Chapitre XII. Pistes pour la revivification de l’enseignement du français et des lettres
p. 299-318
Texte intégral
1Dans l’édifice scolaire, l’enseignement du français est un pilier principal : savoir parler, lire et écrire dans la langue nationale et à statut international qu’est le français est à la base des autres apprentissages. La crise de croissance que traverse cette discipline, et dans ce cadre l’enseignement de la littérature, s’inscrit dans le contexte plus général de la crise de l’école, de l’Université et de la recherche. Ce phénomène procède des limites du modèle né de Mai 68 et qui fit surtout prévaloir un mode de développement productiviste et consumériste, sur une base individualiste. En l’absence de contrepoids suffisants, l’avènement d’une « économie de la connaissance » à l’échelle européenne met en jeu désormais la transmission et l’apprentissage des savoirs linguistico-culturels, repères et valeurs nationaux et à ce titre pose un vrai problème identitaire.
2Les pistes proposées pour la revivification du français et des lettres portent sur le renforcement d’une didactique inter et intra-disciplinaire favorisant le rééquilibrage et la mise en cohérence des enseignements. Et cela par la promotion des spécialités académiques des sciences du langage et des lettres modernes ainsi que par l’intégration des fondamentaux des sciences humaines et sociales et de la création littéraire francophone et européenne.
Le contexte socio-cognitif
Contexte macro-économique et institutionnel
3Le déficit de l’enseignement du français et des lettres s’explique par l’adoption d’un mode de développement à dominante productiviste et consumériste : ainsi, les programmes économiques des années 1970, dont l’objectif était la modernisation des infrastructures, nécessitaient que soit accordée à l’école la priorité aux mathématiques, à l’économie, aux sciences et aux techniques. Furent créés en 1969 la filière SES (sciences économiques et sociales), de nombreux baccalauréats technologiques et professionnels. L’introduction des maths modernes a été favorisée par la création des IREM (Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques), maîtres d’œuvre du recyclage des maîtres dans cette discipline :
Ce sont des services de l’Université, en relation avec le département des mathématiques, les services rectoraux, l’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) et l’inspection de mathématiques. Les IREM ont été créés en 1969 avec les missions suivantes : contribuer à la formation initiale et continue des enseignants, contribuer à l’expérimentation pédagogique, élaborer et diffuser des documents pour enseignants et formateurs, mener des recherches sur l’enseignement des mathématiques.
La principale originalité et richesse des IREM est de réunir pour ces missions des enseignants de mathématiques de tous les niveaux (collège, lycée, lycée professionnel et technique, école, université, IUFM). Les différents IREM se sont progressivement organisés en un réseau de 26 IREM en France1.
4Dans le même temps, une évolution épistémologique de même envergure, la transposition didactique de la linguistique en français et en lettres, était le fait d’associations militantes, des revues Pratiques et Le Français aujourd’hui (revue de l’AFEF, Association française des enseignants de français) : un travail remarquable a été conduit mais peu accompagné institutionnellement et donc sujet potentiel à déformation.
5Nouveau rendez-vous deux décennies plus tard, à l’occasion du débat national sur l’école impulsé en 2004 ; ses conclusions portent sur la mise en place du socle commun de connaissances qui met théoriquement sur un pied d’égalité les parcours linguistique-littéraire et mathématique ; dans les faits, les priorités nationales sont les suivantes :
Prévenir et combattre l’illettrisme, en commençant dès le cours préparatoire. Il est inacceptable, en effet, que près de 15 % des élèves entrant en classe de 6e ne sachent pas correctement lire et écrire. Si l’on ajoute tous ceux qui n’ont pas, en ce domaine, l’aisance suffisante pour suivre sans difficulté les enseignements du collège, c’est plus d’un tiers des élèves de 6e qui entrent dans cette classe sans avoir acquis les compétences nécessaires en lecture et en écriture2.
Stopper la crise des vocations scientifiques et revaloriser la place de la science dans la cité. C’est un phénomène européen, et même plus généralement occidental, qui devient réellement inquiétant. La baisse des vocations scientifiques tend à prendre des proportions considérables. Un plan de redressement est nécessaire, qui doit commencer dès l’école primaire, se développer au collège, puis au lycée, et s’achever à l’université3.
6Lutte contre l’illettrisme d’une part, promotion des vocations scientifiques et revalorisation de la science de l’autre : n’y a-t-il pas là deux poids et deux mesures ? Au français et aux lettres les tâches minimales, élémentaires du lire-écrire, aux maths et aux sciences le parcours d’excellence dans les hautes sphères du savoir et du pouvoir conjugués. Depuis lors, la situation s’aggrave, les objectifs de maîtrise de la langue à l’oral et à l’écrit – en matière de vocabulaire, de grammaire, d’orthographe – et de la culture littéraire – connaissance des œuvres patrimoniales – n’étant pas réalisés.
Près de 20 % des élèves de 15 ans connaissent de grandes difficultés de maîtrise de la langue écrite. Entre 2000 et 2009, cette proportion a augmenté d’environ 30 %, passant de 15 % à 20 %4.
Le statut des lettres modernes et de la formation des enseignants
7Dans ce contexte économiste, qui a vu la décrue des humanités anciennes après Mai 68, le relais pris par les lettres modernes ne s’est pas amorcé dans des conditions satisfaisantes ; à la trivalence des lettres classiques – français, latin, grec – a succédé la monovalence des lettres modernes, les différentes spécialités académiques de cette discipline étant gommées institutionnellement ou peu valorisées : littérature comparée, littérature francophone, stylistique/critique littéraire, sciences du langage, français langue étrangère/français langue seconde (FLE/FLS5)… D’où une indéniable perte sèche en matière de transposition de savoirs à l’école. Dans les faits, en guise d’unité, c’est souvent le plus petit dénominateur commun qui sert de « modèle » aux équipes disciplinaires. Cette minoration des acquis académiques et du potentiel didactique des professeurs de lettres modernes se manifeste singulièrement en lycée, c’est-à-dire à l’étape d’une plus grande abstraction et de la complexification des apprentissages : les candidats au baccalauréat sont évalués dès la 1re (EAF/Épreuves anticipées de français) et sur une base peu différenciée selon les filières, en termes de programmes et de manuels ; il n’existe pas de véritable spécialisation de l’enseignement du français en 1re littéraire. S’il est vrai que l’enseignement des lettres en terminale littéraire fut un acquis, il a été réalisé sans véritable programme méthodologique et théorique, que les futurs bacheliers puissent réinvestir dans leurs études supérieures, dans les domaines de la critique littéraire, des sciences du langage, de la littérature comparée, des sciences humaines… Preuve d’une occasion manquée, l’horaire hebdomadaire qui lui est consacré est passé de 4 à 2 heures. Comment, dans ces conditions statutaires auxquelles s’ajoutent, comme écrit précédemment, l’absence d’institut analogue aux IREM pour la formation continue des maîtres en français-lettres, le débat disciplinaire ne stagnerait-il pas6 ?
