des situations d’interaction : comment l’éviter, alors qu’il suppose l’apparition de productions sociales originales à partir des interactions en mobilité ? Notre démarche est antagonique avec les sociologies ou les ethnologies de la reproduction, de la répétition : un habitus migratoire ne peut rendre compte de cette transformation en voie de généralisation ; la dynamique d’expansion de la transmigration ne se confond pas avec celle des marchés locaux, quand bien-même ceux-ci sont partiellement alimentés par les transmigrants. Ces derniers évoluent, pour leurs transactions, dans le milieu des pauvres et ne connaissent pas les hiérarchies socio-économiques des clientèles, celles-là même qui conduisent les distributeurs officiels à de complexes stratégies, donc organisations commerciales : l’identification du poor to poor, l’« entre-pauvres » qui caractérise cet exercice commercial original s’est imposé à nous comme nécessaire dans l’enquête que nous rapportons.
24Il n’est plus possible au chercheur d’observer les interactions caractéristiques du marché local sédentaire, ni même, nous l’avons vu, de l’habitat « enclavé » par une ethnographie classique. Une anthropologie du mouvement, de l’« entredeux », est souhaitable avec ses impératifs méthodologiques d’une déclinaison des temps du déplacement comme des espaces ainsi suggérés.
Frontières du ghetto : les nouveaux cosmopolitismes entre enclave locale et centralité mondiale
25Dès 1987 nous signalions que des Algériens avaient créé, en installant 350 petites boutiques dans un quartier en déshérence de Marseille, Belsunce, une centralité commerciale méditerranéenne de premier ordre, drainant plus de 700 000 acheteurs pour un chiffre d’affaires proche de 480 millions d’euros (trois milliards de francs). Les mobilités terrestres, maritimes et aériennes, traçaient déjà des couloirs ou « territoires » circulatoires peuplés de Maghrébins, de Sénégalais, de Libanais, et bientôt (1991) de citoyens des ex-républiques socialistes d’Europe de l’Est. Les Marocains devinrent majoritaires dans ce système migratoire animé par les va et vient de centaines de milliers de « petits migrants commerçants » et fournirent les principaux acteurs-migrants de trois territoires circulatoires : celui qui relie le Maroc à Marseille, parcouru par des Marocains et, à partir d’Alicante, des Algériens, celui qui de Marseille parcourt le littoral italien méditerranéen jusqu’en Sicile, parcouru par des Marocains et des Sénégalais, adriatique transitant des Albanais et autres Balkaniques, et enfin celui qui, de Bruxelles et Francfort, fédérant Marocains et Turcs, rejoint Marseille par Strasbourg et Lyon. Les « paysages migratoires » des villes françaises sur le premier axe, Perpignan, Montpellier, Nîmes, Avignon, furent modifiés dès 1993. Le paradoxe marseillais était bien sûr qu’une minorité étrangère active mais occultée localement s’imposait comme une centralité européenne, méditerranéenne, moyen-orientale et africaine… l’enclave locale faisait centralité mondiale.
26C’est ainsi qu’à Perpignan, pour reprendre ce riche cas d’une ville-frontière historique, dans ce « rhizome » des comptoirs alimentés par les transmigrants, apparurent en centre-ville des commerces maghrébins, surtout tenus par des migrants d’origine marocaine ; simultanément des regroupements d’habitats communautaires dans des « immeubles sociaux » périphériques, non loin des voies de communication internationales hébergèrent des familles de transmigrants ; enfin des associations culturelles et cultuelles à l’initiative des transmigrants marocains et turcs, désormais nomades d’incessantes « tournées commerciales internationales », se manifestèrent à partir de 1998. Le paysage social urbain en fut modifié, et les traditionnels rapports des politiques aux « étrangers de l’intérieur » que sont les Gitans, se doublèrent de négociations, électoralement intéressées, avec des Maghrébins « représentatifs », sans pour autant établir le même type de dépendance trouble : ce que ne comprirent pas certains responsables politiques. Il est vrai que la désignation des Maghrébins immigrés avait pour la circonstance évolué d’« Algérien » ou « Marocain » à « nos musulmans » et que le conseil municipal s’était doté d’un adjoint dédié à ces populations ; la gestion municipale ethnico-clientéliste s’enrichissait d’un nouvel affidé : il siégea désormais auprès des adjoints représentant les populations gitanes, portugaises, pied-noir… Lorsqu’en 2005 les élus désemparés devant les exactions entre Gitans et Maghrébins, à la suite d’un grave conflit de voisinage, envoyèrent leurs « musulmans représentatifs », ceux-là même avec qui ils avaient négocié des proximités politiques, calmer des jeunes en révolte dans les rues du vaste centre délabré et peuplé de ces populations ; ces « amis du pouvoir local », surtout des imams, furent reçus par des jets de pierres… Inconnus des familles de transmigrants pour qui ils représentaient le non-sens d’attaches politiques locales, leur tutelle était refusée, et plus encore leurs tuteurs politiques. Les soumissions locales ne faisaient pas sens pour ces jeunes, leurs frontières ne se négociaient plus avec les gestionnaires politiques de l’étape perpignanaise. Le « système » de gestion ethnique en vigueur dans la plupart des cités d’habitat social, ne fonctionnait pas dans ces milieux. À Montpellier, Nîmes, Arles, Avignon, Toulon, des transformations semblables se manifestaient.
27Parmi les nouveaux groupes de transmigrants, des médecins, désignés honorifiquement comme « docteurs égyptiens », originaires de Syrie, du Liban et moins souvent de Bulgarie, parcourent depuis trois années, d’enclaves urbaines en ghettos, les territoires circulatoire des Balkans à l’Italie, au Sud de la France et à l’Espagne ; ils pratiquent l’examen médical sans dénudation et sont appelés par les associations cultuelles musulmanes. Leurs prescriptions médicamenteuses sont recherchées sur Internet par des jeunes filles ou des jeunes hommes des cités recrutés pour ce travail22. Ces prescriptions incluent toute sorte de nouveaux médicaments très récemment agréés par la Drugs and Food Administration, des USA, et commercialisables dans les officines européennes des années plus tard… Pratiques du diagnostic traditionnelles et pharmacopée ultra-moderne.
28La nouvelle phase de ce processus d’autonomisation de « forces vives migratoires » est la rencontre entre divers partenaires transmigrants, à l’intérieur des enclaves « sociales » des villes précitées. De nouveaux transmigrants, Afghans, Caucasiens, Balkaniques sont apparus, des « docteurs musulmans » en tournée, et des jeunes femmes, pour le travail du sexe, transmigrantes du pourtour méditerranéen, accompagnées de parents, d’ami(e)s, vers les « clubs » espagnols puis vers des nations nordiques avec des passages de six mois à une année en France, le long des territoires circulatoires précédemment signalés. Ces derniers mois, l’apparition d’une centralité européenne prostitutionnelle en Espagne, aux portes de Perpignan, à La Junquera, attira l’attention de la presse locale : les analyses proposées par quelques journalistes locaux ne dépassèrent pas le fait divers grivois. En réalité il s’agit de toute autre chose : sur un vaste espace du Caucase aux Balkans, au Sud italien, et au Levant espagnol, les réseaux criminels de la mer Noire, du Kosovo-Albanie, des Pouilles italiennes et des côtes méditerranéennes catalanes et andalouses, ont créé une confédération de territoires circulatoires des drogues et des femmes pour le travail du sexe. La Junquera est une des centralités de cet espace fluide. Une des originalités de cette formation est qu’elle est connectée avec une centralité tout à fait européenne (et au-delà) des transports routiers23. Les espaces connectés à ce vaste réseau, tel celui des transmigrants, que nous avons signalés et qui inclut Perpignan, subissent actuellement de nouvelles transformations sociales : celles que nous signalons à partir des cosmopolitismes nouveaux entre les transmigrants en est au tout début de son marquage.
29Ces transmigrants abritent certaines de leurs activités communes dans des logements sous-loués par des Maghrébins : il s’agit par exemple d’usages communs d’Internet. Bien qu’il n’y ait pas cohabitation au sens propre, il y a coprésence autour de l’usage d’ordinateurs : qui pour repérer les marchés commerciaux parallèles ou pour stocker des marchandises, qui pour des commandes de médicaments, qui pour des rendez-vous périurbains avec des clientèles. Il s’agit encore d’autres stockages, de consultations médicales « informelles » et collectives, de coordination d’activités commerciales. Ces usages nombreux d’appartements partagés nécessitent souvent le recrutement local de jeunes filles ou de jeunes hommes qui sont rapidement initiés aux stratégies de la transmigration. Les transmigrants instituent de nouvelles sociabilités, caractéristiques de milieux nouveaux, entre cosmopolitisme et mixité. Ils créent de fait les conditions de départs volontaires et raisonnés de jeunes des cités, « un courant d’air » salutaire : réalisant, timidement pour l’heure, ce que l’intervention publique espérait produire depuis des décennies… Ce mouvement œuvre en renforcement de tendances internes, manifestes depuis la « marche des Beurs », que produit la succession de « ruptures postcoloniales »24. Il était de bon ton de dire, dans les années 1980, que les Beurs étaient orphelins de pères victimes des tourmentes migratoires : en fait ces pères étaient nombreux à « prendre la route » et traçaient les voies d’une émancipation future.
