Chapitre I. L’expérience corporelle en société : gérer ses émotions et entretenir sa forme
p. 19-42
Texte intégral
1Quoi de plus évident et de plus naturel que l’association du corps et de la santé ! Le bon fonctionnement de nos organes apparaît comme la garantie naturelle de notre bien-être. N’est-ce pas pourtant accorder implicitement toute la place au biologique ? Ne nous laisserions-nous pas prendre au piège de la réduction du corps humain à un ensemble anatomique et physiologique qui relèverait exclusivement de la médecine ? La complexité du corps est-elle réductible à ce que nous en apprend la biologie ?
2Le corps des autres que nous saisissons par un regard, une odeur, le bruit de sa chute, un frôlement, a toutes sortes de caractéristiques empiriques dont la conformation, l’allure, la démarche, la façon de se présenter constituent les éléments clés. Mais cette façon d’appréhender notre corps et celui d’autrui est-elle suffisante pour effectuer une approche sociologique du corps ? Souvenons-nous de l’avertissement du physicien philosophe Gaston Bachelard : l’objet perçu n’est pas l’objet scientifique.
Au-delà de l’évidence d’un corps naturel
3Tant que nous considérons le corps comme un élément de la nature (avec ses formes, ses couleurs, ses mouvements), nous rejoignons la position de Durkheim au début de sa carrière : le corps n’a pas sa place dans les sciences sociales. Plus tard, en étudiant les mythes et les rituels religieux australiens, il découvre que le corps des humains est une médiation cruciale pour la constitution de la société. Le corps humain est en effet un réservoir inépuisable de symboles sociaux. L’utilisation de propriétés corporelles permet l’identification de groupes sociaux qui se différencient par toutes sortes de tabous et de prescriptions à l’endroit du corps ; c’est un moyen de traiter socialement de multiples aspects de l’altérité : couleur de la peau, différences sexuelles, marquages religieux (la circoncision par exemple). Mais il est aussi un support de manifestation d’une pluralité de signes (en particulier à travers les parures, et, plus récemment en Occident, le Body-Art) qui permettent rencontres, échanges, partage de valeurs ; enfin les moments d’effervescence sociale (fêtes, événements qui suscitent un émoi partagé tels les ravages d’une catastrophe naturelle, un décès...) mobilisent les corps des membres du groupe concerné à travers la multiplication des interactions par lesquelles s’expriment des émotions, des proximités et de l’empathie, que ce soit à travers des rires ou des larmes...
4Toutes ces observations invitent à dépasser l’évidence du corps naturel : « il n’existe peut-être pas de façon “naturelle” chez l’adulte », écrit Marcel Mauss au milieu des années 1920. Arrêtons-nous sur cette étrange formule. Habitués au dualisme corps-esprit, nous imaginons volontiers qu’il existe une « donnée biologique » (l’hérédité génétique) façonnée et utilisée par la société : c’est ce que suggèrent par exemple ces gravures représentant les pieds de filles contraintes par des bandelettes dans la Chine ancienne ; c’est ce que notre société tend peut-être de plus en plus à prendre pour argent comptant sous l’influence des discours des généticiens. Or cette séparation ne tient pas compte de la porosité des frontières entre le biologique et le social ainsi que de la complexité de leurs enchâssements réciproques. Songeons un instant au personnage de Charlie Chaplin : sa démarche en canard pieds plats le bloque au sol en une valse-hésitation de mal chaussé qui nous évoque tous ces sans-domicile, ces sans-papiers... qui s’essayent à domestiquer la ville. Qui aurait dit qu’une marche de pieds-plats (l’élément naturel) ouvrirait autant les perspectives ? Comme le dit Foucault, à côté d’un biopouvoir disciplinaire qui accomplit quelque forme de dressage, il existe un biopouvoir régulateur qui intervient sur la prolifération de la vie : vivre passe pour une part sous le contrôle du savoir et l’intervention du pouvoir.
5Comment faire une sociologie du corps ? Silhouettes et conformations corporelles sont diverses et multiples. Cependant l’observation systématique permet d’établir des régularités statistiques : « les grands de ce monde sont effectivement plus grands et plus élancés, vivent plus vieux et en meilleure santé », nous rappelle Christine Detrez (2002 : 19). Pour les sociologues qui ont analysé le choix de la conjointe ou du conjoint, le corps de l’autre et sa mise en scène sont constitués comme signe à partir duquel s’opèrent des translations depuis des caractéristiques physiques vers des qualités sociales et psycho-sociales. Ainsi les jeunes femmes procèdent à un glissement progressif des attributs physiques aux propriétés sociales de ceux qui les courtisent, tandis que les hommes adoptent une autre posture, plus immédiatement centrée sur la contemplation de l’apparence et le désir qu’elle suscite1. C’est ce qu’ont observé les sociologues de la famille dans la France de la seconde moitié du xxe siècle.
Façonnage social de l’expérience corporelle : le fruit d’une longue histoire
6À côté de ce type d’observations et de corrélations qui manifestent à la fois un ordre socio-culturel donnant certaines clés pour comprendre les choses du corps, tout comme des variations sociales dans le mode de perception et les usages du corps, il est nécessaire de procéder à une autre approche pour caractériser l’expérience corporelle sous ses principales facettes. Parler d’expérience corporelle ne veut pas dire que l’on vise exclusivement la façon subjective d’éprouver son corps. Si le rapport au corps est bien le fait d’un sujet qui l’éprouve, il n’est pas réductible à l’arbitraire et à l’unicité de ses propres sensations cénesthésiques : notre rapport au corps est socialement formé ; depuis notre plus tendre enfance nous avons été socialisés à découvrir et à nommer divers éléments constitutifs de notre corps ainsi que les façons d’interpréter les sensations que nous éprouvons par lui dans son rapport à l’environnement.