Le statut des sciences humaines et sociales (SHS) et de la filière littéraire en lycée
8De même que la recherche-enseignement universitaire, la filière littéraire en lycée est dans une situation difficile : en témoignait courageusement le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale publié en 2006, intitulé « Évaluation des mesures pour réévaluer la filière littéraire en lycée ». Le constat est sans appel : cette filière est vouée à l’extinction si aucune réforme structurelle n’intervient. Un contexte défavorable aux études littéraires, une visibilité insuffisante en matière de débouchés professionnels, un recrutement surtout par défaut concernant des publics parfois en échec ailleurs, un public féminin qui est passé dans la dernière période de 60 % à 86 %, un taux de recrutement insuffisant (10 %)… tels sont quelques-uns des symptômes relevés7.
9Dans l’économie du système socio-éducatif, la concurrence imposée entre les disciplines a fonctionné en la défaveur des humanités littéraires, comme le montre Alain Boissinot à l’occasion de la réforme de l’enseignement du français en lycée en 2001 ; au lieu d’être un objet d’enseignement transversal, les sciences humaines, disciplines pourtant proches des lettres dans l’enseignement supérieur, sont enseignées de manière exclusive dans la filière économique, ainsi que dans les filières technologiques et professionnalisantes :
La série littéraire connaît un véritable effondrement. […] L’émergence de la série économique et sociale, à partir des années 1960, y est évidemment pour quelque chose : le littéraire s’en trouve repoussé sur un territoire plus étroit, et voit se développer à ses côtés le champ des sciences humaines. Il y a là sans doute une occasion d’élargissement ratée. Depuis, la série littéraire ne cesse de reculer […].
Accepter cette situation signifierait que le français, à terme, n’aurait plus de relation privilégiée avec une voie de formation originale, et apparaîtrait comme une simple composante de voies spécifiées par d’autres disciplines8.
10Le rapport de l’IGEN co-piloté par Catherine Bizot, IG de lettres, préconise la mise en place de dominantes au nombre de cinq : littératures et civilisations, arts et culture, communication et sciences du langage, sciences humaines, institutions et droit. Concernant les troisième et quatrième compétences à valoriser directement ou pas en lettres, voici ce qui est proposé :
Communication et maîtrise des langages :
Il ne s’agit pas de développer la maîtrise des techniques de communication, comme dans la série STG, mais de proposer une première approche du monde de la communication dans toutes ses composantes : presse, média, publicité, documentation, internet, en favorisant une approche critique des phénomènes contemporains de communication et des pratiques sociales et une mise en perspective historique.
La maîtrise de la langue, dans tous ses usages, des formes et des figures du discours serait au cœur des enseignements, qui comporteraient aussi des éléments de sociologie et de psychologie et donneraient un aperçu des théories de la communication.
Sciences humaines :
Cette composante comporterait une composante philosophique (fondements de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie) et une composante mathématique forte (éléments de mathématiques nécessaires aux études démographiques, sociologiques et économiques notamment9)…
11Tout comme le rapport Godelier favorable à la promotion des SHS à l’Université, le rapport de l’IGEN n’a pas été retenu. La réforme des filières en lycée a répondu partiellement à la demande de l’Inspection générale, avec l’introduction de l’enseignement du droit en L :
Une ouverture sur le droit
Dès la rentrée 2012, dans le cadre de la revalorisation de la filière littéraire, un nouvel enseignement fait son entrée dans le programme de la terminale L : « Droit et grands enjeux du monde contemporain ». L’objectif de cet enseignement n’est pas d’offrir aux élèves l’anticipation d’une première année de droit à l’université mais de leur faire découvrir le droit, le rôle social qui est le sien, ainsi que la méthode qui se veut rigoureuse10.
12Cet ajout appréciable vise à satisfaire une opinion publique soucieuse de la professionnalisation des jeunes scolarisés, dans un contexte devenu incertain ; suffira-t-il à réhabiliter la filière ? On peut en douter.
La féminisation de l’enseignement du français et des lettres et la crise des valeurs à l’école
13Autre facteur de fragilisation, la féminisation de la corporation, ce phénomène étant nettement amplifié par rapport à la situation générale à l’école. Cette évolution devrait à terme favoriser la « mise à parité » des droits républicains : au-delà des droits politiques et économiques, il s’agit en effet de reconnaître un droit culturel, celui d’une égale dignité, d’une égale considération sociale, quelles que soient les disciplines de spécialité, avec lesquelles hommes et femmes se sentent en affinité. En attendant, le déséquilibre des relations entre cultures de genre participe de la dégradation du lien social et de la citoyenneté à l’école et au sein de la jeunesse. Cela dit en termes anthropologiques, l’actuel couple sciences/techniques (pôle majoritairement masculin), français/lettres/humanités (pôle plutôt féminin) étant déséquilibré, le troisième pôle du triangle qu’est le public scolaire ne peut qu’en subir les conséquences. Le clivage entretenu entre l’abondance des savoirs et savoir-faire scientifico-techniques et l’insuffisance en français d’outils didactiques appropriés en matière de savoirs-être, amplifie l’essor de formes d’anti-culture, fondée sur les violences (en actif) et les addictions (en passif). Ces deux modes de dysfonctionnement (violence vs dépendance) résultent des dérives des deux pôles génériques-disciplinaires précités, respectivement et tendanciellement pôle dominant/actif et pôle dominé/passif ou réactif.
La crise de la création, de la critique littéraire et de la philosophie
14La résultante de ces différents choix, macro-économiques et socio-éducatifs, se manifeste à l’échelle de la création littéraire, jusqu’alors l’un des fleurons de la culture nationale. Si l’insuffisante maîtrise de la langue française concerne les catégories populaires, la crise littéraire est celle des intelligentsias qui ne conçoivent plus de manière satisfaisante modèles et idéaux collectifs, ce phénomène entravant la projection sociétale du pays. Le phénomène a débuté il y a déjà presque un demi-siècle : quelle que soit leur valeur littéraire au demeurant, les mouvements de l’absurde et du nouveau roman ont amorcé l’ère du désenchantement, objet d’étude souvent difficilement transmissible de ce fait, si ce n’est par défaut et sur le mode de la distanciation. Depuis lors, il n’existe plus vraiment de mouvement d’idées organisé, tout du moins en métropole, phénomène paradoxal à l’heure d’Internet.
