Introduction
p. 9-15
Note de l’éditeur
Les termes tels que rave-party, teknival, Free-party, Sound-system, très fréquents dans cet ouvrage, n’ont été traités en italique qu’à leur première apparition dans le texte. Nous avons ensuite employé le romain, typographiquement incorrect mais plus confortable pour l’œil, afin de ne pas gêner la lecture.
Texte intégral
1Au début des années 2000, en France, les raves (ou rave-parties) font irruption dans l’actualité médiatique et dans le débat politique1. Ces rassemblements festifs, souvent clandestins et consacrés à la musique techno2, se développent rapidement sur tout le territoire national. Ils peuvent regrouper des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, capables de se déplacer très vite et d’investir une « zone autonome temporaire »3 – un champ, un bâtiment désaffecté… –, le plus souvent loin des grands centres urbains.
2Ce qui frappe, tout d’abord, c’est l’aspect apparemment très « spontané » de ces rassemblements : un lieu habituellement vide de toute présence humaine est susceptible de se transformer en quelques heures en une fête gigantesque, avec des participants qui semblent surgis de nulle part, mais qui ont parfois parcouru plusieurs centaines de kilomètres. Les téléphones portables et autres « infolines »4 ont permis de guider les véhicules. Il n’y a pas, à proprement parler, d’organisation, ni d’organisateurs : quelques-uns se sont mis d’accord pour trouver un endroit propice à une rave, mais une fois sur place, il est très difficile de repérer une quelconque organisation et personne ne se revendique comme organisateur. D’une certaine façon, tous les participants sont à égalité sur ce plan, et cette valeur dessine l’utopie d’une communauté qui est un vecteur essentiel du succès des raves et qui fait la force de ce mouvement.
3Quand on approche de la rave, le son emplit l’espace5 ; des murs d’enceintes de plusieurs mètres de haut sont installés çà et là, et les pulsations du cœur réagissent au rythme de la musique… La fête bat son plein la nuit, toute la nuit. Alcool, drogues diverses… de nombreux produits sont consommés pour faire de la rave une expérience sensorielle maximale, et une expérience collective.
4En raison de toutes ces caractéristiques, les raves fascinent. Elles sont le lieu de construction d’une sous-culture, avec ses codes et ses rites, qui intéresse l’anthropologie6. Les raves et autres « teufs »7 sont aussi le symptôme d’une époque et il paraît difficile d’étudier les raves et les jeunes adultes qui y participent en faisant abstraction du contexte économique et social qui les entoure8.
5Néanmoins, le projet qui est à l’origine de cet ouvrage est tout autre. Il est axé sur la dimension politique du mouvement techno, qui s’est construite très largement dans la relation aux autorités publiques. La Loi sur la Sécurité Quotidienne (LSQ), votée en 2001, contient en effet un article qui vise très précisément à encadrer les rave-parties. D’une certaine façon, toute l’histoire du mouvement techno depuis une dizaine d’années est une conséquence de cette loi. Cet ouvrage vise ainsi à rendre compte de la singularité française observable en matière de gestion publique des rassemblements dédiés à la musique techno. La question de départ est celle-ci : pourquoi une musique considérée initialement comme apolitique est-elle devenue un problème public ?9 Une des idées centrales de ce travail peut être formulée de la façon suivante : les autorités ont eu pour objectif de faire émerger des représentants, des porte-parole, à partir d’un « mouvement » qui a longtemps refusé l’apparition de leaders en son sein. L’enquête cherche d’abord à expliquer l’émergence de la techno comme problème public et sa mise sur agenda, puis à évaluer l’effet de la LSQ sur le mouvement ; j’ai étudié en particulier les conséquences de cette loi sur la structuration interne du mouvement techno et sur la prise en compte des questions de sécurité en son sein.
6Il convient de donner quelques éléments sur la méthodologie qui a été mise en œuvre. J’ai réalisé tout d’abord une série d’entretiens avec les principaux acteurs publics de la question des raves, notamment au ministère de l’Intérieur (au cabinet du ministre, à la Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques (DLPAJ), et à la Direction Centrale de la Sécurité Publique (DCSP) de la Police Nationale), au ministère de la Défense (à la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale), et au ministère de la Culture (à la Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (DMDTS), et à la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) de l’Ile-de-France). J’ai également interrogé plusieurs médiateurs « rave-party » départementaux, des membres de Sound-system10 ou d’associations de promotion de la culture techno (Technopol), et des membres d’associations de réduction des risques (Médecins du Monde, Technoplus). Ces entretiens ont eu lieu principalement en 2006 et 2007.