7L’expérience corporelle d’aujourd’hui est le fruit d’une longue histoire qui est liée, en Occident, à l’invention de l’individu moderne dont le prototype est le marchand de la Renaissance, personnage cosmopolite débordant les codes établis de sa communauté et suivant d’abord son intérêt personnel (Le Breton, 1988). Grâce au mécénat de ces marchands enrichis émerge la figure de l’artiste qui revendique une écriture en langue « vulgaire » (l’italien, le français... et non plus le latin), apposant (contrairement aux artistes médiévaux) sa signature sur les peintures de ses tableaux sans motifs religieux (portraits). Ces portraits esquissent la mise en scène du corps-machine de l’individu moderne, non plus support de valeurs mais conglomérat de faits empiriques que le scalpel de l’anatomiste (Vésale, par exemple) décompose. Ce début de mouvement d’individualisation retentit sur la socialisation en multipliant les régulations et les contrôles qui enserrent le corps dans un ensemble de contraintes : un maintien tout en raideur du port de taille (tiens-toi droit), la modestie du regard (baisse les yeux), la lenteur des déplacements, une distance marquée au corps d’autrui (passage progressif de la violence physique à son euphémisation dans la violence symbolique). Ce qui préside à des relations pacifiées et à l’affinement de la sensibilité (Élias les caractérise comme adoucissement des mœurs) repose à la fois sur l’expression symbolique des pulsions et sur l’appropriation progressive par l’État du monopole légitime de la violence physique. Ce mouvement initié et consolidé pendant la période des Lumières va déboucher, au cours du xxe siècle, sur des sociétés d’individus qui se déprennent de ce puritanisme : à la raideur succède la valorisation d’un corps souple (qui trouve des échos dans la quête de tolérance morale et le souci de flexibilité économique), la franchise du regard direct, un corps bolide au cœur d’une mobilité géographique exacerbée, une tolérance accrue au rapprochement des corps. Les conservateurs crient au relâchement alors que nos concitoyens se sont seulement autorisés l’affichage corporel et le souci de soi dont on trouve également trace dans la progression du corps hygiéniste : réaménagement de l’art de la propreté, désodorisation corporelle, nouvelles parures qui mettent en avant l’immédiateté du corps. Surtout le développement de la médicalisation fait advenir un corps transparent tant pour le traitement de ses maux que pour la prévention, au risque de passer sous l’emprise du pouvoir médical dont la représentation de la santé indique l’horizon d’une utopie du corps. Il reste que le xxe siècle sonne l’arrivée d’une ère où le corps humain est enfin potentiellement autonome (Corbin, Courtine, Vigarello, 2006).
Objectiver l’expérience corporelle contemporaine
8Dans ce contexte de changements sur la pente d’impulsions culturelles élaborées quand se tourne la page du Moyen Âge, de quoi se constitue l’expérience corporelle aujourd’hui ? Nous la caractériserons principalement à partir de deux composantes :
• l’expression corporelle de sensations marquantes, inductrices d’affects, d’émotions et de sentiments2, visant à exprimer l’aspect positif (agréable) ou l’aspect négatif (désagréable) de l’espace hédonique qu’elles impliquent : d’aucuns tirent le nez face à une scène qui les dégoûte ; nous dressons l’oreille quand la sensualité d’un environnement sonore nous ravit ; nous écarquillons les yeux lorsque nous sommes surpris par quelque spectacle étrange. L’expérience sensorielle se traduit alors en un certain nombre d’effets corporellement éprouvés qui font surgir émotions et sentiments : dégoût, plaisir, colère, attirance, compassion... Les paupières se plissent, les éclairs de colère traversent le regard, les sourcils se relèvent comme étonnés de quelque plaisante découverte, des larmes perlent sur les joues, la tête se baisse et le regard devient fixe ou fuyant (perdus dans l’ennui et le désespoir), le cou se tend en avant et la résolution forcenée devient joie, les mâchoires se serrent et les lèvres se tordent, le rire cascade...
Mais l’univers affectif se traduit corporellement de toutes sortes de manières (toutes sortes de sons – cris ou paroles – et la communication non verbale ne représentent que quelques potentialités) et cette affectivité trouve largement sa source dans nos pulsions. La pulsion est cette poussée psychique qui suscite la motricité du corps et le fait tendre vers un but (l’accueil, l’agression, la protection, l’emprise, la destruction, la conservation). Contrairement à l’instinct, il n’y a aucun programme de conduite qui soit lié à la pulsion : son débouché doit être socialement formé. Les cultures s’attachent à donner aux pulsions des formes socialement acceptables en procédant à des montages de scenarii de l’émotionnel : sur ce terrain, l’un des enjeux sociologiques consiste à expliciter les manières dont se construisent et se manifestent par le corps la colère, la peur, le sentiment amoureux, la honte, l’enthousiasme à coopérer, le bonheur d’échanger... La dynamique de la pudeur et de la nudité est un terrain particulièrement pertinent pour appréhender cette dimension de l’expérience corporelle. Le premier mouvement de pudeur de l’enfant vise à le protéger de l’intrusion du regard maternel, prélude à tous ces mouvements de protection par pudeur qui ponctueront par la suite sa vie intime. Loin de s’opposer au désir, la pudeur vise à tenir à distance la pulsion ensauvagée : mettre un voile au désir de voir et de toucher en attendant de dévoiler sa nudité au regard assujetti à l’amour. Le jeu corporel du voilement-dévoilement ne se cantonne pas à la sexualité : la peur que suscite l’envahissement est bien connue des malades hospitalisés face au chirurgien et à son scalpel, au radiologue (par exemple, celui qui va pratiquer une échographie transœsophagienne), aux infirmières qui viennent prélever du sang... C’est la crainte d’être soumis aux caprices de professionnels qui considèrent davantage la machine corporelle que la personne. On a souvent mis en avant ces musulmanes rétives à l’examen gynécologique, comme si cet examen médical dérangeait seulement ce type de croyantes. L’enquête révèle au contraire que se mettre nue et se laisser toucher crée une gêne largement partagée par les femmes.
La métaphore de la canalisation des pulsions vise à désigner le travail émotionnel qui s’accomplit. Celui-ci consiste à transformer les décharges psychiques viscéralement ressenties en des manifestations corporelles qui soient acceptables, mieux : qui soient reconnues comme les solutions émotionnelles socialement correctes.
• le second aspect de l’expérience corporelle se constitue des usages sociaux du corps sous l’angle matériel (les techniques du corps) et sous l’angle symbolique (la culture somatique) dans ses engagements dans le monde (se former, travailler, se cultiver, se détendre, se préoccuper de la cité...) aussi bien qu’en réponse au souci de soi (entretien et mise en scène du corps). Le corps impliqué dans les engagements du monde peut être exposé ou s’exposer à des éléments dangereux pour son intégrité : c’est l’enjeu des risques professionnels. Mais des risques apparaissent également sur le terrain de l’entretien corporel au sens large, comme l’a rendu apparent par exemple la crise alimentaire autour de la « vache folle ». Cependant, le souci de soi, dans sa visée d’entretien (hygiène, propreté, alimentation, activités physiques) et de mise en scène de soi (cosmétiques, parures, vêtements, chaussures), est particulièrement lié à l’univers de la consommation, au moins en ses postes essentiels (alimentation et habillement, logement et transport, loisirs et culture, santé).
