Nouveaux lieux d’urbanité et territorialités partagées : architecture urbaine et comportements collectifs
Réflexions à partir de Louvain-la-Neuve
p. 103-119
Texte intégral
1DE NOUVEAUX LIEUX D’URBANITÉ se développent-ils dans le cadre d’espaces dont l’urbanisation est récente ? Ces lieux d’urbanité reposent-ils sur la mise en place d’espaces piétons attirant des populations qui y viennent pour des motifs divers ? Leur réussite dépend-elle entre autres d’un cadre bâti conçu à l’échelle du piéton et qui accompagne les flux en contribuant à créer une certaine ambiance ? Indirectement, cela revient à s’interroger sur la rue et la place comme formes architecturales de base accroissant la chance de survenance d’une sociabilité citadine. La rue et la place comme formes architecturales peuvent être associées à l’endroit où l’on habite ou au contraire être dissociées de celui-ci.
2Le terme “lieux d’urbanité” suppose que ceux-ci ne prennent pas nécessairement place dans un tissu continu, à la manière dont l’extension de la ville s’est faite jusqu’à la fin du xixe siècle, c'est-à-dire jusqu’au moment où des transports rapides ont permis d’élargir les territoires de la vie quotidienne. Ce desserrement découle aussi bien des transports en commun que de l’automobile. Celle-ci a ajouté quelques connotations complémentaires dont les effets ne font pas l’objet de cette analyse. Même s’ils sont très perturbants, nous ne souhaitons pas nous focaliser sur eux, estimant que les nouvelles logiques socio-spatiales sont associées à un phénomène plus fondamental. Ce dernier repose sur la combinaison de divers éléments ne se résumant pas à une offre de transport. Il repose entre autres sur un processus d’individuation valorisant la mobilité comme une ressource, ainsi que sur la combinaison de moyens de déplacement rapides et lents, permettant des modes nouveaux d’exploration des territoires sociaux, avec comme corollaire le passage d’une centralité unique à des centralités multiples.
3Notre hypothèse est que la rue et la place sont des formes d’architecture urbaine fondamentales pour créer des lieux d’urbanité, mais qu’elles ne sont plus l’élément de base assurant la connexion de ces lieux entre eux. La revalorisation des espaces à l’échelle du piéton dans les zones d’extension de la ville suppose que s’invente une relation nouvelle entre divers modes de déplacement. En d’autres termes, la redécouverte de la signification des espaces piétons ne suppose pas que la ville s’étende aujourd’hui à partir d’un habitat continu. Des noyaux denses, discontinus, bien connectés entre eux, peuvent être une modalité adéquate d’extension de la ville.
4Ces nouveaux lieux d’urbanité ne partent pas nécessairement d’un développement résidentiel associé à des équipements de proximité auxquels s’adjoignent des équipements à plus grande aire de chalandise… Ils peuvent naître à des endroits où le logement n’est pas à la base du développement, mais vient comme un élément complémentaire dans la formation d’un nouveau lieu urbain. Ces nouveaux lieux d’urbanité peuvent prendre corps à un endroit associant diverses modalités de transport. Ainsi, à Lisbonne, la création d’une nouvelle gare “Oriente”, connectée sur le métro et installée dans un espace de friche, à proximité du fleuve, crée les potentialités pour l’émergence d’un nouveau lieu urbain. Celui-ci devient réalité dans la mesure où un espace polyfonctionnel se met en place, composé autour de la promenade permettant un usage polyvalent. L’espace de la gare est connecté par une liaison piétonne sur les bâtiments de l’exposition universelle reconvertis en divers lieux d’activités festives qui amènent à se promener au bord du fleuve. De ce fait, la gare devient une zone attractive pour une population qui n’habite pas sur place, d’autant plus qu’elle est très accessible. Le logement se développe de façon complémentaire, valorisé d’ailleurs par l’ambiance du voisinage. Cette entité nouvelle s’étend, mais la continuité avec le tissu de la ville antérieure n’est pas l’élément-clé fondant sa signification.
5Pour illustrer cette manière de voir l’extension de la ville, nous présenterons le cas de Louvain-la-Neuve, en Belgique, auquel nous avons participé depuis son origine en 1970. Tout en étant mêlé à la conception, nous nous sommes efforcé de jouer un rôle d’analyste. Le double rôle n’est pas sans risques, mais il présente aussi divers avantages, à condition d’adopter une attitude de dédoublement.
