Gracián : de la bibliothèque idéale à un idéal de la bibliothèque*
p. 461-472
Texte intégral
1L'influence déterminante de Lastanosa et de son cercle sur Gracián est attestée par la critique depuis Coster. Le père Batllori, en précisant la date des séjours de Gracián à Huesca, une première fois entre 1636 et 1639, une seconde fois, plus longuement, en 1645-1649, en a confirmé l'importance. La bibliothèque de ce mécène-éditeur n'a pas joué un moindre rôle dans cet apport, d'autant que celles des collèges jésuites en Aragon étaient apparemment loin d'égaler une collection dont le catalogue de K. L. Selig donne seulement une image approximative1. S’il est certain qu'il dut y faire des lectures nourries, au risque de heurter des supérieurs qui ne considéraient pas d'un bon œil ces fréquentes visites chez Lastanosa, il serait périlleux toutefois d'essayer d’établir la liste des livres qu'y a lus ou n'y a pas lus Gracián : ce serait formuler des hypothèses invérifiables. Ce n'est d'ailleurs pas la seule collection que Gracián ait fréquenté : certains des auteurs mentionnés dans l'Agudeza y arte de ingenio, extraordinaire anthologie de la littérature de la pointe depuis l'Antiquité latine – témoignage éloquent de l'ampleur de la culture de Gracián-, ne se trouvaient pas sur les rayons de la bibliothèque de Lastanosa. Ce qui nous importe davantage, c'est de voir dans quelle mesure cet usage passionné se double d'une représentation originale de la bibliothèque.
2Une telle question semble pourtant, à première vue, étrangère à la problématique principale de l'œuvre de Gracián jusqu'au Criticón. Ce que l'on appellera pour simplifier « l'idéologie héroïque », dans la lignée d'un Machiavel – même si notre auteur appartient à un courant qui mène vigoureusement campagne contre le théoricien italien – ne situe pas la question du savoir livresque au premier plan de la construction de l'homme idéal, qu'il s'appelle Héroe ou Discreto. Le terrain sur lequel se place le Gracián « moraliste » de ces ouvrages présente un caractère pragmatique (au sens étymologique : qui concerne l'action, le succès) : c'est davantage celui du pouvoir que celui de la connaissance spéculative. Le renversement des valeurs opéré par rapport à la problématique platonicienne se fonde, comme l'a bien montré V. Jankelevitch, sur une inversion de la hiérarchie des essences et des apparences, et la réhabilitation des modes au dépens de la substance2. Le « plausible » de Gracián doit parfaitement s'adapter au régime d'une apparence devenue « pléthorique ». Le monde (tout particulièrement dans son sens mondain) n'étant qu’apparences, il ne s’agit pas de faire de ce constat le mobile d'un quelconque renoncement, tout à fait opposé à une orientation jésuite, mais au contraire d'en prendre acte et d'en tirer parti. Réaction d'auto-défense vitale – on connaît l'aphorisme « la vida : [...] milicia contra la malicia » – face à cette tromperie permanente qu'est la société humaine, ce mimétisme intéressé consiste à user à son tour des faux-semblants dans une stratégie de la dissimulation.
3On comprend que l'élaboration d’un tel « saber vivir » relègue au second plan l'authenticité du « saber ». Dans la panoplie des moyens utilisés par l'« homme de Cour », le savoir qu'on affecte, plus brillant que profond, occupe une place importante mais paradoxale : peu importe que l'on soit ou non cultivé, l'essentiel est que cette culture soit apparente et suggère un fonds plus conséquent3.
4Mais ce n'est là qu'un des aspects, le plus apparent, de la problématique. Tout d'abord parce que, comme P. Córdoba le souligne, il convient de nuancer ces traits et de percevoir une deuxième couche de fragments textuels, orientés dans un sens opposé, et faisant contrepoids, sous l'écorce de ces ouvrages relevant de la mouvance « héroïque »4. Le renversement anti-platonicien n'est pas total : la réhabilitation des modes est relative et n'entre pas en conflit avec les fondements du christianisme ; on retrouve réaffirmé l'ordre traditionnel des valeurs, dont l'emblème est la primauté de la vertu5. Ainsi, l'apparence ne s'oppose pas à l'essence mais la renforce ; elle est un « plus » ontique dont Dieu gratifie l'individu, lequel exalte en retour la grandeur du Créateur à travers ses actions. Le succès social qui participe de cette exaltation, loin d'être à lui-même sa propre finalité, ne serait alors qu'un terrain d'expérience privilégié, dont la connaissance est nécessaire à l'aspirant à la vertu, une des formes de ce long apprentissage qui peut et doit élever l'homme vers sa perfection : la ruse, le masque eux-mêmes ne sont qu'un des aspects de la praxis du héros et présupposent une culture, un fonds (ou un fond) caché pour les soutenir6. Ainsi, le chapitre qui couronne le Discreto dresse le plan de la vie idéale de l'homme avisé, en trois parties : le parcours du monde – et du grand monde – n’occupe que la seconde phase. Précédé de l'acquisition indispensable d'un bagage purement livresque, il s'achève par la retraite de l'individu dans la contemplation, que Gracián appelle aussi « filosofar »7.
