Préface
Un nouvel âge des migrations ?
p. 9-16
Texte intégral
1Il a un nom de général romain et un prénom hérité des peuples barbares qui ont envahi l’empire des Césars après des siècles de tensions et de passages aux frontières. Cette mixité inscrite sur sa carte d’identité dit déjà l’essentiel sur Alain Tarrius lorsque l’on veut caractériser ses travaux. La rigueur phénoménologique d’un Husserl et celle, sociologique, d’un Simmel l’inspirent, tout autant que la profusion créatrice d’un Robert Ezra Park et de ses proches. Si on pousse encore plus loin la métaphore – les Romains sont des faiseurs de routes et l’Europe est fille de la gent barbaresque autant que de ses antiquités gréco-latines dont elle est si fière – on retrouve ce sociologue anthropologue spécialiste des mobilités et des transmigrations, avec toutes les lignes de fuites qu’elles tracent sur la cartographie de nos certitudes nationales déclinantes.
2Dans la lignée de l’anthropologie urbaine des pionniers de l’École de Chicago, Tarrius lui aussi sillonne la route depuis les années 1980, une route où il emboîte le pas d’un nouveau type de migrants, acteurs méconnus de « la mondialisation par le bas » pour reprendre le titre d’un de ses précédents ouvrages1, une route d’ici et de là-bas que reconnaissent et transforment les allers et retours permanents de plusieurs centaines de milliers de familiers de l’entre-deux, héritiers des colporteurs de jadis et autres contrebandiers transfrontaliers « se riant des gabelous embusqués dans le froid et la nuit » (page 3). Ils sont de multiples origines, hommes ou femmes, au-delà des identités nationales, ethniques, ou socioprofessionnelles ; les affaires marchent à la parole donnée, en face à face ou par Skype®, au « nif » et au brassage dans un monde de petits commerçants et d’entrepreneurs sans frontières. Acteurs peu conscients de leur rôle historique : refermer ce qui sera peut-être bientôt la parenthèse de l’ère des nations et du capitalisme industriel, avec leurs verticalités – hiérarchies des pouvoirs, des savoirs, des origines. L’un des plus grands faits des trente dernières années reste celui d’une démultiplication des flux des migrations internationales qui ont accompagné les grands soubresauts de la planète, entre décolonisation et bouleversements économiques. Les recherches d’Alain Tarrius ont suivi le phasage de ce processus et dans cet ouvrage cosigné avec Lamia Missaoui et Fatima Qacha, il dresse un tableau de ses différents terrains, en particulier le pourtour euro-méditerranéen, le Moyen-orient, le Caucase et les Balkans. Il y est question de transmigrants maghrébins, afghans, kurdes, géorgiens, ukrainiens, mais d’autres itinéraires sont croisés, comme ceux des « docteurs égyptiens » – médecins syriens, irakiens et bulgares – ou encore ceux des « travailleuses du sexe » des Balkans. C’est tout un monde qui se profile, véritable vivier pour la recherche empirique : nouveaux problèmes, nouveaux objets, nouvelles approches, nouveaux terrains où il s’agit d’avoir l’esprit d’aventure et de faire preuve d’« imagination sociologique » au sens de Wright Mills2. Un défi relevé par Tarrius et son équipe, lequel a toujours préféré le hasard des échanges sur la route aux débats feutrés du cénacle académique. Bon nombre de ceux qui l’ont invité à colloque s’en souviennent : « désolé, votre programmation est trop précoce : j’ai un accompagnement de Baloutches entre Trabzon, Poti, Odessa et Burgas, j’en ai été informé il y a deux jours… ». Un hasard qu’il a su d’ailleurs limiter tel un transmigrant de la recherche qui entretient un micro-réseau social à l’image de celui de ses interlocuteurs pour mobiliser des contacts et se faire reconnaître d’un terrain à l’autre. Il se saisit ainsi du fait probablement le plus déterminant des transformations sociales et économiques contemporaines, imputable aux migrants internationaux pauvres qui entrent comme acteurs dans des échanges planétaires : l’horizontalisation des échanges et des réseaux qui les supportent, des lieux-étapes, épures presque parfaites du libéralisme exigé par la globalisation. La méthodologie se réclame d’un paradigme de la mobilité