7J’ai ensuite effectué plusieurs observations de raves, notamment les teknivals11 de Vannes-Meucon (Morbihan) et de Brie-Champniers (Charente), ainsi que le teknival qui s’est déroulé sur le plateau du Larzac, pendant l’été 2006. En outre, des entretiens informels ont été réalisés lors de ces déplacements, avec des teufeurs12 ou avec des riverains, par exemple. En octobre 2006, à Bobigny, j’ai également pu assister aux premières Rencontres nationales de la réduction des risques, dont une large part des travaux était consacrée au mouvement techno, et qui visaient, comme leur nom l’indique, à faire se rencontrer des acteurs souvent relativement éloignés les uns des autres : élus en charge des questions de santé, médecins, membres d’associations, agents publics, venus de tout le territoire national.
8Enfin, une analyse documentaire a été effectuée sur plusieurs types de sources, en particulier :
- analyse de tous les textes officiels (notamment circulaires, télégrammes…) relatifs à la techno.
- presse : analyse des archives du quotidien Le Monde depuis 2001-2002 ; étude de la presse locale lors des événements techno ;
- étude de forums consacrés aux teknivals bretons, lancés sur le site internet du quotidien régional Ouest-France.
- étude des sites internet des Sound-systems, en particulier les archives du Collectif des Sound-systems.
- bilan bibliographique.
9Quelle posture adopter pour un chercheur menant une enquête qui intéresse le ministère de l’Intérieur dans un milieu tel que celui des raves ? Cette posture est loin d’être évidente ; elle oblige à « jongler » avec les différentes facettes de son identité et à mettre en avant celle qui conviendra le plus en présence de tel ou tel interlocuteur. Ainsi, le fait de réaliser une enquête pour l’INHES m’a ouvert les portes de l’ensemble des administrations, notamment celles relevant du ministère de l’Intérieur. Les acteurs publics interrogés ont été dans l’ensemble assez accueillants et je n’ai pas vraiment rencontré de difficulté pour avoir accès aux archives administratives. De même, les membres d’associations que j’ai rencontrés se sont « livrés » assez facilement, même s’il pouvait y avoir au début une certaine méfiance. Ces associations sont en effet, de facto, des partenaires des pouvoirs publics, comme on le verra bientôt, si bien que leurs membres sont habitués à dialoguer avec des agents publics, malgré des intérêts qui peuvent être divergents.
10La principale difficulté résidait a priori dans l’accès au mouvement techno lui-même. En la matière, j’ai mis en avant ma qualité d’universitaire et donc mon indépendance. De plus, de nombreux étudiants sont également adeptes des raves, si bien que le dialogue a pu s’établir assez sereinement. Il faut préciser cependant que certains membres du mouvement techno, issus de sa frange la plus « dure », ont pu refuser un entretien par crainte d’être « récupérés » ou instrumentalisés. Je reviendrai d’ailleurs sur ce « radicalisme » dans le dernier chapitre.
11Toute l’enquête qui a présidé à l’écriture de ce livre procède de la volonté de comprendre une situation paradoxale : aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, c’est le ministère de l’Intérieur qui régente l’organisation des rassemblements informels consacrés à la musique techno en France, notamment depuis la fin de l’été 2002. Événements festifs générateurs d’excès et de risques notamment sanitaires, mais également manifestations culturelles et artistiques, les raves et autres teknivals sont l’objet d’une attention particulière du ministère de l’Intérieur, au détriment du ministère de la Culture, qui est très en retrait sur ces questions. Si l’on prend un peu de recul, cette situation constitue à proprement parler une énigme qu’il s’agit ici de résoudre.
12Il convient donc de procéder à une analyse socio-historique des relations entre mouvement techno et pouvoirs publics, afin de mieux comprendre les ressorts de la situation qui prévaut en France depuis 2001-2002. De manière classique, l’émergence des fêtes techno comme problème public, puis sa mise sur agenda, seront examinées, à partir de la question suivante : comment une musique considérée comme apolitique est-elle devenue un problème public ? Le premier chapitre a pour objectif de mettre en évidence un certain nombre de résultats utiles pour la compréhension du phénomène, puisque certains constats demeurent vrais aujourd’hui, par exemple la faible capacité de mobilisation (au sens traditionnel du terme) des acteurs du mouvement techno.
13Le deuxième chapitre se concentre sur l’acteur à la fois central et controversé des politiques publiques de la techno : le ministère de l’Intérieur. Le changement de cap de la fin de l’été 2002 mérite une explication : le ministère de l’Intérieur rouvre le dialogue avec les acteurs du mouvement techno, annonce une politique plus tolérante et la fin du « tout répressif » précisément au nom d’une gestion pragmatique des problèmes de sécurité.
14Le troisième chapitre porte sur les teknivals officiels, dont l’existence remonte à 2003. Ce sont bien les rassemblements de masse qui posaient le plus de problèmes : pour les autorités politiques, il convient désormais d’« accompagner » ces événements. Cette politique de mise en place de teknivals officiels sera donc examinée en détail. Elle comporte de nombreux effets pervers, y compris du point de vue des intentions affichées par le ministère de l’Intérieur.