Sous l’angle symbolique, le corps est au cœur de la normativité : la bienséance, les bonnes manières, les bonnes mœurs, ce qui est normal et ce qui est déviant débouchent sur des enjeux proprement politiques. Bien entendu, les pratiques corporelles (que l’on peut d’abord décrire comme techniques du corps) sont pétries de symbolique : notre époque est avide de « bonnes pratiques » sur le plan professionnel et de « corporellement correct » dans l’espace public où s’opère l’ostentation de soi. Même se promener les seins nus sur une plage engage celles qui s’y livrent au respect d’un cadrage de leurs attitudes, comme l’a explicité J.-C. Kauffman (1995) : en particulier elles doivent appréhender les signaux qui leur sont renvoyés par le maintien des autres, en particulier leurs regards (sont-ils persistants et accrochés, balayeurs, valorisants ?), et y répondre par des positions corporelles et des gestes adéquats (par exemple, éviter l’agitation des seins nus, banaliser son corps par des gestes quotidiens tels que mettre une serviette sur les épaules...).
9La canalisation des manifestations corporelles des émotions comme les usages socialement acceptés ou valorisés du corps sont l’objet d’élaborations conduites à l’aune des conventions morales, selon l’expression goffmanienne. Lorsque H.S. Becker décrit l’apprentissage de l’usage de haschich, il indique que les nouveaux venus « pompent » sur la cigarette sans ressentir le moindre effet : c’est le groupe de pairs qui leur explique comment s’y prendre et leur explicite le déroulement des sensations qu’ils vont être amenés à ressentir. De la même façon, la maladie ne va pas de soi. Lorsque Sylvie Fainzang (1988) tente de comprendre la maladie de Lucie et d’en rendre compte, c’est l’incertitude qui prévaut. Lucie est-elle malade ? L’intéressée s’en défend, avant de l’accepter. Mais de quoi est-elle malade ? Pour ses parents, c’est la fumette, la drogue. Lucie s’en défend : elle y a goûté, mais elle ne fume plus du tout. Comment serait-elle malade ? Pas question de consulter un médecin ! Sur les conseils de proches, sa mère lui propose de consulter une voyante : pour éviter le médecin, mais aussi parce qu’elle reconnaît avoir des boutons, Lucie accepte parce qu’elle n’a aucune crainte de la voyante. Par ailleurs, un peu plus tard, elle se plaint d’une oreille (à cause des coups que lui donne son père, dit-elle : encore une façon de récuser la maladie de la cigarette diagnostiquée par ses parents). Elle accepte d’aller voir le médecin des oreilles qui diagnostique une otite, mais refuse de prendre le traitement parce qu’il n’a pas pris en compte son propre diagnostic : elle met le risque de surdité sur le compte de l’obstination violente de son père, qui est censée être provoquée par une maladie des nerfs. Ainsi la définition de la maladie passe ici par des mises en accusations croisées reposant sur un ensemble de sensations et d’émotions dont chaque partenaire de l’interaction fait une lecture particulière.
Rendre intelligible la mise en jeu sociale du corps
10Les deux composantes de l’expérience corporelle que nous venons de caractériser et que nous allons expliciter maintenant constituent d’un autre point de vue deux registres de mise en jeu sociale du corps qui permettent d’appréhender l’infinie diversité de ses manifestations socialement réglées, tant dans ses récurrences qui exhibent répétitions et habitudes que dans ses dynamiques et ses changements. Si nous avons tracé les contours de l’expérience corporelle en nous plaçant dans la perspective hypothétique d’une socialisation qui met en forme le corps tant dans sa présentation que dans ses activités (incorporation), cela ne signifie pas que ce processus contraignant agit sur nous à la manière d’un déterminisme externe : il s’agit plutôt d’une détermination qui donne lieu, dans toutes les cultures, à la possibilité d’une distance. Il suffit d’observer des activités de parade en diverses situations sociales pour prendre la mesure de cette capacité (Berthelot, 1998). Contrairement aux animaux pour lesquels la parade est stéréotypée, dans l’espèce humaine, parader mobilise un double registre : les activités qui la constituent peuvent être sincères et immédiates ou bien simulées, préparées, jouées, détournées. Bien sûr, au cours du processus, on peut passer d’un registre à l’autre. C’est très visible dans les sports collectifs avec ce que Goffman appelle la parade d’intention : un joueur peut donner des signes d’une tactique déterminée à son adversaire pour le tromper et mener à bien la véritable tactique gagnante (au football, on parle d’une feinte de passe).
11La parade n’est qu’une pratique parmi d’autres où il est possible d’objectiver la détermination pour en jouer, en utilisant ses compétences réflexives (Meidani, 2007). La réflexivité préside à la mise à distance, au jeu, au calcul, à l’humour, à la séduction... Quelle que soit la composante de l’expérience corporelle, la mobilisation de la réflexivité rend possible à tout moment le basculement dans le ludique, l’ironie, la manipulation. D’une certaine manière s’opère une réappropriation réflexive de ce que l’éducation nous a appris à l’endroit du corps, ce qui permet de le reconduire ou de l’infléchir : balancement en somme entre corps « dur », fruit des pesanteurs sociales, et corps « ramolli » modifiable et situé dans la réversibilité (Darmon et Détrez, 2004). La prise en compte de la capacité à s’approprier réflexivement ce que nous avons incorporé est ce qui permet également de comprendre les changements dans l’expérience corporelle, tant au plan collectif qu’individuel. Ainsi du corps au travail : depuis plus d’un siècle, il fait l’objet de multiples rationalisations pour accroître sa productivité (taylorisme, toyotisme, etc.) ou pour l’émanciper des contraintes domestiques (les arts ménagers). Ainsi de la mise en scène du corps en public : dans les années 1960 s’opère une forte rupture symbolique, car les femmes raccourcissent à la fois leurs cheveux et leurs jupes, et l’adoption féminine du pantalon quelques années plus tard n’annule pas l’exhibition des jambes du fait des pantalons moulants... Dès lors on voit se dessiner trois niveaux de mise à distance du corps : un travail volontaire sur le corps qui tantôt le façonne en profondeur (dans le cadre professionnel par exemple), tantôt le façonne dans l’éphémère (la mise en scène de soi dans la façon de s’habiller) ; à un autre niveau, accidents ou handicaps appellent une reconfiguration du corps.