et les auteurs de l’ouvrage insistent sur la temporalité des rencontres, des interactions et des échanges, sur les rythmes propres aux sociabilités de ce monde de transmigrants, entre distance et proximité, sur le primat des temps sociaux sur celui – qui irait de soi – de l’espace. Déjà au début des années 1990, Alain Tarrius avait développé la notion de « territoires circulatoires » qui, en se superposant aux évolutions et aux modes de vie urbains, délocalisent une fonction économique et sociale qui donne une tout autre dimension aux territoires des étrangers dans la ville3, comme à ceux qui y conduisent. La figure du migrant renvoie, dans ce mode d’exploration, à un enchevêtrement des territoires, matériels et virtuels, à des espaces choisis, utilisés et recomposés selon de multiples temporalités. Cette approche pionnière s’est aussitôt orientée vers une nouvelle lecture de la ville où le migrant peut enfin se libérer de sa défroque de créature captive des lieux communs officiels et de leurs hiérarchies identitaires, pour apparaître, tel qu’en lui-même, enfin, dans ses rôles et pratiques sociales multiples : dans sa capacité de composer et habiter les « entre-deux » – étapes, nations, sociétés…
3Ces circulations prennent une autre dimension à travers de vastes couloirs territoriaux et de nouvelles configurations transfrontalières qui participent aujourd’hui d’une histoire globale. La globalisation transforme en profondeur nos sociétés dans leur organisation traditionnelle comme dans leurs modes de vie et de pensée. Les pays européens ont du mal à se situer relativement à une différence qui leur est devenue consubstantielle. Ce sont plus largement les ruptures post-coloniales qui interrogent notre modernité qui a du mal à se conjuguer au pluriel, à dépasser ses schématisations historiques référentielles : grands événements, grands hommes, grands lieux de la construction idéologique nationale. Entre l’« ici » et le « là-bas », le centre et la périphérie, les vieux clivages sont mis à mal par ces milliers de personnes qui passent, qui traversent sans que nous les voyions, incapables que nous sommes de les catégoriser dans nos sociétés bourgeoises de la fixité nationale… Car l’enjeu est de renverser les perspectives, de mettre fin au « binarisme » qui depuis toujours oriente, sous couvert d’universel, le regard eurocentré de la domination occidentale. De la philosophie à l’anthropologie, toute une lignée des postcolonial studies – encore méconnues en France, sans doute du fait d’un « chauvinisme de l’universel » selon la formule de Pierre Bourdieu – souligne que cet ethno-centrisme fonctionne selon un mode binaire de représentation, une ligne de naturalisation de la différence entre « nous et les autres ». Nous, les citoyens reconnus, assimilés à une généalogie blanche, contre les autres, les colonisés, les sous-développés, les étrangers et autres métèques. Et pourtant Alain Tarrius et Lamia Missaoui nous montrent, recherche après recherche, comment ils transforment nos destins, situés qu’ils sont dans une topique de la troisième dimension – celle où les changements naissent, prennent forme, encore peu visibles –, de ce que nous dénommons les dialectiques de la transformation à la façon hégélienne ou simmelienne4. L’anthropologie transnationale d’Arjun Appaduraï5 insiste sur la dimension diasporique des nouvelles cultures des migrants, sur une capacité à réinventer des collectifs à distance dans le grand maelström de la mondialisation. Dans cette perspective, les frontières interethniques, loin d’être des barrières protectrices d’identités préalablement définies de manière close, sont le lieu de construction d’identités nouvelles. Une culture diasporique donc, fondée sur des phénomènes d’hybridation que les travaux de l’équipe de Tarrius illustrent à travers des expériences très concrètes. N’en déplaise à certains esprits chagrins refusant de porter le deuil de la vieille frontière coloniale, dans un monde voué aux flux de la mondialisation les nouvelles frontières de la différence sont transnationales et elles traduisent ce que Marshall Sahlins appelle une « indigénisation de la modernité »6.