30La maîtrise des circulations internationales, comme liberté d’entreprendre, renouvelle les perspectives de sortie des enclavements résidentiels, économiques et sociaux, très différemment des voies tracées et institutionnalisées par les pouvoirs publics. L’action publique, incapable d’assumer cette rupture est perçue comme porteuse d’une autre histoire : celle de l’héritage colonial.
Des transmigrants en France : un cosmopolitisme migratoire original
Transmigrants ?
31Il s’agit, nous l’avons dit, de migrants internationaux pauvres en marche à travers les nations européennes, associés par des liens commerciaux et des interactions sociales intenses, qui tracent des voies et établissent des étapes à travers les nations. Les coexistences et collaborations entre transmigrants d’origines différentes produisent des régulations endogènes fortes autour d’une culture de l’oralité25, garante du bon ordre des échanges, dont l’honneur et la parole donnée sont les principales expressions.
32Nous avons choisi, pour notre enquête, de présenter des populations dont la transmigration aboutit en France, ou la traverse, et dont l’origine se situe en dehors de la communauté européenne. Les échanges auxquels participent les transmigrants sont trop souvent entièrement localisés par les chercheurs soit dans les nations « développées », – occultés alors par l’officialité et l’efficience dominantes – soit dans les nations « moins » ou pas développées – échanges commerciaux omniprésents et très visibles de marchandises bon marché. Cette partition, dont on devine les attendus idéologiques, renseigne mal sur l’influence des transmigrants des pays pauvres, dernière migration internationale conséquente, sur les populations étrangères sédentarisées et enclavées dans les villes européennes (C.E.), ou américaines26 par exemple. Cette influence nouvelle, ce cosmopolitisme imprévu et peu visible pour les autorités nationales est au cœur de nos questionnements et nécessite l’étude de circulations migratoires Nord-Sud, Est-Ouest, transversales aux zones relativement homogènes de richesse et de pauvreté, de contextes religieux, politiques… Pour nous, ce sont les contournements migratoires de la Méditerranée, et leur profondeur caucasienne, balkanique et proche-orientale, qui ont fait terrain pour la compréhension du sens contemporain de la transmigration.
33Quelques caractéristiques essentielles de cette migration résident dans l’enchaînement des nombreuses étapes nationales et urbaines des individus qui la pratiquent. Effectuant des parcours de milliers de kilomètres, souvent en tournées de chez soi à chez soi, suivant des rythmes mensuels, saisonniers ou annuels, leur activité principale consiste à vendre des produits de contrebande d’usage licite ou illicite, ou des services en contournant les législations des pays traversés27. Nous abordons la création actuelle de milieux sociaux originaux lors de la rencontre, généralement dans des enclaves urbaines, de transmigrants d’origines diverses avec les « migrants historiques » sédentarisés. Le trans- échappe au cloisonnement national, n’est jamais saisissable dans son déploiement par un seul État. Les conséquences de ce constat, dès lors que les formes de transmigration s’étendent et se complexifient sont essentielles pour cette figure nouvelle de l’étranger plus proche des logiques de la mondialisation, y compris économiques ultra-libérales, que les États-nations saisissent mal. Indifférenciation, jusqu’à leur annulation, des frontières et des hiérarchies spatiales nationales, création d’une accessibilité des marchandises partout et pour tous.
34La mobilisation internationale de la force de travail est toujours présente dans la genèse de ces nouvelles formes : mais, différence de taille qui justifie la classification nouvelle, sur le mode de la mobilité continue, du savoir-passer les frontières, et non de la sédentarisation forcée près de lieux de production. C’est pour des activités commerciales, qui peuvent atteindre des montants impressionnants pour des produits sophistiqués, comme pour des produits bas de gamme, d’usage courant, que ces cohortes de migrants nomades sont souvent mobilisées par les grandes firmes de l’électronique du Sud-Est asiatique autant que par des fabriques, des « ateliers mondiaux » du confort quotidien bon marché. Non concernés par des perspectives nationales d’insertion ou d’assimilation dans les « sociétés d’accueil », dont ils redoutent l’hospitalité sédentaire synonyme de visibilité, ces transmigrants gardent une distance aux nations traversées propice au développement de sociabilités et d’initiatives endogènes originales.
35Enfin ce phénomène en grande expansion actuellement, possède une antériorité multiséculaire, avec le colporteur des xvie-xviie siècles, les groupes d’ouvriers italiens mobiles en tournées européennes durant le xixe et une partie du xxe, façadiers turinois, mosaïstes frioulans, marbriers de Carrare28, groupes d’ouvriers agricole bulgares en tournées internationales depuis deux siècles, etc. Cette forme migratoire précapitaliste qui représentait un secteur faible numériquement des migrations de travail, prend aujourd’hui une force nouvelle29, bientôt peut-être dominante, avec un cortège de problèmes très concrets : dans la santé, des affections graves traitées à Barcelone chez un transmigrant qui poursuit sa route après un mieux symptomatique, laissent les médecins de Montpellier, consultés peu après, démunis (quel traitement a été administré, où, etc.) ; la transmission internationale d’un dossier de santé, lorsqu’il est identifié, prend des semaines. Problèmes encore pour les travailleurs dont l’exercice professionnel s’est déroulé successivement dans plusieurs nations : où faire valoir ses droits d’assurances, de retraite, etc. ? Les transmigrants commerciaux que nous approchons dans nos recherches vivent en dehors des cadres de protection sociale et sanitaire qui concernent en premier lieu les sédentaires. Les médecins circulants et la pharmacopée en vente sur Internet sont leurs recours, en route. Par contre, l’investissement sous forme de constitution d’une garantie-retraite est en dehors de leur univers professionnel ; il s’agit de « prendre » le plus possible pendant les tournées et d’effectuer, de retour chez soi, des micro-investissements (outils agricoles, terres, magasins, accueils, etc.) productifs.
Compétences et apprentissages en mobilité
36Ses passages, ses inventions des territoires d’un monde favorable aux rapports d’altérité, son entrée dans la ville, sa nécessaire mobilisation permanente autour des échanges commerciaux, décrivent des compétences et des apprentissages afin de s’assumer. D’objet déplacé au gré des législations nationales et locales il devient sujet de son interminable migration internationale. Entré généralement dans la ville, pour ses étapes, par ses « quartiers immigrés » il apprend aux jeunes générations que l’histoire subie par leurs parents n’implique pas la fusion dans le moule identitaire national de la « société d’accueil ». Dans ce processus les conflits de rationalités sont irréductibles entre le transmigrant et le sédentaire porteur des attributs identitaires « authentiques » qui ne doute pas de la primauté d’une inscription, même difficile, dans l’identité locale30. Mais c’est le transmigrant qui actuellement attire de plus en plus les jeunes qui rêvent de quitter l’enclavement résidentiel et s’inscrivent désormais dans une histoire des migrations qu’ils déclinent eux-mêmes31. Les influences, de l’extérieur, des transmigrants, rejoignent celles, internes, de ces jeunes résidents qui refusent les situations faites à leurs parents : elles se renforcent mutuellement.
Transmigrants et nouveaux cosmopolitismes32
À l’est méditerranéen, les transmigrants afghans
37Environ soixante mille migrants afghans passent annuellement par les ports turcs, Samson et Trébizonde, et géorgiens, Poti, de la mer Noire33 : là ils se chargent de produits électroniques du Sud-Est asiatique transitant par Dubaï et Koweït City. Totalement détaxés ils sont livrés en Bulgarie, c’est-à-dire dans la Communauté européenne, à 45 % de leur prix de vente ouest-européen. Environ six milliards de dollars de marchandises franchissent ainsi cette frontière. Ces transmigrants afghans retournent ensuite chez eux, après trois ou quatre allers et retours sur la mer Noire. Il ne s’agit pas, évidemment, de ceux, migrants de la misère, qui transitent par la Grèce et apparaissent à Calais.
38Les régulations des échanges bancaires liées à la crise interdisent désormais, et depuis 2008 à ces migrants, auxiliaires des stratégies commerciales délibérées du « poor to poor », « pour les pauvres et par les pauvres » des grandes firmes, (contournement des règles de l’OMC et détaxe illicite des produits devenus ainsi, en entrée de gamme, accessibles à un plus grand nombre), de bénéficier des lignes internationales de crédit que des banques émiraties leur consentaient. Alors, des réseaux criminels suppléent à cette « moralisation34 » des circulations de capitaux en offrant des sommes équivalentes d’argent à blanchir. Intéressante transaction qui permet au transmigrant-colporteur une souplesse de négociation des prix détaxés d’environ 30 %, la perte possible pour ses bailleurs pour le blanchiment de l’argent des psychotropes opiacés, qu’il nomme la « moins-value positive » ; ainsi des prix de vente de moins 55 %, par rapport à ceux pratiqués pour des marchandises « normalement » financées et dédouanées, sont atteints35, ouvrant un marché pour des millions de nouveaux consommateurs. En contrepartie, les milieux criminels exigent des Afghans qu’ils cultivent, pendant leurs migrations, le pavot à opium en Turquie et en Géorgie36. Nous signalons ainsi un montage économique transversal aux nations, quelles que soient leurs richesses, qui procède d’une classique mobilisation internationale de la force de travail ; mais pour des activités commerciales nomades… et donc sans conséquences locales sur l’intégration des populations concernées. Transmigrants afghans baloutches, réseaux criminels italo-turcs ou russo-géorgiens, grandes entreprises du Sud-Est asiatique, douaniers, policiers et agents consulaires bulgaro-roumains sont solidairement mobilisés pour des passages de frontière massifs.