6Rappelons d’abord le contexte. En 1968, l’Université catholique de Louvain comprend une section flamande et une section francophone. Cette dernière, installée en terre flamande, doit déménager dans un contexte politique où commence à se mettre en place un processus de fédéralisation du pays. 18 000 étudiants relevant de diverses facultés doivent être déménagés en dix ans. Au contraire des universités françaises, les universités belges disposent d’une autonomie de décision. La section francophone de l’Université de Louvain a pu acquérir 600 ha d’un seul tenant et a décidé de ne pas construire un campus, mais d’induire le développement d’une mini-ville à partir de ses activités. Ceci était toléré dans la mesure où il s’agissait d’éléments utiles pour son propre développement. La constitution d’un milieu de travail dynamisé par les échanges que permet une sociabilité urbaine est une préoccupation de départ. Cela, entre autres, devait contribuer à la formation d’un milieu scientifique d’échanges. D’où l’importance donnée dès le départ au développement d’un parc scientifique attirant des laboratoires privés. Atteindre un tel objectif suppose divers services dérivés ainsi que le développement de logements, y compris pour des étudiants. La perspective était qu’une bonne partie des habitants ne travaillent pas sur place, de même qu’une partie des personnes travaillant sur place habitent ailleurs. Cela paraissait souhaitable pour éviter la formation d’un milieu clos, replié sur lui-même, et correspondait d’ailleurs aux aspirations de populations qui préféraient disposer d’un certain degré de liberté. Le succès de l’opération reposait en outre sur le fait que des populations n’habitant pas sur place et travaillant ailleurs soient attirées pour participer à diverses activités culturelles. Il avait été souhaité aussi que, parmi la population résidente, les étudiants soient minoritaires. Par là, il s’agissait d’éviter l’effet campus pour créer un lieu urbain où divers groupes tirent parti de leur cohabitation.
7La constitution d’un milieu d’échanges supposait que l’on poursuive divers objectifs en termes d’activité, de mobilité, de démographie. Il devrait en outre trouver un support dans un cadre bâti favorisant les rencontres non-programmées. L’expérience de la diversité qui devrait en résulter avait d’autant plus de chances de réussir qu’elle se combinerait avec les autres dimensions de la vie sociale que nous venons d’évoquer, de manière à ce que le milieu universitaire (enseignants, chercheurs, étudiants…) se retrouve constamment en territorialité partagée, c'est-à-dire en des lieux où il serait confronté à d’autres populations. Cet espace ouvert où l’on doit se situer par rapport à d’autres aurait un poids d’autant plus grand que l’Université deviendrait minoritaire sur le marché du travail local… La dimension socio-démographique et la formation d’un marché du travail étaient des objectifs préalables par rapport à la conception et à la mise en place d’un cadre bâti. On est toujours en face du même propos : créer les conditions d’une territorialité partagée, en vue de faire advenir un lieu urbain. À partir de là, il était supposé que la manière dont se comporteraient les divers groupes deviendrait différente et induirait une sociabilité urbaine. En ayant en arrière-fond la complexité des objectifs à poursuivre, nous allons nous centrer sur la conception et la mise en place d’un cadre bâti.
8Auparavant, nous devons revenir à la mobilité. La réussite de l’opération dépendrait de l’accessibilité du lieu. Celle-ci apparaissait comme une ressource qui pouvait se développer avec le temps, mais dont la base devait être assurée dès le départ. Le site retenu se situait entre la gare d’Ottignies, à 5 km, et l’autoroute, passant à 1500 mètres du centre. Un des premiers soucis fut de raccorder le centre à la gare d’Ottignies par un prolongement de la voie et d’assurer de bonnes connexions avec l’autoroute. Louvain-la-Neuve devint ainsi une petite ville piétonne profitant de l’intermodalité route/train. Les parkings devaient être suffisants, sans déranger le caractère piéton et compact du cadre bâti. Cette bonne accessibilité automobile a permis de jouer un rôle de polarisation pour une zone d’habitat dispersé située aux alentours.
9Cette accessibilité est connotée par la localisation dans une zone périphérique de Bruxelles. En 20 minutes, le train atteint le quartier européen de Bruxelles. L’accès automobile varie de 20 à 45 minutes d’après la situation des routes. On se trouve dans une zone d’extension métropolitaine que Louvain-la-Neuve contribue à remodeler, ainsi que d’autres lieux urbains situés à proximité. Dans cette perspective, Louvain-la-Neuve nous paraît être un cas de figure intéressant pour comprendre une logique socio-spatiale émergente, même si cette logique est encore minoritaire.