Retour sur les composantes majeures de l’expérience corporelle
12Après la mise en place du contexte de notre expérience corporelle actuelle et d’une perspective d’intelligibilité pour développer une sociologie du corps, revenons aux composantes majeures de l’expérience corporelle pour les expliciter.
L’expression corporelle des pulsions et des émotions
13Affects, émotions et sensations manifestent leur ancrage corporel et viscéral selon une cohérence logique qui leur est propre, qui s’éloigne allégrement de toute pensée qui se veut rationnelle. Mais cette cohérence logique des émotions résonne aussi d’une logique sociale et collective le plus souvent impensée en sociologie. Faut-il pour autant abandonner l’affectivité à la psychologie ? Pourtant Weber n’a-t-il pas défini une rationalité affectuelle comme l’une des sources de l’action ? Et bien d’autres sociologues ont indiqué que les émotions constituent une dimension incontournable de l’intelligibilité du corps en mouvement ou du corps sidéré (il est resté bouche bée).
14Souvent associées à certaines sensations (une odeur, une voix, un spectacle) mais aussi à nos pulsions, il arrive que les émotions président à nos conduites corporelles : une injure raciste peut provoquer une crise de larmes ou susciter une agitation associée à une terrible colère au même titre que l’accusation de mauvaise odeur attribuée à l’autre selon un stéréotype à visée ségrégative bien connu. Certaines professions (égoutiers et employés de stations d’épuration, personnels soignants, thanatopracteurs, médecins légistes...) évoquent des odeurs à forte charge émotionnelle (Candeau et Jeanjean, 2006). Soutenir dans le champ de sa vision une plaie horrible ou bien un corps souillé de ses excréments ou simplement le spectacle d’un corps décharné que la maladie détruit, tout comme entendre la plainte ressassée d’un malade pour lequel le personnel soignant a tout mis en œuvre pour le soulager peuvent susciter le déclenchement de marqueurs faciaux de dégoût ou de rejet.
15La conscience enregistre et interprète des sensations3 qui sortent de l’ordinaire (l’ordre habituel du monde et de la vie) tout en nous faisant accéder aux effets que cela provoque en nous. Bien que cette conscience soit strictement subjective, un certain nombre d’éléments peut en être partagé au cours d’interactions et surtout elle se manifeste à travers le corps : émotions et sentiments ont un visage qui est souvent culturellement composé en fonction des contextes. Pleurer à chaudes larmes dans la chambre d’un cancéreux hospitalisé qui va mieux et dont l’infirmière et le ou la psychologue en service dans le secteur cherchent à raviver l’espoir peut donner lieu à une reprise en main du proche incriminé par les soignants. Inversement, éclater de rire dans la salle de repos du même service parce que les soignants n’en peuvent plus d’aller dans la chambre de ce jeune que l’on a passé aux soins palliatifs, fait partie des conduites admises : elles permettent de soulager la souffrance née d’un sentiment d’injustice... Autrement dit, nous ne nous contentons pas d’éprouver dans nos tripes certains effets, nous devons leur donner une forme adaptée au contexte et socialement admise.
16Pour développer leurs pratiques les êtres humains doivent mobiliser des ressources cognitives et les émotions sont partie prenante de ces ressources. Si ce lien semble évident pour certaines émotions directement orientées vers l’action (tel l’orgueil), pour d’autres (par exemple la nostalgie) il l’est beaucoup moins. Ainsi le fait de donner une pièce à un mendiant est facilement associé à la pitié, alors que le regard d’un passant solitaire fixé dans le vide est plus difficilement déchiffrable. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où nous soutenons que l’action ne peut pas se réduire à une rationalité instrumentale (où le calcul des coûts/bénéfices prédominerait)4, tenter d’appréhender l’insaisissable émotionnel revient à s’adonner à une explicitation pragmatique de l’action. Tout acte, collectif ou individuel implique un travail cognitif, physique et affectif. Oscillant de la présentation de soi à la performance, cet aspect de l’expérience corporelle de toute pratique s’articule à une tonalité affective liée au degré d’engagement et à la dimension morale de l’action5. Comment poursuivre ce raisonnement sans rencontrer l’argumentaire de N. Élias ? Si les corps sont sous l’emprise de pulsions et de besoins, force est de constater qu’ils font l’objet d’une incessante élaboration visant à canaliser leurs formes et à maîtriser leurs expressions, autrement dit à les socialiser.
17La notion de dispositifs émotionnels permet de désigner l’ensemble des catégories de perception, d’expression et de manifestation qui structurent l’expérience émotionnelle, tant individuelle que collective. Sentiments, émotions, pulsions et affects varient, s’entrelacent et, plus qu’ils ne se succèdent, se chevauchent et s’emboîtent. Médiatrice inévitable du rapport au corps, la pulsion semble tracer des mouvements erratiques insatiables appelant sans cesse à cette issue de secours fabriquée de toutes pièces par le sociétal : l’autocontrôle de son corps et la civilité.
18D’un point de vue sociologique l’objectif est ici de tracer les contours de ce travail émotionnel qui constitue une véritable économie de la fonction émotionnelle. Le travail émotionnel relève d’un processus d’élaboration visant à tenir à distance l’immédiateté des émotions, en se fondant sur la distinction entre ce que l’on ressent et l’action que ce ressenti suscite. Il s’agit d’agir après un temps de conscientisation et non pas de ré-agir dans l’immédiateté impulsive : bref de garder son sang-froid. Cette expression indique que le traitement des excitations pulsionnelles et émotionnelles ne peut pas se réduire à l’élaboration réflexive et à son expression discursive. Certes l’opacité de l’ordinaire émotionnel peut être interrogée à tâtons par les mots, mais cette élaboration n’annule pas la composante corporelle et sensuelle de l’émotion. L’enracinement organique des émotions se dit pertinemment dans certains processus physiologiques suscités par la charge émotionnelle (rougir à la suite d’un compliment qui nous réjouit, s’évanouir à la vue d’une scène qui nous fait peur, avoir le sang qui bout...).