5Ce fil ténu d'un discours contrebalançant les significations les plus apparentes, de l'Héroe à l'Oráculo Manual, tisse une bonne partie du Criticón, qui marque moins la démolition du modèle héroïque élaboré, comme le soutient B. Pelegrín8, que le choix paradoxal d'un nouvel héroïsme, celui de la mesure, du refus des extrêmes, dont l'épisode du chemin (par le choix d'une troisième voie, une voie médiane, entre le vice et la vertu) constitue l'emblème9. En ce sens, le passage à la forme romanesque marque bel et bien une évolution, voire une rupture par rapport aux œuvres précédentes : ce changement de genre est aussi un retour à l'ontologie et l'axiologie platoniciennes.
6Désormais, la quête de la sagesse passe par la reconnaissance et le décodage des signes mensongers qui, par suite de l'inversion de toutes les valeurs, – inversion non plus exploitée, mais à présent déplorée – triomphent dans un « monde à l'envers »10. L'une des fausses apparences que le Criticón dénonce avec prédilection est précisément celle du faux savoir, expression des jugements ou plutôt des appétits du « vulgo », et défini dans un rapport inversement proportionnel entre le savoir et le discours vide qui en tient lieu :
porque vulgo no es otra cosa que una sinagoga de ignorantes presumidos y que hablan más de las cosas cuanto menos las entienden.11
7La mythologie est mise au service de la représentation allégorique de ce savoir « vulgaire » : le cécrope, ce mixte de serpent et d'homme qu'Andrenio et Critilo, à la recherche du palais de Sofisbella, rencontrent sur leur chemin, incarne cette inversion des valeurs que l'homme ailé, leur guide du moment, dénonce en des termes pauliniens :
no es sino uno que sabe al uso del mundo ; que todo su saber es estulticia del cielo. Éste es de aquellos que saben para todos y no para sí [...] éste es el que habla más y sabe menos, y éste es el necio que sabe todas las cosas mal sabidas.12
8Un des admirateurs de ce monstre, qui fait partie du cortège, vantant les charmes de la facilité, précise combien ce savoir est éloigné de toute confrontation directe et personnelle à la bibliothèque :
Uno que sin haber estudiado es tenido por docto, sin cansarse es sabio, sin haberse quemado las cejas trae barba autorizada, sin haber sacudido el polvo a los libros levanta polvaredas [...].13
9Dans ce règne des « sabios aparentes » où le savoir se pavane, tel le paon du premier Realce du Discreto, le pseudo-maître s’y entend pour jouer des apparences en comptant sur l'aveuglement d'autrui. Si ceux qui enseignent sont souvent les plus ignorants14, ils ont toute l'apparence du savoir : à la barbe, emblème de science, ils ajoutent l'apparat des bibliothèques, tout entières à leur service, tandis que dans un jeu d'antithèse dont Gracián est coutumier, les vrais savants restent ignorés et dépourvus :
La virtud es perseguida, el vicio aplaudido ; la verdad muda, la mentira trilingüe ; los sabios no tienen libros, y los ignorantes librerías enteras ; los libros están sin doctor, y el doctor sin libros.15
10Une autre incarnation du faux sage nous est fournie par ce libraire de la « calle de Toledo », qui ne semble avoir lu que les titres des livres dont il fait commerce, et dont le rapport au savoir désigne en quelque sorte un usage pervers de la bibliothèque16 : cela nous amène à l'opposition entre savoir vénal et savoir désintéressé.
11En renversant les propositions énoncées par ces gourous du faux savoir, on lève déjà un voile sur la définition du savoir authentique. Tout d'abord, l'idée simpliste d'un savoir véritable accessible sans effort est mise à bas. Alors qu'ils croyaient naïvement qu’il existait un livre susceptible de leur éviter de se perdre dans le labyrinthe de la cour madrilène, Andrenio et Critilo apprennent à leurs dépens que ce fil d'Ariane, cet « ovillo de oro » dont ils rêvent, est introuvable. L'ouvrage que leur propose le libraire que nous venons d'évoquer, le Galateo español de Gracián Dantisco, s'avère inadapté, aux dires du courtisan chevronné qui les accompagne. Le mythe d'un livre unique qui donnerait la clé du monde est dénoncé au profit de l'exaltation d'une bibliothèque fournie et éclectique. Le Discurso LVIII de l'Agudeza, « De la docta erudición y de las fuentes de que se saca » était animé par une tension dont le premier pôle serait une variété idéale, disséminée partout dans la bibliothèque :
una vez un dicho, otra un hecho ; de la historia, de la poesía ; que la hermosa variedad es punto de providencia.17
12Pour Gracián, l'« érudition » est moins un contenu qu'un exercice de l'intelligence. D'où le fait que l'on puisse en réalité puiser à tous les rayons de la bibliothèque :
de todo se socorre la prudente y sabia erudición.18
13En même temps, autour d'un second pôle est clairement affirmé le souci d'un choix, d'une sélection cohérente qui maintienne un principe centripète face aux risques d'éparpillement centrifuge. Cette obsession fait de la bibliothèque idéale chez Gracián un objet de réélaboration constante, qui connaît de multiples variantes.