4Mais Alain Tarrius n’a pas attendu la vogue anglo-saxonne des postcolonial studies ; il avait déjà publié plusieurs ouvrages7 sur ces questions en privilégiant, soit dit en passant, la dimension économique8 – n’oublions pas que l’origine de toute migration est la quête du pain – plutôt que la dimension culturelle9. Dans ce dernier livre, comme son titre l’indique, son équipe tente de faire le lien entre une histoire globale de la transmigration et l’histoire locale des banlieues françaises. Je me souviens qu’il y a déjà une quinzaine d’années, au cours d’un séminaire, quelqu’un avait objecté à Tarrius que ses figures de passeurs de frontières restaient très minoritaires dans l’immigration. Tous les immigrés, après tout, ne sont pas des commerçants, ni même des forains, des vendeurs à la sauvette, des marchands de tapis ou des dealers saute-frontières. Certes. Mais force est de constater aujourd’hui que le chercheur toulousain voyait plus loin que les horizons restreints de la sociologie française de l’immigration, celle du dedans/ dehors, de l’im-/ ém-. Il nous disait déjà que le transmodifiait la donne migratoire. Les chiffres le prouvent – deux cent mille transmigrants dans l’hexagone – mais autrement plus significative est la nouvelle connexion entre ces passeurs de frontières et les héritiers de l’immigration, laissés pour compte de l’intégration dans leurs cités d’exil. C’est un modèle d’échappée belle hors les murs qui se profile ainsi pour une génération coincée dans un vide de perspectives publiques. Tarrius écrit que nombre de ces jeunes « s’inscrivent désormais dans une histoire des migrations nouvelle, dont ils attendent le statut de sujet » (page 26). Il est vrai que les banlieues de la précarité sociale apparaissent comme les quartiers où les rangs des artisans commerçants ont grossi ces dernières années, au point où leurs taux de croissance sont largement supérieurs au standard national. Reste que ce nouveau salut par le petit commerce et l’entreprise semble quelque peu en décalage avec la tradition officielle du modèle français, comme si le retour de l’acteur de banlieue dans le monde du travail n’était pas celui de l’individu universel du rêve jacobin, mais celui d’un sujet soucieux de son patrimoine d’outre-France, jouant de ses multiples appartenances, renouant avec une culture nomade pour construire sa place au soleil. C’est ce mouvement que Tarrius, Missaoui et Qacha abordent dans ce livre.
5De toutes ces mutations de la société française, la classe politique et bien des chercheurs qui ne saisissent des transmigrations que des parcelles de changement, ne perçoivent qu’une « débrouillardise réifiée en marchés aux puces » (page 8), les ruses de femmes porteuses de valises, un sensationnalisme de minuscules initiatives, ou plus souvent une montée du communautarisme à l’heure où les références nationales déclinent. Grossière erreur : au contraire, en intensifiant les mixités, la transmigration amoindrit les clivages ethniques et bouscule les traditions. Le registre multiple des identités sur lesquelles il faut jouer d’une « région morale » – au sens d’Ezra Park – à l’autre favorise ainsi le cosmopolitisme. Mer Noire, Italie du Sud, Andalousie de tous les brassages. Ce qui n’empêche pas la rupture radicale avec le modèle de l’insertion républicaine : c’est même l’altérité qui se substituerait à l’identité avec une figure approchée dans cette recherche, « l’inconnu familier »10 qui tend à faire référence. Entre les banlieues et la ville globale, un lieu transversal de la différence s’invente dans les écarts à la norme officielle, dans les lignes de fuite pour échapper à la topographie instituée, les échappées belles hors des cadres des politiques publiques – ah ! L’antienne de l’intégration – réduisant le quartier à la case ghetto. Les circulations de personnes, d’informations et de marchandises, les expressions mêlées et les accents multiples favorisent la construction de nouveaux groupements, de nouvelles façons de se situer et voir le monde.
6Ainsi se dessinent les voies de traverses d’une mondialisation par le bas, là où les perspectives publiques ne voient que fractures sociales et ethniques : des groupes qui échappent aux destins d’assistés qu’on leur propose, des hommes, des femmes qui glissent hors des cartes officielles du quartier ghetto des clichés publics. Entre le monde, la France, la ville et les quartiers, ces territoires d’un nouveau cosmopolitisme relient les parcours de l’exil en réseaux à travers lesquels circulent des hommes, des idées ou des biens matériels et symboliques. On redécouvre ainsi avec Tarrius une perspective de la ville qui fait richesse de sa capacité à agencer l’activité et les groupes, à jouer sur des hybridations et des rencontres qui sont au fondement du phénomène urbain comme mode de vie et de la constitution de l’espace public.