19Déclinons l’analyse de ce travail émotionnel selon trois niveaux.
1. Comment le corps se trouve-t-il impliqué dans la naissance de l’émotion au cours d’interactions déterminées (par exemple, la situation de face à face entre soignants et patients que nous venons d’évoquer) ? De quelle façon la production de l’expression émotionnelle est-elle constituée comme légitime ? Une cartographie des scenarii émotionnels nous indique que le corps est constamment impliqué dans la genèse de l’émotion soit en tant que corps symptôme soit en tant qu’entité symbolique ou encore comme support communicationnel. En effet, les émotions ne se contentent pas de susciter des pratiques, elles régissent plus ou moins discrètement nos relations – imaginaires ou réelles – et contribuent à tisser le lien social. Ainsi, l’émotion de soi s’entrecroise inlassablement avec l’émotion de l’autre et interfère avec elle en constituant des « embrayeurs affectifs » du jeu social.
Mais si les composantes affectives participent à la composition du lien social, elles traversent aussi la construction de soi et de l’architecture identitaire. Dans cette perspective, la généalogie du sujet (Foucault, 1994) fait apparaître la pluralité des signaux émotionnels qui se manifestent en tout acteur, mettant en relief ses identités feuilletées. De ce point de vue, les diverses formes de reality show démultiplient les mises en scène d’un psychodrame qui participent à la transformation des modalités de contrôle et d’orientation des émotions concourant à offrir à l’identification héros et héroïnes adaptées à notre temps : fini l’autocontrôle dans l’intimité au service du respect de l’autre ; place à la jouissance de la compétition qui permet d’écraser l’autre sans honte, en feignant de croire que nous vivons l’époque formidable d’un immense chahut ! La devise olympique Citius, altius, fortius née au cœur de l’Angleterre industrielle est devenue bancale : la quête d’un corps performant s’associe désormais dans toute l’existence à une insatiable course à la jouissance de soi. Le modèle performance-jouissance est devenu typique de la sensibilité de notre temps.
2. Ceci nous conduit à un deuxième niveau d’analyse : comment définir le contenu émotionnel et l’ébranlement de l’état de conscience qui va de pair ? Comment saisir le contenu de la peur, de la jalousie, de la joie, de la gêne, de l’envie, du regret, de la colère, de la pudeur, du dégoût ou de la honte ? Que désignent au juste ces termes et comment, d’un point de vue méthodologique, les récits récoltés peuvent-ils expliciter ce qui est éprouvé ? Qu’en est-il de la différenciation des expressions et des récits en fonction du genre, de l’âge et / ou du statut socioprofessionnel de celles et ceux qui les produisent ? Comment y saisir l’expression corporelle ? Si nous reprenons l’exemple de la pudeur évoqué ci-dessus, nous n’avons aucune difficulté à envisager de le compléter en faisant l’hypothèse d’une pudeur féminine distincte de la pudeur masculine. Et pour éviter de naturaliser cette différence, nous pouvons imaginer que la pudeur de jeunes femmes du début du xxie siècle s’est sensiblement démarquée de celle de leur mère, tout comme on peut supposer (sous réserve de vérification) que la pudeur masculine des professionnels de l’audiovisuel n’est pas du même ordre que celle des éducateurs dans les univers scolaire et médico-social.
Reste que le questionnement sur le contenu émotionnel interroge doublement la sociologie. Tout d’abord, il questionne le statut descriptif des entités affectives et attire ainsi l’attention sur deux écueils. « Le premier consiste à “ramener à soi” et à interpréter tout dire et toute expression corporelle en fonction de ses propres catégories affectives au risque, entre autres, d’un ethnocentrisme lié à sa propre trajectoire. Le second risque serait de prôner un relativisme radical figeant l’autre dans une étrangeté absolue. C’est pourquoi faute de parvenir à une commune mesure, lorsque l’on décrit ce que l’autre est supposé éprouver, on ne sait jamais si ce qu’on découvre n’est pas ce qu’abusivement on lui prête ou ce qu’à tort on lui refuse » (Jaffré, 2003).
3. Venons-en au dernier niveau d’analyse des émotions : comment s’opère la normalisation des émotions ? Comment l’ordre moral intervient dans ce registre ? Par quels procédés l’évaluation des émotions participe à l’orientation de l’action, son accomplissement, sa révision ou son abandon ? Face à l’empilement normatif qui prend les contours d’une cacophonie, l’élaboration des émotions active un chantier mouvant visant à cerner l’acceptabilité du trouble et mettant en scène un surmoi qui cherche à se donner forme au sein du tourbillon des tabous.
20Ceci nous ramène à l’un des aspects suggéré ci-dessus : la cohérence des émotions relève d’une logique sociale. Interroger les catégories affectives revient à poser la question des transformations sociohistoriques intervenues dans l’économie psychique et les mécanismes qui structurent cette économie. Au sein de notre moment historique, le processus de responsabilisation individuelle qui flirte avec la culpabilité et un sentiment insidieux de honte (Montandon, 1982) prend les formes d’une nouvelle domination. Mais il rime aussi avec le sentiment d’insuffisance qui se manifeste dans la fatigue de l’individu contemporain : en cherchant à devenir lui-même il sombre dans la dépression et le sentiment d’anéantissement, ce qui lui rappelle avec force qu’il n’est pas à la hauteur (Ehrenberg, 1998). Toutefois, si les émotions constituent le socle de mécanismes de régulation et de domination, elles assurent aussi les marges de liberté de chacun par leur réactivité « rebelle ».