10Nos observations nous amènent à constater que la configuration urbaine de la zone repose sur la formation d’un réseau d’aréoles. Par aréole, nous entendons un lieu urbain se développant autour de rues et de places, fréquenté par des personnes qui n’y habitent pas, autant qu’apprécié par ceux qui y habitent. La forme urbaine repose sur une trame piétonne qui peut être l’héritage d’une petite ville antérieure ou le résultat d’une opération nouvelle comme Louvain-la-Neuve. Le réseau permet des échanges multilatéraux entre ces aréoles, qui sont elles-mêmes bien connectées au réseau métropolitain.
11Revenons au cas de Louvain-la-Neuve où l’Université souhaitait que la vie quotidienne se déroule dans un cadre marqué par l’urbanité. Si la composition du cadre bâti n’est pas suffisante – nous avons évoqué bien d’autres conditions – il est néanmoins un facteur déterminant qui fut, au départ, l’objet d’une préoccupation particulière. L’hypothèse était que l’architecture urbaine permet la mise en forme des autres dimensions en accroissant la chance de survenance des comportements collectifs en termes de sociabilité ouverte.
12L’architecture urbaine repose sur la rue et la place. Il n’y a donc pas de bâtiments détachés. Cela vaut pour les quartiers à dominante résidentielle, pour les bâtiments académiques et bien sûr pour le centre ville, lieu d’interconnection privilégié entre les diverses zones. Rues et places se relient entre elles pour former un réseau de communication piétonne. Leur animation dépend de ce que l’on peut trouver sur place, mais aussi des raisons d’aller d’un endroit à un autre. D’où la réflexion sur la distribution spatiale des équipements, de manière à engendrer des flux pour donner du sens à la rue et à la place. L’intensité des flux rend la rue potentiellement disponible pour de l’imprévu. La réussite supposait que la distribution des équipements essentiels à la vie quotidienne se trouve à une distance piétonne. Le territoire urbanisé se situe dans un rayon de 800 mètres à partir de la zone centrale. Le centre urbain lui même est conçu à partir de deux places disposées à 250 mètres l’une de l’autre. Cette dualité et cette distance étaient supposées favoriser des circulations internes plus propices à la chalandise qu’un centre urbain construit autour d’une place centrale unique.
13Tout en se situant dans ce périmètre, les zones académiques étaient implantées en périphérie, sauf pour les bâtiments des sciences humaines qui sont accolés au centre urbain. Le centre sportif fut aussi implanté en périphérie, vu sa dimension. Il sera d’ailleurs financé conjointement par l’Université, la municipalité et le ministère ayant les sports dans ses compétences. Il attirera beaucoup de monde, ce qui donnera une perception très différente de celle qui se construit à partir du centre urbain.
14Cette distribution spatiale entre le centre et les périphéries donnait des raisons de circuler entre des lieux restant à distance piétonne. Le centre urbain lui-même était conçu pour stimuler les flux. Il fallut donc réagir contre le souhait qu’avaient certains de placer les équipements autour de la gare pour capter d’emblée un maximum de clientèle.
15Faire circuler en rendant les déplacements significatifs n’impliquait pas non plus qu’on laisse s’installer n’importe quoi n’importe où. L’appropriation suppose une diversité de territorialité. Au centre urbain, les services et commerces ne sont pas destinés principalement aux riverains, à l’encontre de ce qui se passe dans les zones à prédominance résidentielle des quartiers. Là-bas, il faut d’une certaine manière habiter sur place pour se sentir chez soi. Cela vaut même si l’on est très accueillant pour les visiteurs. Les territorialités partagées se font selon des pondérations variables d’après les lieux… La réussite des ambiances de rue va dépendre des cultures de voisinage que les usagers vont inventer.
16Ce partage de territorialité peut être aidé par le mode de relation entre le bâtiment et la rue. La conception des fenêtres au niveau du rez-de-chaussée sera différente dans un quartier ou au centre ville. Dans le premier cas, le résident a regard sur la rue, sans que le passant contrôle l’intérieur. Il en va autrement au centre urbain où un regard bilatéral entre la rue et le rez-de-chaussée crée un contexte sécurisé où l’on est à la fois spectateur et acteur.