39En somme des dizaines de milliers d’Afghans se trouvent contraints de participer aux activités de réseaux criminels et y associent de fait des grandes firmes de l’électronique asiatique37. Ces nouvelles accointances, étendues aux populations balkaniques, fournissent une main d’œuvre afghane et albanaise38 aux entreprises sud-italiennes pratiquant le blanchiment du même argent sale.
40Les récits de leur migration par les Afghans sont très concordants ; celui d’Ahmid peut être considéré comme emblématique39 :
« C’est en mai 2010 que j’ai rejoint un groupe de sept amis pour partir faire du commerce en Europe. Notre guide, le chef, originaire de Torbat, au sud de Machad, en Iran si tu préfères, avait déjà fait deux tournées de six mois jusqu’en Italie, en 2008 et en 2009 : il fallait qu’on soit une petite équipe pour se louer de temps en temps en route, pour des travaux de bâtiment et d’agriculture. Moi, j’avais fini une formation de vétérinaire à Machad, à deux cent cinquante kilomètres de notre village, à l’ouest de Hérat, en Afghanistan. […] Nos familles se connaissaient et accompagnaient ensemble de grands troupeaux ; la frontière n’a jamais existé pour nous, les Baloutches. […] Pendant quatre mois nous avons préparé le voyage : quelles commandes à Koweït, pour combien ; qui prête l’argent de la caution ? 40 % du prix ; qui nous livre ? Comment on traverse la mer Noire ? Comment on passe en Bulgarie et en Italie ? Comment on se réapprovisionne en Italie pour ceux qui veulent aller en France et en Espagne ? Tu vois, ces questions demandent des réponses en dates et lieux.(.) Le chef savait et il nous disait souvent “N’ayez pas peur, on rencontrera des croyants tout le long ; et vous verrez que les autres deviennent vite des frères, notre religion c’est d’être pauvres et commerçants. C’est pas des soldats que nous allons rencontrer.” […] Le premier souci, c’était de se faire enregistrer en Iran, facile avec le nom de famille ; et les passeports nous permettraient d’aller jusqu’au fond de la Turquie, sur la mer Noire, à Samson ; pas besoin de visa pour se déplacer en Turquie quand on est iranien. Alors la Bulgarie, ce serait notre premier visa touristique, puis avec l’Italie, ça nous donnerait six mois. […] mais il fallait attendre qu’on nous fasse signe de Turquie pour partir. […] parce qu’il fallait travailler deux semaines là-bas dans les pavots – les Turcs s’y étaient mis depuis peu-vu la saison il s’agissait de saigner le lait ou peut-être, en hauteur, de sélectionner les jeunes plants. […] c’était la seule façon d’obtenir l’argent pour les 40 % de l’achat du matériel électronique à Koweit. Du black de l’héroïne qu’il fallait blanchir ; intéressant, on ne sortait pas un sou et on gagnait la “marge floue” que nous accordent les trafiquants pour blanchir leur argent, à peu près 20 % des sommes qu’on nous prêtait. Le chef a tout arrangé, et aussi les livraisons du matériel à Samson par avion. […] Le voyage, des camions débâchés, et puis de la marche et des bus ; […] À Qazvin, près de Téhéran, le chef a négocié dur ; on voulait nous faire passer par Bakou et par la Géorgie. “Si on s’en sort vivants après Bakou, les Géorgiens nous plumeront” ; bref, on est passé vers Tabriz et puis Van, en prenant avec nous deux Kurdes à Erzurum, quand nous avons travaillé à saigner les têtes de pavots, les bulbes […] il y avait une police qui nous cachait, surtout lorsqu’on faisait des feux pour chauffer les boules d’opium, et l’armée qui nous cherchait. […] Nous avons gagné notre premier argent ; les uns sont allés envoyer ça à la maison, par une banque d’Erzurum, et nous on s’est détendus en ville. Les chefs ont confirmé les commandes, et nous ont demandé exactement combien nous voulions ; pour moi c’était simple, je n’avais que l’argent des saignées, alors, c’était 40 % de la valeur du matériel ; des Turcs avec des Italiens nous voyaient un à un, ils savaient qu’on avait bien travaillé aux pavots mais nous demandaient nos noms, nos adresses ; le chef était là et faisait un signe de tête qui voulait dire “oui, il dit vrai”. Le soir il nous a réunis et “Maintenant, vous êtes tenus, si vous ne payez pas tout, vous serez obligés de fuir toute votre vie, c’est pas à l’OTAN que vous avez eu affaire ; ceux-là ils ne vous perdront jamais de vue”. […] C’est à Trabzon que nous avons embarqué sur un vieux rafiot, avec la marchandise qu’il fallait sortir des cartons pour la mettre dans des bâches. […] Le lendemain soir on a passé nos gros paquets par-dessus bord à des pêcheurs bulgares, pendant qu’on allait débarquer. Avant nous avions bien regardé nos livraisons, leurs prix, les marges de prix que nous donnait l’argent black, […], les délestages pour avoir des bons produits en Italie, etc. […] En Bulgarie nous avons travaillé aux cueillettes : plein d’hommes bulgares étaient partis gagner la vie de la famille en Europe de l’Ouest. Les habitants nous recevaient très bien et on commençait à rencontrer des Pachtouns et même des Baloutches qui étaient restés près de femmes bulgares ; ils avaient des enfants et nous, nous découvrions un monde nouveau avec plus de possibilités que nous en avions jusque-là. […] Au fur et à mesure de notre avancée, on perdait des premiers compagnons mais d’autres venaient, des Serbes, des Albanais, chrétiens ou musulmans, tous plus astucieux les uns que les autres pour notre commerce.
« Pourquoi ne pas nous arrêter, pour toujours peut-être ? […] ça nous prend des soirs, d’y penser, et ces dimanches où tu te trouves dans une rue vide ; […] on nous imagine nous les Afghans comme des va-nu-pieds sans passé, mais il y a des vignerons chez nous près d’Hérat ; avec des caves, des cuves et toujours ce vin rose que nos ancêtres envoyaient au Sultan. Alors, tiens-toi bien, j’ai retrouvé ça près de Tetovo, en Macédoine albanaise : les pièces avec des portraits de sultans, et des paysans croyants qui trinquaient à leur mémoire avec leur vin. Hérat – Tétovo, hein, quel raccourci, hein, ce n’est pas ce qu’ils ont dans la tête tes amis de “l’Europe chrétienne”. Tiens-toi encore si je te dis que c’est dans des mêmes caves que les mêmes têtes ridées de vignerons m’ont offert un petit rosé à Agrigente, en Italie “allez, va, la vraie religion c’est celle du bon vin !”. […], et partout les mêmes troupeaux de moutons, et moi, qui suis vétérinaire j’étais admiré par tous ces étrangers dès que je les aidais. Quand nous avançons ce n’est pas par une petite route, ça, c’était au début, c’est maintenant sur des kilomètres de large, par un chemin ou par dix chemins, dans cette ferme, dix kilomètres à gauche ou vingt kilomètres à droite. […] quand on passe à Trabzon il y a des Turcs, un peu policiers, un peu politiques, qui nous donnent 300 euros en nous demandant de rejoindre des Albanais du Kosovo pour préparer la guerre sainte en Macédoine. Mais nous quand on en est là de la route, on ne peut pas se battre pour quelques nationalistes enragés, on a déjà trop apprécié tous les étrangers des Balkans : qu’ils vivent mille ans ensemble et toujours plus près d’Hérat ! […] »
41Il est vrai que l’Odyssée était un récit fondateur de la transmigration…
À l’Ouest méditerranéen, les transmigrants maghrébins40
42Le même phénomène, mais à distance des réseaux criminels, se produit à l’initiative de Maghrébins sur l’arc euro-méditerranéen occidental, connectant étapes et parcours d’Algésiras à Gênes, avec une forte centralité marseillaise41. Dans ce cas la plupart des transmigrants, petits entrepreneurs commerciaux, disposent de logements dans le parc social français, où résident des membres de leur famille, et de papiers autorisant leurs séjours et leurs déplacements dans l’espace communautaire européen. Ils transportent vers le Maghreb des marchandises achetées aux Afghans par des revendeurs polonais et turcs ou produites dans la Communauté européenne. Des Sénégalais prennent le relais pour des distributions subsahariennes. On peut également signaler un axe de circulations turques de Strasbourg à Marseille, via Lyon, parcouru solidairement par des transmigrants turcs et marocains42. Des « notaires informels » veillent, d’étape en étape, au respect d’une éthique commerciale basée sur l’honneur, sur la parole donnée.