15Les écrivains, réduits à la dimension individuelle, ne sont-ils pas incités à renoncer à construire des univers fictionnels et conceptuels à caractère alternatif et utopique, les œuvres fragmentaires ou qui font l’apologie de la déconstruction étant plébiscités par les médias ? Quant aux genres majeurs – mythe, poésie, épopée, somme romanesque –, ils sont délaissés au profit de genres secondaires - roman policier, autobiographie, BD – ; en parallèle, la critique littéraire s’intéresse plus aux genres fictionnels qu’aux genres complexes de la poésie et du mythe. Enfin, depuis la fin de la génération sartrienne, le débat philosophique est moins assumé par les écrivains, pourtant proches de cette discipline que par les scientifiques de la nature (physiciens, biologistes…) qui s’intéressent aux répercussions éthiques, métaphysiques, juridiques… de leurs découvertes. En fait le diktat économiste conduit à la raréfaction du mode de pensée analogique, mythique et métaphorique, au profit d’un logos numérique, rationnel et calculateur ; ainsi menace de se tarir la source d’inspiration hexagonale, à la différence de celle des DOM-TOM par exemple qui a maintenu un lien vivant et pérenne avec le premier mode de pensée. Or, si la pensée rationnelle propre à l’esprit scientifique spécialise les objets d’étude, la pensée analogique les unifie, ces deux démarches devant coexister :
Au sein de la pensée poétique ou mythologique, l’analogie établit, là où la logique disjoint, des liaisons et des identifications. C’est dans la pensée poétique et la pensée mythologique que l’analogie prend son essor… Le digital sépare ce qui est lié, l’analogie lie ce qui est séparé. Leur complémentarité permanente assure et féconde la connaissance. L’esprit humain, qui traite le séparable et le non-séparable, peut discerner les limites d’une connaissance uniquement consacrée au divisible et au séparable11.
16La crise des études littéraires fait l’objet d’essais qui posent une problématique devenue incontournable :
Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise des études littéraires, qui s’exprime par les interrogations suivantes : à quoi sert l’enseignement des lettres ? Faut-il le maintenir ? Et si oui, que faut-il y faire12 ?
La crise actuelle des études littéraires est d’abord une remise en cause de leur légitimité. À quoi peuvent-elles servir ? Comment envisager leur avenir13 ?
Aujourd’hui la question porte non sur le comment de la production littéraire et de son étude, mais sur l’existence même de la littérature et l’intérêt de son étude. Au-delà, ce qui est sous-jacent, c’est une crise de civilisation qui embrasse à la fois les nouvelles technologies de la communication et l’identité européenne14.
17Pour conclure, il y a « péril en la demeure » et une comparaison s’impose pour l’illustrer : suite à la marginalisation des langues historiques dont l’occitan, langue littéraire, langue des troubadours au Moyen Âge, suite à celle des langues anciennes, le latin et le grec après Mai 68, c’est au tour du français et des lettres de subir le rouleau compresseur de l’involution historique.
Propositions de remédiation
La querelle des Anciens et des Modernes : un faux débat
18Sciences du langage vs littérature, français vs lettres, sciences de l’éducation (didactique et pédagogie) vs enseignement disciplinaire : ces paramètres sont trop souvent opposés dans le débat. Cette division perdure en l’absence d’une mise en contexte suffisante du système scolaire et universitaire et d’un arbitrage institutionnel en faveur de solutions de synthèse opératoires. Étant une discipline à composantes multiples, le français doit maintenir un équilibre entre celles-ci :
19Le défiauquel nous sommes confrontés, pour que l’enseignement du français, mais aussi plus largement l’idée même de formation littéraire, aient toute leur place dans l’évolution actuelle du système éducatif, c’est d’ouvrir au besoin la discipline à de nouveaux domaines, c’est de réussir à articuler entre elles ses différentes composantes, pour les mettre au service d’un projet cohérent et attractif15.
20Ce projet ne peut réussir que s’il est intégrateur, s’il fédère et met en cohérence différentes représentations possibles - et légitimes-de la discipline16.
21Le projet de loi d’orientation pour l’école (2013) offre, dans son troisième axe, des perspectives dans le domaine des programmes d’enseignement : il s’agit de « mettre le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au coeur de la refondation17 » (MEN, 2013). L’élargissement du socle des savoirs et compétences à une troisième composante, culturelle, et la programmation d’un enseignement de la morale laïque et citoyenne, vont dans ce sens.
22Quelles stratégies d’intégration permettent de revivifier l’enseignement du français et des lettres18 ? Pour répondre à cette interrogation et proposer des modes de rééquilibrage, trois paramètres peuvent être analysés, dans leurs effets sur le système éducatif :
- la cyber-culture et l’économie de la connaissance (aspect logique) ;
- le néo-libéralisme moral (aspect éthique) ;
- la mondialisation sous le double aspect du choc et du dialogue des cultures (pôle stratégique).
Cyber-culture et économie de la connaissance (aspect logique)
23L’évolution du statut du français comme langue nationale, langue scientifique, de culture, de communication commerciale et d’enseignement, est problématique. En une décennie, l’anglophonie a conquis un espace médiatique et public considérable, cela en fonction d’un système à facettes multiples : mise en place d’une « économie de la connaissance » de type technoscientifique, informatisation grandissante en langue anglo-américaine (dans le style encyclopédiste Google), diffusion d’une sous-culture largement médiatisée spécialement auprès des jeunes, la culture people dont les corollaires linguistiques sont le verlan, l’orthographe aléatoire des SMS…
24Les maître-mots qui motivent les stratégies et modes de développement actuels sont : compétitivité, concurrence, compétence/performance… Cette culture d’entreprise et marchande n’appartient pas au logiciel des humanités ; pour que ce clivage soit moins invalidant voire éliminatoire dans certains cas, il importe de faire le point des faiblesses structurelles internes.
25Au plan didactique, le panorama du « cœur de métier » laisse apparaître un sérieux handicap depuis la marginalisation des sciences du langage, sous la double version de la grammaire du discours (comme corpus organisé de savoirs) et de la lecture méthodique (comme exercice pédagogique). Comme l’écrit Todorov19, il est bien vrai que, cette discipline subissant la pression d’une société dominée par la technoscience, le pôle formaliste-linguistique précité n’a pas été complété par une didactique cohérente et suffisante de la référentialité des textes, en particulier littéraires (en d’autres termes, la thématique, le système des topoi). Pour autant, il serait préjudiciable car source de nouveaux déséquilibres, inversés en fait, que de faire accroire, que la didactique ancienne formule avait assimilé et transposé un grand nombre de matériaux issus des sciences du langage. Dans les faits, l’institution a renoncé à établir une nomenclature et une progression des apprentissages qui fixe les catégories. Des pans entiers de savoirs ont été tout bonnement ignorés, relevant de la pragmatique, de la sémiotique et de l’archétypologie, notamment.