21Des historiens ont observé que certaines périodes étaient marquées par des climats émotionnels. Ainsi de la peur en Occident, décrite par Jean Delumeau, au temps où régnaient les grands fléaux (peste, famines et guerres) et où l’esprit religieux de la période accentuait les incertitudes sur l’au-delà (crainte de l’enfer). Du fait du développement de l’audiovisuel, notre monde est devenu une arène où nous sommes à la fois spectateurs et gladiateurs. L’émergence de la Loft culture rend le téléspectateur témoin d’interactions au cours desquelles les protagonistes se blessent et se déchirent pour échapper à l’élimination, en miroir de nos arènes économiques. Comment ne pas être fatigué de ce double bind cher à Bateson et à l’École de Palo Alto6. Peut-on encore s’étonner de la montée de la violence au travail ? À la fin du siècle dernier, en France, le pourcentage des personnels de transport (RATP et SNCF) qui déclarent avoir été agressés a augmenté de 12 % à 34 %. Aux États-Unis, au cours de la même période, la deuxième cause de mortalité professionnelle est l’assassinat (et elle est la première cause pour les femmes). Au même moment, une enquête allemande révèle que 93 % des femmes interrogées se disent avoir été victimes de harcèlement sexuel. Et l’observation fait apercevoir que brimades et persécutions collectives sont, hélas, un lot bien commun dans les ateliers et les bureaux (Chappell et Di Martino in Thébaud-Mony, 2002)
22Si l’autocontrôle contemporain du corps reste encore en correspondance avec l’analyse de Norbert Élias (1973), ses ressorts en sont tout autres. La gouvernementalité du corps qui vise à modérer la part de l’ingouvernable en soi mais aussi en autrui... s’est largement transformée (Fassin et Memmi, 2004) sans que l’on puisse préjuger de ses nouvelles orientations.
23Mais comment normaliser ses émotions tout en faisant en sorte qu’elles témoignent d’une certaine « authenticité » ? Pour que nos émotions prennent tournure sociale deux logiques sont à l’œuvre et tissent à l’infini le processus de leur voilement et dévoilement. Si, comme l’indique Simmel, le secret constitue une forme de limitation de la connaissance réciproque, le voilement du travail émotionnel esquisse des relations de pouvoir surtout au cours de l’époque contemporaine où règne l’injonction morale du récit de soi (Memmi, 2000). Reste que le récit ne semble pas être le moyen le plus fiable pour atteindre l’authenticité. Dénonçant l’incommunicabilité et les faux-semblants, la quête contemporaine d’un langage du corps vise une certaine plénitude. Ce langage refuse le détour des mots et prétend rompre avec l’hypocrisie sociale en valorisant une communication plus transparente, que l’immédiateté de l’expression corporelle de ses sentiments est censée garantir. Si l’exigence du contrôle des affects traverse le sociétal, cette tension entre le voilement et le dévoilement des émotions ne se conjugue pas de la même manière en fonction des types de conformations corporelles mais aussi en fonction des places tenues dans l’espace social. Les analyses qui s’attardent sur le blindage moral du personnel infirmier sont révélatrices des efforts de ce corps professionnel pour focaliser son attention sur les aspects techniques de son travail afin de canaliser ses affects (une forme de préservation de soi au sein du milieu hospitalier qui est le lieu par excellence de la confrontation au corps malade et à ce qu’il peut susciter de crainte, de dégoût, de compassion, d’attachement, etc.) (Drulhe in Fernandez et al., 2008).
24Finalement, le contrôle du corps et des émotions s’opère à trois niveaux distincts : le niveau historique où s’opèrent les constructions de climats émotionnels propres à une période ; le niveau du quotidien où s’effectue dans le face à face l’orientation et la mise en forme des émotions selon des schèmes répétitifs ; enfin, un niveau conjoncturel au sein duquel les injonctions à manifester d’une certaine façon telle ou telle émotion s’avèrent ponctuelles et éphémères. Mais, quel que soit le niveau, le travail émotionnel est d’autant plus efficace qu’il est invisible : il ne doit pas apparaître comme tel. Que ce soit par humanité, altruisme ou civilité, l’incitation au voilement de nos émotions permet la production, voire la reproduction, d’un ordre moral et plus largement social.
Les usages sociaux du corps
25Marcel Mauss a été le premier à souligner que le corps est le premier instrument de l’homme, d’abord pour la marche et le repos, ensuite pour bien d’autres objectifs et situations. Et il ajoutait que l’enchaînement des gestes qui constituent autant de techniques du corps n’a rien de naturel : ce sont des « montages » d’activités corporelles qui nécessitent un apprentissage. Se servir de son corps se fait toujours sous l’autorité du social et de la culture. L’une des analyses à laquelle s’est livrée Mary Douglas a trait à la manière dont les orifices et les muqueuses du corps humain sont culturellement traités. Leur fonction positive d’ouverture a pour contrepartie le risque de contamination, sachant que ce risque a sa source dans les déchets que le corps produit et rejette. Autour de cet enjeu s’est élaboré un univers symbolique qui détermine le propre et le sale, le pur et l’impur, finalement les pratiques corporelles qui aboutissent à quelque forme de souillure. À l’hôpital, c’est surtout le rôle des aides-soignantes et des agents hospitaliers (ASH) de faire le sale boulot : ce personnel répare ces multiples souillures que génèrent les malades et leurs proches. Il y va de la réduction des maladies nosocomiales fortement génératrices de mortalité.
26Ce premier exemple a le mérite d’indiquer que nous ne pouvons pas nous servir de notre corps dans un but déterminé sans référer et insérer l’ensemble des gestes que cela implique dans un système de significations et de normes. Luc Boltanski a proposé de rassembler ces différents systèmes normatifs spécifiques, liés aux différents buts de l’utilisation du corps, sous l’expression de culture somatique (Boltanski, 1971). Faute d’en donner une définition exhaustive, disons seulement qu’elle renvoie à l’ensemble des conventions et des convenances sociales selon lesquelles chacun utilise son corps. Pour une femme, montrer ses seins, c’est prendre le risque d’une dépréciation morale, sauf contextes particuliers (le bain à la plage, événements festifs et militants en lien avec les revendications féministes...). Ainsi se tisse la reconstruction d’une façade sociale convenable, tolérant et valorisant la présentation de cette partie du corps féminin qu’en d’autres circonstances il faut absolument dérober aux regards : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ».
27Peut-on repérer les principales facettes de cette culture somatique ? Sans entrer dans le détail, indiquons d’abord une partition fondamentale : le corps comme force de travail, capital corporel et capital humain permet la déclinaison d’un ensemble d’usages sociaux du corps liés au travail : par exemple, la gestuelle de la caissière de supermarché n’a rien à voir avec celle de la monteuse en électronique qui travaille sur un site de production de téléviseurs ; pourtant chaque type de gestuelle nécessite la connaissance de conventions pour mobiliser les machines propres à chaque site (caisse électronique, robots imprimant des circuits électriques). En second lieu, on peut considérer le corps comme support d’identité ce qui nécessite des conventions particulières pour son entretien ainsi que d’autres ensembles de catégorisations et de règles pour sa mise en scène.