D’est en ouest, les « docteurs égyptiens »
43Des transmigrations de médecins syriens, irakiens et bulgares se sont développées le long des mêmes itinéraires. Quelques centaines de ces praticiens formaient, en 2005, une migration d’accompagnement des Afghans et de leurs associés balkaniques. Au fur et à mesure des années et de la progression de leurs itinéraires vers l’Espagne, leur transmigration est devenue autonome, en liaison avec les populations de migrants musulmans sédentarisés, et pour certains, en attente d’une opportunité de rejoindre un emploi hospitalier. Au nombre de 1 500 à 3 000 dès 2009, selon les saisons, ils parcourent les concentrations d’habitat social et sont toujours consultés par les divers transmigrants qui œuvrent le long des côtes euro-méditerranéennes : Afghans à l’est et Marocains à l’ouest, Turcs43 en Allemagne et le long d’un itinéraire reliant Strasbourg à Marseille. Leur notoriété est grande et ils sont surnommés du titre prestigieux de « docteurs égyptiens » de l’âme car ils circulent de mosquée en mosquée et du corps. Ils pratiquent des diagnostics sans dénudation des femmes (pouls,…) et utilisent les sites de l’Internet médical pour leurs prescriptions. Les commandes et distributions de médicaments sont généralement effectuées par des jeunes filles résidentes des logements sociaux44. Ce qui ne va pas sans problèmes avec les médecins locaux.
44Une adolescente de Nîmes a décelé une « erreur » de prescription du médecin généraliste libéral de son quartier lors du traitement de la goutte d’un de ses voisins : celui-ci venait d’être opéré d’un cancer de la prostate et la prise du médicament pour la goutte semblait provoquer de graves troubles digestifs. L’adolescente, en lisant les mises en garde sur internet découvrit qu’il était fortement décommandé d’administrer ce médicament (colchicine + poudre d’opium) pour la goutte en cas de « pathologies de la prostate ». La famille en fit part au médecin, qui répondit que de toute façon la prostate n’avait rien à voir avec la digestion. Catastrophe, la mise en garde internet signalait à « effets indésirables » des « troubles graves de la digestion » : un « médecin référent » consulté en urgence sur un site pharmaceutique internet canadien confirma cette mise en garde. Le médecin local fut totalement discrédité auprès de très nombreuses familles. Il interpela la jeune fille à l’origine des informations, au pied de son immeuble et lui demanda de ne pas répandre des rumeurs : celle-ci, devant un public qui se densifiait de minute en minute tint tête :
« Tu devais donner de la colchicine simple et non du « colchimax ». À moins que tu sois un dealer d’opium. […] et si tu avais eu cette personne dans un examen quand tu faisais tes études, tu aurais été collé. »
45Les applaudissements d’une foule d’une trentaine de personnes empêchèrent le praticien de répondre. Des descriptions identiques de la scène me furent faites par des témoins de l’altercation comme par le médecin lui-même qui me confia que les conséquences de ce conflit étaient graves pour lui :
« Elle a vidé mon cabinet et rempli sa cuisine. […] de toutes façons je ne resterai pas ici ; les adolescentes avec Internet, les “médecins égyptiens” plus ou moins formés au Maroc, qui maintenant passent toutes les semaines pour des consultations collectives, les vieux qui reviennent du bled avec des herbes. C’est la vie tribale et les chamans qui se multiplient. »
Du pourtour méditerranéen, des Balkans et du Caucase, les transmigrantes pour le travail du sexe
46Ces trois migrations internationales sont accompagnées d’un regain des transmigrations féminines pour la prostitution à partir des Balkans, du Caucase et du pourtour méditerranéen vers les « clubs » du Levant espagnol, via Naples, Bari, Brindisi. L’étape italienne sert à initier des femmes ukrainiennes, moldaves, roumaines, macédoniennes, albanaises, libanaises, tunisiennes et marocaines à la maîtrise de la « cocaïne pour le client », généralement un quart de gramme « sniffé » avant la passe. De la Junquera à Malaga, la « passe » se négocie désormais avec une telle dose de cocaïne. Le rapport, pour les femmes et surtout pour les nombreux Russes, Géorgiens et, évidemment, Espagnols, voyous ou policiers, qui les encadrent, est quasiment doublé. La Junquera (frontière franco-espagnole du Perthus) lieu d’entrée privilégié associe aux revenus de ces activités quelques notables de part et d’autre de la frontière et surtout de Perpignan à Barcelone45.
47Nous avons enquêté auprès de soixante femmes, travaillant dans des « clubs » espagnols, de la frontière française à Malaga et Cadix46.
48Parmi elles, 35 % consomment régulièrement de l’héroïne : ce choix est justifié par la facilité d’obtention (offre abondante, prix autour de 10 € le gramme pour un produit de bonne qualité) de ce psychotrope à l’Est, où elles aspirent toutes à retourner, après quelques années à l’ouest, mais aussi par le caractère plus « souple » de l’usage de l’héroïne, dès lors que « l’accrochage » à la cocaïne est effectif. La cocaïne est préférée par 20 % d’entre elles qui disent n’en consommer quotidiennement qu’en fin de travail.
49De trois à cinq ans après leur arrivée en Espagne, environ 50 % d’entre elles entreprennent une migration professionnelle vers l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique ou encore la Tchéquie, avant de retourner chez elles. Cette variante de la transmigration implique un passage par la France où elles retrouvent autant de femmes venues d’Italie. Elles sont encore rejointes par quelques centaines de travailleuses du sexe, venues d’Amérique latine qui sont passées quelques années par Madrid ; proportionnellement ces dernières sont bien moins nombreuses à poursuivre leur transmigration vers l’Europe du Nord, barrière linguistique oblige, mais les législations concernant le travail du sexe dans ces pays sont attractives.
50Au total, cette population en mobilité, en transmigration, regroupe environ cinq mille femmes et à peu près autant de parent(e) s et ami(e)s qui les accompagnent fidèlement. Ces accompagnant(e)s résident dans les villages voisins des clubs ou des carrefours, rendent divers services aux habitants (soins aux personnes âgées, garde d’enfants, petite restauration, commerce de produits exotiques, etc.) et souvent négocient avec les transmigrants commerciaux marocains leur résidence dans un appartement du parc social de Perpignan, Nîmes, Montpellier, Avignon, Toulon, Lyon, Strasbourg, comme nous le verrons plus avant… Ils partagent durant les douze mois que dure leur transmigration en France, une pièce équipée d’ordinateurs où sont hébergés des sites internet de rendez-vous, mais qui permettent aussi à des jeunes gens des cités d’effectuer les commandes de médicaments pour les « médecins égyptiens », et d’exercer une vigilance commerciale pour leurs proches, adeptes des transmigrations commerciales ; une autre pièce servant au stockage de produits commercialisés par les transmigrants marocains ou afghans. Les femmes travaillent le long des routes et le partage du logement ne concerne, pour elles, que la tenue du site internet de rendez-vous. Les nouveaux univers sociaux qu’impliquent les interactions entre transmigrants d’horizons cultuels, culturels, économiques aussi différents, dans l’intimité de l’usage commun de ces appartements, amenés à échanger toutes sortes d’informations obtenues aux quatre coins d’Europe et au-delà, mais aussi dans les plus proches voisinages, produisent une métasociabilité débarrassée des habituels replis identitaires. Métissages, mixités, cosmopolitismes ? Ces situations combinent ces trois désignations de situations d’altérité partagée…
51Cette « heureuse perspective », à défaut de « happy end » prévisible, ne concerne, chez les travailleuses du sexe, qu’une minorité d’entre elles, qui retournent, selon leurs désirs, dans (ou près de) leur famille après huit à dix ans de pérégrinations européennes. Un récit recueilli auprès de deux sœurs macédoniennes de Skopje illustre ces trajectoires.
Irina et Sofia, les sœurs macédoniennes.
Irina et sa sœur Sofia travaillaient dans un grand club, très luxueux, près de Bénidorm lorsque je les rencontrai en octobre 2008. Dix mois auparavant elles avaient quitté leur premier séjour espagnol dans un grand club de la Junquera, en bordure de la route nationale. Et ce depuis leur arrivée en Espagne trois ans auparavant, à l’âge de 19 et 18 ans. Elles s’exprimaient dans un mélange de broken English et d’espagnol… aux intonations slaves.
C’est qu’elles appartenaient à une famille, en bordure de la frontière bulgare, de propriétaires terriens qui depuis des siècles affirmaient leurs filiations slaves et leur fidélité à l’Église orthodoxe russe, puis bulgare. Elles avaient 16 et 17 ans quand elles prirent leur « indépendance ». À Sofia elles trouvèrent presque immédiatement un travail dans un snack bar très en vogue qui n’employait que de très belles jeunes filles vêtues de sortes de paréos et de mini jupes.