26Avec la minoration actuelle de cette composante structurante des apprentissages en français, c’est toute la colonne vertébrale qui est atteinte, pour filer la métaphore. En collège, la promotion de la grammaire de phrase – légitime en soi – au détriment de la grammaire du discours ne peut que conduire au décrochage à l’égard des enjeux communicationnels de la société des médias, dans laquelle sont pourtant immergés les publics scolaires. Sachant par ailleurs qu’au second degré, l’enseignement littéraire (sur un plan historique, thématique…) maintient de son côté la préséance sur la composante discursive. À défaut d’un regard spécifique de la discipline sur la société des médias, les enseignements resteront dépendants des TICE et de programmations « clés en main », qui dénient les prérogatives de la didactique disciplinaire. La querelle entre forme (méthodologie…) et contenu (culture…) fait penser à un autre clivage récurrent, entre pédagogues et disciplinaires : ces divisions internes ne sont-elles pas à dépasser ? La situation précitée ne peut qu’entraîner le reflux scientifique des enseignements, le métalangage subsistant de manière épisodique dans la rhétorique d’experts et de formateurs, sans que les enseignants aient véritablement les outils institutionnels pour transmettre un savoir rationnel correspondant.
27Avec le concours notamment des spécialistes de cette composante20, un bilan de l’enseignement de la grammaire du discours et sa réintégration sous des formes didactiques à élaborer seraient bienvenus. Au-delà, la recherche-formation ne devrait-elle pas s’intéresser à la transposition de fondamentaux en grammaire sémantique21 ? La grammaire de phrase, telle qu’enseignée actuellement en collège, est tout aussi formaliste dans sa conception de la langue que la grammaire de discours (ancienne formule) ne l’est à l’égard des faits de communication et à ce titre, motive assez peu les publics. La didactisation d’éléments de grammaire sémantique constitue une réponse théorique adaptée à leur quête de signifiance, en ces temps de confusion des repères et valeurs. Tout comme celle de la grammaire du discours, elle participe aux nécessaires rééquilibrages intellectuels, à l’heure d’une société de la connaissance qui privilégie jusqu’à présent l’excellence techno-scientifique
Le néo-libéralisme moral (aspect éthique)
28La crise morale que traverse le système éducatif résulte de la marchandisation et de la médiatisation d’une culture de surface, axée sur les valeurs de la consommation immédiate. C’est bien connu, l’abus fréquent de la télévision et des nouveaux médias (jeux vidéos…) par les jeunes entraîne des nuisances psycho-cognitives et psycho-nerveuses conséquentes : perte de concentration et d’attention, effet zapping, consumérisme culturel et perte du goût de l’effort personnel, centration abusive sur l’ego au détriment de la socialisation, évasion excessive dans le monde du virtuel et du fantasmatique (confusément amalgamé à l’imaginaire, créée par le rapport entre une œuvre littéraire et artistique et l’élève) et perte progressive des principes d’idéal et de réel, des repères, valeurs et interdits… Le revers de la médaille réside dans cette souffrance à l’école et au travail, trop communément partagée par celles et ceux qui ne profitent pas du système ou qui ne peuvent faire valoir des orientations différenciées et créatrices.
29Existe-t-il des contrepoids suffisants dans cette discipline, dite fondamentale ? Les questions esthétique et hédoniste l’emportent sur la nécessaire dimension éthique. La mise en place bienvenue de l’enseignement « Littérature et société » en classe de 2de ne peut que favoriser la construction d’une citoyenneté et d’une culture humaniste, davantage en prise sur la réalité environnante ; mais cet enseignement d’exploration est peu ou pas évalué (comme l’ECJS en cours d’histoire-géographie, d’ailleurs). L’histoire de l’art en collège et lycée, bien sûr légitime dans ses finalités en matière de conservation patrimoniale, d’incitation à la création et de démarche interdisciplinaire, semble davantage au cœur des innovations.
30En amont, peut être mesuré aussi le manque à gagner : depuis un demi-siècle, combien d’écrivains et d’intellectuels issus des humanités, peuvent prétendre en France au double statut de créateurs de formes-sens emblématiques et d’intellectuels engagés au service du progrès social et humain ? À l’image des Hugo, Zola, Breton, Aragon, Eluard, Gide, Malraux, Sartre, Beauvoir… Le déficit éthique est fondamentalement à l’origine d’un passif idéologique et par conséquent esthétique : en l’absence d’aspiration à des utopies politiques et à des idéaux alternatifs, l’imaginaire collectif est réduit à des onirismes individuels, sujets à déformation fantasmatique voire à régression psycho-pathologique, sous l’influx parfois abusif des médias. Les écrivains précités étaient des leaders d’opinion qui représentaient des écoles et mouvements artistiques (réalisme, surréalisme, existentialisme…) et animaient le débat des idées de leur époque. C’est dans les DOM-TOM et dans le monde francophone qu’est maintenue et cultivée cette conception du créateur engagé dans les affaires de la république des lettres et de la cité : Césaire et Senghor sont les pères de la négritude, Glissant et Chamoiseau des leaders de la créolité…
31Todorov dénombre trois fléaux à l’oeuvre, le formalisme, le nihilisme et le solipsisme :
Tout en se réclamant de la contestation et de la subversion, en tout cas en France, les représentants de la triade formalisme-nihilisme-solipsisme occupent des positions idéologiquement dominantes. […] Pour eux, la relation apparente d’une œuvre au monde n’est qu’un leurre. […] Les livres venus de l’étranger, et en particulier de continents autres que l’Europe, ne participent pas de cet esprit. Il reste que la forte présence de cette conception à la française produit une image singulièrement appauvrie de l’art et de la littérature22.
32Pour sortir de l’évanescence actuelle du monde de la création et de l’enseignement en lettres, il importe de rééquilibrer la relation entre les trois principes de désir/plaisir, d’idéal et de réalité. La question éthique concentre ces principes en fait : pour le renforcement des composantes sociale et citoyenne du socle des apprentissages, promouvoir l’objet d’étude sur l’altérité, inscrire les fondamentaux disciplinaires dans les programmes d’enseignement de la morale laïque et citoyenne… semblent donc une nécessité stratégique. Renouer délibérément avec la sagesse populaire véhiculée par la pensée proverbiale, le corpus des maximes et autres adages serait un angle d’attaque salutaire, dans un système scolaire souvent abstrait et déconnecté des réalités socio-culturelles. L’apprentissage scolaire des TICE semble à pondérer, et d’une manière proportionnelle, à valoriser et à évaluer des savoirs-être d’ordre communicationnel, langagier, comportemental en particulier à l’oral, et cela en complément des savoirs notionnels (scientifiques et culturels) et des savoirs-faire (technologiques, artistiques, sportifs), eux traditionnellement évalués par une notation chiffrée. En l’absence de reconnaissance des savoirs-être, spécialement en français, discipline fondamentale, prédominent souvent sur le terrain l’empirisme inter-subjectif, l’individualisme atomisant voire la loi du plus fort. Ces savoirs-être participent d’une compétence psycho-sociale à caractère éthique, qui doit être distinguée des capacités intellectuelles (à caractère logique) et physiques (à caractère sportif, pratique ou esthétique), elles déjà bien reconnues à l’école.