14Le chapitre fondamental déjà évoqué, qui conclut le Discreto, dessine une première bibliothèque idéale, celle qui doit modeler l'apprentissage du premier tiers de la vie de l'homme avisé. La lecture s'y définit sur le mode passionnel grâce à la métaphore topique de l'ingestion : lire, c'est dévorer, ce qui en fait davantage le temps d'un plaisir que celui d'un véritable travail19. Mais en même temps, cet investissement enthousiaste ne peut s'appliquer dans n'importe quelle direction : réglé par la recherche d'une sélection idéale (« gran felicidad topar con los selectos en cada materia »)20, il renvoie au topos humaniste qui plonge ses racines dans une lettre fameuse de Sénèque à Lucilius, recommandant les bons livres contre le fatras hétéroclite, la quête personnelle contre le bourrage artificiel, l'esprit de véritable examen contre la reprise aveugle des traditions, l'assimilation véritable contre le savoir indigeste21. Il redouble aussi le modèle de l'antique distinction entre arts libéraux et mécaniques, soulignant l’antithèse entre matières nobles et viles :
Aprendió todas las artes dignas de un noble ingenio, a distinción de aquellas que son para esclavas del trabajo.22
15Ici, à la différence de l'Agudeza, qui énumère pêle-mêle quelques-unes des réserves privilégiées où peut puiser l'érudition, Gracián dessine un véritable plan pédagogique, à la façon d'un Possevin, selon une progression hiérarchisée propre à embrasser encyclopédiquement tout ce qui est utile à la noblesse d'un tel apprentissage. La connaisance des langues principales en constitue le préalable indispensable : cet apprentissage des codes donnant accès à l'universalité de la culture est lui-même soigneusement hiérarchisé, le degré de noblesse des idiomes renvoyant à une prééminence historique, à la fois culturelle et politique :
las dos universales, latina y española, que hoy son las claves del mundo ; y las singulares griega, italiana, francesa, inglesa y alemana, para poder lograr lo mucho y bueno que se eterniza en ellas.23
16Le schéma général qui suit peut se résumer ainsi :
- Histoire (antique et moderne / nationale et étrangère / sacrée et profane) ;
- Poésie et humanités ;
- Philosophie (naturelle et surtout morale) ;
- Cosmographie (en particulier géographie) et astrologie (« lo que permite la cordura ») ;
- Écriture sainte.
17L'insistance sur le domaine historique et géographique est conforme à la fois aux préoccupations de l'érudition aragonaise et aux nouveaux programmes jésuites, comme en témoignent les chaires créées au Colegio Imperial madrilène. Loin de se mettre à l'écart des contingences physiques, il s'agit de se situer aussi bien dans le temps que dans l’espace :
y no ser de aquellos tan vulgares, o por ignorantes o por dejados, que jamás supieron dónde tenían los pies.24
18Certes, la dernière étape est présentée littéralement comme le couronnement des précédentes, mais outre qu'elle n'est définie que comme relecture assidue de la Bible, et n'emprunte pas les diverses voies du commentaire théologique, elle accorde aux autres matières leur fonction propre : chacune développe une qualité particulière dont la somme, récapitulée en fin de parcours, dessine l'acquisition de la « noticiosa universalidad ». Dans ce qui n'est qu'esquisse rapide, le docere est constamment subsumé sous un delectare qui fait d'un tel apprentissage non pas un pensum morne et abstrait mais un parcours varié et joyeux où se lisent, au passage, les goûts personnels d'un Gracián : quelques-uns de ses auteurs fétiches, Martial ou Sénèque, sont nommément cités.
19Si la perfection de cette bibliothèque idéale s'inscrit elle-même dans la perfection d'un emploi du temps idéal, où la lecture précèderait le contact du vécu, il ne peut en être de même avec la forme romanesque du Criticón, où les personnages sont d'entrée de jeu placés dans le monde. Pourtant, dans la petite autobiographie ébauchée après son naufrage dans l'île où il a rencontré Andrenio, Critilo consacre une part importante à ses lectures. Plus qu'en termes d'accroissement des connaissances, la bibliothèque est perçue comme l’outil décisif d'une transformation fondamentale de l'être :
Di en leer, comencé a saber y a ser persona (que hasta entonces no había vivido la vida racional, sino la bestial).25
20Elle vient en outre compenser exemplairement une situation défavorable : privé de liberté et d'amis, Critilo trouve dans sa prison un réconfort idéal dans la découverte de la lecture. Cette bibliothèque à peine ébauchée se définit ainsi comme l’antidote idéal contre toutes les déceptions mondaines et dessine la voie d'une rédemption :
Con esto pasaba con alivio y aun con gusto aquella sepultura de vivos, laberinto de mi libertad.26
21On voit ici se dessiner une ligne de partage entre gravité et légèreté, destinée à occuper une fonction importante dans le Criticón. La « Reforma universal » qui occupe le premier chapitre de la seconde partie coïncide avec l'arrivée des deux héros parvenus à la maturité dans la patrie de Gracián, cet Aragon qualifié de « buena España ». À cette entrée dans l’automne de l’âge de raison, qui s'accompagne de l'abandon forcé de certains traits propres à la jeunesse (« Examen de personas »), fait pendant la nécessité d'un tri des ouvrages de la bibliothèque (« Reforma de libros »). La nature des personnages allégoriques qui procèdent à cette fouille minutieuse – Atención, Recato, Juicio, Gravedad, Cordura – donne une idée des valeurs promues. C'est à une série de condamnations que l'on assiste : romans et comédies sont interdits aux hommes mûrs, et Gracián, faisant implicitement allusion au Quichotte, reprend en particulier la satire des romans de chevalerie, conforme au discours moyen des moralistes du Siècle d'Or. On voit se dessiner une opposition terme à terme entre une anti-bibliothèque et une bibliothèque idéale qui se construit par opposition à la première ; à la vacuité des livres de chevalerie, « dignos de alguna barbería », il convient d’opposer la substance de la philosophie morale :