28La partie de la culture somatique associée à la force de travail est abordée par les sociologues du travail, en particulier lorsque les analyses portent sur les conditions de travail. L’usage social du corps pour la production de biens et de services constitue véritablement sa mise à l’épreuve : l’espace et le temps de travail sont les cadres principaux de la dépense de son énergie et de l’exposition à des risques délétères (toxiques, accidents, stress). Les usages sociaux du corps au travail sont aussi modelés par l’organisation ; l’évocation du Charlot des Temps modernes nous plonge dans les contraintes du taylorisme et de ses conséquences : le corps-catastrophe ; les exigences actuelles de performance et de productivité soumettent les corps au travail à l’intensité et à la densité de leurs activités au risque de la fatigue, de l’épuisement et de la souffrance sur les lieux mêmes de leur exercice (cf. dans cet ouvrage, le chapitre sur le travail et ses transformations).
29Laissant de côté les activités corporelles de production de biens et de services, ainsi que les activités liées à leur diffusion (ce qui relèverait de la sociologie du travail, des professions ou des marchés...), notre analyse s’oriente vers les pratiques corporelles qui relèvent d’une activité du corps sur et pour lui-même. Loin d’être la traduction directe d’un besoin spécifique, chacune de ces pratiques matérialise le souci de soi. L’individualisme conquérant, dont Descartes voulait faire le maître et possesseur de la nature, a une double contrepartie : la reconstitution des forces et l’entretien du corps mais aussi la spectacularisation de sa puissance et l’affichage de sa forme ainsi que la mise en scène de soi.
30La présentation de soi suppose la composition d’une façade sociale que le cinéma classique porte à l’excellence pour les femmes : l’élaboration du corps fétiche de la femme fatale (vamps étasuniennes, divas italiennes) ; ce corps fétichisé oscille entre l’innocence et le scandale selon des rôles composés qui jouent du regard fascinant paré de cernes et d’une sensualité à fleur de peau, tout juste habillée par de luxueux costumes. À partir des années 1970, corps masculins et féminins s’ensauvagent et l’enjeu du look devient inséparable de l’hygiène et de la santé : il s’agit de présenter un corps en forme. Dans les centres de remises en forme s’opère justement la collusion de ces trois aspects (Meidani, 2007). Leur objectif est d’orienter et d’accompagner la rectification des défauts de la façade sociale. Dans le coin soins de beauté, le gommage devient « gomme-âge ». Au sein des jeunes générations, la surenchère de l’apparence prend la forme de parures cutanées : piercing, tatouages, scarification... Le look prend ainsi un parfum de déviance dans la mesure où ces parures viennent d’abord d’individus perçus comme marginaux : marins, bagnards, légionnaires, gens du voyage... Ainsi ces jeunes font un pied de nez à leurs parents qui empruntent une part de leur look aux modes adolescentes pour rester jeunes ; plus encore, ces pratiques de remodelage corporel permettent de garder une trace forte (liée à la douleur) d’un événement qui fait passage (j’ai franchi un cap). Après un temps de réticence sociale, l’expansion de ces modifications corporelles et leur diffusion dans toutes les strates sociales ont contribué à les faire accepter : si quelqu’un s’offre ce petit délire, il n’entendra plus (sauf exception) : Ça fait vulgaire !
31Le versant de la culture somatique qui gravite autour de l’entretien du corps s’ouvre sur la sociologie de la consommation. L’univers consumériste est peuplé d’une multitude d’objets qui fonctionnent souvent comme un prolongement du corps : nous ne savons plus faire la cuisine sans électroménager ; nous ne savons plus nous déplacer sans moyens de transport... Cette remarque nous fait sortir de la cartographie de la distribution de la consommation pour examiner le mode d’utilisation par corps de nos achats. Ainsi, au poste budgétaire du logement, certains se sont étonnés qu’étant donné l’existence d’un climat d’insécurité, de nouveaux équipements performants tels que le blindage ou la surveillance électronique ne fassent pas davantage recette. L’observation révèle qu’une telle attente faisait fi de techniques du corps de protection « éprouvées ». J.-C. Kauffman (1996) a explicité un ensemble de microrituels de fermeture du chez soi où le corps est engagé pour accumuler des lignes de défense : l’un éprouve la fermeture de ses fenêtres en frappant leur poignée d’un marteau ; une autre donne un vigoureux coup d’épaule à sa porte après avoir tourné la clé... Ainsi diverses techniques du corps participent à l’accomplissement d’un rituel de conjuration et de protection que les performances technologiques ne peuvent pas remplacer : l’observateur note par exemple que la mise en place d’une porte blindée bien achalandée en verrous trois points permet à peine d’expédier le rituel ancien avec plus de légèreté.
32Sur le terrain de l’alimentation, la manière de boire du vin est typique de l’hétérogénéité des usages sociaux du corps, ainsi que l’explicite Thierry Rosso (2004). Au pôle élitaire, il s’agit de s’afficher comme amateur de vin en procédant à une dégustation qui commence par la mobilisation des yeux (la couleur, son intensité et les reflets de la robe du vin consommé) ; ensuite la main porte le verre au nez pour l’appréciation de son aspect olfactif (quelles notes lui attribuer ? notes florales ? boisées ? épicées ?) ; enfin le verre est porté aux lèvres pour faire basculer le vin sur la langue et le faire tournoyer dans la bouche : l’aspect gustatif permet d’apprécier son intensité en alcool, son caractère capiteux et sa longueur en bouche. Toute différente est la dégustation à la vigneronne qui privilégie la couleur et l’aspect gustatif. Enfin il existe un usage plus populaire du vin qui ignore tout de cet univers de la culture somatique au service de la sensualité et de la magie du vin.