Le dialogue des cultures comme principe dynamique et fédérateur (aspect stratégique)
Crise de civilisation vs interculturel
33Les pouvoirs publics ont engagé en 2008 un débat sur l’identité nationale dont l’objectif était de remobiliser les Français – et en particulier les jeunes-, pour la défense et la promotion du patrimoine culturel national.
34Antérieurement, l’adoption de la loi Toubon répondait à ce même objectif, relativement à la sauvegarde de la langue française comme langue d’usage. Si son efficacité à l’encontre de l’hégémonie anglophone est relative, ses effets pervers se sont manifestés depuis lors. Suite à l’ajout contestable car exclusif de l’article 2 de la Constitution, « le français est la langue de la République », les langues régionales ont subi une nouvelle marginalisation. Dans les deux cas, la politique linguistico-culturelle est d’un nationalisme étroitement défensif, à l’opposé de démarches francophones d’envergure qui boosteraient la langue dans le concert des nations culturelles et assumeraient les compagnonnages nécessaires, avec les cousins romans, francophones – québecquois, africains et asiatiques –, hispaniques23… À défaut de quoi, nous voici à la fin d’un cycle historique, celui qui prévalait à l’acculturation par le français, langue de la littérature et de la philosophie, à l’époque impériale.
35À la différence de nos générations, les publics juvéniles sont immergés de facto dans une société multiculturelle et mettent en œuvre des stratégies fraternitaires, ancrées dans des modes spécifiques d’expression culturelle : musiques du monde, poésie chantée… Dans le domaine d’avant-garde qu’est la création littéraire, des signes d’ouverture se manifestent régulièrement : hommage rendu par la République en 2008 au martiniquais Aimé Césaire, attribution du prix Nobel de littérature en 2009 à l’œuvre cosmopolite de Jean-Marie Le Clézio, du prix Goncourt 2009 à la métisse Marie N’Diaye pour son roman Trois Femmes puissantes…
36Le film Entre les murs, subventionné par un programme de France 2 et par l’Acsé porte sur la vie d’une classe de 4e, en cours de français. Au nom du groupe mis en scène, il pose des questions pertinentes, celles des relations à cultiver entre individualité (à l’occidentale) et collectivité (propre aux cultures du Sud), entre laïcité à la française et patrimoines religieux, en particulier musulman, entre parité et sexo-séparatisme, entre moi et altérité, entre hétérosexualité et homosexualité… Concernant un second film sur l’enseignement du français en collège, La Journée de la jupe24, son caractère dramatique résulte du dialogue de sourds entre les élèves et la professeure sur la question des humanités à enseigner, leur degré de signifiance existentielle et le cruel sentiment d’inadaptation professionnelle expérimenté à ce propos.
Stratégies disciplinaires à promouvoir
37Une attention particulière doit être apportée à l’enseignement dans les quartiers sensibles des banlieues : deux rapports récents, respectivement des états généraux de la sécurité à l’école et de la cour des comptes, insistent sur la nécessité de ne plus uniformiser les enseignements et de les adapter aux publics concernés25. L’enseignement de la littérature francophone et la didactique du FLE sont des recours adaptés à cette situation.
38D’une manière générale, la mondialisation nous conduit au dialogue des différentes cultures du monde ; le risque de l’hégémonie de la culture anglo-saxonne ne pourra être résorbé par le seul apport de la littérature française contemporaine, dont la fragilité a été démontrée. Correspondant à une identité nationale fermée, le souverainisme littéraire et disciplinaire serait une bien piètre réponse aux défis actuels : s’il est vrai que le français est la langue-culture de l’unité nationale, ce statut ne doit pas conduire à l’immobilisme et à des replis excessifs sur soi et sur sa grandeur passée. Le dialogue interculturel ne peut se contenter non plus de choix éclectiques, sources d’un cosmopolitisme vague. En revanche, le contexte mondialisé suggère de reconnaître les divers ancrages civilisationnels du français, à même de revitaliser et de pérenniser sa transmission : les régions historiques, les DOM-TOM, l’espace francophone, l’Union européenne. Reconnaître l’apport stratégique de ces cultures à la construction d’un humanisme post-moderne passe donc par une formation des maîtres à ces littératures moins familières, par la rédaction de documents d’accompagnement26.
39Pour ce faire, dans un souci d’harmonisation de l’identité nationale sur le plan d’exercice qui est le sien, la discipline n’a-t-elle pas à s’émanciper de certains préjugés qui ont cours dans l’opinion publique ? Le concept de « culture » au sens identitaire du terme par exemple, souvent connoté négativement en France, mérite d’être assumé. Oui, à côté de la culture générale et élitaire qui est en vigueur à l’école de la République, il existe des cultures d’origine dont le degré d’universalité n’est pas moindre. À un universalisme réducteur car ethnocentré27, peut succéder un universalisme concret et fondé sur la diversité culturelle, qu’elle soit d’origine, générique, générationnelle… Si l’Académie française a vocation à conserver le patrimoine linguistique, l’une des institutions-ressources en matière de prospective est la Direction générale de la langue française et des langues de France (DGLFLF28).
40Les lettres classiques peuvent contribuer au dialogue des cultures dans le temps et à travers l’histoire de notre pays : par comparaison avec nos référentiels actuels, une initiation en cours de français aux étymologies gréco-latines, aux systèmes de valeurs et aux patrimoines et littératures antiques ne peut que favoriser la réinculturation des jeunes esprits, le réenracinement dans les origines de la langue-culture française. Il incombe par ailleurs aux lettres modernes d’assurer cette projection dans l’espace interculturel de l’école, grâce entre autres à une collaboration avec le FLE-FLS (français langue étrangère-français langue seconde) dont le programme en matière de langue-culture est élaboré. Les personnels issus de la Coopération pourraient réinvestir quant à eux leur expérience acquise outremer et travailler à la réalisation de cet objectif, face à des publics ciblés, dans les banlieues ou dans les DOM-TOM par exemple :
41- lettres classiques : interculturalité temporelle/historique (latin-grec) ;
42- lettres modernes : interculturalité spatiale (régions historiques, DOM-TOM, francophonie, Union européenne).