En lugar de tanto libro inútil (¡Dios se lo perdone al inventor de la estampa !) [...] les entregaron algunos Sénecas, Plutarcos, Epictetos y otros, que supieron hermanar la utilidad con la dulzura.27
22Toutefois, Gracián ne force pas outre mesure ces antithèses et la condamnation est l’objet de toute une gamme de nuances qui font dépendre les restrictions des lecteurs et surtout des usages d'une lecture à laquelle est aussi reconnu un caractère privé. On voit ainsi se dessiner une fracture au sein du domaine de la poésie. Si plusieurs sous-genres poétiques sont expressément condamnés :
todo género de poesía en lengua vulgar, especialmente burlesca y amorosa, letrillas, jácaras, entremeses, follaje de primavera, se entregaron a los pisaverdes28,
23d'autres sont sinon loués, du moins tolérés :
Lo que es leer algún poeta sentencioso heroico, moral y aun satírico en verso grave, se les permitió a algunos de mejor gusto que autoridad, y esto en sus retretes, sin testigos, haciendo el descomedido de tales niñerías ; pero allá a escondidas chupándose los dedos.29
24La superposition, au schéma antithétique fondamental qui oppose la bonne à la mauvaise bibliothèque, d’un discours plus nuancé qui modère l'antithèse, trouve son expression maximale dans le chapitre du « Museo del Discreto » (I, 4). Le titre pourrait suggérer que l'on va nous présenter la quintessence de la bibliothèque idéale évoquée dans le Discreto et ébauchée à plusieurs reprises dans les chapitres précédents du Criticón. En effet, on assiste à la reprise, dans un ordre légèrement différent, ou plutôt à l'amplification, des parcours évoqués précédemment :
- Poésie
- Histoire
- Humanités
- Antiquités
- Mathématiques (+ cosmographie, architecture, peinture)
- Philosophie naturelle
- Philosophie morale
- Politique
- Théologie.
25La fonction de couronnement des ouvrages religieux (comprenant cette fois aussi bien les livres saints que leurs commentaires) est soulignée :
Coronaba todas estas mansiones eternas uno, no ya camarín sino sacrario, inmortal centro del espíritu, donde presidía el arte de las artes.30
26Mais si la hiérarchisation des matières esquissée dans les textes précédents est précisée, elle ne répond pas à une dichotomie marquée entre domaine profane et domaine sacré : Gracián opère un parcours, dans la tradition humaniste encyclopédique, avant tout conforme à l'idéal du savoir qui doit servir à la construction de la persona. Au cœur de cette progression, le cabinet des Humanités dessine comme une bibliothèque dans la bibliothèque, sorte de point focal où viennent se concentrer, à la façon d'une mise en abyme, une mosaïque d'éléments issus de toute la collection. Au vertige entraîné par la richesse de la tradition, répond le rêve d'une série d'opérations susceptibles de la condenser sans l'appauvrir. Les recueils y tiennent une place importante, mettant en avant un imaginaire de la variété où les métaphores traditionnelles issues de Cicéron (parterre de fleurs, bouquet, officine, forêt...) sont revivifiées et entrent en concurrence :
Lograron muchas y fragantes flores, delicias de la Agudeza, que aquí asistía tan aliñada cuan hermosa, leyéndolas en latín Erasmo, el Evorense y otros, y escogiéndolas en romance las florestas españolas, las facecias italianas, [...] las librerías de Doni, sentencias, dichos y hechos de varios, elogios, teatros, plazas, silvas, oficinas, jeroglíficos, empresas, geniales, polianteas y fárragos.31
27Le cabinet des sciences mathématiques est aussi rapidement parcouru qu'évoqué, car le savoir qui lui correspond n'occupe qu'une place secondaire dans la culture de l'homme idéal selon Gracián :
Fueron registrando todos estos nichos de paso, lo que basta para no ignorar[...].32
28On voit ainsi formulés les jugements personnels de l'auteur, par-delà les influences jésuites ou érudites : la nymphe Anticuaría, dont le cabinet a la particularité de faire cohabiter ouvrages et vestiges matériels, selon un va-et-vient des textes aux objets caractéristique de la démarche de l'Antiquaire, est qualifiée de « más curiosidad que sutileza », et l'accent est mis sur la Philosophie morale et son complément politique, inscrivant à cet égard une remarquable continuité dans l'œuvre de notre auteur. Cette bibliothèque se caractérise aussi par un très net ancrage nationaliste, non point lié à une histoire contemporaine mais enraciné au cœur d'un XVIe et d'un XVe siècles idéaux : cet ancrage est symbolisé par la mention du précieux coffret contenant les instructions de Charles V à son fils, et il est significatif que Gracián fasse figurer à ses côtés, sous une forme anonyme, son propre panégyrique de Ferdinand le Catholique.
29Mais si cet ordre des matières parachève les bibliothèques idéales esquissées précédemment, la mention des ouvrages qui exemplifient le contenu de cette dernière ne répond en réalité que très imparfaitement à ce qu'on pouvait en attendre. Non pas tant à cause du caractère sélectif de cette collection qui met l'accent sur les ouvrages modernes – on peut y voir encore l'influence de l'« escrutinio » cervantin –, que parce que les choix formulés tendent à brouiller les pistes.