15Faciliter l’organisation de petites rave-parties légales est donc progressivement devenu un autre objectif important de l’action publique, qui se heurte pourtant à de très nombreux obstacles. C’est l’objet du quatrième chapitre. L’organisation de petites manifestations légales est en effet loin d’être entrée dans les mœurs administratives, notamment en raison des réticences des services déconcentrés de l’État.
16Le cinquième chapitre est consacré à la manière dont les autorités politiques ont « qualifié » et construit le problème des raves en France. Depuis 2002, celles-ci sont définies avant tout sous un angle sécuritaire, et non comme un événement culturel ou artistique. On observe ainsi un phénomène de captation du problème par le ministère de l’Intérieur, et l’engagement personnel du ministre. En creux apparaît aussi la position de retrait du ministère de la Culture.
17Le lien entre drogues et techno est un point central du problème des raves : c’est l’objet du sixième chapitre. De manière classique, on peut différencier un volet répressif et un volet préventif de l’action publique menée en la matière : chacun sera étudié en détail, ainsi que les deux principaux types d’acteurs concernés – respectivement les forces de l’ordre et les associations de réduction des risques. En outre, des tensions apparaissent inévitablement entre ces deux logiques : elles révèlent des controverses autour de la définition de la sécurité sanitaire.
18La structuration incertaine du mouvement techno est l’objet du septième et dernier chapitre. Plutôt organisés sur le mode du réseau informel, les acteurs de ce mouvement revendiquent de former une communauté mais sont en même temps profondément divisés. Les dispositifs législatifs de 2001-2002 puis le revirement du ministère de l’Intérieur ont bouleversé l’ensemble du mouvement et ont très largement changé la donne : certains acteurs ont été adoubés, d’autres exclus du jeu. Il s’agit donc d’étudier en particulier les effets de la politique publique menée sur les rapports de force internes au mouvement.
Notes de bas de page
1 Cet ouvrage est issu d’un rapport réalisé pour l’INHES (Institut National des Hautes Etudes de Sécurité) : LAFARGUE de GRANGENEUVE Loïc, Techno, territoire et action publique, INHES, 2007. L’auteur a bénéficié du financement de cet organisme pour effectuer cette recherche.
2 Au sens strict, les raves sont des fêtes techno hors clubs. Voir glossaire en fin d’ouvrage.
3 BEY Hakim, Zone autonome temporaire, TAZ, Paris, éd. de l’Éclat, 1997. Il faut noter que ce concept de TAZ (pour Temporary Autonomous Zone) est devenu le socle de l’idéologie du courant libertaire de la techno ; on y reviendra.
4 La seule indication pour trouver le lieu de la fête est souvent un numéro de téléphone ; en début de soirée, un message enregistré précise la localisation de la rave.
5 GRYNSZPAN Emmanuel, Bruyante techno, réflexions sur le son de la Free-party, Nantes, Mélanie Seteun, 1999.
6 Cf. par exemple, pour les ouvrages les plus récents, POURTAU Lionel, Techno. Voyage au cœur des nouvelles communautés festives, Paris, éd. du CNRS, 2009 ; ou encore FREDIANI Marcelo, Sur les routes. Le phénomène des New Travellers, Paris, Imago, 2009.
7 Teuf : fête en verlan.
8 DAGNAUD Monique, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Paris, Seuil, 2008.
9 De ce point de vue, la musique techno s’oppose évidemment au rap, qui apparaît immédiatement comme une parole contestataire. Je renvoie à mon ouvrage précédent : LAFARGUE de GRANGENEUVE Loïc, Politique du hip-hop. Action publique et cultures urbaines, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Sociologiques, 2008. Pour une comparaison entre hip-hop et techno, je renvoie également à mon article : LAFARGUE de GRANGENEUVE Loïc, « Gérer les risques avec les jeunes. État, cultures jeunes et (in) civilité », Lien social et Politiques. Revue internationale d’action communautaire, no 57, « Les compétences civiles, entre État sécuritaire et État social », printemps 2007, pp. 141-150. Plus généralement, cf. aussi SECA Jean-Marie (dir.), Musiques populaires underground et représentations du politique, Cortil-Wodon, EME/Intercommunications, Proximités, 2007.
10 Un Sound-system est un groupe de personnes qui diffuse de la musique dans une rave. Voir glossaire. Précisons d’emblée que, par convention d’écriture, tous les termes ont été « francisés » ; en revanche, lorsqu’il s’agit d’une citation, les expressions sont reproduites telles qu’elles figurent dans le texte original.
11 Raves géantes. Voir glossaire.
12 Adeptes de teknivals et de raves non commerciales. Voir glossaire.
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