Le concept de littérature plurielle
43Le concept de littérature plurielle constitue une avancée programmatique qui permet de diversifier les objets d’apprentissage. Un premier pas a été franchi au premier cycle avec l’introduction de la littérature juvénile ; au lycée, la question des origines linguistiques et culturelles des littératures pourrait être promue. Le programme de terminale littéraire a donné lieu en 2002 à une documentation concernant « les modèles culturels et linguistiques » proposés par les littératures européenne et française contemporaine. Dans cet ordre d’idées, une éducation à l’altérité (ou à une citoyenneté plurielle) pourrait porter sur les œuvres-phares d’écrivains humanistes, d’origines diverses ; pourraient être étudiés, dans une perspective comparatiste, des textes européens, ceux des auteurs de la Négritude et de la Créolité, des œuvres du Maghreb et du Moyen-Orient ? Pour éviter tout anachronisme fâcheux car producteurs de préjugés, les textes d’ethnographie racialiste (de la littérature du xviiie siècle à caractère exotique, sur le mythe du bon sauvage…), souvent mis au programme de textes du baccalauréat, nécessiteraient d’être relus par référence à des textes francophones et français post-coloniaux, à visée anthropologique.
44Les académies des outre-mer et celles qui sont situées dans des territoires multiculturels (banlieue parisienne…) pourraient être valablement sollicitées (entre autres pour la rédaction de documents d’accompagnement, l’organisation de concours littéraires…) et des coopérations tissées avec des instituts et des établissements de pays francophones. Cela pourrait donner lieu à des collaborations inédites, décentralisées et/ou de type inter-académique. La fête de la Francophonie, le 20 mars, serait une bonne occasion d’organiser des rencontres de cet ordre.
45À titre de comparaison,
la création d’une commission de la francophonie au sein de l’Académie française, la seule créée depuis celle du dictionnaire, s’est accompagnée de l’attribution d’un grand prix de la francophonie dont le premier titulaire a été l’éminent poète libanais, Georges Shehade. […] En 1994, le prix a été attribué à l’écrivain algérien Mohamed Dib29.
46En 2006, Assia Djebar, sa compatriote, est quant à elle admise sous la Coupole.
47L’objectif didactique serait à terme l’apprentissage d’universaux en matière d’éthique et ceci dans une perspective transculturelle, qui conjure les spectres tant de l’ethnocentrisme national (favorisé par l’universalisme abstrait) que des communautarismes du Sud :
L’enjeu éthique de la formation à l’interculturel : le transculturel. Dans cette perspective, Gisela Baumgratz propose de développer une compétence de formation à la citoyenneté nationale et universelle et de considérer l’antiracisme, la tolérance, la justice, l’égalité comme des valeurs cardinales d’éducation et de civisme30.
48Une telle finalité pourrait motiver les auteurs d’anthologies littéraires qui, s’appuyant sur une base institutionnelle restreinte comme démontré plus haut, ont adopté jusqu’à présent un champ limité et conventionnel d’auteurs francophones.
La question des modèles culturels
49La validation de la notion de « modèle culturel » dans le document d’accompagnement du cours de lettres en terminale L en 2002, est une avancée dans le champ programmatique ; ce concept met à l’ordre du jour un questionnement sur la superstructure patrimoniale qui prévaut dans la création littéraire et qui dépasse le champ notionnel de « courant littéraire ». En effet, il ne s’agit plus là seulement d’une association consciente d’intellectuels et d’artistes d’une même génération autour d’un système de valeurs édifié en commun et à caractère esthétique, éthique… Le « modèle culturel » se réfère, lui, à un patrimoine sociétal de valeurs et d’œuvres construit à l’échelle de l’histoire nationale :
La notion de modèle désigne donc ici, au-delà des catégories de genres, registres, mouvements littéraires et artistiques – qui constituent des modèles de discours et d’esthétique – les modèles culturels historiques […] qui ont exercé une influence inscrite dans la durée et qui ont statut de modèle culturel. Mais on peut aussi considérer comme modèle une œuvre qui cristallise les attentes d’une époque donnée et en donne une expression exemplaire31.
50De fait, en l’absence de perspective comparatiste large et de méthodologie relevant du domaine des sciences humaines et sociales, l’étude théorique des « traits identitaires » des modèles s’avère relativement empirique. À noter une amorce de problématisation dans cet ordre d’idée : « Nombre d’écrivains contemporains français sont appelés “minimalistes”, alors que la littérature africaine, notamment francophone, est parfois qualifiée de “réalisme baroque32”. »
51Toute entreprise de modélisation, qu’elle intervienne au niveau des courants littéraires (comme c’est le cas dans la citation précédente) ou des grands modèles de société et de création achoppe aux limites idéologiques et philosophiques de la société. Contourner cet obstacle subjectif, qui procède de rapports de force extérieurs à la discipline, nécessite en fait d’avoir recours à une méthodologie fiable.
Intégration des sciences humaines et sociales (SHS)
Le statut de la lecture analytique
52Dans une définition actualisée de l’exercice, une lecture de type anthropologique peut valablement se greffer aux lectures psychologique et sociologique : ainsi, si la tradition freudienne (selon Charles Mauron par exemple…) permet d’expliquer l’inconscient individuel de l’œuvre, la personnalité de son auteur, si la tradition marxienne (adoptée par un Luckacz…) donne des clés pour une interprétation sociologique des textes, il reste à didactiser un certain nombre de notions d’ordre ethno-culturel – d’après les travaux de Claude Clanet33, Martine Abdallah-Pretceille34 – archétypologique – Jung, Gilbert Durand35 – qui concernent le champ des cultures patrimoniales et leurs rapports historiques et géo-politiques, les processus de modélisation, le système conjugué des archétypes et des stéréotypes…
53Il y aurait là matière à redonner une substance vive à la composante thématique de la lecture, le constat étant celui de l’insuffisance de la réflexion didactique sur la référentialité des textes, en particulier littéraires (le système des topoi…). L’empirisme enregistré dans cette composante apparaît comme un facteur de la crise du sens vécue par la jeunesse. La lecture subjective, dont le soubassement est la critique de la réception, a-t-elle donné lieu à des outils didactiques aptes à une construction méthodologique, à un réinvestissement fructueux en termes de production de textes et de création littéraire ? Comparée avec la somme des ouvrages et revues spécialisés en grammaire du discours et en lecture méthodique36, la récolte est maigre.
54Avec la rationalisation induite par la cyber-culture, il y a possibilité de reposer et de globaliser les bases de données, en matière d’interprétation des œuvres et discours. C’est ce à quoi invite implicitement le passage de la lecture méthodique à la lecture analytique : tout comme le programme d’études francophones, la définition de celle-ci reste à préciser. Dans cette perspective, si la lecture méthodique s’appuie d’abord sur l’histoire littéraire, la rhétorique et la critique de la réception, la lecture analytique gagnerait, elle, à transposer en complément les acquits les plus fiables des sciences humaines, sociales et du langage, disciplines académiques porteuses au plan théorique des enjeux (méta)communicationnels et (inter)culturels ; c’est ce qu’indique le texte officiel cité précédemment :
Cet objet d’étude (les grands modèles) favorise le dialogue entre la littérature et les sciences humaines puisqu’on ne peut ici ignorer les rapports étroits entre une œuvre littéraire et l’ensemble d’une culture. […] De cette façon, l’étude de la littérature peut s’ouvrir aux préoccupations des sciences humaines et élargir ses perspectives37.