30Tout d'abord, plusieurs éléments ne sont pas présentés comme des modèles : le caractère critique de l'ouvrage, inscrit dans le titre du roman et dans la désignation des chapitres (crisi) se situe à l’opposé de la dimension anthologique exaltée dans l'Agudeza. Pour ne prendre qu'un exemple, le cabinet consacré à la Politique fait surgir comme par nécessité les visages monstrueux du Prince de Machiavel et de la République de Bodin. De même, bien des luths, dans le salon consacré à la Poésie, sont couverts de poussière, trop médiocres pour être utilisés, tandis que la plupart des plumes d'historiens modernes sont qualifiées de « chabacanas, insulsas y en nada eminentes »33. Mais inversement, des ouvrages que l'« escrutinio » du début de la seconde partie avait bannis, sont présents, et semble-t-il présentés sous un jour positif : ainsi, ces romances burlesques de Quevedo – « tejuelas picariles » – qui scandalisent les visiteurs mais sont qualifiées de « donosas » par la muse qui les accompagne34. Les critères de l'utilité pédagogique, dominants chez un Possevin (où un traité d'éducation idéale se superposait au traité sur la bibliothèque idéale), sont donc supplantés par des critères proprement esthétiques et une problématique du goût joue un rôle fondamental. D'une façon générale, le discours mêle subtilement éloge et blâme : le schéma grammatical dominant est celui d'une proposition au conditionnel venant restreindre sur le mode du regret une affirmation élogieuse :
Si en este culto plectro cordobés [Góngora] hubiera correspondido la moral enseñanza a la heroica composición [...] no digo yo de marfil, pero de un finísimo diamante merecía formarse su concha.35
31Même si l'éloge d'un savoir encyclopédique a son importance, ce n'est donc pas principalement par son contenu que la bibliothèque de l'homme avisé se distingue : analogue à l'« érudition » telle qu'il la définit, la bibliothèque idéale de Gracián se caractérise moins par un contenu idéal que par la capacité d'utilisation idéale que met en œuvre le Discreto. Cette capacité – qui transcende la bibliothèque, même si elle est en partie le fruit d'un commerce assidu avec cette dernière – consiste en premier lieu à déterminer ce qui est important et ce qui ne l'est pas, à sélectionner et peser sans cesse les divers pans d'une collection.
32Dans le Criticón, le « Museo del Discreto » est moins instrument idéal que cristallisation exemplaire, momentanée, d'une quête du savoir qui n'est elle-même que la figure d'une quête du bonheur (tout l’ouvrage étant bâti sur la recherche de Felisinda). La bibliothèque ne se limite pas à définir un modèle de savoir : elle cristallise une représentation idéale qui va au-delà de la question du savoir. À la bibliothèque idéale, Gracián substitue un idéal de la bibliothèque.
33Si le Museo a un caractère idéal propre à refléter les aspirations du Discreto, c'est d'abord parce qu'il représente un complexe multiforme idéal. À la bibliothèque, s'ajoutent plusieurs éléments qui lui confèrent toute sa dimension de « Musée » : le jardin sur lequel elle donne, et le cabinet de curiosités ainsi que l'armurerie qui la jouxtent. Si ces éléments sont fondamentaux aux yeux de Gracián, c'est moins en tant que tels – Gracián éprouve une prédilection pour les livres – que parce qu'ils contribuent à créer autour de la bibliothèque proprement dite une seule unité référentielle, même si elle est décomposée dans le Criticón en trois chapitres distincts : le « Museo del Discreto » ne peut être considéré indépendamment du chapitre second (« Los prodigios de Salastano »), et secondairement du chapitre huit (« Armería del valor »). Cette disposition est conforme à la répartition de la demeure d’un Lastanosa, présent dans l’anagrame du premier intitulé, et suffirait à confirmer l'influence de Lastanosa et de son Museo sur l'évocation. Mais si ces realia sous-tendent le texte de Gracián qui leur rend hommage, on ne saurait réduire ce dernier à une simple description à fonction apologétique. L'anagrame dit bien ce mouvement d'abstraction qui généralise l'expérience empirique. Le possesseur de ce Musée idéal n'est pas Lastanosa, c'est une figure emblématique dont le nom annonce dans sa première syllabe (sal) un trait décisif de l'esthétique de Gracián. Le salé, par opposition au sucré, apporte en effet un élément indispensable à l'œuvre :
... ni hay tales aromas para embalsamar libros, libres de los gusanos roedores, como los picantes y las sales.36
34Et il est naturel que cet élément soit allégorisé au travers de la description des murs transparents du palais de Sofisbella :
... los que imaginaron cristales no lo eran, sino sales gustosísimas.37
35En outre, si le chapitre second se situe bien à Huesca, le chapitre quatre, comme l'a démontré B. Pelegrín, ne peut que se situer de l'autre côté des Pyrénées, sans quoi il serait une simple redite du précédent38. Si l'on veut trouver un référent (qui de toute façon n'est qu'un point de départ), le plus vraisemblable est la collection du toulousain Filhol. B. Pelegrin souligne de façon convaincante le parallèle entre la présence d'une salle d'instruments de musique au rez-de-chaussée du Musée du Toulousain et le début de l'évocation du Museo au chapitre quatre. Mais précisément, Gracián n'a jamais vu la collection toulousaine : s'il connaît son existence, ce ne peut être que par Y Abrégé des curieuses recherches, rédigé par Filhol, ou par la traduction qu'en avait faite Uztarroz sous le titre : Diseño de la biblioteca de Francisco Filhol39. Cet élément suggère que la bibliothèque est chez Gracián, plus qu'une réalité décrite, le rêve d'une réalité élaborée par une construction verbale.