17Pour prendre toute leur signification, les rues et les places doivent acquérir un statut juridique d’espace municipal. Ceci se fait par étapes. Dans un premier temps, elles sont construites par l’Université. Elles sont ensuite rétrocédées à la Commune. Cette dernière négocie les rétrocessions et prend parfois son temps avant d’accepter. En effet, la prise en charge implique pour elle une supplément de coût. Pour poursuivre ces investissements en infrastructures permettant de viabiliser les terrains, l’Université a dû se constituer un fonds de roulement qu’elle récupère dans chaque opération, sous des modalités diverses. Ceci est indiqué pour mémoire, car ces aspects juridico-financiers ne sont pas au centre de notre propos.
18L’anticipation des usages s’exprimait en termes issus des théories de probabilité : comment accroître la chance de survenance ? Il s’agissait de produire une ressource qui serait au service de la spontanéité de la vie sociale, en accroissant la chance de survenance de certains comportements, jusque et y compris le lien entre l’intensité des flux et la probabilité d’une diversité d’événements. Il s’agissait avant tout d’éviter une lecture où le lien entre forme architecturale et vie sociale était perçu à la manière d’un effet mécanique. L’architecture urbaine devait spatialiser l’interférence entre ces éléments pour stimuler les formes de territorialités partagées. Rappelons les options socio-démographiques : l’ouverture sur l’extérieur et le caractère minoritaire des étudiants parmi les résidents. À cela s’ajoutait la préoccupation de créer un milieu de travail diversifié.
19Jane Jacobs fut un auteur de référence (1961). Ce texte, récent à l’époque, suscita beaucoup d’intérêt en ce qu’il pouvait expliciter des éléments à prendre en considération pour accroître la chance de survenance de certaines appropriations collectives :
- bonne répartition sur l’ensemble de la ville des fonctions primaires, de manière à donner des raisons de circuler.
- veiller à composer les fonctions pour que, dans les rues, des gens se retrouvent pour des motifs divers, à divers moments de la journée, la présence continue permettant de développer des activités dérivées.
- la multiplication des croisements pour permettre des liaisons souples et variées et diminuer ainsi les contrôles sociaux. La sociabilité urbaine est favorisée lorsque la rencontre se déroule sur fond d’anonymat.
- La densité des passants dans des lieux animés accroît la raison d’être là, vu l’ambiance qui en découle.
20K. Lynch fut aussi un auteur qui aida à sortir d’une lecture statique de la ville perçue comme un jeu de volumes. L’architecte doit comprendre que la ville n’est pas d’abord un abri comme le serait une maison. La ville est essentiellement un espace cinétique. La vitesse de circulation détermine la séquence visuelle qui la rend lisible et significative. Une ville conçue à l’échelle du piéton doit présenter des séquences visuelles adaptées à son rythme de déplacement. De là découle un espace de mise en scène approprié. Cette exigence de séquence visuelle a une incidence sur la façade des bâtiments. Ceci fera l’objet d’un important débat entre urbanistes et architectes. Les contraintes pesant sur la construction ne seront pas les mêmes selon que cette dernière est à un coin de rue ou en bout de perspective. Le bâtiment doit être conçu en tant qu’il participe à la séquence bâtie constitutive de l’espace public. L’architecte a souvent tendance à regarder le bâtiment en lui-même, les abords étant un complément destiné à mettre en valeur ce dernier.
21La séquence piétonne prenait d’autant plus de relief dans le cas de Louvain-la-Neuve que le réseau automobile était différent. Autonome, il était conçu selon une cohérence spatiale spécifique permettant d’accéder en tout lieu par l’arrière. Cette différenciation entre les axes de circulation constituait une certaine transaction avec le contexte contemporain : créer une ville piétonne accessible à l’automobile, tout en rendant la présence de celle-ci discrète. L’accessibilité automobile se combinant avec des liaisons ferroviaires et par bus permettrait de drainer la région environnante, marquée en bonne partie par la présence d’un habitat diffus.
22Vu ce concept cinétique de la ville, le plan masse n’était pas un prérequis, comme il se doit lorsque l’on donne priorité à des combinaisons de volumes. La matrice générative du nouveau site urbain résulte, d’une part, de la mise en place progressive du réseau de relations piétonnes et automobiles et, d’autre part, de la distribution spatiale des équipements orientant les flux. Des plans masse sont intervenus à certains moments pour aider à la mise en forme d’espaces plus réduits, par exemple la configuration d’une place.