55Un outil théorique dans cet ordre d’idée est Le Dictionnaire d’analyse du discours piloté par Dominique Maingueneau et Patrice Charaudeau et qui consacre des décennies de recherche en grammaire du discours, au carrefour des sciences humaines et sociales. Il permet de corréler leurs champs notionnels, qui correspondent aux composantes psy, socio, ethno, archétypologique… du système discursif à analyser ou utiliser. Il s’agit, ce faisant, de sérier et de rationaliser les opérations subjectives à l’œuvre dans tout acte langagier, produit de synthèse des consciences individuelle, collective, mythique. Ainsi, à la maîtrise de l’objet « texte-discours » doit s’ajouter la construction du sujet lecteur et scripteur, d’une personnalité forcément complexe et multidimensionnelle. C’est à ces conditions que peut être réalisé l’objectif d’autonomie de lecture au Baccalauréat, peu atteint actuellement.
Un pôle anthropologique émergent
56L’introduction de l’histoire de l’art au collège et de l’enseignement d’exploration « Littérature et société » en classe de 2de participent de l’édification à terme d’humanités nouvelles, de l’ordre de l’anthropologie culturelle. Ces réformes font suite à la mise en place des TPE et TIPP en lycée ; il reste à élaborer des documents d’accompagnement et de synthèse, à partir des fondamentaux des SHS. Par ailleurs, le programme préconisé par l’IGEN à destination de la filière littéraire peut parfaitement être adapté et élargi à l’enseignement du français dans le secondaire. Son orientation répond en effet aux besoins socio-culturels de tous les publics scolaires, à un degré ou un autre, cela dans le cadre du socle des connaissances, des compétences et de culture.
57D’une manière générale, comme le démontre le sociologue Alain Touraine (2005), le conflit-dialogue des cultures, dialectique qui anime la scène sociale et du monde, est à valoriser parce que favorisant l’approfondissement de l’expérience existentielle par le jeu des interactions et des différences ; à l’extérieur du champ de l’Éducation nationale, il se manifeste comme une composante du débat d’idées citoyen, républicain, artistique et littéraire, en particulier dans le domaine des relations homme-femme et sur l’axe Nord-Sud des échanges (inter)nationaux. Au niveau disciplinaire, cette évolution paradigmatique favorise l’intégration de littératures marquées du sceau de l’altérité, dont les littératures féminine, francophone et européenne :
Une société interculturelle devient riche de possibilités parce que vectrice de sens. Mais il y a un prix à payer : il s’agit de nous séparer de tout un arsenal de stéréotypes, de ne plus compter sur le « prêt à porter » des idées ou des modèles, car, à quelque niveau qu’on la considère, l’option interculturelle nous convie à des ruptures. Ruptures avec l’hégémonie des idéologies du nivellement et des universalismes culturels qui doivent, pour le moins, cohabiter avec les idéologies du pluralisme et du relativisme culturels. Rupture pour le chercheur en sciences humaines avec ses cadres de référence théoriques : aux cadres de référence disciplinaires particuliers – économique, sociologique, psychologique, etc. – il s’agit d’ajouter un cadre de référence anthropologique beaucoup plus général – il contient les précédents – et beaucoup plus complexe car multidimensionnel. Rupture aussi avec les caractères unidimensionnels des institutions, à commencer par les institutions d’éducation, de formation, de culture… qui doivent devenir susceptibles d’intégrer la diversité culturelle, de permettre que des contraires coexistent, d’assumer des paradoxes… Ruptures aussi en chacun de nous, qui doit devenir capable de penser la complexité, d’assumer les contradictions, d’être à la fois unique et multiple38…
L’enseignement à l’intersubjectivité
58Comme écrit précédemment, la mise en place de la lecture analytique coïncide avec la promotion du sujet lecteur, héritier de la critique littéraire fondée sur la réception comme activité de co-création :
Les théories de la réception qui se sont développées en France à partir des années 1970 ont mis en évidence le rôle essentiel du lecteur dans la production du sens en des termes qui relèvent d’une approche phénoménologique, sémiotique ou pragmatique de la lecture des oeuvres littéraires. « Le texte n’existe que par l’acte de constitution d’une conscience qui le reçoit » écrit Wolfgang Iser qui souligne la part égale que prennent l’auteur et le lecteur au jeu d’imagination, tandis que Umberto Eco, dans Lector in fabula, conçoit l’acte de lecture comme « coopération interprétative » et « interprétation critique ». Quant à Jauss, plus près du lecteur réel, s’il met en avant l’historicité du lecteur, c’est pour définir la notion d’horizon d’attente et théoriser l’œuvre comme un ensemble en continuelle expansion39.
59« Coopération interprétative » (Umberto Eco), « pacte autobiographique » (Philippe Lejeune), « horizon d’attente du lecteur » (Jauss), « cadre participatif », « dispositif de lecture fictionnalisant (Gérard Langlade) : tels sont les termes du contrat implicite conclu entre auteur et lecteur dans l’activité double de l’écrire-lire. La critique de la réception théorise l’ère du dialogisme et de l’inter-subjectivité à l’échelle de l’institution littéraire.
60Ce processus de lecture active favorise la construction de l’individualité, moyennant une introspection à caractère psycho-affectif, symbolique, spirituel. À ce titre, il requiert le recours à une typologie des archétypes fondateurs de l’individualité et de l’altérité, de la masculinité et de la féminité, de la citoyenneté et de l’identité culturelle… En quoi le statut d’individu, de garçon ou de fille, de jeune ou de moins jeune, de citoyen, de différent et d’étranger… est-il convoqué dans l’exercice de la lecture littéraire ? Par la réponse à ces problématiques, la didactique des lettres contribue à un exercice réfléchi de l’intersubjectivité, et ce faisant, de la subjectivité.
61Pour conclure, l’intégration des différentes composantes du français et des lettres, dans une approche plus « en système » de la langue-culture nationale : telle semble être la condition première de la revivification et du recentrage de ces disciplines40. Sortir de la spirale de la déculturation et renouer avec la tradition universaliste du français nécessite d’optimiser le dialogue intradisciplinaire et interculturel ainsi que l’élaboration didactique correspondante.