« Nous étions parmi celles qui avaient le plus de clients dans leur secteur. Surtout des étrangers de passage. Trois mois après notre embauche pour un salaire misérable de 80 euros, les collègues nous apprirent comment l’augmenter : repérer, au service du soir, un client solitaire et argenté. […] Nous lui demandions de nous attendre près de47 la sortie… Et pour 80 euros nous l’amenions dans le lit commun de notre appart finir la nuit. Pour lui bien sûr c’était inespéré, et pour nous, nous n’en revenions pas de gagner jusqu’à 1 600 euros par mois […]. Nous avons loué un appart plus confortable dans le vieux quartier du centre de Sofia, près du grand marché, chez un Géorgien qui avait, comme la plupart d’entre eux monté une “agence de sécurité”. Et puis nous avons continué notre commerce, […]. Le premier souci du Géorgien fut de nous procurer de l’héroïne et de nous indiquer où nous pouvions l’échanger contre de la coke, qui convenait mieux au quart d’heure que passaient les clients avec nous […]. Le Géorgien nous expliqua que nous étions trop repérées à Sofia ; il nous proposa de nous conduire dans un beau “club” espagnol […]
« Via Bari, où nous sommes restées quinze jours pour apprendre la coke avec la passe, nous sommes arrivées à Barcelone. […] Nous étions donc “cédées” pour environ 5 000 euros chacune. […]
« À minuit nous arrivons dans ce club. Un ancien grand hôtel de luxe sur le bord de la route. Le patron nous a fait rentrer par l’arrière. Il nous a demandé de nous déshabiller, […]. “Demain, à 6 heures de l’après-midi, il y aura une réunion ; on saura alors ce que vous ferez ; d’ici là, on reste dans cette chambre sans bouger ; et habillées s’il vous plaît : on n’est pas dans un bordel bulgare. Et demain surveillez ce que vous dites ; si vous continuez à être vulgaires ça ne marchera pas.” […]
« C’est vers 6 heures de l’après-midi que des bourgeois sont arrivés pour les “enchères”. Le patron nous a expliqué que nous devrions nous vendre le mieux possible. S’il récoltait 100 000 euros et offrait aux investisseurs pas plus de 20 % l’an cela signifiait que nous étions libres d’aller où nous voudrions au bout d’une année, à condition de bien travailler, mais il avait, disait-il, des idées pour nous.
« Les belles voitures arrivèrent de France et d’Espagne et environ trente péseux rentrèrent par les cuisines […]. Les enchères commencèrent ; il démarra la mise à dix mille euros d’investissement par personne et 12 % de revenus annuels ; puis en une heure on arriva à 25 000 euros et 18 %. Avec en prime la disponibilité gratuite des deux sœurs une fin de nuit tous les trimestres. Il restait six « boursicoteurs », soit cent cinquante mille euros plus 18 %, donc 180 000 euros… disons 15 000 par mois pour nous deux, pour recouvrer la liberté. Rembourser donc ce qui était présenté comme “une avance”. Le “challenge” nous a semblé très réalisable. Il fallut ajouter 3 000 euros chacune par mois pour les papiers, que le patron nous obtint en deux semaines […] et pour la pension, coiffeur, manucure, masseur, et médecin inclus. En fait de “projet”, le patron nous louait à quatre clients à la fois, au maximum six cents euros les deux heures, dans une de ses deux “suites” de l’hôtel. Parfois il y avait des femmes : d’évidence les maîtresses des clients, surtout chez les Français. […]
« Un Catalan de Perpignan était là les après-midi et le soir. Les clients prenaient une dose de coke pour venir nous voir et souvent en achetaient en repartant, mais jamais les transactions ne s’effectuaient dans le club. […] Nous avons été surveillées tous ces mois. Parfois nous sortions pour un repas ou une boîte à Figueras ; nous sommes aussi allées à Collioure, en France […]. Nous avons demandé s’il y avait des clubs en France, mais en leur absence le mieux était de trouver des super bourgeois pour nous acheter. Mais nous étions trop jeunes pour finir ainsi. […]
« On nous a annoncé que nous allions dans un super club près de Benidorm un jour d’hiver ; cela faisait environ deux ans que nous étions arrivées et les prévisions financières du patron étaient explosées ; les six derniers mois, devant la demande, il nous demandait de travailler quatre et parfois cinq fois deux heures. […]. C’est alors que nous sommes passées à l’héroïne. Même fournisseur, en seringues.
« Benidorm c’était le rêve, nous avions nos matinées pour aller en ville ; il y avait tout le confort dans le club. On nous donnait 10 000 euros à chacune par mois et l’appart, dans le club, plus tous les soins nous coûtait trois mille euro l’une. Sofia avait réussi à économiser plus de 80 000 euros et moi 110 000. Nous avons alors décidé de nous séparer : Sofia pour aller dans un Eros Center allemand où elle poursuivrait une carrière internationale. Elle a 21 ans et envisage de faire ce travail jusqu’à ce qu’elle puisse s’acheter une boîte. Mais je ne sais pas si ça se passera comme ça : à prendre des risques, elle a attrapé une maladie très grave. Il n’est même pas sûr qu’ils la prennent en Allemagne. Quant à moi, je retourne en Macédoine, à Skopje, où je reprends le plus beau salon de coiffure de la ville. »
Peu après cet entretien, lors d’un passage dans les Balkans, en avril et mai 2009, je rencontrai les parents d’Irina et de Sofia. Ils s’obstinèrent à me dire, durant une demi-heure, avant de m’éconduire, que leurs deux filles avaient sombré trois ans auparavant dans un naufrage de ferry dans l’Adriatique… Lorsque je remontai dans ma voiture, le père me dit, les yeux embués : « et si cette personne qui se fait passer pour Irina s’installe à Skopje, dites-lui que son commerce brûlera jusqu’à ce qu’elle parte se faire voir ailleurs ».
52Je ne manquai pas de rapporter ces propos, puisque je m’y étais engagé. Ce qui valut ce commentaire :
« … toujours deux siècles de retard ; il faudra bien qu’ils se réveillent. Saint Georges contre le dragon musulman, c’est fini. Le cercueil de (ma sœur) les rappellera à la réalité. Sinon leur ferme brûlera avant mon salon. »
53Sofia soignait un VIH. L’histoire des sœurs macédoniennes est commune, à quelques variantes près, aux jeunes femmes rencontrées dans les clubs espagnols. Leur retour au pays, lorsqu’elles sont porteuses du VHC ou du VIH, est problématique : à la mesure de l’accès aux soins.
54La trajectoire solitaire d’une jeune Albanaise renseigne sur la banalité des contextes prostitutionnels qui ont cours parmi les populations balkaniques.
Sardinella l’Albanaise
Lorsque je rencontrai Sardinella elle avait 27 ans. Elle travaillait dans un club proche d’Almeria depuis environ 26 mois en qualité de « barmaid ». En attente de sa régularisation définitive elle avait projeté, une fois cette démarche accomplie, de retourner à la ferme proche de Shkodra, en Albanie, où elle était née et que ses parents exploitaient toujours. Sa « carrière » en Espagne avait débuté à La Junquera, sur la frontière franco-espagnole, s’était poursuivie dans un club d’abattage – pour ouvriers agricoles étrangers-près de Valencia, puis dans un petit club sur une plage d’Alicante et enfin de nouveau dans un club d’abattage, près d’Almeria, soit au total sept années. Tout cela après un passage de deux années à Tarente, dans le Sud italien.
55Sardinella s’exprimait dans un excellent italien.
« Après 1989, mes parents avaient renoué avec la tradition familiale catholique. Ils me firent donc baptiser cérémonieusement par un prêtre italien À mon prénom chrétien on ajouta celui de “Sardinella”, un peu par dérision… celui-là même qui allait me rester J’étais grande, très maigre avec une petite tête et des yeux ronds : “ni bonne à griller, trop sèche, ni bonne à saler, trop longue ; ni sardine ni anchois, c’est une sardinelle” avait dit le prêtre ; et je suis restée ainsi. Avec mon surnom, que j’aime bien.
« C’est à 15 ans que l’envie me vint de partir pour l’Italie. Ici, dans le nord de l’Albanie nous sommes très liés à la région de Tarente et Brindisi ; les religieux et les bonnes sœurs qui viennent chez nous attirent là-bas des travailleurs saisonniers ou définitifs. Pas les voyous musulmans qui vont dans les Abruzzes, de bons ouvriers agricoles et des pêcheurs.
« Alors je suis passée par les religieuses. C’était la voie. Deux années de messes et de vêpres. Et puis le grand jour : le noviciat à Tarente.
« On s’est embarqués à Durrës, trois religieuses italiennes, un curé et moi.
« Arrivés à Tarente j’ai été en noviciat une année dans un grand appartement bourgeois aménagé en couvent ; un vie tranquille mais un peu triste. L’Italie était dehors… Si tu vois ce que je veux dire. J’avais 18 ans, et on m’a donné, lors d’une petite fête, des papiers de résidente qui autorisaient ma circulation dans l’espace Schengen. Mon bonheur était fait, celui de ma famille aussi.
« Mais le soir même je m’enfuyais dans les rues de Tarente, précipitant dans le malheur tous ceux qui, au même moment, me fêtaient.
« Dans cette ville, lorsque tu es en rupture avec les religieux et les bourgeois tu n’as pas de choix, il faut habiter sur l’île, entre les deux bords de la lagune et en face du Golfe. Il y a là de vieux immeubles de trois ou quatre siècles, complètement pourris et peuplés de zombies qui sortent la nuit pour la came. Vers le Golfe des remparts d’environ dix mètres et vers la lagune le port de pêche et la grande criée aux poissons.
« Le quai est large et l’eau affleure. Il y a un café tabac pour des fainéants ivrognes, de ceux que la mafia n’a même pas voulu employer pour nettoyer la criée. Et des types alignés contre les vieilles façades, les mains dans les poches, bien écartées, de huit heures du matin jusqu’à la nuit. Ensuite, c’était ma vie qui commençait.