33L’hétérogénéité sociale apparaît également sur un autre registre de l’entretien corporel : les activités physiques ou sportives. Ce type d’activités est désormais de plus en plus associé à des activités culturelles : en ce début de xxie siècle, les 2/3 des 15 ans et plus pratiquent ces deux sortes d’activités. Mais leur fréquence et leur diversité sont associées au niveau de diplôme et au niveau de vie. Comment comprendre l’engouement pour les pratiques sportives actuelles, sans considérer ce qu’elles portent en elles de l’histoire sociale et collective ? Originellement conçu comme pratique de loisir de la bourgeoisie et comme spectacle à son usage, puis comme moyen d’éducation de sa jeunesse, le sport devient, dans les années 1960, objet de conquêtes sociales sous l’effet des revendications de la classe ouvrière pour l’accès de tous à l’éducation, y compris celle du corps. Ce processus de démocratisation et de massification ne se traduit pas seulement par un rajeunissement et une forte féminisation des activités physiques, il fait la promotion du goût pour la performance et d’un volontarisme accru en enchaînant le corps à un ethos ascétique : le corps sportif célébré et exalté est un corps « torturé » par des entraînements pénibles et itératifs. Il revient au dopage de le sortir de cette mortification. Pratiques des seuls sportifs de haut niveau ? Cette dimension risquée du corps performant se retrouve également dans le sport amateur. Imbibées par la même conception utilitariste, les activités sportives les plus communes et les plus simples, pratiquées individuellement ou en groupe pour la détente, ne sont pas à l’abri de l’instrumentalisation des corps. La production pharmacologique de soi dans les centres de remise en forme en atteste : boissons protéinées, stéroïdes, prozac, tabac, café, alcools consommés quotidiennement témoignent de ce que ces sportifs sont pris dans la course à la performance. L’activité sportive elle-même vient compléter le panorama de ces produits stimulants. Bien souvent conçue comme substitut d’un dopage aux psychotropes, permettant à des individus en situation concurrentielle permanente de tenir le choc, la pratique sportive de ce type s’inscrit parfaitement dans la quête d’une instrumentalisation extrême du corps, pour faire mieux et gagner plus.
34Prendre soin de son corps et l’entretenir de mille manières partiellement contradictoires correspond à une injonction sociale plus générale dont on trouve encore la trace chez les mancheurs et les SDF dans les rues de nos villes, comme le notent D. Memmi et P. Arduin (2002) : afficher en public son corps carencé est une tactique de survie ; les femmes mettent surtout en avant les carences de leur enfant. On devine que l’enjeu est d’offrir au regard un stigmate légitime : non pas le stigmate déviant de la bidoche déglinguée par la drogue et/ou l’alcool mais le stigmate dû à la crise (dénuement de celles et ceux qui ne trouvent plus de travail, qui n’ont plus de famille du fait de leurs migrations, de leur handicap). Et encore est-il nécessaire d’aller vers la surenchère en matière de bonne volonté corporelle (pour dormir et rester propre) en proposant éventuellement une compétence (musique, vente de journal, surveillance de véhicule, etc.). Mais cet usage social du corps qui en appelle à la pitié et à la compassion par l’expression d’un aveu de faiblesse ne peut pas se permettre d’y introduire subrepticement quelque bravade agressive : l’agressivité est une exhibition de force qui fait soupçonner l’usage de substances modificatrices de l’état de conscience. La tolérance des passants en est brisée.
35Alors que les multiples usages sociaux du corps, en vue de son entretien, peuvent laisser penser que le corps y fait l’apprentissage de la soumission aux canons et aux codes censés lui apporter la forme, la mise en scène de corps souffrants par des grèves de la faim vise à protester : le corps ne saurait être réduit à quantité négligeable. Utiliser son corps pour sa dégradation publique est une forme protestataire liée à des sujets d’indignation et de revendication. Mais l’engagement corporel dans une telle pratique (violence faite au corps par soi-même) présuppose des trajectoires sociales et biographiques particulières, comme le montre J. Siméant (1998) : au cours du dernier quart du xxe siècle, ce sont les étrangers en situation irrégulière qui ont le plus recouru à ce type d’usage du corps comme forme d’action politique. Les mobilisations collectives qu’a suscitées la crise de 2008 remet, elle, au premier plan les corps manifestants.
***
36Comme le montre le reste de l’ouvrage, la mise en scène du corps et son entretien doivent beaucoup à une médicalisation de l’existence, entamée dès le xixe siècle. Ce mouvement a contribué à singulariser le corps considéré comme support matériel de l’individu. La médecine n’est pas seulement le principal recours si l’on est malade ; notre vie quotidienne est sous l’emprise de ses conseils pressants. La chirurgie esthétique, au même titre que la santé publique, dont les recommandations sont largement alimentées par la médecine, finissent par se présenter comme un puritanisme des temps post-modernes. Mais les citoyens ne veulent pas abdiquer la liberté de leur corps : ils font montre de résistances face au pouvoir médical et à sa volonté de réformer nos pratiques corporelles. Entre les médecins et les citoyens, le corps devient objet de négociations qui mobilisent leur consentement éclairé.
Notes de bas de page
1 Le corps humain est tout autant un corps genré qu’un corps sexué.
2 De façon classique, l’affect désigne une émotion ou un sentiment éprouvé mais non manifesté. Ainsi la psychanalyse révèle des haines intenses mais inavouables vis-à-vis de diverses figures de rival. L’émotion est un ébranlement intérieur, une agitation interne, un trouble tantôt dans un sens positif (une parole vous touche et suscite attirance et plaisir) tantôt dans un sens négatif (c’est blessant, douloureux) : ce mouvement intérieur, ce frisson ou ce malaise tendent à se manifester corporellement de façon abrupte s’ils ne sont pas canalisés pour prendre des formes conventionnelles et acceptables. Enfin, par sentiment est visé un état émotionnel stable et durable, une « inclination » qui perdure.
3 Simmel fait des sensations des instruments de connaissance qui s’accompagnent d’émotions et de sentiments particuliers.
4 Ou bien à une rationalité traditionnelle dont les valeurs coloniseraient la plupart des orientations de nos actions.
5 Toute action visible par autrui fait l’objet d’un jugement de la part des autres et ce jugement s’élabore à partir d’une présomption : celle de ce qui devrait être « normal » dans le contexte où se déroule cette action.
6 Le « double lien » ou « double contrainte » renvoie aux injonctions paradoxales, c’est-à-dire aux exhortations qui se présentent à la fois comme des obligations et des interdictions. Soit une mère qui offre deux cravates à son fils, l’une bleue et l’autre rouge. À la première occasion le garçon noue la cravate rouge. Sa mère lui dit : « Tu n’aimes donc pas la cravate bleue ? ». Le garçon est déconcerté et il se présente le lendemain à sa mère en ayant noué autour de son cou les deux cravates à la fois. Sa mère lève les bras au ciel : « Ce n’est pas étonnant que tu doives rencontrer le pédopsychiatre ! ».
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001