Notes de bas de page
1 Le portail des IREM. www.univ-irem.fr
2 Ferry, 2003, p. 17.
3 Ferry, 2003, p. 18.
4 Loi d’orientation du 8 juillet 2013, annexe.
5 Collectif national FLE-FLS, 2007, p. 3. http://www.emancipation.fr/spip.php?article316. « Dans le secteur public, les enseignants spécialisés FLE/FLS ne peuvent être titulaires puisqu’aucun type de concours de la fonction publique ne leur est spécifiquement destiné. Ces enseignants sont donc agents non titulaires, pour l’immense majorité en contrat à durée déterminée, sans aucun espoir d’avenir professionnel et quel que soit le type d’organisme pour lequel ils travaillent : universités, collectivités et entreprises publiques, ministères de l’Éducation ou de l’Agriculture. Mal reconnus bien que parfaitement formés, ils assurent des missions pérennes, et prouvent chaque jour par leurs compétences, leur expérience et leur investissement qu’ils sont un élément indispensable au bon fonctionnement d’une véritable mission de service public, à savoir l’accueil et la formation de personnes désireuses d’apprendre le français pour vivre et s’intégrer en France, pour participer aux échanges économiques internationaux ou encore simplement pour découvrir et diffuser la culture française. Ils servent donc l’intérêt général et contribuent au bien-être à la fois matériel et culturel des populations françaises et francophones du monde entier. »
6 Voir le chapitre v, « Les sciences humaines et sociales : rôle et place dans la nation » (Martine Boudet).
7 Rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (2006), « Évaluation des mesures prises pour réévaluer la filière littéraire en lycée », p. 7. « Longtemps majoritaire, la série littéraire de l’enseignement secondaire (série L) a connu, durant les récentes décennies et singulièrement au cours des dernières années, une érosion marquée de ses effectifs. En 15 ans, ils ont baissé de 28 % cependant que ceux de la série ES augmentaient de 18 %, ceux de la série S de 4 %. En outre, ce recul quantitatif se double d’une dégradation qualitative : loin d’attirer les meilleurs éléments des classes de seconde, elle apparaît trop souvent comme un refuge pour des élèves en délicatesse avec les disciplines scientifiques et amenés là par défaut plutôt que par goût pour les enseignements littéraires. Une telle évolution n’est pas sans conséquence sur l’image de la série, dont la représentation a suivi la même pente déclinante que la statistique. Les enjeux ne sont pas minces. Derrière le déclin de cette formation se profile en effet une autre menace, celle de voir disparaître un pan essentiel de notre tradition et de notre culture. Or ce patrimoine représente une certaine vision du monde, un mode d’expression original de l’expérience humaine. Plus simplement, il nourrit une approche intellectuelle profitable à un fonctionnement social équilibré – particulièrement utile dans un monde où l’information et la communication exercent un rôle décisif. »
8 Boissinot, 2002, p. 34.
9 IGEN, 2006, p. 76.
10 ONISEP, 2013.
11 Morin, 2001, p. 112-113.
12 Jouve, 2010.
13 Schaeffer, 2011.
14 Maingueneau, 2011.
15 Boissinot, 2002, p. 7.
16 Boissinot, 2002, p. 35.
17 « Le projet de loi s’articule autour de cinq grands axes :
- assurer une vraie formation initiale et continue pour les métiers du professorat et de l’éducation avec la mise en place des écoles supérieures du professorat et de l’éducation ;
- faire entrer l’école dans l’ère du numérique afin de prendre véritablement en compte ses enjeux et atouts pour l’école ;
- mettre le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au cœur de la refondation ;
- rénover le système d’orientation et l’insertion professionnelle ;
- redynamiser le dialogue avec les partenaires de l’école, ainsi que ses instances d’évaluation. »
18 Laudet, 2011.
19 Todorov, 2006.
20 Maingueneau et Charaudeau, 2002.
21 Charaudeau, 2008.
22 Todorov, 2006, p. 67-68.
23 Voir le chapitre iii, La Francophonie : quel programme ? (Martine Boudet).
24 Le film Entre les murs de Laurent Cantet, adapté du livre de François Bégaudeau est un produit de la « diversité » et obtint la palme d’or au festival de Cannes 2008. Jean-Paul Lilienfeld est l’auteur de La Journée de la jupe (2009), qui a été primé aux César 2010 (prix d’interprétation féminine pour l’actrice Isabelle Adjani). Là encore, il s’agit d’un travail d’équipe au départ marginal et reconnu pour sa créativité citoyenne.
25 Rapport thématique de la cour des comptes (mai 2010), www. ccomptes. fr ; « L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves » ; « Les états généraux de la sécurité à l’école - Les vidéos ».
26 Boudet, 2010.
27 L’œuvre d’Aimé Césaire, Le Discours sur le néocolonialisme, n’avait pas été reconduite en 1994 en terminale littéraire, sur une intervention extérieure à la discipline, émanant de quelques élus nostalgiques de l’ère coloniale. Après l’étude d’Éthiopiques de Senghor qui lui a succédé, aucune autre œuvre francophone n’a été mise au programme. Pétition pour l’enseignement des littératures francophones en France (2007). http://www.lianes.org/index.php?action=article&id_article=455861
28 En 2001, la Délégation générale à la langue française est devenue Délégation générale à la langue française et aux langues de France pour marquer la reconnaissance par l’État de la diversité linguistique de notre pays. www.dglf.culture.gouv.fr
29 Deniau, 2003.
30 Forestal, 2003.
31 DES, 2002, p. 11.
32 DES, 2002, p. 31.
33 Clanet, 1993.
34 Abdallah-Pretceille, 1999.
35 Durand, 1996.
36 Revue Pratiques (université de Metz), publications de l’IUFM de Toulouse, ouvrages didactiques (Bertrand Lacoste, CRDP Midi-Pyrénées)…
37 DES, 2002, p. 23-24.
38 Clanet, 1993, p. 222.
39 Rouxel et Langlade, 2006, p. 11.
40 Baconnet, 2001, p. 17.
Auteur
Professeure agrégée de lettres modernes, docteure en littérature française (lycée Raymond-Naves de Toulouse). Expérience de formation enseignante acquise notamment dans le cadre de la coopération francophone au Maroc et au Bénin, spécialiste de didactique et d’anthropologie culturelle. Coordination de séminaires à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-Paris).
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Didactique de la lecture
Regards croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)
1996
Le système éducatif
À l’heure de la société de la connaissance
Martine Boudet et Florence Saint-Luc (dir.)
2014
Sur le chemin des textes
Comment s’approprier l’écrit de l’enfance à l’âge adulte
Catherine Frier
2016
Programmes et disciplines scolaires
Quelles reconfigurations curriculaires ?
Christine Vergnolle Mainar et Odile Tripier-Mondancin (dir.)
2017