36Cet ensemble d'éléments multiformes dont la bibliothèque est le cœur est caractérisé par un système complexe de correspondances. Un schéma parallèle fait précéder la visite du cabinet de merveilles et celle de la bibliothèque de deux discours d'éloge : celui du serviteur de Salastano, vantant la demeure de son maître40, et l'hymne à la bibliothèque, de portée universelle, prononcé par l'Alado, le guide momentané de Critilo. Ce dernier développe les images archétypales du trésor, du jardin et du banquet, métaphores destinées à illustrer cette expansion vitale qui met euphoriquement en jeu toutes les fonctions intellectuelles et sensitives :
Estas – ponderaba – son las preciosas alhajas de los entendidos. ¿ Qué jardín del Abril, qué Aranjuez del Mayo como una librería selecta ? ¿ Qué convite más delicioso para el gusto de un discreto como un culto Museo donde se recrea el entendimiento, se enriquece la memoria, se alimenta la voluntad, se dilata el corazón y el espíritu se satisface ? No hay lisonja, no hay fullería para un ingenio, como un libro nuevo cada día.41
37Si la bibliothèque entretient un double rapport de proximité avec le jardin, d'un point de vue à la fois référentiel et métaphorique, inversement, la visite du jardin et du cabinet de merveilles est une préparation au parcours de la bibliothèque : en un sens, ils constituent même, chacun à leur façon, une bibliothèque avant la lettre. Ce jardin n'a rien d'un paysage « naturel » : il est le produit de l'intervention minutieuse d'une culture informant méticuleusement la nature. Mais il ne répond pas pour autant à un quelconque souci d'observation ni ne repose sur un principe d'organisation scientifique qui rassemblerait à l’air libre un microcosme ordonné de la flore et de la faune : les catégories du rare et du merveilleux en définissent le trait essentiel42. Le propos est bien davantage esthétique qu'épistémologique, comme en témoigne le jeu somptueux des correspondances avec le macrocosme – notamment celle qui fait du plan d'eau situé au milieu du jardin un miroir du ciel – mobilisant tous les sens, le plus souvent dans un rapport « synestésique » (beauté et parfum des fleurs...).
38Plus encore, à la fonction ornementale se superpose constamment un programme symbolique où chaque élément est vu comme au travers du prisme de la bibliothèque et doté d'une signification seconde. Symbolisme diffus où s'entrecroisent des figures génériques telles que le labyrinthe ou le paradis (grâce aux oiseaux du même nom), et les emblèmes plus personnalisés qui émergent en son sein : ainsi, lorsque le peuplier fait surgir le personnage d'Hercule revenant des enfers, ou quand l'ilôt au milieu de l'étang ressuscite le mont Pindó, consacré à Apollon et aux Muses.
39Le cabinet de curiosités, complément du jardin, mobilise les mêmes enjeux. Loin de s'apparenter à un cabinet d'histoire naturelle, il rasssemble des naturalia et artificialia typiques des Kunst und Wunderkammern, dont l'énumération n'aurait que valeur d'anecdote. Chacun des éléments qui composent ce cabinet repose sur une confusion des genres, caractéristique de cette culture de la curiosité antérieure à l'âge des sciences : les sculptures ou les médailles y ont à la fois valeur historique et esthétique. De la même façon que le jardin gardait le souvenir des mythes antiques, le cabinet est une mémoire. Il renvoie moins aux merveilles de la Nature qu'il n'exalte une Culture. Ces prodiges ne sont pas prodigieux en tant que tels (leur aspect est souvent banal), mais dans la mesure où ils concentrent l'accumulation historique des signes que la sagesse humaine y a déposés43. En ce sens, ils ne sont que la face visible d'une bibliothèque invisible à laquelle ils renvoient implicitement, et dont Gracián réserve l'évocation pour le chapitre quatre. Mieux, ce cabinet de curiosités, dont les naturalia n'ont rien de naturel, trésor de récits amassés par les générations, fonctionne comme une bibliothèque. La problématique de la vérité est marginalisée : face au scepticisme de Critilo et de son compagnon, mettant en doute l'authenticité de la plupart des objets qui leur sont présentés, Salastano, déplaçant le problème et quittant le terrain mouvant de l'hypothétique réalité de ces objets (sur laquelle il se garde bien de prendre parti), met en avant la réalité de leurs significations multiples. Ces objets sont vrais non en eux-mêmes, mais dans la mesure où ils renvoient transitivement à des realia qu’ils figurent Ce qui est proprement prodigieux, c'est cette capacité infinie de renvois, en particulier métaphoriques, dont ils sont les relais. Ce n’est pas la nature de la licorne ou celle du rémora qui fait problème (la frontière est parfaitement floue entre le vérifié et le légendaire), mais, par généralisation du principe du concepto cher à Gracián (« un acto del entendimiento que exprime la correspondencia que se halla entre los objetos », selon la définition de l'Agudeza44) les liens que l'on peut tisser entre cet immense réservoir à métaphores que constituent ces prodigios et l'univers.
40Toutefois, ce jeu des correspondances est à double sens : la bibliothèque, perçue de l'intérieur, devient à son tour cabinet de merveilles et l'on constate une parfaite réversibilité dans la terminologie utilisée. Pas seulement parce qu'on y trouve des instruments mathématiques ou des urnes antiques45. Mais surtout parce que l'allégorisation dont la bibliothèque est le support en fait le lieu d'une mise en scène dont les personnages mythiques sont regroupés en plusieurs séries, des objets symboliques leur servant d'attributs. Alors que la désignation de la bibliothèque dans sa globalité est d'ordre métaphorique, celle de chacune des parcelles qu'elle englobe obéit principalement à un principe métonymique. Ces métonymies peuvent être classées en quatre grandes familles, situées principalement aux deux extrémités du chapitre :
- Instruments de musique (Poésie)
- Plumes (Histoire)
- Plantes médicinales (Philosophie morale)
- Couronnes (Politique).