23La réalisation s’est faite selon une séquence chronologique visant à stimuler les déplacements. Dans un premier temps, on a développé un fragment de quartier à proximité de bâtiments académiques en veillant à fournir suffisamment d’espaces publics pour qu’une vie de rue puisse prendre corps. Sans achever, on a commencé un autre quartier situé en face et accroché au centre sportif. Des va-et-vient étaient nécessaires entre ces deux espaces distants de 400 mètres. Progressivement, un embryon de centre urbain s’est construit, créant une liaison bâtie continue entre trois lieux attractifs : bâtiments académiques, centre urbain, centre sportif. Cet axe linéaire constituait la base de la vie urbaine. Achevé, il permettait aux quartiers et au centre de se développer latéralement sans handicaper la vie sociale qui se déroulait sur l’axe central. Ultérieurement, deux autres quartiers vinrent se greffer, créant un axe pratiquement perpendiculaire au premier. Les options sur les liaisons ont fonctionné comme une matrice générative.
24Après avoir considéré des principes de conception et des étapes de réalisation, venons-en à la situation actuelle. Jetons un regard rétrospectif sur le passé en vue de dégager quelques points sur lesquels le projet initial a dû s’adapter avec souplesse. Tout d’abord, des groupes se sont développés qui ont pris conscience de leur différence. Au départ, on avait au contraire imaginé que, à un certain niveau de mixité, les rencontres interindividuelles allaient prendre le dessus et constitueraient le fond sur lequel les appartenances de groupe viendraient s’inscrire en second.
25Cette vision associait en définitive la réussite de la vie urbaine à une certaine conception de la citoyenneté, où la médiation des groupes d’appartenance était secondaire. La base de l’urbanité reposait sur des échanges ouverts qui amenaient des individus à faire connaissance. L’expérience qui s’est imposée fut différente. Elle fit ressortir la complexité des médiations, où les échanges individuels, sans être absents, n’étaient pas la base prioritaire. La diversité des appartenances avait d’autant plus de poids qu’un “vivre ensemble” prenait corps dans le cadre de territorialités à partager. Les étudiants eux-mêmes exprimaient leur diversité dans un foisonnement d’organisations. L’AGL (Assemblée générale des étudiants de Louvain) était leur porte-parole.
26Entre la rencontre interindividuelle et la manifestation collective où l’on fait masse autour d’un événement ou d’un cortège, la rue et ses extensions offrent des potentialités pour des regroupements sélectifs où les groupes d’appartenance ont joué un rôle clé. Cette possibilité de la mise en contact interne à chacun des groupes a été un préalable à l’édification d’un espace de transaction entre eux. La spatialisation d’une différence sociale à créé la réalité d’un territoire commun à partager. Dans le centre urbain, surtout le soir, on peut trouver des brasseries à dominante étudiante et d’autres qui le sont moins. Ainsi, deux groupes se donnent à voir qui font décor l’un pour l’autre, ce qui modifie leurs comportements réciproques, même s’ils ne se parlent guère.
27Les frottements de la rue avec les rencontres semi-aléatoires qui en découlent existent beaucoup plus comme processus interne à chacun des groupes. À cette échelle se développe aussi une certaine transitivité où l’on fait connaissance avec des amis de nos amis qui se promènent ensemble. Cette transitivité existe beaucoup moins de groupe à groupe. À ce niveau, on assiste davantage à des mises en scène réciproques où la communication non verbale prime sur les échanges verbaux, ce qui n’exclut pas des modes d’apprivoisement réciproque.
28L’expérience du partage d’un territoire commun passe par la médiation du groupe d’appartenance. Cette dimension évoquée par l’interactionnisme symbolique est souvent sous-estimée dans certaines recherches qui y voient surtout un risque de fragmentation et de dérive communautariste.
29L’usage conjoint d’un même territoire permet de prendre conscience des difficultés inhérentes à la cohabitation. Entre les groupes, des conflits émergent avec le temps, notamment au niveau de la vie de soirée. Cela se pose de façon paroxystique au centre, lorsqu’il y a imbrication de logements avec des lieux de vie nocturne. Les cercles, espaces privilégiés de la vie étudiante, avaient été dispersés pour diffuser l’animation à divers endroits et favoriser des formes de proximité. La vitalité nocturne de ces cercles a eu pour effet de dévaloriser les logements situés aux abords de ces endroits bruyants, y compris pour les étudiants qui y habitaient. Des négociations se sont nouées autour de ce problème entre l’Association des habitants, l’Assemblée générale des étudiants, la municipalité et l’Université : “comment gérer le bruit ?” Progressivement, on aboutit à favoriser le regroupement des activités nocturnes dans certaines zones où l’on favorisa en outre l’installation de bureaux à la place de logements. Pour permettre une cohabitation plus acceptable, on s’orienta vers un regroupement de la vie étudiante de soirée, option différente de la dispersion rêvée au départ. Ceci contribuera complémentairement à diversifier les ambiances d’après les moments et les lieux.