« C’est là que j’ai rencontré Emilio, un faux dur de 22 ans qui travaillait de temps à autre avec un pêcheur qui lui fourguait un peu de mauvaise coke et des poissons invendables pour le payer… Autant te dire qu’Emilio il a tout de suite été pour moi. Il était petit et gros, alors, tu vois le couple. Mais depuis trois ans qu’il rôdait dans le coin il s’était fait une niche dans un vieil immeuble qui ne prenait pas la flotte. J’ai trouvé un petit boulot à la criée et nous avons vécu comme des oiseaux au nid, ou comme des rats au fond du trou, c’est selon qu’on voit la vie comme deux tourtereaux adolescents ou comme deux adultes ratés ; là il s’agissait bien du ratage… Emilio et son pêcheur m’expliquèrent qu’il serait bon pour tous que je travaille trois ou quatre heures, jusqu’à minuit, en me vendant dans la grande barque de pêche. Comme ils m’aimaient bien ils m’expliquèrent encore que je ferais la passe avec de la coke, c’était une exigence des mafieux qui autorisaient ce commerce : à moi de la doser pour que le cave s’énerve sans pouvoir passer à l’acte ; et surtout qu’il ne s’endorme pas. Et pas d’over dose sinon il faudrait les jeter dans la lagune – ce qui n’est jamais arrivé –. Disons qu’une fois sur deux j’évitais les envies de mes clients ; à ceux qui revenaient et qui demandaient leurs fantasmes, je leur disais que j’avais le Sida, mais qu’ils ne risquaient rien car j’allais me laver à l’eau de mer qui nous entourait, et qui est une des plus polluées d ‘ Italie. La coke leur suffisait alors. Nous avons vécu quelques mois ainsi, Emilio avec quelques surplus de coke et mes sous et le pêcheur avec son commerce de dope ; et puis il a fallu travailler pour des policiers qui nous avaient repérés. Et tout devait se terminer par la grande transaction finale : les mafieux envoyèrent le rafiot du pêcheur par le fond, triplèrent le volume de la figure d’Emilio et m’embarquèrent dans un grande vedette.
« “La coke et le sexe, ça marche fort en Espagne, et puis t’es tellement moche que les vicieux aiment ton genre ; alors demain matin, direction Barcelone.”
« Avant de partir ils m’envoyèrent faire quelques courses, pour les trois repas à venir. Je leur en ai fait une de bonne. J’ai acheté pour une misère cinq kilos de… sardinelles. L’un d’eux me dit “Bien ! Du poiscaille, ça nous donnera des forces pour te faire la fête.” Ce qui devait arriver arriva, dès le premier repas l’insupportable odeur de la sardinelle frite les fit vomir ; le curé avait oublié de dire, lors du baptême, que je ne pouvais pas davantage être frite. Les pêcheurs me mangent crue. Bref, ils me considérèrent comme une vraie catastrophe ; et le dégoût que je leur inspirais me réconforta d’un voyage passé sur le pont dans les embruns “Pour pas, en plus, que tu pues trop à l’arrivée. Et nous avec.”
« Le débarquement s’effectua au port de La Escala. Ils me dissimulèrent un peu, probablement qu’ils avaient peur d’être déconsidérés, surtout parce qu’ils transportaient autre chose : de la belle neige de l’Etna, comme on dit en Italie. Moi j’étais le pourboire. Je ne les ai pas enrichis, et heureusement que j’avais le permis de circuler italien, sinon personne ne m’aurait prise, y compris dans le club le plus lamentable…
« Des transactions suivirent mon arrivée dans un “club” de la Junquera, à la frontière, qui comprenait une vaste cour pour le stationnement de camions, un restaurant, une boutique d’alcools et de conserves et, dans un bâtiment en rez-de-chaussée, le bar et les chambres du bordel. Il y a six chambres ; les filles sont louées au quart d’heure.
« Au début, en attendant d’avoir des papiers espagnols en règle, je faisais le nettoyage des chambres et du bar dans la journée. La nuit j’allais dans un bosquet voisin “travailler pour les flics” : un fourgon se plaçait là tous les soirs de neuf heures à minuit pour la “sécurité” qu’ils disaient ; en fait c’étaient mes proxénètes. Je leur reversais la recette. Après minuit j’orientais les clients qui voulaient la passe et la coke vers mon hôtel à la Junquera ; des Africaines y louaient aussi des chambres. Chaque soir un gars venait de Perpignan avec les doses toutes prêtes : on le payait cash au prix fort. On faisait au maxi quatre caves. C’étaient mes seuls revenus ; au total 800 euros par mois. Lorsque j’ai eu mes premiers papiers, à la fin de l’année suivante, tout a changé. On m’a officiellement embauchée au club, comme “serveuse” ; à la passe j’étais d’une rentabilité moyenne, une dizaine de clients entre six heures de l’après-midi et environ deux heures du matin. Ils me disaient sans arrêt que le plancher devait être de deux à l’heure. Mes clients : peu de camionneurs – je n’étais pas leur idéal de femme – beaucoup de Français un peu solitaires et – ma malédiction – un peu bizarres ; le club commençait à prendre une tournure un peu sinistre. C’est alors, comme “dernière chance” qu’on m’a mise aux enchères ; les principaux clients de Perpignan ont été avertis et un vendredi, entre 17 et 18 heures, une dizaine étaient là, rideau tiré. On m’a regardée sous toutes les coutures et le patron a proposé “5 000 euros à partir de 5 mises ; rapport 8 %”. Les clients éclatèrent de rire et l’un d’eux dit : “rien à moins de 15 % ; tu nous refiles la grande Duduche” ; je hurlais “je suis Sardinella !” après un instant de silence ils explosèrent de rire. “Et en plus elle est hystérique” dit un petit gros dont on me dit par la suite qu’il était juriste. Le patron leur offrit un repas. Puis il vint me voir, dans une chambre ; là je reçus ma première sérieuse correction : “Fais ta valise, demain tu descends au Sud.” À l’hôtel, ce soir-là le veilleur vint me dire “Je ne peux plus te garder… puis… Sardinella, je te regarde beaucoup et je t’aime bien ; alors crois-moi enfuis-toi en France ; ils vont te mettre dans un bordel d’abattage pour les ouvriers agricoles, près d’Alicante.” Je me mis à pleurer : c’était le seul homme depuis longtemps qui me parlait avec douceur. Je ne voulais pas l’embêter, alors sans rien dire je suis allée faire ma valise, et j’ai dormi chez une Africaine qui m’a serrée contre elle, après m’avoir montré ses cicatrices de cigarettes sur son dos.
« Somme toute, cette maison d’abattage était bien plus confortable que mes “hébergements” précédents : douze heures de travail par jour, dix minutes par client, qui n’avait pas le choix, et donc des éjaculations rapides, directes, sans autre fantasme que l’acte normal. On m’avait dit que j’aurais affaire à des Arabes, et que ce serait terrible. En fait ils étaient plus propres, sur eux et dans leur tête que les tordus italiens et français. Dans ces conditions je faisais bien mon travail et au bout de quatre mois je fus “cédée” à un petit club proche d’Alicante, sur une plage. Les employés espagnols d’une grande boîte européenne fournissaient la clientèle : trois heures de bar et de nettoyage, six heures de travail en intérieur, et les deux dernières heures dehors, avec la coke, qui était livrée chaque jour par un Hollandais, en doses. Ensuite je dormais à l’intérieur du club dans une des six chambres où je travaillais. Ça aurait pu être bien, si j’avais eu la clientèle des ouvriers agricoles arabes ; mais le défilé des neuneus avait recommencé – ils m’avaient vite repérée, avec leurs jérémiades et leurs demandes de tordus. L’inévitable se produisit ; le patron me dit “Désolé Sardinella, je t’aime beaucoup, mais bientôt nous aurons la réputation de l’annexe de l’hôpital psychiatrique ; et ça c’est pas bon.” Il m’avait trouvé un club d’abattage près d’Almeria […] c’est la dernière étape avant l’Afrique, aussi il est temps que je rentre à Shkodra. »
Le retour s’est effectué par étapes de six mois en France, en Allemagne et en Tchéquie. Sardinella, après cette longue transmigration, travaille dans l’entreprise de son frère, près de Shkodra. Avec ses économies elle a acheté un camion réfrigéré pour le transport et la vente des poissons. Elle a réhabilité la ferme familiale.
56Les migrations féminines sont peu explorées : comme si les femmes échappaient à la mobilisation de la force de travail, ou pire, au trafic de chair humaine, qu’illustrent ces séances « d’enchères » qui fixent le prix d’entrée de la « marchandise » sur le marché. Il faut d’autant plus signaler la recherche de Laurence Roulleau-Berger, qui montre comment les migrations féminines permettent de redéfinir les identités à partir d’une multitude de rôles nouveaux dans un contexte de globalisation, celle de Fatima Qacha qui décrit, dans la dernière partie du présent ouvrage, l’usage protecteur des réseaux transmigrants par une migrante marocaine solitaire, et celle de Fatima Lahbabi qui a décrit et analysé, dès 2001, les migrations internationales prostitutionnelles vers l’Andalousie.
« Contre chacun des nôtres, ils ne peuvent rien, alors contre tous à la fois… »
57Le sentiment d’exposer une nouvelle figure de l’étranger est intense chez les transmigrants. Le sentiment aussi d’en faire bénéficier les jeunes résidents, que des décennies de politiques urbaines étatiques n’ont pas réussi à mettre en mouvement48.