41Ce n'est pas la transparence de ces métonymies qui est en jeu, ni leur fonction évidente d'instrument allégorique, mais le merveilleux qu'elles engendrent : le Museo del Discreto renvoie moins à la pratique d’un savoir qu'à l’image rêvée de ce savoir, dans un discours constamment indirect sur la bibliothèque, où chaque livre est désigné par l'allusion qui le masque et le dévoile à la fois. Au passage, notons une nouvelle fois la distance par rapport au référent supposé : les instruments de musique réellement placés dans le Musée toulousain sont devenus des métonymies, dans un scintillement qui, faisant alterner sans cesse l'instrument et le livre invisible auquel il renvoie, efface les frontières du réel et du virtuel. De même que les objets du cabinet des merveilles renvoyaient indirectement au monde, les ouvrages sont perçus à travers une série de médiations : ce qui est valorisé, c'est une fois de plus la figure, ce « tropisme » incessant du comparant au comparé.
42Gracián utilise ces légers glissements pour jouer sur l’espace polysémique nouveau ainsi dégagé : l'allégorie des feuilles de végétaux utilisés par la Philosophie morale pour fabriquer ses décoctions n'oblitère pas la signification première de feuille de papier, tandis que celle des plumes, instrument d'écriture, en suggère une seconde : celle des oiseaux s'envolant vers l'immortalité. Surtout, ce langage indirect instaure un rapport très particulier, de l'ordre du clin d'œil, entre l'auteur et le lecteur, qui doit déchiffrer le réseau des allusions, même si Gracián intervient parfois en marge pour préciser certains éléments trop obscurs. Toute une philosophie aristocratique d'un savoir partagé par un petit nombre de privilégiés est présente dans ce regard...
Notes de bas de page
1 The library of V. Juan de Lastanosa, patron of Gracián (Genève, Droz, 1960). M. Batllori évoque l'état misérable des bibliothèques des collèges jésuites en Aragon, à l'exception de celui de Saragosse (Gracián y el Barroco, Roma, Ed. di Storia e letteratura, 1958, p. 71).
2 Le Je-ne-sais quoi et le Presque-rien. I. La manière et l'occasion (Paris, Seuil, 1980, pp. 13-25). Ce renversement est exprimé notamment par la dichotomie substancia / circunstancia.
3 El Discreto, ch. xiii (« Hombre de ostentación », Obras completas, I, éd. M. Batllori-C. Peralta, Madrid : B.A.E., t. 229, p. 338) ; le thème sera repris dans l'Oráculo Manual (aphorisme 130) et dans le chapitre trois de la seconde partie du Criticón. Gracián cite à plusieurs reprises un mot du poète latin Perse, qui souligne la nullité du savoir de l'homme quand il est ignoré par les autres.
4 « Intermezzo. En torno a una nueva tradición de Gracián o extremismo contra mediocridad » (Criticón, 12, 1980, pp. 77-88).
5 Cf. V. Jankélévitch, op. cit., et J. M. Ayala, Gracián, vida, estilo y reflexión (Madrid, Cincel, 1987), qui souligne que l'autonomie de l'individu par rapport à ces modos reste totale. Le Primor qui couronne l’Héroe est en effet consacré à la vertu, « la mejor joya de la corona y fénix de las prendas de un Héroe » (éd. cit., p. 269), tandis que le dernier des aphorismes de l’Oráculo Manual (aphorisme 300, ibid., p. 439) est consacré à la sainteté.
6 On trouve une métaphorisation architecturale de cette idée dans l'aphorisme 48 de YOráculo Manual : « Hay sujetos de sola fachata, como casa por acabar, porque faltó el caudal : tienen la entrada, de palacio, y de choza la habitación (éd. cit., p. 384). Cf. aussi, dans la même perspective, l'aphorisme 175 : « Infeliz es la eminencia que no se funda en la substancia » (ibid., p. 412).
7 Cette tripartition est reprise brièvement dans l'aphorisme 229 de l'Oráculo Manual (éd. cit., p. 425).
8 Voir en particulier la conclusion de son Éthique et esthétique du baroque. L’espace jésuitique de B. Gracián (Actes Sud, 1985 : « De l'édification à la mortification du héros », pp. 195-227).
9 P. Córdoba montre que face à la théorie traditionnelle de la mediocritas, le Criticón construit une théorie « extrême » : la position médiane est précisément la plus éminente et la plus parfaite (art. cit., p. 86).
10 À propos de ce topique d'une importance capitale dans le roman de Gracián, cf. A. Redondo : « Monde à l'envers et conscience de crise dans le Criticón de B. Gracián » (dans L'Image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires de la fin du xvi e siècle au milieu du xvii e siècle, Colloque de Tours (17 aul9 nov. 1977), dir. J. Lafond et A. Redondo, Paris, Vrin, 1979, pp. 83-98).
11 II, 5, 128. Nos références, ainsi abrégées, sont tirées de l'édition d'E. Correa Calderón (Madrid, EspasaCalpe, 1971, 3 vol.).
12 II, 4, 96. Cf. notamment Corinthiens, I, III, 19.
13 II, 4, 97.
14 I, 6, 85 : « Los que menos saben tratan de enseñar a los otros [...] el primer paso de la ignorancia es presumir saber, y muchos sabrían si no pensasen que saben ».