30Une forme de gestion collective s’est créée autour de divers enjeux de ce type. Cette coordination a forcé à se rencontrer des personnes qui ne se connaissaient pas au préalable et qui représentaient des points de vue différents. Ces rencontres de groupe à groupe se formant sur un fond d’espace à partager furent une des médiations vers le développement d’une conscience citoyenne. Des groupes ayant pris conscience à la fois de leur différence et de certains enjeux communs se sont retrouvés autour des problèmes résultant de l’usage de la proximité. Une territorialité partagée n’exclut pas un rapport de force plus ou moins régulier dans la rencontre entre les porte-parole des divers groupes. Les imbrications qui résultent de cette cohabitation ont des effets englobants, créant des formes de solidarités partielles. Ces effets solidaires se retrouvent à diverses échelles spatiales, ainsi qu’au niveau des relations interindividuelles. Une culture de quartier peut se créer, alors que s’y mélangent des ménages venu là-bas au gré des disponibilités de logement et gardant chacun une trajectoire autonome. Ces liens entre autonomie et comportements solidaires sont importants pour comprendre la sociabilité citadine Les diverses micro-mobilisations qui viennent d’être évoquées ne doivent pas être réduites à une signification mineure. Elles sont un lieu de prise en charge active de son environnement. Par elles, une démocratie s’exprime au quotidien.
31Ces pratiques d’implication collective se font selon une modalité qui ne s’inspire pas des images servant de référence à la démocratie libérale. Celle-ci suggère un débat et une prise de décision qui repose sur une somme d’individus débattant au nom de l’intérêt général. Ici, on part de points de vue différents qui s’explicitent à l’intérieur de groupes et qui se confrontent dans un lieu de négociation où s’invente une solution censée exprimer l’intérêt commun. Cette dynamique, supposant la médiation de groupe et reposant sur des lieux de négociation, trouve plutôt une référence dans ce qui s’est passé dans la démocratie sociale, particulièrement dans la vie économique. Cette référence permet de faire une analogie, en transposant un mode d’interaction à un autre domaine que celui dans lequel il a pris corps. En l’occurrence, nous pensons que le modèle de la démocratie sociale sert pour une régulation à caractère politique.
32Notons d’ailleurs que si la rue et la place sont un lieu où l’espace public prend forme, ce dernier ne se ramène pas à ce qui s’y passe. La sphère publique suppose des lieux de rencontre et de négociation dont les insertions sont multiples, y compris dans des espaces physiques ayant un caractère privé.
33La municipalité est partie prenante de la négociation. Il y a un va-et-vient entre ces lieux de négociation et les instances autonomes de délibération et de décision dont dispose le pouvoir communal. Son implication diffère d’après les domaines, selon que la municpalité a ou non le monopole de la mise en œuvre. Ainsi, lorsque il s’est agi de réfléchir à la sécurité des trajets se déroulant la nuit, on est tombé d’accord sur le tracé de certains chemins où l’éclairage serait renforcé et qui seraient particulièrement surveillés par la police. La mise en œuvre a supposé un accord des instances municipales qui avaient le monopole de la réalisation. Mais ce n’est pas toujours le cas.
34La rue permet aussi à divers usagers de prendre place, voire de s’exprimer collectivement. Ainsi, spécialement en fin de semaine, peuvent se regrouper des adolescents qui n’habitent pas Louvain-la-Neuve et qui se trouvent à l’aise dans un contexte où leur rencontre se déroule sur fond d’anonymat, puisqu’ils se trouvent dans un lieu où ils connaissent peu de monde. Certaines perturbations peuvent en résulter. La solution suppose diverses réactions qui ne reposent pas uniquement sur l’intervention de la police. Les problèmes se résoudront d’autant mieux que des modes de régulation s’inventeront rapidement. Les espaces de liberté supposent des modes d’apprivoisement réciproque qui font partie de la dynamique d’une vie sociale urbaine. Même s’il est le lieu d’une certaine permissivité, l’espace urbain n’est pas un espace de désordre. Dans le contexte de Louvain-la-Neuve, les problèmes engendrés par la proximité dans des espaces à partager ont induit une propension à l’autorégulation. Ceci ne suppose pas toujours des négociations collectives. Un médiateur urbain permet d’accélérer la recherche de solutions quand les problèmes se posent sur un plan plus individuel.