58Un « courant d’air » nouveau dans les enclaves urbaines vient des transmigrants. Dans leurs déplacements le long des usuels territoires circulatoires français, côtes méditerranéennes et canal rhodanien, il est fréquent qu’ils localisent certaines de leurs activités dans les mêmes « appartements sociaux » des enclaves urbaines49. Au cours des cinq dernières années une « jonction » s’est opérée : Géorgiens et ukrainiens présents dans les clubs espagnols revendent aux Marocains circulants des marchandises passées par les Afghans via Dubaï. Lors de ces transactions, les jeunes femmes des Balkans ou du Caucase travaillant dans ces mêmes clubs ont connu ces Marocains. Les commerçants transmigrants marocains les plus impliqués dans les circulations louent ou possèdent généralement des appartements F4 ou F5 dans les regroupements d’habitat social, vestiges de leur présence familiale dans les années 1990. Leurs enfants, incités en cela par la mobilité de leurs pères, ont déserté ces hébergements ; les épouses sont souvent retournées au Maroc, là où leur mari investit les bénéfices de ses mobilités dans l’achat d’un commerce, d’un hôtel ou d’une ferme. Le logement et les avantages qui y sont liés, durement acquis à l’époque du travail sédentaire, sont conservés. Les jeunes femmes en transmigration des clubs espagnols vers les établissements semblables en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, traversent la France en un ou deux semestres, souvent avec les parentèles qui les accompagnent depuis l’origine de leur mobilité. Elles rencontrent ces Marocains dans les clubs du Levant espagnol où ils réceptionnent ou bien livrent des marchandises transportées par des Afghans et leurs relais géorgiens ou ukrainiens. Elles travaillent dans les périphéries urbaines et logent chez leurs proches accompagnants, mais elles domicilient dans les appartements des Marocains leur usage de sites informatiques de rendez-vous, tenus généralement par des jeunes gens des cités. Là encore se trouvent les aides des « docteurs égyptiens », pour des commandes de médicaments, des consultations à distance ; parfois, quand le salon reste inoccupé, les médecins transmigrants reçoivent des familles pour des consultations collectives. Là encore, dans des pièces de ces appartements, les transmigrants du commerce stockent des marchandises en transit et, aidés de jeunes déjà employés par les « docteurs égyptiens », se tiennent au courant par l’Internet des circulations transfrontalières de produits « freetax ». Des rencontres originales se produisent à tout moment entre divers transmigrants et jeunes habitants des enclaves urbaines. Ces situations nouvelles commencent à renforcer les tendances internes centrifuges à ces enclaves afin d’initier une nouvelle histoire de la migration50, après les successives ruptures postcoloniales51 exprimées depuis la première marche Beur de 1982, par des mouvements sociaux hardis.
Une histoire nouvelle de la migration est en train de naître, écrite par les migrants eux-mêmes52
59Un cosmopolitisme migratoire interpersonnel apparaît, favorable à des déploiements transfrontaliers nouveaux. Avec l’aide des nouvelles pratiques communicationnelles informatiques. Il ne s’agit pas du cosmopolitisme de voisinage de quartiers aux populations politisme interindividuels, d’accompagnements brefs mais intenses, reconnaissances profondes, aux distances immédiates que permet l’usage de Skype, par exemple. Une nouvelle figure de l’étranger dans nos sociétés se manifeste de l’intérieur même de nos cités, en retour de l’hospitalité réservée depuis peu aux transmigrants. Ce phénomène, hors de portée des actuels gestionnaires, politiques ou administratifs, donc invisibilisé pour l’heure, à son plus grand avantage, est majeur pour nos devenirs. Frontières nationales, frontières des réseaux, frontières des enclaves urbaines relèvent pour partie d’une évolution commune, mais alors que les unes se constituent, on démantèle les autres. L’histoire que les convergences des populations que nous décrivons, et d’autres encore, permettront d’écrire ne sera pas celle de l’accueil des nations qui les hébergent. Quant à celle que de généreux historiens ou militants se proposent de coécrire avec les migrants internationaux, elles ne sont pas plus recevables : trop tardives peut-être par rapport à l’irruption de la conscience de l’altérité que nous décrivons.
60C’est dans ce contexte, et en continuation des recherches entamées à Marseille en 1985, poursuivies en Espagne dans les années 90, puis en Turquie, dans les Balkans, en Italie du Sud et dans le Levant espagnol, de 2003 à 2009, que nous avons effectué ce « retour » dans les zones d’habitat urbain français hébergeant migrants historiques et transmigrants : transmigration du chercheur lui-même par une participation de vingt-cinq années à la naissance des transmigrants à Marseille, à leur proche puis lointaine expansion, et enfin à leurs côtoiements multiples dans ce qu’il faut bien considérer comme leurs nouvelles étapes collectives en France.53
Notes de bas de page
1 L’historicité spécifique de l’immigration dans notre société fut clairement signalée par Abdelmalek Sayad : « Les trois âges de l’émigration algérienne » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, janvier 1977 ; jusqu’à La double absence, 1995. Il analysera ainsi l’histoire migratoire algérienne ; Ahmed Boubeker prolongera cette réflexion in Les Mondes de l’ethnicité, Balland 2003. Pour lui, « l’intrusion des jeunes des Minguettes, en révolte dès 1981, sur la scène publique semble marquer la fin d’une exclusion réciproque entre la société française et les cités d’exil. Les beurs affirment un droit de cité hors des réserves de l’immigration. La conscience politique d’une génération se forge ainsi en réitérant son exigence de reconnaissance et sa faim d’égalité, qui se heurtent aujourd’hui encore à une fin de non-recevoir publique » in Ruptures post-coloniales. Les nouveaux visages de la société française, La Découverte, 2010. En nous situant dans cette lignée de l’historicisation endogène à la migration, nous favorisons, pour notre part, les transmigrations qui mettent en scène l’influence de populations d’origines et de destinations extérieures à notre nation et qui l’utilisent comme étape pour leurs activités ; désormais c’est de populations et d’ici et de là-bas qu’il faut parler. En quelque sorte la mondialisation des « transmigrants », à distance des destins nationaux. Chassés comme résidents, ils deviennent, nous le verrons, de très influents passagers.
2 Il s’agit de matériels audio-visuels, ménagers, de vêtements, et parfois même d’aliments. L’insuffisance des importations officielles algériennes est compensée par ce commerce parallèle.
3 Enquête A. Tarrius 1985-1986 rapportée dans « L’entrée dans la ville : territoires maghrébins à Tunis et à Marseille » in REMI, vol. 3 no 1, 1987 in extenso sur Google scholar/Persée/REMI. Enquête A. Battegay : « Les commerces de la Place du Pont à Lyon », REMI, 1993. Belsunce, à Marseille, a suggéré les contours d’un comptoir voué aux exportations vers le Maghreb de produits manquants dans le commerce international officiel.
4 Park et Stonequist, A. Sayad, etc.
5 Lamia Missaoui, Alain Tarrius, Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale, éd de l’Aube, 1995.
6 Et non informelle : la nécessité de cette économie, sa place dans les stratégies commerciales des grandes firmes, lui confèrent une forme certaine. Cf. plus avant : anthropologie du poor to poor.
7 Note 3.
8 Dont le chiffre d’affaires est évalué par une enquête de la Caisse de Dépôts et Consignations, menée en 1987 à la suite des résultats de l’enquête précédente (note 4) à près de 3 milliards de francs, désignant cette formation commerciale comme première surface commerciale de la façade nord
9 Les élections de 1989 en Algérie et l’interdiction consécutive du FIS pousseront les commerçants Algériens mis sous pression par un « impôt révolutionnaire » à céder leurs commerces aux Marocains.
10 A. Tarrius, Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, l’Aube, 1995, réédité en 2000, Un comptoir colonial maghrébin à Marseille, l’Aube.
11 Voir travaux de Juan-David Sempere, université d’Alicante, in Google Scholar.
12 R. Sala et A. Tarrius, Migrations d’hier et d’aujourd’hui en Roussillon, Le Trabucaire, 2000.
13 A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, pauvreté, communautés d’étrangers, jeunes sans emplois, et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Trabucaire, 1997, rééd. 1999.
14 Ce fut aussi le cas à Perpignan, Montpellier, Nîmes, Avignon et Toulon lors des révoltes nationales de 2005… Les transmigrants avaient, quant à eux – jeunes, vieux, hommes, femmes – établi un système de garde des fourgons servant au transport des marchandises, au pied de leurs immeubles. Plusieurs municipalités sollicitèrent ces populations pour « apaiser » les cités remuantes…
15 Enquête achevée en 2005 : La remontée des Sud : Afghans et Marocains en Europe Méridionale, éd. de l’Aube, 2007. Nous avions alors identifié le caractère de stratégie commerciale délibérée des grandes marques d’instituer une économie parallèle du « poor to poor » en mobilisant la force de travail mobile de milliers de transmigrants habiles à contourner taxes et contingentements.
16 A. Tarrius, La Mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Balland, 2002.
17 Numérotés selon des contingents attribués à Sofia ou Bucarest par les autorités françaises, par exemple.
18 Cependant que dans les Balkans personne ne doute d’une reprise d’activité par les faussaires du COMECON, anciennement rue Slavianska, à Sofia.