15 I, 6, 92. On perçoit très bien dans cet exemple que la question du savoir est l'une des facettes privilégiées d'un même schéma paradigmatique qui s'applique à tous les domaines.
16 « ... leer libros por los títulos no hace entendidos » (I, 11, 181).
17 Ed. E. Correa Calderón (Madrid, Castalia, 1969, t. II, p. 218).
18 Ibid. C'est ce qui explique la largeur de vues de l'Agudeza, opposée à la normativité restrictive du classicisme français : Gracián vante des styles très différents, qu'ils relèvent du laconisme ou de l'asianisme, car tous deux ont leur propre perfection.
19 « leyó, que fue más fruición que ocupación » (éd. cit., p. 363).
20 Ibid. On comparera avec l'aphorisme 51 de l'Oráculo Manual : « Hombre de buena elección », qui place la capacité de sélection au-dessus des vertus de l'étude et des qualités de l'esprit (éd. cit., p. 48).
21 Voir à ce propos G. Benrekassa : « Bibliothèques imaginaires : honnêteté et culture, des Lumières à leur postérité » (Romantisme, no 44, 1984, p. 4).
22 El Discreto..., p. 363.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 364.
25 I, 4, 54-55. On retrouve la même association entre la notion de persona - qui désigne l'état ultime de l'accomplissement de l'individu – et le livre, dans l'aphorisme 229 de l'Oráculo Manual : « nacemos para saber y sabemos, y los libros con fidelidad nos hacen personas » (éd. cit., pp. 424-25).
26 I, 4, 55.
27 II, 1,36.
28 II, 1, 35. Ces interdictions reflètent la norme intellectuelle jésuite, telle qu'elle est exprimée dans la Ratio studiorum.
29 II, 1,36.
30 II, 4, 118 (nous soulignons).
31 II, 4, 109-111. Cf. à ce sujet l'article fondamental de B. Beugnot, « Florilèges et Polyantheae : diffusion et statut du lieu commun à l'époque classique » (Études françaises, Montréal, XIII, avril 1977, pp. 119-41), qui souligne la prolifération au xviie siècle de ces divers florilèges (en particulier les recueils de lieux) apparus au xvie siècle. Au-delà de l'usage scolaire répandu des cahiers de citations dont ces ouvrages se font l'écho, il faut souligner l'importance d'une procédure dérivée de la culture humaniste, dans laquelle les splendeurs du baroque trouvent un surcroît de séduction. On y perçoit ce phénomène de concentration de la durée culturelle, qui se réfracte et se rétracte dans les limites du volume.
32 II, 4, 111. De même, la philosophie naturelle (péjorativement assimilée à une « desabrida materialidad ») est très nettement subordonnée à la philosophie morale.
33 II, 4, 109.
34 II, 4, 100.
35 II, 4, 99.
36 II, 1, 40. On retrouve la même idée dans la dernière partie du Criticón.
37 II, 4, 98.
38 Cf. en particulier son article intitulé « El Criticón. El Museo del Discreto » (Les langues néo-latines, 1er trim. 1985, pp. 21-47), chapitre inédit de sa thèse centré sur les chapitres H, 2 et H, 4, et qui constitue jusqu'à présent la meilleure approche de la question de la bibliothèque dans le roman de Gracián.
39 R. del Arco a publié et commenté ce texte qui n'est pas une traduction tout à fait littérale mais suit dans l'ensemble l'ordre de l'original français publié dans les Mémoires de la société archéologique du Midi de la France (XII, 1834, pp. 373-78). (La erudición española en el siglo xvii y el cronista de Aragón Andrés de Uztarroz, Madrid, C.S.I.C., 1950, t. 2, pp. 991-99 et t. 1, p. 348 sq.).
40 II, 2, 53.
41 II, 4, 92-93 (nous soulignons). Les termes utilisés : « gusto », « lisonja », « fullería »..., désignent explicitement le plaisir du lecteur.
42 « No registraban cosa que no fuese rara » (II, 2, 55).
43 Nous renvoyons bien entendu aux analyses de M. Foucault, en particulier dans Les mots et les choses, Paris, Gallimard (notamment ch. 2 : « La prose du monde », pp. 32-59). Cette problématique porte encore la marque de l'épistémè des « similitudes », sous-tendue par l'idée selon laquelle il n’y a pas de différence de nature entre ces marques visibles déposées par Dieu à la surface de la terre pour nous en faire connaître les secrets, et les mots lisibles que l'Écriture ou les sages de l'Antiquité ont déposés dans ces ouvrages que la tradition a sauvés et qui occupent les rayons des bibliothèques.
44 Discurso II, éd. cit., t. I, p. 55.
45 Précisément, ces objets désordonnés, apparentant pour un instant la bibliothèque au cabinet de l'artisan (« obrador mecánico »), sont ravalés au second rang ; ils sont ce qu'est le corps par rapport à l'âme, selon une comparaison que Gracián utilisait déjà dans l’Agudeza. Après avoir évoqué ce taller « tan embarazado de materialidades », Gracián évoque ainsi les ouvrages qui côtoient ces instruments scientifiques : « sirviendo de alma muchos libros de todas estas artes » (II, 4, 111).
Notes de fin
* Le texte qui suit est le résumé d'une partie d'un chapitre de ma thèse consacrée à l'imaginaire des bibliothèques à l'époque classique en Espagne (soutenance prévue : 1994).
Auteur
Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III
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