35Sur le fond d’un espace qui essaie de s’autoréguler, on doit évoquer la multiplicité des groupes qui interviennent dans la mise en scène réciproque. On ne peut pas oublier les enfants qui, à l’aise dans l’ensemble des rues piétonnes, entrent volontiers en contact, y compris avec les étudiants. Les participants à des congrès, les touristes, particulièrement lorsqu’ils se promènent en groupe, contribuent pour leur part à la prise de conscience de la spécificité du lieu. Le soir, il en va de même pour les personnes venues de l’extérieur qui se rendent au théâtre. Dans la journée, des aînés se présentent aussi comme un public spécifique, plus âgé. Ces usagers occasionnels font ressentir le caractère polarisateur du lieu. Les nouveaux lieux urbains supposent que la forme urbaine, constituée par un ensemble de rues et de places, se combine avec la notion de centralité.
36Dans ses ajustements, la gestion de la mixité est revenue comme un problème récurrent. Au départ, on avait rêvé d’une mixité spatiale très poussée, y compris pour le mélange étudiants/non-étudiants, au niveau résidentiel. Des conflits en ont résulté qui ont abouti à rechercher des échelles de mixité adéquates, notamment au niveau du logement. Mélanger à trop petite échelle aboutit à séparer plus qu’à rapprocher. Créer une distance suffisante devient une condition favorisant une bonne communication. Les problèmes se résolvent d’autant mieux que se développent des cultures de voisinage qui résultent d’un souci de gérer les conflits dès qu’ils se manifestent. Celles-ci ont du mal à naître à certains endroits où la mobilité résidentielle est trop grande. C’est le cas souvent avec les étudiants qui changent régulièrement.
37La communication dépend de contacts occasionnels favorisés par des activités collectives. Apprendre à gérer ses conflits et développer des occasions d’échanges nous semble être une des clés de la construction d’une territorialité partagée autour de l’usage des rues et des places. Le caractère polyvalent de la rue dépend aussi des événements qui peuvent s’y dérouler au cours du temps : matin, midi, soir, divers jours de la semaine, fin de semaine, événements qui viennent rythmer l’année festive. Chaque partenaire peut ainsi intervenir à sa manière à divers moments : l’Université avec la rentrée académique et la fête patronale, moment de la promotion des doctorats honoris causa, les étudiants avec les 24 heures cyclistes et la quinzaine de la musique, l’association des commerçants avec les marchés de Noël et braderies de printemps et d’automne, le centre culturel avec la biennale d’art contemporain. À partir de là, les divers groupes se mettent en scène, les uns pour les autres, tout en attirant du monde de l’extérieur, ce qui contribue à renforcer le rôle polarisateur et l’identité du lieu.
38Cette diversité de mises en scène et d’interactions pourrait s’amplifier si le centre urbain continuait à croître. Son développement était bloqué pour des raisons techniques : la dalle pour la substructure des parkings supposait une opération conjointe et indivise d’une certaine ampleur, qui handicapait une croissance progressive. La situation actuelle a des effets pervers sur le fonctionnement du centre urbain. À midi, au moment où tous les étudiants sont là, les rues et les places se présentent comme une cour de récréation, vu que les non-étudiants y sont une infime minorité. En fonction de la philosophie qui associe la formation d’espaces publics à une territorialité partagée, il est apparu que le temps était venu de transformer ce rapport quantitatif en lançant une opération qui attirerait à midi un nombre important d’usagers non étudiants, de manière à ce qu’ils représentent une minorité suffisamment significative pour s’imposer dans un rapport de groupe à groupe, par exemple en atteignant un tiers de chalands. La transformation qualitative supposait donc un effet de seuil en termes quantitatifs. L’option était plausible, vu l’existence d’une clientèle potentielle habitant dans les environs. Encore fallait-il disposer de capitaux pour mener une opération indivise et créer les services et commerces adéquats. Outre les avantages en termes d’espace public, une telle opération ne pouvait réussir que si les commerces et les services étaient compétitifs par rapport à d’autres possibilités régionales, sans quoi ils n’auraient pu attirer les populations extérieures nécessaires à leur viabilité. Ceci présentait un avantage complémentaire qui servirait l’intérêt de clientèles captives vivant sur le site, comme le sont souvent les étudiants. L’Université, propriétaire du terrain, se décida à mener une négociation discrète avec des promoteurs qui étaient intéressés. Elle s’efforça d’obtenir la mise en place d’une opération complexe combinant commerces, bureaux, loisirs et logements s’articulant sur une accessibilité multimodale : train, bus, voiture.