19 La conception de « villes clefs » des passages ne présente aujourd’hui d’intérêt que pour les amateurs de vieux films construits sur la nostalgie méditerranéenne d’Istanbul, Naples, Marseille ou Tanger : scénarios gris des années 30 et 50. Actuellement, Istanbul est bardée de sept tours-radars tenues par du personnel nord-américain et d’un satellite géostationnaire… et ne peut guère, en guise de trafic, que faire circuler des vêtements de surplus asiatiques ; les ‘capo di mafia’ napolitains vivent, quant à eux, voisins de Russes, sur les falaises azuréennes, etc. Internet et GPS sont passés par là. L’un d’entre eux communiquait par cartes météo interposées. Les frontières-barrières et les villes capitales du crime relèvent d’une conception pré-mondialisation des relations de réseaux.
20 Fatima Qacha, Migrations transnationales, rôles des femmes et des réseaux familiaux marocains, thèse de sociologie, 2010, Toulouse le Mirail.
21 Fernand Braudel a souvent insisté sur le rôle des activités commerciales internationales pour créer des cosmopolitismes urbains. G. Simmel avait signalé le phénomène pour des nouveaux venus dans la métropole, prenant une heureuse distance avec des interprétations du « Volksgeist » hégélien.
22 « Les migrants connectés », in Réseaux no 159-2010.
23 Plus important lieu de distribution européenne de gazole, La Junquera, proche de la frontière franco-espagnole du Perthus, est aussi une capitale catalane des clubs prostitutionnels.
24 Lire Ahmed Boubeker in Ruptures post-coloniales. Les nouveaux visages de la société française, La Découverte, 2010, sous la direction de Nicole Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès.
25 Un métalangage permet les échanges entre transmigrants d’origines diverses : sur une trame d’anglais rudimentaire (« broken english ») des mots ou expressions italiennes, espagnoles et/ou françaises sont intégrés suivant l’identité des locuteurs.
26 Isabel Yèpez et Gioconda Herrera (s/d) : Nouvelles migrations latinoaméricaines en Europe, obréal, Presses universitaires de Barcelone, Presses universitaires de Louvain, 2008.
Sara Maria Lara Flores (s/d) Migraciones de trabajo y movilidad territorial, Conocer, u A Mexico, 2010.
Christina Gabriel, Hélène Pellerin, Governing International Labour Migration, Routledge, Londres, New-York, 2008, universit2 d’ottawa.
27 Il s’agit là des situations de transmigrations qui retiennent notre attention depuis 1985. Cette notion est très intermédiaire et donc susceptible d’acceptions variées : des cas de « tournées professionnelles » européennes à l’initiative d’artisans du bâtiment piémontais sont étudiés, au xixe et xxe siècle, par Ada Lonni : Sapere la strada, Enaudi, Torino, 1989. Geneviève Marotel signale le cas des mosaïstes du Haut Adige, à partir de la fin du xixe. Thèse de sociologie, Toulouse le Mirail, 1994.
28 Voir la thèse de sociologie de Geneviève Marotel : Les Chemins des marbriers de Carrare, Toulouse-Le Mirail, 1994. Il faut signaler, récemment, comment furent résolues les difficultés de recouvrement de l’Arche de La Défense, à Paris : par l’embauche « au noir » de centaines d’ouvriers carraréens…
29 Yves Barel, Le Paradoxe et le système, Anthropos, 1982, propose un cadre théorique qui permet de comprendre comment des agencements sociaux et économiques discrets, assoupis, « anachroniques », peuvent ressurgir avec force.
30 Des migrations internationales à haute cohésion sociale autour d’une religion ou de pratiques commerciales s’inspirant d’un ethos religieux se déploient suivant des stratégies proches de celles des transmigrants : Sophie Bava, Chantal Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper, Sarah Demart (voir biblio).
31 Voir Ahmed Boubeker, op. cit.
32 Il s’agit, dans les pages qui suivent, de recherches de l’auteur concernant des transmigrants méditerranéens.
33 Enquêtes 2006 menées avec l’aide de Katia Vladimirova, de l’université d’État de Sofia et rapportées dans : A. Tarrius, La remontée des Sud. Voir biblio.
34 Ainsi la dénommèrent Messieurs Brown et Sarkozy dans leur adresse aux banques à l’automne 2008.
35 Un appareil photographique de grande marque vendu 90 euros TTC en entrée de gamme est trop cher pour qui gagne 160 euros dans de nombreuses nations, européennes ou non ; le même à 40 euros devient attractif.
36 Enquêtes menées en 2008/2009 rapportées dans : A. Tarrius, o. Bernet, Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, éd. Trabucaïre, 2010. Deux périodes d’ensemencement du pavot somniferum, selon le climat, juin et septembre, donc deux périodes de sélection des plants, octobre et janvier, puis deux périodes de saignées des bulbes floraux, mars et mai. Désormais les rythmes des transmigrations des Afghans, et des Iraniens et Kurdes irakiens qui leur sont associés coïncident avec ces périodes culturales. Évidemment ces migrants travaillent à bas prix comme ouvriers agricoles.
37 Un ingénieur commercial d’une très grande firme taïwanaise me déclarait, en décembre 2004, à l’université de Damas : « Nous ne sommes pas des imbéciles : l’intégration, dans nos stratégies, de l’économie du poor to poor étendue aux populations pauvres des pays riches est une innovation commerciale majeure. »
38 On lira les productions de Philippe Chassagne et K. Gjeloshaj Hysaj (biblio).
39 Récit recueilli à l’occasion de plusieurs conversations, en sept journées, lors de rencontres à Avignon, en mars 2011.
40 Enquêtes menées de 1985, à Marseille, quartier Belsunce, auprès de commerçants internationaux Algériens, à 2003, auprès de transmigrants marocains (voir bibliographie Tarrius, 1987, 1992, 1995, 2002, 2007).
41 Ceux là-même qui achètent des marchandises aux Afghans à peine débarqués en Bulgarie. Enquêtes sur les Maghrébins, in Alain Tarrius, Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale (voir bibliographie) et in Revue Européenne des migrations internationales no 1, 1987 : enquêtes de l’auteur sur la naissance d’un dispositif commercial maghrébin à Marseille, in extenso in Google/Persée.
42 Ali Bensaad a décrit les grands réseaux transmigrants d’Afrique subsaharienne jusqu’au Maghreb, où se déploient des stratégies de passage vers l’Europe : cf Mehdi Alioua, Claire Escofier, Chadia Arab (voir biblio).
43 Stéphane de Tapia livre depuis quinze années, un bilan de la migration turque euro-asiatique (voir biblio).
44 Enquête Alain Tarrius, Hasnia-Sonia Missaoui, olivier Bernet, pour la DRESS-MIRE, mars à juillet 2009, exposée dans Réseaux, volume 28, février-mars 2010, numéro coordonné par Dana Diminescu.
45 Voir l’article de Dominique Sistach in Multitudes/Samizdat, mai 2012.
46 Cette enquête a bénéficié de l’aide des « commissaires territoriaux » qui, en Espagne, ont le pouvoir d’exercer la tolérance de la prostitution en « clubs ». Ma participation à l’ouverture puis aux débats d’un congrès national « police et démocratie » (initiative des polices urbaines espagnoles) en juillet 2006 à Barcelone m’avait permis de tisser des liens avec ces officiers de police.
47 Entretiens complets (sept trajectoires rapportées sur 120 entretiens menés dans des « clubs » du Levant espagnol, de La Junquera à Malaga, aidés par des commissaires territoriaux espagnols) dans A. Tarrius et o. Bernet : Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, Trabucaire, 2010. Dominique Sistach a produit des enquêtes sur l’émergence des « clubs » prostitutionnels frontaliers. On lira les thèses de Fatima Lahbabi (Toulouse 2003) et de Pauline Carnet (Toulouse 2011) sur les sans-papiers et les femmes dans le travail du sexe en Andalousie. Daniel Welzer-Lang développe des recherches sur la transmigration des travailleurs/travailleuses du sexe « accompagnants » le long d’itinéraires européens voire mondiaux.
48 Marco Martiniello, voir bibliographie.
49 Une recherche en cours nous a permis d’identifier les centralités des étapes partagées par les transmigrants : Alicante, Avignon, Nîmes, Strasbourg, Bruxelles, Francfort, Gênes, Bari ; centralités qui se situent bien sur les « territoires circulatoires » des transmigrants mais qui d’emblée renvoient à une structure européenne des réseaux, et non plus nationale comme celle de chaque réseau de transmigrants.
50 Et non un compromis avec notre histoire de leur domination…
51 Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès, Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, La Découverte, 2010.
52 Ahmed Boubeker, note 34
53 Dans l’Oran d’avant la peste, Albert Camus a décrit ce cosmopolitisme, comme Elias Canetti dans Les Voix de Marrakech. À Marseille de telles descriptions ont concerné les Arméniens, les Italiens, etc. Alèssi Dell’Umbria, Histoire universelle de Marseille, Agone, 2006. Émile Témime, Les Passagers de Belsunce, Autrement, 1998.
Auteur
Professeur émérite à l’université de Toulouse-Le Mirail et membre des laboratoires LISST et Migrinter. Sociologues et anthropologues de la ville et des migrations.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001