7Cette capacité des transmigrants à se déplacer librement remet ainsi en cause un ordonnancement républicain de l’espace et de ses frontières. Il faut repenser la frontière, nous disent Tarrius et Missaoui, frontières nationales, frontières des réseaux, frontières des ghettos, nouvelles frontières continentales. Abdelmalek Sayad avait souligné en son temps qu’il était nécessaire de développer une sociologie de l’émigration-immigration pour comprendre les parcours migrants et ne pas les limiter à la seule perspective du pays d’accueil. Alain Tarrius et Lamia Missaoui rajoutent une troisième dimension : la transmigration, qui délocalise la question de l’étranger du contexte strictement national pour une valorisation de ses passages : non plus dans une double absence, ni d’ici ni de là-bas, mais à la fois d’ici et de là-bas et de l’entre-deux. Mais ils ne s’arrêtent pas là : ils vont même jusqu’à suggérer que l’invention de la citoyenneté européenne passerait par le devenir transmigrant de tout un chacun, auquel il s’agirait, bien entendu, d’associer « les forces imaginantes du droit » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Mireille Delmas-Marty. Il est vrai que les États-nations européens qui ont tant de mal à gérer leur propre diversité communautaire auraient beaucoup à apprendre du cosmopolitisme transmigrant, de sa capacité à élargir la force du lien fort pour passer les frontières. « Peut-on penser, écrit Tarrius, à des identités continentales, supranationales, européennes par exemple, qui réconcilieraient le trans- avec la citoyenneté ? » (page 172) Tout un programme de recherche ! Mais après tout, et pour finir par la métaphore romaine avec laquelle j’ai débuté cette préface, l’Europe n’est-elle pas héritière du droit romain et de l’esprit de liberté des hordes barbares ?
Notes de bas de page
1 Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas. Les Nouveaux Nomades de l’économie souterraine, préface de Michel Wieviorka, Balland, 2002.
2 Pour les méthodes on lira, Pierre Tripier, « une sociologie pragmatique », préface à W.I. Thomas et F. Znaniecki, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique, olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface à Nels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri. Tous deux parus chez Nathan, collection « Essais et Recherches », 1998, 1993.
3 Alain Tarrius, Les Fourmis d’Europe. Migrants pauvres, migrants riches et nouvelles villes internationales, L’Harmattan, 1992.
4 Alain Tarrius et Lamia Missaoui, Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, L’Aube, 1995 et Les Nouveaux Cosmopolitismes. Mobilités, altérités, territoires, L’Aube, 2000.
5 Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2001.
6 Marshall Salhins, Les Lumières en anthropologie, Société d’ethnologie, Nanterre, 1999.
7 Un article, en particulier fait référence, où il dévoile, dans la Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI), l’existence d’une forme de comptoir colonial maghrébin international à Marseille en 1985, dans un quartier de centre ville en déshérence, Belsunce. Il analyse alors en terme de mobilité les niveaux des temporalités sociales contribuant à l’émergence de ce dispositif économique qui mobilise annuellement 700 000 personnes, et propose un cadrage méthodologique qu’il maintiendra dans la suite de ses recherches : « Le paradigme de la mobilité » in REMI vol. 3, no 1, 1987.8
8 . Habilité en sciences économiques il était alors membre d’un laboratoire d’Aix-Marseille 2.
9 Par exemple, Alain Tarrius, Anthropologie du mouvement, éd. Paradigmes, 1989.
10 La paternité de cette figure, qu’entrevoit sans la nommer Tarrius, revient à Hervé Paris qui l’avait présentée dans une recherche que nous avions menée pour la Mission du patrimoine du ministère de la Culture : Les qualités civiles des espaces intermédiaires, Cité publique, 2004.
Auteur
Professeur, université de Saint-Étienne, Centre Max-Weber.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001