39Une fois la décision de principe acquise, l’initiative a fait l’objet d’un débat avec la municipalité. Le projet a d’abord suscité un rejet. L’association des habitants y était opposée. Plus tard, elle s’est divisée. Puis elle a fini par se rallier. La municipalité, de son côté, a hésité longtemps avant de donner son agrément. La négociation s’est déroulée en plusieurs temps, avec des rebonds, des recours au Conseil d’État… Le projet lui-même s’est modifié et a été approuvé après six ans de va-et-vient. En 2002, UGC dispose au centre urbain d’un complexe de treize salles de cinéma ; l’Université a construit une “Aula magna” qui permet diverses activités culturelles, y compris l’organisation de grands congrès. Les chantiers vont commencer pour l’extension commerciale et les nouveaux logements.
40Au fil du temps, Louvain-la-Neuve s’affirme comme un nouveau lieu urbain contribuant à restructurer la périphérie sud de Bruxelles, en conjonction avec d’autres lieux qui lui sont proches, comme Wavre et Ottignies. Chacun des pôles s’appuie sur un noyau urbain fonctionnant à l’échelle du piéton. La discontinuité permet à chacun de renforcer son identité tout en développant des complémentarités.
41À Louvain-la-Neuve, l’option d’architecture urbaine s’est combinée avec une distribution spatiale des équipements accroissant la propension à circuler d’un endroit à un autre. Cet objectif visant à créer une configuration de l’espace physique n’est pas suffisant en lui-même. Il est la transposition en termes spatiaux de préoccupations d’un autre type : créer un marché du travail diversifié et innovateur, avec des options socio-démographiques de nature à renforcer l’expérience de la diversité. Ces diverses dimensions se relient dans une interdépendance systémique. Le tout est pensé, non dans la perspective d’un lien mécanique, mais en termes de potentialités permettant d’accroître la chance de survenance.
42Le thème des nouveaux lieux urbains nous paraît décisif pour orienter l’extension de la ville contemporaine, sans quoi nous allons continuer à produire des banlieues et des espaces urbains distendus et non fonctionnels. Pour nous, c’est un problème dont il convient de sortir, tout en prenant de la distance par rapport à une option pensant une extension à partir d’une morphologie urbaine continue et voyant la croissance en termes de centre et de périphérie. La centralité unique est mise en question par la propension à la mobilité. La ville comme phénomène social a changé d’échelle, ce qui a une incidence sur une manière de se représenter la “ville” à partir de centralités multiples. Ceci donne pour nous de la plausibilité à la notion de réseau aréolaire.
Bibliographie
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RÉFÉRENCES
10.1002/9781119084679.ch4 :Jacob J., Death and life of great american cities, 1991, trad. fr. : Déclin et survie des grandes villes américaines, Liège, Mardaga.
Lynch K., 1960, The image of the city, MIT Press.
Auteur
Fondateur du Centre de sociologie urbaine et rurale à l’Université catholique de Louvain, professeur émérite de cette université, est membre de l'Académie royale de Belgique, classe des lettres : sciences morales et politiques. Directeur de la revue Espaces et Sociétés (Paris), il a publié notamment La Ville, phénomène économique, Bruxelles, Ed. Vie Ouvrière (1966, rééd. Paris, Anthropos, 2000) ; La ville et l’urbanisation, avec L. Voyé, Gembloux, Duculot, 1974 ; Produire ou reproduire : pour une sociologie de la vie quotidienne (2 vol.), avec L. Voyé et E. Servais, Bruxelles, Ed. Vie Ouvrière, rééd. De Boeck, 1989 ; Ville, ordre et violence, (avec L. Voyé), 1992, Paris, PUF, 1992 ; La ville, vers une nouvelle définition, avec L. Voyé, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Georg Simmel : ville et modernité, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Sociologie urbaine et rurale : l’espace et l’agir, entretiens et textes présentés par Ét. Leclerq, Paris, L’Harmattan, 1998.
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La mobilité sociale dans l’immigration
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2001